Il est toujours temps de réclamer justice !
Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 2 - Aylissa (2022). Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993.
Dans ses appartements privés, Aylissa contemple l’objet qu’on lui a offert : un fitchell. Elle sent qu’il y a une puissance en lui. Elle le prend entre ses mains et en explore la surface avec les doigts : elle ne voit rien, ici peut-être, non rien ne bouge, et pourtant… Si elle ferme les yeux… Une voix… Ce n’est pas la sienne… Qui alors ? Une jeune femme blonde ordonne au fitchell : file, vil, file… La sphère file dans les airs à travers bois en tournant sur elle-même, pour s’immobiliser au-dessus d’une femme en train de pêcher à la lancer dans une rivière. Puis elle s’abat sur cette femme et la tue. La jeune fille récupère le fitchell, tout en commentant sur sa mère : on la disait jolie, aimable, douce, mais pour sa fille est laide, difforme, comme toutes les mamans. Elle ordonne au fitchell de se refermer, et continue de s’adresser à sa défunte mère dont le corps gît dans la rivière devant elle : elle remercie sa mère cependant de lui avoir donné ce gentil fitchelll, elle l’aime beaucoup, grâce à lui elle n’a plus à se plier à ses ordres. Au temps présent, Aylissa comprend que l’objet appartenait aux sorcières. Elle le range dans une étoffe et sort de la pièce, par une fenêtre elle voit le cheval de sa cousine. Elle en déduit qu’elle est rentrée ; et qu’elle a dû se précipiter dans la cellule de Seamus.
Dans la cellule, la torche à la main Sioban écoute Seamus. Ce dernier lui a tout raconté et il conclut qu’on l’accuse de meurtre et que lui n’y comprend rien. Sauf qu’il a l’impression de devenir fou. Elle répond qu’effectivement, il y a dans ce qu’il lui raconte un grand désordre. Mais ce qui effraie surtout Sioban, c’est le grand désir, ce désir qui s’est levé en lui pour sa cousine. Il se prend la tête dans les mains, et se lamente : Aylissa, la douce et tendre Aylissa, son image lui apparaît chaque nuit, et chaque nuit cette image le dévore. Elle le sait d’ailleurs, et il montre la marque qu’elle a gravée dans la peau de son torse. Sioban en éprouve de l’horreur : tout cela lui rappelle de bien mauvais souvenirs, car elle aussi, dans le passé, a été comme envoutée, par et pour un homme qu’elle croyait aimer, qu’elle a même épousé. Gerfaut. Ils en viennent à penser qu’il a été empoisonné : ils ne voient pas toujours le mal où il se trouve, mais lui oui, lui sait comment et où les prendre ! Dans la grande salle du château, Lord Heron a organisé la cérémonie de jugement du chevalier Seamus, pour déterminer s’ils le condamnent au bannissement à vie ou à la mort. Lord Miles s’approche le premier pour lancer le dé.
Est-ce que la situation peut encore empirer et s’aggraver ? Bien sûr, car il ne tient qu’à la fantaisie des auteurs qu’il en aille ainsi, et le lecteur a bien retenu sa leçon : le mal est cœur du bien. Comme à des moments précédents, il peut sentir les décisions arbitraires du scénariste, non pas des événements sortant du chapeau et arrivant comme un cheveu sur la soupe, plutôt des moments où une situation peut basculer d’un côté comme de l’autre en fonction de sa volonté. Par exemple, Aylissa aurait très bien pu ne jamais recevoir un fitchell en présent ou parvenir à s’en servir. Le vote sur le sort de Seamus aboutit à un nombre égal de votes pour le bannissement et pour l’exécution, et c’est le vote supplémentaire d’Aylissa qui décide. Les flèches se fichant dans le corps de Seamus peuvent aussi bien le terrasser que simplement le blesser. Sans oublier l’apparition fort opportune d’un mystérieux nouveau personnage. Pour un peu, le lecteur serait tenté de bâtir une théorie du complot, et d’y voir une autre puissance pas encore révélée agissant en coulisse sur les événements. Et puis la scène d’ouverture semble introduire ou souligner une forme de répétition : un jeune adulte assassinant sa mère ou son père, avec un fitchell. Le lecteur peut y voir comme une sorte de cycle qui se répèterait. Il se produit comme un écho de ce principe avec l’entrée en scène d’un membre du clan Gerfaut, puis le retour d’une forme du mal.
S’étant accoutumé aux qualités des dessins de ce cycle, le lecteur retrouve avec plaisir leurs caractéristiques. Il se félicite que la coloriste soit la même, et il comprend parfaitement le petit mot du dessinateur : en exergue, il remercie Bérengère Marquebreucq pour son travail sur les couleurs et les éclairages. De fait, de scène en scène, la qualité de la mise en couleurs reste discrète, venant nourrir les traits encrés des dessins, sans jamais les écraser. Pour autant, son apport se ressent inconsciemment à la lecture : les textures (celle du bois du meuble dans la première case de la première page), les impressions de verdure (un travail remarquable pour que chaque buisson, chaque feuillage se détache de celui d’à côté, avec une utilisation sophistiquée des nuances ajoutant également du relief), la manière de rehausser les variations de teintes d’une plaque de toit à une autre, les variations du luminosité en fonction du moment de la journée et du lieu avec une apparence parfaitement réaliste (et cependant de temps à autre un léger glissement vers l’expressionnisme), la qualité diaphane des lambeaux de brume sur la lande, le contraste total entre la dureté de la roche des falaises lors du duel entre Sioban et Seamus opposé à la douceur de la peau d’Aylissa, etc. Un travail d’orfèvre et de sensibilité, en retrait par rapport aux traits, en phase parfaite avec chaque situation, chaque intention du dessinateur.
Le dessin de couverture arrête l’œil par sa composition et la posture d’Aylissa, sans toutefois rendre compte de la qualité de la narration visuelle. D’une certaine manière, le lecteur peut avoir l’impression de dessins très classiques, et même dans la droite lignée de ceux de Grzegorz Rosiński pour certaines scènes avec des contours comme griffés, et des expressions de visage très marquées. D’un autre côté, Paul Teng continue de donner corps à chaque élément du récit, leur apportant une solide consistance découlant de son approche descriptive et réaliste, les faisant exister au point que le lecteur se dit qu’il pourrait les toucher. Il s’implique aussi bien pour les tenues vestimentaires, diversifiées tout en appartenant toutes à un même monde cohérent, que pour les accessoires, le mobilier et l’architecture. Le lecteur ressent bien que l’artiste ait pris le temps et le soin de se représenter chaque endroit comme un tout, et pas comme une suite de lieux imaginés au fur et à mesure que les personnages se déplacent. Par exemple, les différentes pièces du château s’imbriquent bien dans un tout cohérent, avec une architecture directrice. Il en va de même pour l’implantation des tentes du clan des Greenwald, leur position relative les unes par rapport aux autres, ainsi que les meubles et accessoires adaptés à un camp itinérant. L’intelligence de la mise en scène se constate aussi bien dans les discussions qui bénéficient d’un plan de prise de vue montrant les personnages dans leurs interactions, leurs gestes, et les décors en arrière-plan, que dans les scènes d’action lisibles et bien construites dans les déplacements, les attaques, les parades, l’incidence du lieu où elles se déroulent. Tous ces aspects concourent à rendre tangibles ces éléments, à faire exister les personnages et les environnements.
Alors que le temps des Moriganes semble bel et bien révolu, l’influence de leur existence passée continue de se faire sentir. Le fitchell incarne à lui seul cet héritage, puisque le Harfingg a été détruit. Quoi qu’en y regardant bien, il subsiste d’autres artefacts : les feuilles de l’arbre de Vérité, le don de sorcellerie d’Aylissa, et cet étrange individu inattendu qualifié de Skyblood. Auxquels il convient d’ajouter la prophétie finale de retour d’un monstre mythologique. Finalement, le merveilleux et son double l’horreur continuent d’exister sous différentes formes dans ce monde, comme une sorte de métaphore pour établir qu’ils ne peuvent pas être annihilés, qu’ils subsisteront de tout temps, y compris à l’époque contemporaine. Dans le même temps, la dynamique de l’intrigue reste nourrie par l’ambition pour le pouvoir de certains, en l’occurrence Aylissa, une soif de domination, et tous les moyens sont bons. Cette jeune femme a eu recours à la séduction et au mariage ayant pour objectif une alliance, à la manipulation mentale sur Seamus, à l’emprise sur son père, à la tentative de meurtre sur sa cousine, et maintenant envisageant la conquête par la guerre. La méchante de l’histoire… et aussi une personnalité très forte, un profil psychologique très cohérent, et finalement plausible. Face à elle, les autres personnages éprouvent des difficultés à se rendre compte de sa détermination qui l’amène à utiliser tous les moyens à sa disposition, à pourvoir appréhender son degré de dangerosité. Ils se retrouvent soit manipulés, soit acculés à user des mêmes moyens qu’elle, ce qui corrompt irrémédiablement leurs valeurs, ce qui installe ou fait renaître le mal au cœur du bien.
Une simple histoire de médiéval fantastique, avec des guerriers, des royaumes, et quelques éléments surnaturels, le tout menant à une confrontation, un schéma classique. Oui, il y a de cela car les auteurs assument de raconter une histoire relevant de ce genre, et ils mettent en scène les conventions de genre attenantes. Également un monde très palpable, montré de manière concrète et consistante, une narration visuelle (dessins et couleurs) très solide, de grande qualité. Un scénario exhale des images, des métaphores, propres à diverses interprétations et réflexions sur la soif de pouvoir, la corruption de la pureté, le fait que la perfection n’est pas de ce monde, que le mythe du héros au cœur pur ne résiste pas aux contingences de la réalité. Dramatique.





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