C’est toujours facile de juger, après.
Ce tome est le dernier d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 3 - Adios, Carlotta (2023) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-quatorze pages de bande dessinée.
Lors de la traversée de retour depuis le Mexique vers l’Europe, Charlotte est en train de vomir dans sa cabine, au rythme des fortes vagues. Quelques mois plus tard, la comtesse de Zichy témoigne devant trois hauts responsables : L’impératrice est restée cloîtrée dans sa cabine pendant l’essentiel de la traversée. Même lors de l’escale à Cuba, elle a refusé de descendre à terre. Les trois hommes lui posent des questions : À quoi s’occupait-elle ? Pendant la traversée a-t-elle paru perturbée ou agressive ? Ses propos étaient-ils incohérents ? A-t-elle montré des signes de démences, quels qu’ils soient ? La comtesse répond que l’impératrice travaillait. Elle relisait ses dossiers, prenait des notes, elle préparait ses arguments pour convaincre Napoléon III de sa tragique erreur. Elle mangeait peu car elle avait des nausées. Le mal de mer, sans doute. Mais dans l’ensemble, elle paraissait raisonnable. Maussade oui, mais pas folle.
Lors de ladite traversée, dans sa cabine, Charlotte de Belgique plaque ses mains sur ses oreilles : le vacarme lui est insupportable ! Un officier descend dans la salle des machines pour demander aux mécaniciens de diminuer le bruit des machines. À part couper les machines, ils ne voient pas bien comment faire. Il remonte dans la cabine et de l’impératrice, et il lui propose d’en matelasser les murs, ce qu’elle accepte. Charles de Bombelles et la comtesse de Zichy se doutent bien que sa majesté va au-devant de sérieuses désillusions, mais qui sont-ils pour la détromper. C’est après leur arrivée en France que les ennuis commencent. À Saint-Nazaire, l’accueil est lamentable : en guise de bienvenue, ces idiots de Français hissent le drapeau… du Pérou. Le maire se décide tout de même à monter à bord avec un bouquet de fleurs. Il l’offre à l’impératrice qui le prend et lui jette à la figure. Elle exige de savoir où sont les troupes censées lui rendre honneur. Le maire explique tant bien que mal qu’ils n’avaient pas reçu de consignes officielles des Tuileries, mais qu’ils ont tout arrangé : sa majesté sera logée à l’hôtel Bely, une maison de qualité où elle pourra faire un bon dîner et passer une nuit. Charlotte rétorque qu’elle ne veut pas passer la nuit ici, car elle est attendue à Paris par l’empereur. Hélas il n’y a pas de train pour Paris avant le lendemain. À l’hôtel, elle refuse l’invitation du maire à dîner et s’enferme dans sa chambre. Elle a reçu une lettre de son frère Philippe, comte de Flandre. Celui-ci lui conseille de sortir au plus vite de la fatale entreprise qu’est la couronne mexicaine, et de réfléchir au proverbe vieux comme le monde : Malheur aux vaincus. Surtout quand ces vaincus sont allés volontairement s’exposer à la défaite, et cela sans la récompense d’un vrai devoir accompli.
Bon, c’est sûr que ça ne va pas être la joie ce tome, même si le lecteur ne dispose pas de connaissances historiques. Il n’y a qu’à regarder la couverture, ou à lire les premières pages pour le comprendre. Charlotte a basculé de l’autre côté. Cela peut sembler un peu étrange de prime abord. Les tomes précédents racontaient l’histoire de son point de vue, depuis sa rencontre avec Maximilien de Habsbourg-Lorraine (1832-1867), jusqu’à sa gouvernance en tant qu’impératrice du Mexique, avec une ligne politique tout à fait admirable. Certes, le lecteur avait assisté à l’événement traumatique du décès de Louise d'Orléans (1812-1850), ainsi qu’au retour de son mari empereur du Mexique ayant tenté de la ravaler au statut d’épouse destinée à lui donner une descendance. Toutefois, il n’avait pas forcément mesuré la portée de la maxime énoncée dans le premier tome : Lourde est la tête qui porte la couronne. Au cours de ce tome, un personnage fait également remarquer que : C’est toujours facile de juger, après. Enfin, même en sachant que les auteurs ont librement mélangé les incidents authentiques, les suppositions et l’invention pure, la découverte du destin de Charlotte n’en reste pas moins éprouvante.
Le lecteur se résigne à suivre l’héroïne dans sa déchéance inéluctable. Il n’en devient que plus sensible aux informations visuelles allant dans ce sens. Comme à son habitude, l’artiste réalise des dessins avec des aplats de noir gracieux venant donner du poids à chaque case. Le lecteur sent l’empathie l’emporter dès la deuxième case devant cette femme avec les larmes dans les yeux sous l’effet de la douleur des spasmes des haut-le-cœur. Il souffre avec Charlotte quand elle se plaque les mains sur les oreilles pour atténuer un vacarme insupportable, quand elle pleure de rage à la lecture de la lettre de son frère Philippe. La souffrance de cette jeune femme le submerge en voyant son angoisse irrépressible convaincue qu’on cherche à l’empoisonner, l’étrange ferveur maladive qui l’étreint devant une croix renversée accrochée au mur, la détresse insondable alors que la jeune Mathilde emporte le nouveau-né dans ses bras, etc. Les dessins montrent la même Charlotte que dans les tomes précédents : déterminée, pleine d’énergie et de volonté… Et il apparaît plus sur son visage, dans ses gestes et ses postures : une intensité émotionnelle hors de contrôle, un emportement sans plus de retenue, une agitation maniaque. L’artiste sait combiner à la fois la femme qu’elle a été, et celle qui ne perçoit plus le monde que par le prisme de son obsession.
Le registre narratif change, passant de l’ascension de l’empereur et de l’impératrice du Mexique, à leur chute. Outre le plus grand nombre de visages arborant des expressions graves, sombres, animées de sentiments négatifs, et parfois torturées, le lecteur peut voir la gravité pesante s’infiltrer dans les cases, par la mise en scène. Il y a cette forme officieuse de tribunal avec les trois personnages chargés de recueillir les témoignages, dont les sièges sont en hauteur, dominant les personnes venant exposer le comportement de l’impératrice, les intimidant. La détermination des quatre ouvriers enfournant du charbon dans les machines du transatlantique comme si leur vie en dépendait. Le sérieux et premier degré de Dame Almonte, qui contrastent d’ailleurs avec son comportement vulgaire. La compassion miséricordieuse du pape Pie IX (1792-1878), la dignité mêlée de résignation de Maximilien allant devant le peloton d’exécution, la terreur de la servante Mathilde face au comportement erratique et agressif de Charlotte, la nausée provoquée par la cuisse de poulet brandie sous son nez, la gloutonnerie fatale de la comtesse de Zichy, la déchéance progressive de l’impératrice. L’artiste sait doser à la perfection l’équilibre entre les décors et les personnages, la reconstitution historique et le drame humain, la tragédie personnelle.
En fonction de sa familiarité avec l’Histoire, le lecteur focalise plus son attention sur la découverte du destin de Charlotte de Belgique, ou sur l’interprétation qu’en donnent les auteurs. Il est possible qu’il lui faille un temps d’adaptation pour accepter l’évolution de cette femme. Il se rappelle que le récit brosse en creux sa personnalité, ayant établi ses convictions et son esprit de ressource. Avec cette idée en tête, il considère autrement la progression de son état mental, en particulier il repense aux épreuves qu’elle a dû affronter, aux nombreux traumatismes auxquels elle a été soumise. La découverte de la vie dissolue de son époux, les avances répugnantes de son meilleur ami, la charge écrasante d’être responsable d’un peuple, l’immersion dans la vie des citoyens les plus pauvres du Mexique, la réalité concrète des atrocités de la guerre, la double contrainte d’engendrer l’héritier de la couronne et la maladie sexuellement transmissible de son époux, l’absence de toute maîtrise sur la situation de son empire.
Ce dernier tome n’épargne en rien l’impératrice dans sa fonction. Elle se heurte de plein fouet aux forces réelles du pouvoir. Elle fait l’expérience des limites de son titre, à commencer par le fait qu’elle règne sur un pays lointain, jouissant de peu de considération en Europe, n’ayant qu’une valeur tactique, déconnectée de l’intérêt de son peuple. En filigrane, les auteurs mettent en scène avec adresse des stratégies de politique internationale, avec des paramètres comme les intérêts des nations, et les caprices des grands du monde. Elle se heurte aussi bien au mépris du pouvoir temporel que du pouvoir spirituel. Elle interprète ces rebuffades comme une atteinte à la fonction qu’elle incarne, qu’elle personnifie. Elle l’intériorise comme une attaque physique, ce qui la mène sur la pente de la paranoïa, et aussi de l’incompétence, ce pour quoi elle doit être punie, d’une manière inattendue. Le lecteur la suit jusqu’à la fin de sa vie. Les auteurs ont la prévenance de montrer au lecteur ce que sont devenus d’autres personnages majeurs comme la comtesse de Zichy, Charles de Bombelles, le général Alfred van der Smissen, sans oublier Félix Éloin.
Un drame, une tragédie, tout ce qui monte doit redescendre. Le lecteur retrouve la haute qualité de la narration, aussi bien visuelle que structurelle. Il ne peut pas échapper au sort de Charlotte de Belgique qu’il accompagne jusqu’au bout, appréciant à sa juste valeur le sort de ceux qu’elle a côtoyés, avec l’expression d’une sorte de justice immanente. Il s’interroge sur la morale de cette histoire, entre couronne trop lourde à porter, hubris, colonialisme, volonté de réformer, gouverner avec la conviction de savoir ce qui est bon pour le peuple, impossibilité d’appréhender toute l’ampleur de l’exercice du pouvoir, etc. Accablant.





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