Toute la vie ne passe pas par les mécanismes de la sélection naturelle.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, ne nécessitant pas de connaissances préalables. Son édition originale date de 2025. Il s’agit de l’adaptation en bande dessinée d’un livre du même nom de Johann Chapoutot, publié en 2020, adapté par Philippe Girard. Il comprend cent-trente-deux pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une préface de de deux pages de l’écrivain, évoquant : Des techno-suprémacistes imbus de racisme, d’antisémitisme et darwinisme social qui fantasment l’oligarchie de la tech et du dollar, poussent les feux de la production jusqu’à la dévastation, assumée là encore, et réservent quelques sièges chèrement payés dans des fusées pour Mars […] Puis vient un glossaire recensant douze termes allemands, allant de Bewegung (mouvement) à Volkskörper (corps du peuple), en passant par Menschenführung (leadership) et Menschenmaterial (matériau humain), et en les replaçant dans le contexte de l’idéologie du troisième Reich.
Florence est en entretien avec Jean-Yves Roulx, son manager chez Appal. Il lui rappelle comment fonctionne l’entreprise : Chez Appal, le mot d’ordre, c’est l’action. Il continue : chaque jour l’entreprise prend des décisions rapides, sans que ses employés se perdent en bavardages inutiles. En tant que gestionnaire, sa devise est : À bas les scrupules bureaucratiques ! C’est la guerre ! Seuls les employés les plus performants réussiront à faire leur place ! Ha ! Ha ! Ha ! L’expérience du terrain lui a appris que les vrais gagnants agissent sans perdre de temps, sans demander de moyens supplémentaires, ils s’imposent face aux perdants qui, eux, paient le prix fort pour leurs défaillances et leur infériorité ! Il poursuit du même ton assuré et péremptoire : Le monde est une arène ! Toutes les espèces se livrent un combat à mort pour survivre ! C’est du darwinisme à l’état pur ! Il conclut : Il faut faire plus avec moins et optimiser chaque dollar investi, le bon côté c’est que Florence est libre d’employer la stratégie de son choix pour atteindre les objectifs de sa mission, avec de la flexibilité elle maximisera ses performances.
Florence parle à sa meilleure amie du malaise qu’a généré ces propos en elle. Sa copine lui parle de Reinhard Höhn. Ce dernier est le père de la doctrine de la philosophie managériale non autoritaire où l’employé consent à son sort dans un espace de liberté. Selon lui, c’est le nec plus ultra de la liberté d’action. Après la défaite de la Grande Guerre (1914-1918), la situation économique de l’Allemagne est critique : armistice humiliant, pénuries, chômage, hyperinflation, grèves, soulèvements, monnaie dévaluée… Pendant une décennie, des réformes sont instaurées pour redresser l’économie. En 1929, le Krach boursier provoque une inflation galopante qui entraîne une panique bancaire. Le gouvernement décide d’adopter une politique de déflation : baisse des salaires, des loyers et des prix à la consommation, réduction des allocations de chômage, augmentation des impôts. Ces mesures déplaisent au patronat.
Dans l’introduction, l’auteur de l’essai original loue l’art du dessinateur qui consiste à aider le dévoilement de cette réalité managériale par son intelligence du trait, du scénario et de la mise en situation, ce dont il lui sait gré. Ainsi informé, le lecteur prend conscience qu’il va lire un ouvrage didactique à charge. Sur la base d’une thèse clairement affichée : l’incidence des théories de Reinhard Höhn (1904-2000) sur la gestion de l’État, appliquée au management et comment leur influence perdure à ce jour. Cela se ressent de deux manières. La première réside dans le fait qu’il s’agit d’un ouvrage à charge, présentant et défendant une thèse, par opposition à un ouvrage analytique qui présenterait une étude complète sur le sujet, avec les arguments pour et les arguments contre. L’auteur est un historien spécialiste d'histoire contemporaine, des fascismes et du nazisme et de l'Allemagne. Il évoque dans son introduction que l’écho du livre (paru en 2020) fut indissociable du procès des cadres de France Télécom, ce maillon intermédiaire entre un service public (les PTT) et une entreprise pleinement assujettie aux lois du profit (Orange), avec tout ce que cela impliquait de modernisation et de management. Plus loin, il ajoute que cinq ans plus tard les oppositions ont sans doute été dissipées par les saluts hitlériens en mondovision à Washington.
La deuxième manière dont l’origine de l’ouvrage apparaît dans cette bande dessinée réside dans sa forme même. L’artiste et adaptateur se retrouve à réaliser des dessins qui viennent illustrer un propos souvent théorique, c’est-à-dire à trouver des visuels venant enrichir l’idée développée, ou simplement servir d’image pour assurer la continuité de la forme de bande dessinée. Philippe Girard a bien effectué un travail d’adaptation, revoyant la forme de l’essai pour montrer le plus possible de son propos. Il introduit donc deux jeunes femmes, peut-être trentenaires, ayant déjà une expérience professionnelle. L’une travaille pour Appal, vraisemblablement un clin d’œil à Apple et France Télécom, l’autre rappelant qu’elle a fait un burn-out il y a trois ans. L’artiste opte pour un registre visuel de type réaliste et descriptif, avec un degré de simplification significatif, rendant les dessins immédiatement lisibles et éloignés d’un registre de type photoréaliste. Cet ajout permet de faire le lien pour le lecteur avec le discours de certains managers enjoués employant des termes comme flexibilité & souplesse, force du mouvement, collaborateurs égaux, famille, rendement de chaque euro qui doit être optimal, sous oublier le Happiness manager et son programme Pleine Conscience (l’occasion d’être heureux au travail par l’atteinte de ses objectifs). Pour autant, la représentation de chaque personnage reste dans une tonalité réaliste, sans romantisme ou diabolisation visuelle.
Les discussions entre les deux amies permettent également à celle qui a fondé sa propre entreprise à taille humaine d’exposer à Florence la biographie de Reinhard Höhn et de lui exposer ses idées. L’ouvrage compose d’un prologue et d’un épilogue, chacun consacré aux deux amies, et de sept chapitres intitulés : Penser l’administration du grand Reich, En finir avec l’État, La liberté germanique, Manager la ressource humaine, L’Akademie für Führungskräfte, L’art de la guerre, La liberté d’obéir l’obligation de réussir. Au cours de ces chapitres, le dessinateur est amené à représenter des événements historiques, des personnages historiques, et des idées. Pour la reconstitution historique, le lecteur reconnait aisément la porte de Brandebourg, l’incendie du Reichstag en 1933, la tour Eiffel, les uniformes militaires allemands de la seconde guerre mondiale, la Ford T, la Volkswagen (future Coccinelle), etc. Il voit aussi apparaître les personnages historiques : Höhn (qu’il ne connaissait pas forcément), Adolf Hitler (1889-1945), plusieurs juristes, politiciens et hauts fonctionnaires comme Wilhelm Stuckart (1902-1953), Walter Labs (1910-1988), Herbert Backe (1896-1947), Hans Globke (1898-1973), Werner Best (1903-1989), Reinhard Höhn (1904-2000), etc. Et aussi Louis XIV (1638-1715), Georg Wilhelm Friedrich Heigel (1770-1831), Joseph Staline (1878-1953), Gerhard von Scharnhorst (1755-1813), ou encore Napoléon Bonaparte (1769-1821).
L’auteur effectue une mise en image plus conceptuelle pour les idées et les théories exposées. Il a recours à des éléments visuels relevant pour certains d’une iconographie, évoquant des concepts. Par exemple : l’aigle allemand pour le nazisme, les menottes, le pistolet, la cravache et le coup de poing américain pour la répression policière, l’étoile de David pour l’extermination des Juifs, le salut bras tendu pour l’obédience au Führer, la veste rayée pour les camps de concentration et d’extermination, le maillet et la plaque pour la Justice, des logos de marque pour des entreprises, le poing fermé levé devenu lui aussi un logo pour le socialisme, la faucille et le marteau pour le communisme, etc. Par ces dispositifs, l’artiste apporte un point d’ancrage visuel pour le lecteur, en utilisant leur charge conceptuelle. Le lecteur se rend compte qu’il retrouve certaines de ces images régulièrement, ce qui a pour effet à la fois de les charger de nuances différentes les enrichissant ainsi, et de créer un écho visuel qui a pour effet de rapprocher deux développements.
En fonction de sa familiarité avec les méthodes de management, soit directement, soit sous forme d’acculturation, le lecteur ressent avec une acuité plus ou moins forte les rapprochements opérés par les auteurs. Il ne peut que reconnaître des techniques utilisées en entreprise par certains responsables hiérarchiques, et certains de mode de fonctionnement de nature systémique. L’exposé lui permet de percevoir comment fonctionnent ces mécanismes et en quoi il est possible d’y reconnaitre les idées de Reinhard Höhn. À certains moments, il peut également s’interroger sur des rapprochements moins évidents comme la création d’agences au sein de l’État pour affaiblir son pouvoir, ou d’autres sources de techniques de management, provenant de différentes cultures, différentes régions du monde.
Adapter un essai en bande dessinée constitue un véritable défi, pour aboutir à un ouvrage utilisant les techniques de ce média, sans dénaturer ou alléger le propos initial et la profondeur de réflexion. Le bédéaste a réalisé un vrai travail d’adaptation, introduisant des personnages pour l’époque contemporaine, réalisant une reconstitution historique solide, mettant à profit les possibilités visuelles pour exposer et relier les concepts entre eux. Enrichissant et éclairants.





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