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mercredi 26 novembre 2025

Face de lune T02

La graine doit mourir pour que naisse le fruit.


Ce tome est le second d’une intégrale éditée sous forme d’un diptyque. Il fait suite à Face de Lune T01 qu’il faut avoir lu avant. Cette édition date de 2019, le récit ayant initialement été sérialisé dans le magazine (À Suivre) dans les années 1990, et le dernier tome état paru en 2004. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario et François Boucq pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de la première collaboration entre ces deux créateurs. Ce tome contient les albums intitulés La Pierre de faîte, La Femme qui vient du ciel, L'Œuf de l'âme. La réédition de 2019 comprend un dossier de vingt-six pages, réalisé par Antoine Maurel, intitulé : Une cathédrale aux multiples résonances, avec les chapitres : La subversion de la foi, Science sans conscience, La langue du divin, Le mystère des cathédrales, Élévation finale. Ce tome compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée.


Sur une falaise en bordure de l’océan, Bézaléel contemple les ruines de la cathédrale, en demandant à Isha qui les aidera à la reconstruire. Il continue : Voilà trois jours que Face de Lune a rallumé le phare, là-haut, et personne ne vient, si comme le prétend la légende seuls les cœurs purs peuvent apercevoir sa lueur. Isha ironise qu’il ne doit plus rester beaucoup de cœurs purs sur cette île. Tout en les écoutant distraitement, Borrado a commencé à grimper le long d’un pilier encore debout. Il atteint le sommet où il a installé la veille le tube de totranium. Il le saisit dans ses mains et il le casse en deux. Bézaléel commente le geste : En brisant le tube de totrane, il a ouvert l’arcane, maintenant tous vont apercevoir la lumière, ils vont débarquer comme des mouches sur un pot de miel. Il continue : Tout attirés qu’ils seront par l’énergie du totrane, ils convoiteront l’effet plutôt que d’admirer la cause. Face de Lune est redescendu et il se sert du langage des nœuds pour dire que : Les meilleurs passeront, les mauvais seront rejetés.



Au loin dans la ville de Damanuestra, les évêques regardent la diffusion de cette puissante lumière, en comprenant qu’il s’agit du totrane. L’un d’eux commente que Ces crapules se sont réfugiées là-bas et ont réactivé le phare des âmes avec l’énergie de la capsule de totranium. Ils ont compris que cette stratégie consiste à attirer l’attention du peuple sur une nouvelle religion. Un autre estime qu’ils sont diaboliques : En s’emparant de la cathédrale, ils vont tenter de raviver les anciennes superstitions, ils vont piéger la crédulité du peuple par sa soif d’irrationnel. Les évêques décident de faire donner l’armée, pour éteindre ce feu avant qu’il embrase toute l‘île. Alors qu’une dense colonne de gens du peuple se dirige vers les ruines de la cathédrale, un char emprunte la même route, tout en respectant les marcheurs. Le général dans la tourelle du char rappelle que leur objectif, c’est la capture du monstre et la récupération de la capsule de totrane. Les pèlerins s’agenouillent à la lisière de la cathédrale, puis quelques-uns s’aventurent à franchir la barrière lumineuse : la lumière les laisse passer. À leur tour, les militaires s’avancent et ils sont annihilés par la barrière lumineuse.


C’est reparti pour des aventures de haut vol, sans temps mort, avec une inventivité impressionnante, et une narration visuelle aussi lisible que sophistiquée. Les auteurs font montre d’une verve sans temps mort, et le lecteur se trouve pris par surprise à chaque scène, par des grands moments d’action. Il passe ainsi d’une course-poursuite avec des fuyards pourchassés par un hélicoptère, au péril de sables mouvants, puis il admire les capacités de mimétismes de Face de Lune confinant à la manifestation d’un véritable superpouvoir, une véritable randonnée dans de magnifiques canyons, la rencontre pacifique avec des fourmis géantes à carapace dure et mat, le déferlement d’une première vague encore plus gigantesque que dans le tome précédent emportant tout sur son passage, une séance de torture des plus insoutenables impliquant un testicule, l’avancée d’une colonne de chars, un homme commandant aux oiseaux, une chasse au cétacé en pleine mer, un individu dont les membres se détache spontanément de son corps comme d’affreuses mutilations, la fabrication de vitraux, la lévitation de la vierge, un immense élevage de volailles, un duel se terminant par l’un des combattants étouffé avec une poule, une deuxième vague digne du déluge, un tremblement de terre, des avions militaires furtifs, des résurrections à gogo, une crise d’épilepsie, etc.



Le lecteur se retrouve ainsi dans un film à grand spectacle, une superproduction au budget illimitée, ce qui est à la fois l’avantage de la bande dessinée, et aussi la preuve du talent du dessinateur. À aucun moment, le lecteur n’a l’impression de s’enfiler une suite de clichés visuels, ou d’images insipides et sans âme, prêtes à l’emploi. L’artiste avait déjà fait la preuve dans le premier tome de son degré d’investissement dans la conception des lieux, dans la cohérence de ce monde, entre l’architecture, les tenues vestimentaires, les véhicules et les accessoires. Ici, il réalise des planches et des séquences saisissantes. Le lecteur s’attend bien sûr à assister une nouvelle fois au spectacle de la vague gigantesque s’abattant avec fracas sur l’île : le phénomène se produit à trois reprises, un véritable tsunami avec cette masse d’eau levée au-dessus de la ville, de la cathédrale, et retombant de tout son poids, accompagnée par les pas de danse de Face de Lune, toujours aussi gracieux dans ses mouvements. En fonction de sa sensibilité, le lecteur sera plus impressionné par un moment ou un autre, plus ému aussi : les chasseurs éventrant un téohuacan (une sorte de baleine) avec leurs harpons, la magnificence des piliers de la cathédrale avec les plantes grimpantes intriquées autour, la forteresse en forme d’œuf, la séquence hallucinée du tourbillon de fragments de vitraux colorés autour de Borrado, le grand hall clos étouffant saturé de poules et de leurs plumes, le catafalque de la vierge emporté par les eaux, les mouettes volant en formation serrée pour porter un groupe de quatre humains dans une scène aussi onirique que mystique, l’horreur des sables mouvants, la tempête de sable, etc.


Porté par une narration visuelle magistrale et élégante, l’intrigue s’envole littéralement. Le temps est venu pour les héros de reconstruire la cathédrale qui avait été détruite. Les péripéties s’enchaînent avec un ton mêlant anticipation et conte : cette société vivant presque en autarcie, avec un gouvernement dictatorial, et un clergé tirant les ficelles en arrière-plan. D’un côté, le scénariste semble se laisser guider par la dynamique du récit, s’autorisant des facilités, et oubliant ce dont il n’a plus l’utilité en cours de route. Par exemple, Borrado fait montre de talents insoupçonnés, quasiment des superpouvoirs dans cela sert l’avancée du récit : capacité de mimétisme allant jusqu’à une métamorphose physique, possibilité d’être mutilé allant jusqu’à la perte de membres, une forme de télépathie lui permettant de s’exprimer par la bouche d’une autre ou de faire s’exprimer des traumas profondément refoulés chez autrui. Jusqu’à ce moment presque délirant où ses bras s’allongent jusqu’à devenir une sorte de corde de plusieurs mètres qu’il lance vers un compagnon de route en train de s’enfoncer dans des sables mouvants. D’un autre côté, l’auteur laisse de côté le personnage du chef-cuisinier Tatoum Benayoum, alors qu’il semblait destiné dans le premier tome à rejoindre la petite troupe accompagnant de Face de Lune.



Jodorowsky répond à l’attente de ses admirateurs, en mode presque autocaricatural. C’est sans surprise que le lecteur retrouve sa propension à faire souffrir ses personnages par des traumatismes physiques ou psychiques, comme l’ablation d’un testicule lors d’une séance de torture, la révélation d’un inceste, la force de la spiritualité permettant de modeler la réalité. Il met également en scène le concept des quatre éléments composant la matière, à la fois de manière littérale (la terre pour bâtir la cathédrale, l’eau des vagues gigantesques, le feu irradiant du totrane, l’air traversé par les mouettes), à la fois de manière métaphorique avec des personnages incarnant ces éléments Borrado pour l’air, Séraphino pour la terre, Louzbel pour le feu, Isha pour l’eau. Il met en scène une variation d’autres thèmes qui lui sont chers comme la subversion de la foi, la science sans conscience, et la présence de la langue du divin forcément inaccessible au commun des mortels, incompréhensible et déformée par voie de conséquence.


Comme l’évoquait le dossier du premier tome, les auteurs continuent également de sonder les éléments mythologiques et symboliques de la foi catholique. Ils évoquent plusieurs des caractéristiques symboliques des cathédrales, à commencer par le fait que cette structure peut être aussi bien lue comme un mouvement descendant des Cieux venant toucher la terre et les mortels, qu’un mouvement ascendant accompagnant les âmes vers le Ciel, dans une élévation finale. L’attention du lecteur peut également être attirée par un nom ou deux. En particulier celui du gardien des ruines de la cathédrale : Bézaléel, une déformation de Béséléel, personnage biblique du livre de l’Exode, architecte en chef du tabernacle. Et aussi dans ce second tome, Abhavah, une femme sorcière dont le nom hébreu évoque à la fois le désir et la calamité, avec les nuances de mal, perte, malice, méchanceté, ravages, méchants, avidité. D’autres symboles sont plus immédiatement accessibles comme la pierre de faîte (titre de la dernière partie), ou l’église comme sanctuaire. Comme le conclut Antoine Maurel dans le dossier de début : Boucq & Jodorowsky ont érigé un réseau symbolique complexe, aux résonances universelles.


Quelle aventure ! Spectaculaire à souhait, avec des rebondissements et des situations typiques des récits à haute teneur en action, avec des visuels à couper le souffle, et une narration visuelle en tension montrant des moments incroyables et mémorables. Une ambition mariant divertissement, évocation de symboles de la religion catholique, thèmes récurrents du scénariste (à commencer par les quatre éléments), et mysticisme catholique exprimé à la fois par la cathédrale, les vagues dignes du déluge, les résurrections, la vierge, et bien d’autres composantes. Un sacré voyage spirituel.



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