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samedi 6 mai 2023

Lone Wolf & Cub T01 - Edition prestige

Si tu rencontres le bouddha, tue-le.


Article coécrit avec Barbüz, blogueur hautement recommandable - Ce tome comprend les quinze premiers chapitres de la série Lone Wolf and Cub, pour environ six cent soixante pages de manga, soit une moyenne de quarante pages par chapitre (rarement plus de cinquante). Le texte du premier rabat intérieur indique qu’il s’agit d’une édition complète en douze tomes, ce qui correspond au découpage de 2013-2016 par l’éditeur nord-américain Dark Horse Comics. Ces quinze épisodes ont tous été écrits par Kazuo Koike (1936-2019). Outre Lone Wolf and Cub (Kozure ōkami), Koike est connu pour Crying Freeman et Lady Snowblood. La partie graphique (les dessins, l’encrage, et – a priori – la mise en couleurs) a été réalisée par Gōseki Kojima (1928-2000). Il s’agit d’un manga en noir et blanc, dans une édition avec un sens de lecture de droite à gauche. Les pages originellement en couleur ont été réimprimées en nuances de gris car elles ne sont plus disponibles en couleur au Japon.


Cet épais volume (relié, avec jaquette cartonnée amovible) s’ouvre avec une préface de Xavier Guibert, qui évoque rapidement la vie des auteurs, et la particularité de la dynamique relationnelle entre Ogami Ittō et son fils Daigorō. Il se termine avec une galerie de trois illustrations en noir et blanc, une postface de trois pages présentant le Japon du clan Tokugawa à la fin du dix-septième siècle, et un glossaire de quatre pages comprenant cinquante-huit mots (elle est exhaustive à une poignée de mots près). En version originale, Lone Wolf and Cub compte cent-quarante-deux chapitres regroupés en vingt-huit tomes. La saga fut prépubliée entre 1970 et 1976, Weekly Manga Action, magazine de l'éditeur Futabasha. En plus de plusieurs prix Harvey, Lone Wolf and Cub a été récompensé du prix Eisner (posthume, le dessinateur, Gōseki Kojima étant décédé en 2000) de la meilleure édition américaine d'une œuvre internationale en 2001.



Fils à louer, sabre à louer. Dans une pièce sombre, à la lueur d’une bougie, un homme assis en seiza dépose cinq cents ryō sur un sanbou. Son mystérieux interlocuteur tire la petite table d’offrande à lui en s’aidant du fourreau de son sabre. L’autre explique la situation de son han. Leur seigneur est souffrant. Sugito Kenmotsu, le kuni-karō (conseiller) du han (fief) de Mibu, projette de le forcer à se retirer pour le remplacer par un fantoche. Des camarades du han ont bien tenté d’assassiner Kenmotsu, mais ils ont tous été stoppés par sa garde : aucun d’entre eux n’a survécu. Il précise que Kenmotsu est protégé par des maîtres sabreurs du Nen-Ryû, surnommés les huit de Mibu. Il demande à l’assassin de se servir de son sabre pour débarrasser leur seigneur de ces chacals. L’homme dans l’ombre l’informe qu’il utilisera la stratégie du Shima. Il se lève et prend son fils dans ses bras. Le lendemain, sur la route sous le soleil, le rōnin Ogami Ittō pousse le landau dans lequel dort son très jeune fils, Daigorō. Sur le kakemono qu’il a coincé dans sa ceinture est écrit : Fils à louer, sabre à louer, école du Suiō, Ittō Ogami. Les voyageurs qui le croisent s’interrogent et spéculent sur le sens de ces informations. Plus loin, sur un rocher en surplomb, deux samouraïs viennent de recevoir un message les avertissant de l’arrivée imminente d’un assassin qui voyage avec enfant, d’où son surnom : le loup solitaire et son petit.


Présence - Enfin une très belle édition pour ce premier manga que j’ai lu. C’était en 1987 et en anglais : une édition de First Comics dans le sens de lecture occidental, avec un remontage des cases, planche par planche pour respecter la volonté des auteurs qui voulaient que les détails historiques restent conformes, comme le sens de fermeture des kimonos, avec également pour effet d’avoir des personnages qui restaient droitiers. Le choc culturel fut total : première histoire de samouraï, ou plutôt de rōnin, première plongée dans le Japon médiéval, première exposition à un une narration visuelle de type Gekiga et même manga plus simplement, et en plus le responsable éditorial avait indiqué qu’il ne connaissait pas la longueur totale de l’œuvre, et qu’il recevait certains chapitres dans le désordre. Malheureusement First Comics ne parvint pas à la fin de cette aventure éditoriale, avec environ un tiers de l’œuvre publiée, mais avec de magnifiques couvertures de Frank Miller, puis Bill Sienkiewicz, Matt Wagner. Puis vint la première édition de Panini en français et dans le sens de lecture original, mais je m’arrêtais avant la fin et je n’ai jamais réussi à mettre la main sur les derniers tomes après coup.



Barbüz - Voilà une réédition que je n’attendais plus ! Poussé par un intérêt pour le Japon féodal qui ne s’est jamais éteint, j’ai découvert cette série (en partie) à sa sortie en version française, en 2003. Pour les amateurs, elle était déjà culte. Et puis, il y avait les couvertures de Frank Miller. Je ne me souviens plus combien de tomes j’ai lus : deux ou trois ? Pas beaucoup plus. Parce que déjà à l’époque, le syndrome de l’implacable PAL guettait. Normal, après une pause de plusieurs années sans bande dessinée puis une volonté de me cantonner d’abord aux comics et à la franco-belge, voilà que je voulais lire tout ce qui se présentait à moi avec avidité, y compris le manga. Cela ne dura point. Assez rapidement, je ressentis un fort déséquilibre entre mon rythme de lecture et celui des parutions, et je décidai de me recentrer sur quelques genres ; Lone Wolf and Cub et le manga en firent les frais. Des années plus tard, persuadé que j’étais passé à côté de quelque chose, je voulus me remettre à la série, mais la plupart des tomes étaient déjà épuisés ; une tendance qui s’est confirmée au fil du temps, avec des prix d’occasion de plus en plus délirants au fil des tomes (un phénomène prévisible). Cette réédition est donc bienvenue, même si j’aurais apprécié une édition limitée sous la forme d’un joli coffret avec les vingt-huit fascicules d’origine.


Dans ces quinze premiers chapitres, les histoires fonctionnent sur une dynamique identique dont la simplicité assure une efficacité redoutable, à tel point qu’elle est fébrilement attendue par le lecteur qui vient d’achever un chapitre : une personne (ou un groupe) loue les services d’Ogami Ittō pour un assassinat (ou plusieurs), pour un montant souvent fixé à cinq cents ryō, mais qui peut varier. Il s’en suit une période d’observation ou de stratégie, une confrontation verbale lors de laquelle les masques tombent, et l’application de la peine, qui dégénère parfois en massacre, voire en carnage incontrôlable.


Les intrigues montrent un bretteur professionnel de haut niveau, dont le passé demeure une énigme au long de ces quinze chapitres, sans émotion ou presque, sans remords (aucun) ni hésitation, prêt à mettre en danger la vie de son fils pour remplir son contrat, l’exposant à la mort violente de ses ennemis ainsi qu’aux brutalités que son père encaisse. Chaque chapitre se lit très rapidement, à l’exception d’une ou deux pages d’exposition sur les raisons du contrat passé, car l’assassin exige que le commanditaire lui dise tout.



Les dessins génèrent une sensation d’urgence fruste : du noir et blanc, des cases souvent un peu chargées qui nécessitent parfois toute l’attention du lecteur (il faut prendre plus de temps qu’un simple et rapide coup d’œil pour réussir à décrypter certaines planches plus complexes), un niveau de finition qui s’attache plus à la description sèche qu’à une expérience esthétique séduisante (bien que cela évolue au fil des chapitres), des traits et des hachures pour augmenter le relief et les textures, des traits monodirectionnels, parallèles et serrés, pour accentuer le mouvement, de nombreuses pages sans texte lors des combats, des onomatopées non traduites dans la case, dont la graphie se marie avec les dessins, et en même temps une forme d’expansion narrative donnant la sensation que les auteurs disposent d’un nombre de pages très important ce qui leur permet de jouer avec des plans longs de prise de vue. Kojima produit un travail particulièrement réussi sur l’expressivité, à commencer par Ogami Ittō, dans le visage, fermé en permanence (le gaillard n’esquisse guère de sourires), reflète toute l’âpreté et l’austérité de sa personnalité.


Ce premier tome enchaîne donc quinze contrats pour l’assassin (un par chapitre), passant d’un village à un autre, d’une situation à une autre, sans fil rouge, comme s’il s’agissait d’une suite d’aventures indépendantes les unes des autres, sans conséquence rémanente de l’une à l’autre. Déconnectés de toute continuité (si ce n’est leur numérotation), les chapitres peuvent d’ailleurs parfaitement se lire dans un ordre différent de celui qui est proposé (à une exception près : les VIII et IX). Les auteurs n’y dispensent qu’une ou deux informations sur le personnage principal, son ancienne fonction de Kogi Kaishakunin, comme s’il était immuable. L’homme, à l’issue de ce premier volume, conserve toute sa part de mystère.


De chapitre en chapitre, Ogami Ittō dispense la mort, sans faire de différence, sans remord, sans moralité. Il rencontre son commanditaire, exige toutes les informations sur la situation, effectue des remarques quand on lui ment, et il ne prend pas parti. Pourtant, de temps à autre, il effectue un jugement de valeur, ou il infléchit le cours des événements pour rester fidèle à son code de l’honneur. Il ne se dédie pas de son contrat, il en respecte la confidentialité. Il prépare ses missions, et il acquiert une nouvelle compétence si le contrat le nécessite, comme un cheminement spirituel pour parvenir à ce que son moi ne soit plus que vacuité, afin de pouvoir assassiner un saint homme, un bouddha. À la lecture de ce seul tome, il semble pourtant avoir renié le code de l’honneur en bafouant l’une des règles de sa fonction de Kogi Kaishakunin.


Le lecteur suit donc un beau héros ténébreux, au physique très avenant, expert en arts de la guerre, son esprit étant sous la coupe d’une forme de fatalité. Il ne renâcle pas à tuer chaque individu désigné par un contrat, les morts affectant sa façon d’habiter le monde, de le concevoir d’où cette sensation de fatalité face à la mort arbitraire. Il peut parfois faire montre d’une once d’humanité, une pitié fugace pour une victime ou un opprimé, et même une fièvre qui le fait délirer. Quelques situations permettent d’apprécier la force de caractère de cet homme, sa discipline. D’autres mettent en lumière son expérience, sa capacité à anticiper : sa connaissance de la stratégie du Shima, les accessoires du landau (jusqu’à un fond doublé de métal pour s’abriter derrière). De manière particulièrement choquante, il vagabonde de ville en ville avec son fils Daigorō qu’il expose à une partie de ces morts, de ces violences, dont il n’hésite pas à mettre la vie en danger. Ce choix sera expliqué dans un tome ultérieur. Par de petits moments anodins, les auteurs montrent que ce jeune garçon de trois ans est affecté par ce qu’il voit, et qu’il absorbe inconsciemment, comme une éponge, le comportement de son père qu’il prend comme exemple.



Toutes ces petites touches font d’Ogami Ittō un individu qui ne peut pas se réduire à un deus ex machina narratif. Ittō n'est pas un chevalier errant proprement dit ; c'est un rōnin qui a choisi la voie de l'assassin. Son code d'honneur est particulier ; il faudra un moment au lecteur pour le décrypter. Si l'homme ne manque pas de qualités (perspicacité, clairvoyance, franchise, honnêteté, courage, et stoïcité), c'est un impitoyable boucher. Cet homme, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels, est particulièrement doué dans sa partie. Son attirail est étonnant ; son landau - toujours le même, qu'il pleuve, neige, ou vente - est tout autant un véhicule pour son enfant qu'un arsenal sur roulettes.


Versé dans l'art de la méditation, vraisemblablement cultivé, le gaillard est amateur d'adages qui ne deviennent lumineux que lors de la conclusion. Ittō, en plus d'être un escrimeur sans égal et un tacticien supérieur, n'est donc pas le premier rōnin venu. Il connaît "L'Art de la guerre", de Sun Tzu (544 av. J.-C. - 496 av. J.-C.), sur le bout des doigts, le stratège chinois Zhuge Liang (181-234), et des citations de Shingen Takeda (1521-1573). Sa réputation croissante et le bouche à oreille en font une légende vivante. Ittō ne trouvera jamais son égal ; il rencontrera cependant un reflet déformé, sorte de réminiscence d'une conscience qui remet en question son choix de la voie de l'assassin lors d'une bataille d'arguments qui finira en duel à mort. Ittō n'hésite pas à exposer son fils, qu'il utilise souvent comme leurre. Il va jusqu'à le préparer à la mort de son père et même à la sienne (page 333). Daigorō est donc moins son talon d'Achille que l'on pourrait le croire. Cela étant, Ittō prend soin de son fils, est conscient de ses besoins, et invoque les démons pour avoir une chance de le retrouver vivant (pages 352 et 375) ; l'attachement est donc fort et réel, c'est le premier vecteur d'émotions de la série, bien que Daigorō, âgé de trois ans, parle très peu.


Un commanditaire loue les services d’un assassin pour cinq cents ryō et celui-ci mènera sa mission à bien, et en ressortira vivant : le lecteur pourra douter que les auteurs puissent se renouveler ou développer une tension dramatique avec une dynamique aussi implacable et une issue courue d’avance. Au cours des chapitres, il constate que la variété provient des motifs des commanditaires : vengeance personnelle, ou enjeux politiques complexes découlant du contexte historique. Régulièrement, le commanditaire indique la cible et développe le contexte à l’assassin, dans une séquence d’une à deux pages, dense et explicative ; au début (les deux premiers chapitres), Ogami reste dans l’ombre. Le lecteur prend l’habitude de cette phase, et se concentre pour assimiler les informations, afin de savourer l’intrigue. Chaque commande provient d’un individu qui est étoffé au-delà du strict minimum, par ses motivations, et aussi par son attitude, ses gestes, les émotions visibles dans ses expressions de visage, son comportement avec d’autres personnages. Ainsi chaque situation s’incarne par le truchement de personnages secondaires créés et développés uniquement pour le chapitre, car à la fin le loup solitaire et son petit reprennent le chemin.


La structure est similaire d’un chapitre à l’autre : l’introduction, avec la scène de la commande de l’assassinat, une phase d’infiltration et d’observation, puis la résolution par le biais d’un combat. Pour autant, Koike applique quelques variations à son modèle en en faisant évoluer la structure, parfois par le recours à l’analepse. Quoi qu’il en soit, la qualité des intrigues surprend. Leur qualité ne chute jamais, et il y a là quelques sommets incroyables (chapitre IX : Prison). Au début assez élémentaires, elles finissent par gagner en complexité, d’autant que Koike pousse de plus en plus Ogami dans ses retranchements (chapitre XII : La Passe sans porte).


Il n’y a dans ces histoires aucun manichéisme. Les missions qu’Ogami Ittō accepte étant souvent tordues, il est difficile, voire impossible d’y déceler une forme de moralité ; un choix artistique intéressant qui permet à Koike de surprendre le lecteur en permanence.


Autre aspect central : la violence. Lone Wolf and Cub ne peut s’en départir. Elle n’est pas présente en permanence au fil des pages, mais elle clôt invariablement chaque histoire. Une violence parfois totalement débridée qui s’exprime par le fer la plupart du temps, ou par d’autres moyens en de plus rares occasions (le feu). Cette violence n’est pas que physique : elle prend également une forme psychologique. Les intrigants – et intrigantes, car les femmes jouent ici un rôle non négligeable – sont prêts à toutes les bassesses pour parvenir à leurs fins, qu’il s’agisse d’une vengeance, d’une magouille à préserver, d’une nécessité économique, d’un désir d’accéder au pouvoir. La plupart assument la cruauté de leurs actes sans remords, presque avec jouissance.


En outre, s’il n’y a guère de romance dans Lone Wolf and Cub, il y a néanmoins un peu de nudité et un soupçon d’érotisme, mais dans des séquences qui se déroulent sous la contrainte, qu’il s’agisse de viol ou de voyeurisme. Cette vision de l’humanité est peu encourageante. La série – en tout cas dans ces quinze chapitres – est également entièrement dénuée de tout élément fantastique, malgré quelques rêves étranges, certaines séquences qui reposent sur le contemplatif et le spirituel, et l’emprunt de quelques concepts et symboles de nature mystique. Quelques aspects métaphysiques achèvent de donner une saveur moins immédiate, mais plus profonde à certaines histoires.


Tout du long de ces quinze contrats, le lecteur perçoit et ressent la cohérence épatante de la série, ce qui est d’autant plus admirable vu qu’ils sont déconnectés les uns des autres. Une composante évidente réside dans les assassinats, souvent des duels ou des affrontements physiques contre plusieurs guerriers. Le premier d’entre eux se déroule sur quatre pages muettes : la violence est sèche et brutale, rapide et définitive. Les auteurs consacrent la pagination nécessaire pour montrer les attaques, les parades, les mouvements relatifs des uns par rapport aux autres, les tactiques particulières (armes ou utilisation de chevaux), mise à profit des caractéristiques du terrain (par exemple l’équivalent d’une via ferrata). Un combat peut durer de deux à douze pages en fonction du nombre d’ennemis, de leur adresse aux armes. Les auteurs ont pris le parti de refuser tout romantisme dans ces mises à mort : il s’agit de tuer et de gagner pour vivre par tous les moyens possibles, et les dessins peuvent devenir assez gore, jusqu’à tomber dans une forme d’outrance pleinement assumée : perforation de la chair et des corps, membres tranchés qui volent, individus estropiés, énucléation. Ponctués par des cris guerriers, les affrontements – tous à mort - s’avèrent sans pitié, effrayants, horribles.


La mort apparaît monstrueuse, grotesque, proportionnellement à la sauvagerie du combat. Les bretteurs sont concentrés sur leur survie, qui dépend de leur capacité à tuer, dans des moments d’une intensité paroxystique sans palabre ni dialogue. Le dénouement ne laisse néanmoins place à aucun doute. Ogami ne fait pas de quartier : sans pitié, il n’épargne personne. Ceux qui voudraient venger l’ami ou le parent tué sont prévenus ; Ogami, cependant, n’insistera guère pour les dissuader et ne refusera aucun combat. Dire qu’il est habité par une furie meurtrière serait à peine exagéré, tant il y a comme une rage aussi froide que sourde qui émane de lui, à un point que même ses commanditaires peuvent être choqués, tel le daikan d’Iwaki-Juku (page 121), avant de vomir : Mon Dieu ! Je ne lui ai pas demandé d’en faire autant.


Bien qu’aucun indice chronologique ne soit donné, la mention d’Edo permet de situer ces aventures pendant l’époque d’Edo (1600-1868), aussi appelée ou période Tokugawa ; bien qu’aucun autre élément (personnage, événement, etc.) ne permette d’être plus précis, la mention de famine peut sous-entendre que les progrès techniques n’ont pas encore touché le monde agricole, ce qui pourrait situer Lone Wolf and Cub au début du XVIIe siècle. Le lecteur perçoit rapidement que la reconstitution historique s’avère omniprésente. De manière évidente : les tenues vestimentaires, les coiffures, les objets et accessoires du quotidien, les différentes habitations, les panneaux décoratifs peints, les tatamis et autres meubles, les jeux d’enfants (jeu de cartes, toupie, cerf-volant), les villes, les clôtures et enceintes, les différentes formes de toitures, les ponts de pierre ou suspendus, les temples et leur statuaire, les milieux naturels traversés par les chemins et leur faune, avec éléments de flore également, sans oublier les armes et les véhicules (les embarcations, les palanquins). Le lecteur fait l’expérience de cette narration visuelle qui peut paraître paradoxale : parfois des scènes étirées sans décor en fond de case, et dans le même temps une densité d’informations visuelles extraordinaire, toujours incidentes, intégrées le plus naturellement du monde sous la forme de ce qui entoure les personnages, là où ils se trouvent, ce qu’ils utilisent ou simplement voient. Koike respecte également la toponymie historique japonaise. La plupart des villes citées existent, ou existaient à l’époque d’Edo : Sakushu, Himeji, Nagi, Iwaki, Mito, Kurobe, etc. 


Cette reconstitution historique comprend une autre dimension qui est apportée par les contrats de l’assassin, et quelques bribes de dialogue : le fonctionnement de la société japonaise de l’époque, avec son système de classes sociales (paysans, artisans, marchands, guerriers, nobles, samouraïs), ses obligations, les daimyos et leur province, le shogunat de la famille Tokugawa qui vit à Edo. Le lexique très fourni atteste du fait que le scénariste fait évoluer son personnage dans un contexte historique très précis et très documenté, qui affleure dans les intrigues, sans passer au premier plan. Le lecteur qui en connait déjà un peu plus sur la situation d’Ogami Ittō détecte deux ou trois remarques lors de conversations indiquant qu’il occupait précédemment une situation particulière, Kogi Kaishakunin, ce qui explique sa maîtrise des arts du combat. Cette dimension sociopolitique passe également par des informations visuelles : les uniformes de fonction, les tenues d’apparat, la déférence de certains personnages par rapport à d’autres attestant d’une hiérarchie sociale. Cela se retrouve également dans la forme des échanges verbaux, souvent influencés par le rapport entre les castes, en tout cas lorsque celui-ci a été clairement établi. Enfin, impossible d’ignorer l’importance des coutumes, le respect de la mémoire, celui de la parole, etc.


Malgré quelques scènes bucoliques qui invitent à la rêverie, Koike évite tout aspect romantique. De toute évidence, ce Japon féodal là n'est ni un modèle de gouvernance ou de transparence, ni une époque de lumières. Il y a une lutte larvée permanente entre Edo, la capitale, qui veut centraliser le pouvoir, et les daimyos des hans, qui désirent garder une certaine indépendance, mais aussi leurs prérogatives. Koike met en scène la corruption qui en découle, les jeux politiques mortels, et les luttes d’influence : des intrigues qui évoluent tragiquement, et qui se déroulent autant dans des châteaux que dans des villages, dont certains crèvent de faim (Koike évoque les révoltes paysannes). Le scénariste imagine des conflits sans publicité qui se déroulent loin de la capitale, des luttes de pouvoir où les clans font appel à des assassins afin de régler les problèmes de succession à coup de sabre ; au fond, une société qui préfère résoudre ses problèmes par la violence ultime, discrètement et rapidement, plutôt que de les exposer et de risquer un intolérable déshonneur.


La traduction a été effectuée par Makoto Ikebe et Yumena Miyanaga. Dans l’ensemble, leur texte est compréhensible. Néanmoins, relevons une tournure bancale, une coquille de ponctuation, trois fautes de concordance des temps, une de nombre, et une de mode. Cela reste trop.


Cinquante après leur parution initiale, ces chapitres ont conservé toute leur intensité, toute leur brutalité, tout leur drame. Lone Wolf and Cub est une œuvre incontournable pour tout fan de bande dessinée s’intéressant au Japon féodal et étant plus intéressé par une approche naturaliste que fantastique. Le lecteur s’immerge dans la période Edo reconstituée de manière remarquablement dense et aérée, pour découvrir un assassin à louer, implacable et infaillible, accomplissant ses missions sans pitié, en mettant son fils en danger, dans des accès de violence crue. La narration visuelle combine une remarquable qualité descriptive, avec un sentiment de spontanéité, des scènes comme prises sur le vif, en sachant aussi bien transcrire l’urgence vitale d’un combat, que la beauté contemplative d’un paysage. Le lecteur se sent emporté par l’exotisme du Japon de la fin du dix-septième siècle, fasciné par ce tueur professionnel, bringuebalé par des manigances politiques, bouleversé par des vies brutalisées par des traumatismes sur lesquels l’individu n’a aucune prise. Avec le recul, le lecteur, s’il s’est immergé dans d’autres genres, aura une idée de ce que Lone Wolf and Cub a apporté à certains auteurs de bande dessinée occidentale.



5 commentaires:

  1. Ah, tu vas peut-être me motiver de m'y mettre. Je ne lis pas encore ton article mais en grand malade, j'ai pris les 6 tomes actuellement disponibles dans cette édition. N'ayant jamais eu le courage de les lire auparavant alors que je sais que je dois le faire, c'était le moment, surtout que ça a vraiment l'air splendide - et ça prend plein de place aussi...

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    1. De plus en plus fort : je te convaincs de lire une BD, sans même que tu ais besoin de lire mon commentaire. 😆

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    2. Mind MGMT n'est pas loin !

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  2. Tu as cherché plus d'images que moi. J'ai un peu galéré pour en trouver qui étaient vraiment tirées de ce tome, et qui étaient en français, puisqu'il s'agit de la VF.

    Merci encore pour ce travail en commun aussi plaisant qu'enrichissant. Je réfléchis encore sur le prochain ; je n'arrive pas à choisir, mais on va y arriver.

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    1. Pour ma grande frustration, je n'ai pas réussi à trouver assez d'images VF à mon goût et j'ai dû me rabattre sur des images VO, ainsi que celle du souvenir très fort du premier tome First Comics.

      Chacune de nos collaborations m'a permis de m'ouvrir sur des axes d'analyse auxquels je n'aurais jamais pensé tout seul.

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