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lundi 22 mai 2023

Monsieur Jean T07 Un certain équilibre

Quand on dit : Les gens sont ceci ou cela, c’est de soi qu’on veut parler.


Ce tome fait suite à Monsieur Jean, tome 6 : Inventaire avant travaux (2003). La première édition du présent tome date de 2005 et contient un marquepage en forme d’ex-libris. Les deux auteurs, Philippe Dupuy et Charles Berberian, ont écrit le scénario à quatre mains et dessiné les planches à quatre mains. La mise en couleurs a été réalisée par Ruby. L’album compte quarante-six planches, sous la forme de quarante-et-une histoires courtes, trente-six en une page, cinq en deux pages. C’est le dernier album de la série.


Jalousie : de nuit dans le quartier du Sacré-Cœur, Cathy et Jean rentrent à pied chez eux. Elle lui parle de son déjeuner du midi, avec un vieux copain de fac. Quand il l’a appelée l’autre jour, elle était surprise mais aussi intriguée. Elle avait envie de savoir ce qu’il était devenu. Elle continue : c’était vachement sympa, il est dans la recherche maintenant. Il a bossé trois ans au Brésil et là ça fait un mois qu’il est rentré en France. Il a un parcours intéressant, ça l’a changé en mieux. Monsieur Jean finit par se demander si elle n’essayerait pas de le rendre jaloux. Le portable : Jean regarde l’écran de son téléphone portable, avec angoisse. Ce qui l’angoisse, c’est l’indicateur du niveau de charge. Il ne sait pas pourquoi, mais il ne peut pas s’empêcher d’associer le nombre de bâtons au niveau de son compte en banque, ou pire au temps qu’il lui reste à vivre. Une chance au grattage : Cathy est en train de prendre un café avec sa copine Agnès célibataire, dans un troquet. Elles regardent les clients en train de gratter un jeu : le convulsif, le collectionneur, celui qui culpabilise et qui fait ça en cachette. Il y a quelque chose de sexuel dans le comportement des hommes qui grattent leur ticket de jeu.



Les gens 1 : Félix et Jean marchent dans une rue parisienne. Le premier fait observer au second qu’il a remarqué un truc. Quand on dit : Les gens sont ceci ou cela, c’est souvent de soi qu’on veut parler. Par exemple, on dit : les gens sont énervés, en fait c’est qu’on énervé soi-même. Mariage : Liette s’est lovée contre Félix sur le canapé, et lui demande s’il l’aime vraiment. Il lui répond si elle est en train de lui demander qu’ils se marient. Elle lui indique qu’elle aimerait juste qu’il s’occupe un peu plus d’elle. Avec lui, elle a l’impression de tout porter sur les épaules. Elle a l’air forte comme ça, elle peut prendre en charge plein de choses, mais elle a parfois besoin de se sentir en sécurité. Enfin bref, ce serait plus léger pour elle s’il cherchait au moins un boulot. À la boulangerie 1 : Monsieur Jean raconte à ses amis Félix et Clément qu’il rentre dans sa boulangerie et qu’il prononce un bonjour, sur un ton de voix normal. Personne ne lui répond. Il voit le coup venir : il va falloir qu’il redise bonjour, et c’est idiot car il l’a déjà dit une fois. Il ne va pas recommencer uniquement parce que ces deux abruties étaient trop occupées à discuter pour l’écouter. Quand son tour arrive et qu’il demande une baguette, la boulangère lui répond par un Bonjour peu amène.


À l’issue du tome précédent, Monsieur Jean était installé en couple avec Cathy, et ils avaient une petite fille Julie. Il avait affronté ses craintes de déchéance sociale, de peur de la séparation, de la mémoire de ses grands-parents et de leur valeur, et de la mort. Le lecteur s’interroge sur la prochaine étape qu’il va franchir dans la vie. Il découvre que les auteurs ont choisi de revenir au format de gags courts, en une page, à l’exception de cinq en deux pages. Il se rend compte que Monsieur Jean ne figure pas dans tous les gags : quinze sur quarante-et-un. Par comparaison, Félix Martin figure dans vingt-et-un. Il fait la connaissance d’une nouvelle venue : Agnès célibataire et copine de Cathy. Elle figure dans onze gags. Eugène, le fils adoptif de Félix, bénéficie également d’une bonne exposition, avec un petit air futé et malin, un préadolescent qui sait faire tourner son père en bourrique avec malice et à propos. La série se déroule toujours à Paris, avec un parisianisme peu marqué, un ou deux monuments, une bouche de métro, une colonne Morris, un trajet en métro, et une balade le long du canal Saint Martin avec la passerelle Bichat.



Ayant intégré le format d’anthologie d’histoires très courtes, le lecteur retrouve avec plaisir les personnages qu’il a côtoyés pendant les albums précédents, Monsieur Jean bien sûr, et sa compagne Cathy avec leur fille Julie, son ami Félix Martin avec son fils adoptif Eugène, et sa compagne Liette Botinelli, une courte apparition de Clément, et il fait connaissance avec Agnès, bien malheureuse d’être seule. Il retrouve avec grand plaisir les dessins avec leur esthétique si personnelle. Les personnages portent la marque des artistes : silhouettes longilignes, gros nez pour ces messieurs, nez fin et pointu pour ces dames, élégance discrète dans les tenues vestimentaires sans vêtement de marque ou de luxe, visage un peu plus expressif que dans la réalité sans aller vers la caricature comique, direction d’acteurs naturaliste. De temps à autre, le lecteur prend le temps de savourer un visage ou une apparence : la douceur du visage de Cathy, la malice dans celui d’Eugène qui n’a pas son pareil pour manipuler son père adoptif, les émotions, la déprime grandissante d’Agnès qui ne trouve pas de mec, puis son air fatigué et éteint quand elle est sous antidépresseur. Le plus effrayant devient Félix après que Liette l’ait quitté : amaigri et hagard, maniaco-dépressif : il fait peur à voir.


Le lecteur relève également que les artistes ont franchi un nouveau pallier dans la manière de représenter les décors : du grand art entre l’esquisse spontanée et le savant dosage d’informations visuelles. Impossible de se tromper dans la première bande de la première page : ces quelques traits évoquent le Sacré-Cœur, alors même qu’un regard prolongé sur cet arrière-plan finit par ne plus voir qu’un amas informe de traits hasardeux. Le lecteur parisien reconnaît sans difficulté sa ville, également grâce aux formes des mobiliers urbains, aux potelets, des détails qui attestent de la qualité d’observation des dessinateurs. Par la suite, il peut noter la petitesse des tables dans un bistro, la forme très épurée des voitures, l’exactitude du modèle de banquette dans un wagon du métro, l’étroitesse de certains trottoirs, les mauvaises surprises dans un espace vert parisien trop sollicité, et la fameuse passerelle Bichat. Cette narration visuelle ne transforme pas Paris en une version édulcorée ou fantasmée, mais rend compte du ressenti des personnages qui y évoluent.



Une fois accepté qu’il s’agit d’histoires courtes papillonnant d’un personnage à l’autre, le lecteur se dit qu’après le processus progressif de prise en charge des responsabilités d’adulte par Monsieur Jean, les auteurs mettent à profit la palette infinie des préoccupations du quotidien. Ils le font avec une verve entraînante, nourrissant leurs histoires d’une myriade de petits riens. La relation amoureuse se retrouve au cœur d’une bonne moitié de ces histoires : jalousie, comparaison avec le comportement des joueurs sur leur ticket à gratter, envie de mariage, solitude difficile à supporter, draguer avec un bébé en poussette, avoir un comportement trop intense quand on cherche à se mettre à la colle avec un mec, craindre l’âge et la nécessité de se maquiller, se faire larguer par sa compagne, tenter l’agence matrimoniale (les applis de rencontre n’existaient pas à l’époque), se comparer à une chaussette seule (Le monde est une machine à laver qui sépare ceux qui s’aiment.), constater que les filles sont lâches et que les hommes sont des imbéciles. Parmi les autres, le lecteur retrouve des situations qu’il a pu expérimenter : s’inquiéter démesurément de la charge de son téléphone, dire bonjour dans une boulangerie sans être entendu, sentir une forme de discrimination parce qu’on est trop jeune ou trop vieux, ressentir l’environnement urbain comme un milieu agressif, se contenter de réponses toutes faites, recevoir un postillon un peu trop grand, se laisser happer par un jeu sur console, se faire observer par un vigile dans un magasin. Le lecteur sent que Félix vole la vedette à Jean, avec sa déprime et son air de poète maudit, et il éprouve également une forte empathie pour Agnès désemparée de se retrouver seule dans la vie sans raison apparente.


Un dernier tome pour cette série qui est allée en se bonifiant de tome en tome. Plutôt que de se focaliser sur un chemin bien tracé pour Monsieur Jean, les auteurs font le choix d’ouvrir le champ de leurs observations à de multiples situations diverses, dont Monsieur Jean fait l’expérience d’une partie, et d’autres personnages du reste. Le lecteur se régale à chaque page, de la personnalité graphique des artistes, aussi convaincants qu’impressionnants dans leur façon de styliser les environnements, aussi bien en extérieur qu’en intérieur, et d’insuffler de la vie et de la personnalité dans les protagonistes. Les questionnements sur les relations amoureuses continuent au travers de la situation des personnages. Dans le même temps, Eugène, préadolescent, assure la relève des adultes. Il manipule son père adoptif avec une efficacité redoutable, et il pose des questions sur la survenance imprévisible de la mort (juste pour prouver que l’ignorance est donc source de bonheur et de légèreté), sur l’irresponsabilité d’un adulte qui devrait lui donner l’exemple, sur l’existence de Dieu. Un tome bien agréable, même s’il fait un écart avec la progression narrative de la série : il constitue un épilogue de grande qualité.



2 commentaires:

  1. Monsieur Jean finit par se demander si elle n’essayerait pas de le rendre jaloux. - Clairement, ça y ressemble ! 😆

    Il y a quelque chose de sexuel dans le comportement des hommes qui grattent leur ticket de jeu. - Sérieusement ? Alors je suis très loin d'être client de ces jeux-là, mais je n'avais jamais vu ça comme ça.

    Enfin bref, ce serait plus léger pour elle s’il cherchait au moins un boulot. - Ah, quelle chute !

    Monsieur Jean raconte à ses amis Félix et Clément qu’il rentre dans sa boulangerie et qu’il prononce un bonjour, sur un ton de voix normal. Personne ne lui répond. - Barbüz, sors de ce corps !!! 😆

    Il se rend compte que Monsieur Jean ne figure pas dans tous les gags - Remarque très intéressante. On est donc dans un Monsieur Jean-Verse, où les personnages secondaires finissent par prendre plus d'ampleur. Très intéressant pour les auteurs, qui peuvent se permettre de dériver un peu plus et avoir accès à une nouvelle manne créative.

    Le plus effrayant devient Félix après que Liette l’ait quitté - Ah, j'ai une réponse à la question que je n'avais pas posée plus haut.

    Un dernier tome pour cette série qui est allée en se bonifiant de tome en tome. - Un pur plaisir, même si cela peut sembler évident. Je pense à "Alix", "Blake et Mortimer", notamment. Mais surtout "Alix", qui est l'exemple le plus flagrant de tout ce que j'ai lu.

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    1. Le rendre jaloux : c'est bien l'intention de Cathy et comme ça ne fonctionne pas, elle s'interroge sur l'absence de jalousie de Jean, craignant que cela dénote un manque de profondeur dans son amour.

      Ce qu'il y a de bien avec un regard qui voit des symboles sexuels partout, c'est que ça marche facilement, même si ce n'est pas pertinent. Les auteurs n'ont pas à exagérer beaucoup pour faire fonctionner cette image, quelle qu'en soit sa pertinence.

      La suite de l'histoire dans la boulangerie : Monsieur Jean décide de ne pas redire bonjour parce que la boulangère n'avait qu'à lui prêter attention quand il a pénétré dans son commerce. Elle s'offusque de ce manque de politesse ; il campe sur ses positions et ne redit pas bonjour.Total : il décide de ne pas remettre les pieds dans cette boulangerie qu'il avait choisie pour la qualité de son pain et sa proximité.

      Un Monsieur Jean-Verse : une appellation qui ne me serait pas venue à l'esprit, mais qui s'applique bien. Une façon pour les auteurs d'ouvrir le champ des possibles et de ne pas se répéter, également une façon de remplir un album et de faire le tour de tout ce qu'ils souhaitaient aborder. Pas de regret.

      Intéressant ta remarque sur Alix : je me rends compte que cette augmentation progressive de la qualité, ou cette bonification de tome en tome fait partie de mes attentes implicites, une forme d'exigence assez sévère quand j'y pense.

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