La seule chose qui n’est pas sous contrôle, ce sont les conditions météorologiques.
Ce tome fait suite à Lefranc T35 Bombes H sur Almeria (2024) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Roger Seiter pour le scénario, par Régric (Frédéric Legrain) pour les dessins, et par Bruno Wesel pour les couleurs, d’après un personnage créé en 1952, par Jacques Martin (1921-2010) dans l’aventure La grande menace. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. C’est le septième album réalisé par ce duo d’auteurs.
Port de Waal à Rotterdam. Le Prince d’Orange, un vraquier appartenant à Kobus van Toor, un homme d’affaires néerlandais, est en train de décharger une importante cargaison de chalcopyrite. Accompagné d’Adriaan Grimberg, son secrétaire particulier, Kobus discute avec un client. Les deux premiers expliquent que leur entreprise propose un minerai de grande qualité, sa teneur en cuivre est très élevée, elle atteint presque cinq pourcents. Et Van Toor tend les documents attestant que la cargaison est dédouanée, ce qui devrait suffire à l’acheteur. Ce dernier admet qu’il a raison, que la provenance de chalcopyrite lui importe peu, que seule la qualité de la marchandise compte. D’ailleurs, il profite de cette rencontre pour confirmer que sa société prend une option sur toutes les livraisons de minerai de cette qualité pour les années à venir. Le prix de van Toor sera le sien.
Lors de la nuit suivante dans le port du Waal, Kobus van Toor et Adriaan Grimberg retrouvent le colonel Heiko Hoeven, un officier mercenaire qui commande ce qui semble être un véritable corps expéditionnaire. L’homme d’affaires demande à son interlocuteur où il en est. Le colonel répond Que le chargement avance bien, le navire Prince d’Orange pourra prendre la mer demain la matinée. Van Toor lui tend une enveloppe en expliquant qu’elle contient les ordres. En raison de sa cargaison, le Prince d’Orange ne peut emprunter le canal de Suez. En ce moment les Égyptiens, se montrent particulièrement tatillons avec le transport des armes. Grimberg ajoute que le colonel devra contourner l’Afrique, ce qui rallonge le voyage. Il ajoute que le navire mettra probablement plus d’un mois pour atteindre la mer de Banda. Une fois sur place, le colonel devra suivre les instructions contenues dans l’enveloppe. Van Toor conclut la conversation en indiquant qu’il a conclu un accord avec les autorités locales, tout devrait bien se passer. De toute manière, il a prévu de se rendre en Indonésie d’ici quelques semaines, s’il devait y avoir des difficultés ils aviseront à ce moment-là. Trois semaines plus tard à Darwin en Australie, Guy Lefranc se fait déposer devant une grande auberge en face du port. Il y retrouve Théa, qui lui présente le reste de l’équipage du ketch Voyager : Wil et Jos, deux matelots néerlandais, le skipper australien Jeff Coleman et Mata, originaire des Moluques et qui connaît par cœur la mer de Banda.
La couverture promet une belle aventure en mer, centrée sur une régate, avec un participant confronté à une tempête, peut-être un typhon, avec une femme au premier plan de l’illustration. En effet, le beau héros au cœur pur a accepté de faire partie de l’équipage du ketch Voyager, pour une course reliant Darwin en Australie, à Davao aux Philippines. Lors des passages consacrés à la navigation, le lecteur peut apprécier le vocabulaire technique : ketch, yawl, mile nautique, spinnaker, drisse, foc, bôme, carguer, etc. En plein typhon, Jos indique à Guy de rester au milieu, tandis qu’il s’occupe de l’extrémité de la bôme car il est plus amariné que le reporter. Le dessinateur s’en donne à cœur joie pour représenter le ketch, sa voilure, sa façon de fendre les eaux, le pont et sa roue de gouvernail, la cabine avec la radio et les cartes, en prenant un soin minutieux à réaliser une reconstitution historique authentique et rigoureuse, pour chaque équipement ou accessoire d’époque. Le lecteur se rend compte que la pagination consacrée à la régate proprement dite compte cinq planches. Il perçoit inconsciemment que le récit contient bien d’autres passages relevant de la mer : les docks du port dans la première planche, le port de plaisance en planche trois, un vieux patrouilleur américain faisant route vers l’archipel de Walang, le cargo Prince d’Orange arraisonné par deux navires à voile de pirates, les petites embarcations de pêcheurs pour rallier une autre île, ou encore le quai de déchargement de l’île de Lontor, tous représentés dans le détail, dans un registre réaliste et descriptif, associé à la Ligne Claire.
Les successeurs de Jacques Martin ont pris l’habitude d’introduire un personnage féminin, ayant un vrai rôle, autre que celui de faire-valoir ou de victime. Ainsi Théa est-elle l’armatrice du bateau qui participe à la course nautique. Elle présente une apparence aussi commune que celle de Guy Lefranc : silhouette élancée, discrètement sportive, avec un jean et un débardeur puis un short et un débardeur, des cheveux courts et blonds tenus pas un serre-tête. Dans la dernière page, elle porte une robe de soirée, peu moulante et pas révélatrice. C’est le seul personnage féminin pendant tout le récit, sauf à l’avant-dernière page avec un hommage discret à Claudia Cardinale (1938-2025). Pour le reste, c’est un récit d’hommes : le héros, sans Jeanjean ni Axel Borg. La majorité de l’aventure se déroule en Indonésie, le dessinateur n’apportant que de très légères touches sur le visage pour les autochtones, la différence s’effectuant majoritairement par la couleur de peau qui est plus foncée. Outre les éléments maritimes et de navigation, il saute aux yeux que l’artiste a effectué de solides recherches pour recréer cette époque au plus authentique possible, qu’il s’agisse des navires, des véhicules, des tenues vestimentaires, des accessoires, des objets du quotidien, de l’architecture de cet endroit du globe, et d’un superbe bombardier-torpilleur de modèle Nakajima B5N, surnommé Kate.
Comme à son habitude, le dessinateur met scrupuleusement en œuvre les caractéristiques graphiques établies par Jacques Martin au début de la série. Il réalise des cases sagement rectangulaires, alignées en bande, en nombre de huit ou neuf par planche. Il met en œuvre les principes de la ligne claire de type Martin, avec des traits de contour bien nets, parfois un peu appuyés, quelques traits secs pour rehausser le relief des zones détourées, et une grande minutie dans le détail. La mise en couleurs s’inscrit dans un registre réaliste essentiellement à base d’aplats, à l’exception de très discrètes nuances pour rendre les visages un peu plus mobiles. La lisibilité de chaque séquence est exemplaire : des plans de prises de vue établissant l’environnement en laissant le temps au lecteur de l’admirer, un développement de scène avec des cadrages plus serrés, en intercalant des plans plus larges si la séquence dépasse une page. Une direction naturaliste pour les acteurs. De magnifiques scènes d’action à la plausibilité parfaite : attaque d’un chasseur lançant une torpille sur un navire patrouilleur en haute mer, échouage sur la plage de sable blanc d’une île paradisiaque, vue aérienne du quai de l’île de Lontor, neutralisation des gardes pour s’emparer du Nakajima B5N, un second lâcher de torpilles pour détruire d’autres navires, et bien sûr le ketch ballotté par fortes vagues de la tempête. La narration visuelle relève d’un classicisme maîtrisé et efficace, tout en discrétion, le lecteur y prenant un grand plaisir sans se douter du haut degré de maîtrise de l’artisan pour arriver à un tel niveau.
Une aventure également dans un registre classique : un navire pris dans une tempête qui amène les personnages dans une île où se trament des activités illégales. Comme à son habitude, le scénariste inscrit son récit dans une solide réalité historique, en l’occurrence l’Indonésie qui a acquis son indépendance, proclamée quelques années auparavant, le 17 août 1945, mais reconnu seulement en 1949, après une lutte diplomatique et un conflit armé avec les Pays-Bas. Certes le minerai de cuivre dont le consortium East India Copper Company fait le commerce, est de bonne qualité, toutefois il se trame d’autres choses encore moins légales, impliquant une sorte de coup d’état et l’élimination d’un jeune sultan, treize ans, un peu gênant. S’il se montre un peu attentif, le lecteur constate que le scénariste aussi s’est investi dans ses recherches, en particulier avec l’évocation, au passage, de République des Moluques du Sud (État non reconnu créé en 1950 ayant disparu en 1963). Et Guy Lefranc dans tout ça ? Il reste un personnage monolithique, agréable et courageux, prêt à aider les autres et à se lancer dans l’aventure. Il s’interpose pour éviter qu’un homme de main ne frappe Théa. Il se permet une remarque ironique en déclarant qu’il a déjà eu à affronter un certain nombre d’épreuves dans sa vie, en page neuf. Il connaît sa plus grande défaite en page quinze, dans un moment particulièrement éprouvant. Un des marins de l’équipage du ketch le Voyager est tombé à la mer suite au heurt d’un rocher, et le héros n’a d’autre choix que de l’abandonner à son triste sort en pleine mer, une impotence singulière et castratrice pour ce héros d’habitude plein de ressources et capable de surmonter tous les obstacles.
Une nouvelle aventure pour ce héros d’une autre époque, indémodable et immarcescible. Les auteurs honorent la mémoire du créateur Jacques Martin, en respectant toutes les caractéristiques de la série : aventure avec une touche d’exotisme, intégration dans un contexte historique précis et concret, narration visuelle au cordeau, d’une grande richesse et d’une grande rigueur. Conquis, le lecteur se laisse emporter dans ce récit au masculin, sans trembler pour le héros, attendant ses moments de bravoure, totalement pris au dépourvu quand il se trouve impuissant devant le sort fatal d’un membre de l’équipage.





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