La vie est faite de musique, et dans une bonne musique les notes s’accordent et se confrontent.
Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l’expérience de vie. Il comprend soixante-treize pages de bandes dessinées en noir & blanc.
Grenoble : une ville. Avec son agglomération, 510.000 humains vivent ici. C’est la plus grande métropole des Alpes, devant Innsbruck et Bolzano. Deux mille ans d’histoire. Stendhal est né dans cette ville. Il disait d’elle : Au bout de chaque rue, une montagne. Grenoble est un radeau sur une mer démontée. Les vagues qui l’environnent ont des noms : le Vercors, la Chartreuse, Taillefer et Belledonne. Si l’on va sur la crête d’une des vagues, il y a certains jours où la ville est invisible. Sous la mer. Une mer de nuages. Grenoble se cache le visage, souvent. Edmond veut pourtant essayer de faire son portrait. Qu’elle fasse son autoportrait. Elles disent beaucoup les rues de Grenoble, souvent austères à ses yeux de niçois. Hors le centre, pas de cohérence. Grenoble, c’est Marseille en montagne. Son visage est celui d’une vieille dame qui rajeunit, non pas qui se maquille, non pas qui mute. C’est une sensation, il n’a pas connu Grenoble avant aujourd’hui. Et aujourd’hui, il veut faire son portrait. Celui d’un instant puisque, très vite, elle sera autre. La vie pulse à Grenoble. Et la vie c’est l’humanité. Alors, faire son portrait, c’est faire celui de ses habitants. De ceux qui sont nés ici, de ceux qui y vivent, de ceux qui y passent. Dessiner le visage des habitants de la ville, ceux qu’il va rencontrer. Échanger ce dessin contre une réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? En ce début de 2021, je rêve. En mars 2020, nous étions sept milliards huit cent millions sur la planète Terre. La plupart du temps, nous nous croisons sans nous arrêter. Et nous sommes aujourd’hui si nombreux à marcher sur les chemins qu’on ne se dit plus bonjour. Faire le portrait de quelqu’un, c’est s’arrêter avec ce quelqu’un un moment qui fait en sorte qu’un nom, un prénom se met à exister sur le visage.
Jean répond à la question de Baudoin en indiquant qu’il voudrait un monde plus apaisé et, pour la ville de Grenoble, une plus grande préoccupation dans son patrimoine. Mohamed répond à la question de Baudoin : Grenoble pour lui, c’est la sœur jumelle de la Kabylie. C’est pour cette raison qu’il l’a choisie il y a plus de quinze ans. Ici, il y a les Alpes ; là-bas la chaîne de Djurjura qui revêt son blanc manteau en hiver. Les montagnes et la nature le rassurent, l’émerveillent en permanence. Elles sont, à son sens, une porte directe qui donne sur la poésie qui permet de vivre dans la poésie véritable. Cette poésie qui permet de vivre dans la sérénité malgré la violence du monde. Grenoble, c’est aussi une terre vivante culturellement et maintenant des amitiés multiples.
C’est le quatrième album de l’artiste fonctionnant sur le principe de la question posée à des habitants, avec un portrait d’eux pour les remercier de leur réponse : Viva la vida (2011) avec Troubs, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Gens de Clamecy (2017), Humains : La Roya est un fleuve (2018) avec Troubs. À chaque fois, Edmond Baudoin s’éloigne encore plus de la bande dessinée. Il n’y a qu’à regarder la mise en page. La première est constituée d’une case de la largeur de la page, qui en occupe la moitié, un dessin à l’encre, une vue de Grenoble à moitié esquissée, avec de nombreux traits pour rendre compte d’une texture, et du texte en dessous évoquant la ville. La suivante est composée de deux cases de la largeur de la page, une vue des montagnes et des sapins et une sorte de carte avec des reliefs simplifiés, avec quatre phrases écrites entre les deux cases. Dans la suivante, le texte l’emporte avec deux illustrations, l’une d’une tête sculptée, l’autre de Baudoin en plan rapproché. Page dix, l’artiste a intégré deux portraits qu’il a réalisés, avec le texte de la réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? Ainsi qu’une frise de têtes indistinctes en haut de page, et une autre de têtes distinctes en bas de page. Dans la suivante, le lecteur découvre une autre réponse à la question, et puis dans la seconde moitié de la page, une vue de la place Saint André par temps de Covid.
Le lecteur peut ainsi prendre note des différentes structures de page qui font autant de surprises : la reproduction d’une affiche pour la saison 99/2000 du théâtre de Grenoble en page 14, neuf portraits en plan rapproché sagement disposés en bande avec des bordures de case en page 15, des dessins en double page de Grenoble, dépourvus de texte (pages 24 & 25, 34 & 35, 40 & 41, 60& 61, 70 & 71), une poignée de portraits réalisés par les interrogés eux-mêmes, quelques dessins à la plume, d’autres vues de Grenoble, un extrait de la bande dessinée Personne ici ne sait qui je suis (réalisée par Coline, dont le titre est une phrase extraite de Nous réfugiés, d’Hannah Arendt), une photographie en noir & blanc de Grenoble, un portrait de l’artiste assis sur une chaise, exécuté par lui-même, un texte de deux tiers de la page écrit par Delphine sur sa grand-mère Colette, l’idéogramme japonais qui signifie Le voyage, un dessin du matériel que Baudoin utilise pour dessiner (son pinceau en poil de martre et son encrier japonais en cuivre), et même deux pages de bandes dessinées traditionnelles avec des cases disposées en bande (pages 56 & 57). Il peut même se permettre de terminer en consacrant la dernière page à un texte que lui a remis Carole, une Grenobloise, évoquant et développant sa condition de planéterrienne, ne possédant rien, ne disposant que de peu de temps, portant son chez soi en elle-même, bousculant ses habitudes, accouchant de ses rêves, croyant en la vie, sachant lâcher prise, inventant, etc.
Est-ce encore de la bande dessinée ? Comme pour beaucoup d’ouvrages de cet auteur, cette question ne présente pas d’intérêt. Ce créateur effectue un séjour du 18 janvier au 5 mai 2021 dans cette cité. Il souhaite retranscrire son séjour et les rencontres qu’il y a faites. Il parvient à concilier une vision et une expérience qui lui sont propres, avec sa personnalité et la temporalité de son séjour, avec une approche holistique sophistiquée, en mettant bout à bout les réponses des habitants qu’il a croisés, en insérant de ci de là quelques pensées personnelles. Il brosse ainsi le portrait de Grenoble, non pas dans sa totalité, mais au travers des réponses des individus qu’il a rencontrés, c’est-à-dire de l’expérience personnelle qu’il a eu de cette ville, en mentionnant les rues désertes confinement oblige. Le lecteur éprouve la sensation de faire l’expérience de Grenoble comme Edmond Baudoin l’a faite, à travers ces rencontres, mais aussi avec sa sensibilité et ses centres d’intérêt développés tout au long de sa vie.
Cette lecture constitue une évocation à l’opposé d’un article encyclopédique. Le lecteur n’y trouvera pas un ensemble d’informations structurées de manière académique, mais des petites touches individuelles qui transcrivent chacune un échange entre l’auteur et un habitant. Mohamed qui est venu de Kabylie il y a quinze ans et qui s’est établi à Grenoble. Tess qui est née à Grenoble, qui est montée à Paris et qui est revenue pour retrouver l’odeur et les couleurs des saisons, s’apaiser au creux des montagnes. Magali qui a quitté la capitale pour venir y faire ses études et qui s’y est installée, qui y élève ses trois enfants. Mousskid et Ali arrivés de Guinée en 2016. Richard, directeur de Point d’eau, une boutique de solidarité de la Fondation Abbé Pierre dont les deux activités principales sont l'hygiène et la santé, et l'accompagnement social, et qui accueillent d’autres associations comme le Planning Familial, AIDES, EMLPP, Prométhée. Rachid qui enseigne bénévolement à Point d’eau. Baptiste en formation de guide, Damien accompagnateur en montagne, Benoît guide. Mohamed Boumeghra comédien, metteur en scène, calligraphe, directeur de la compagnie de théâtre Sud Est théâtre. Céline bibliothécaire aux Eaux-Claires qui s’exprime sur la politique culturelle de la ville. Bruno scientifique à l’institut Laue-Langevin, organisme de recherche spécialisé en sciences et technologies neutroniques exploite un réacteur à Haut Flux de neutrons pour la recherche. Patrick Souillot qui, avec la Fabrique Opéra, depuis quinze ans, a créé un projet d’opéra coopératif qui correspond à l’esprit d’innovation, de solidarité, de culture. Etc.
Le titre de cet ouvrage s’avère des plus explicites et des plus adéquats : Edmond Baudoin compose des pages sur la base du portrait en très gros plan qu’il a fait de plus de soixante-dix Grenoblois rencontrés durant son séjour dans la ville d’un peu plus de quatre mois. Comme il l’écrit lui-même : Faire le portrait de quelqu’un, c’est s’arrêter avec ce quelqu’un un moment qui fait en sorte qu’un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Le lecteur croise ces êtres humains et s’arrête avec l’auteur pour les écouter parler de leur ville. Un portrait se constitue, une réponse après l’autre, de Grenoble, ou tout du moins de la vision et du vécu qu’en a chaque habitant rencontré. Une lecture peu commune, bénéficiant de la bienveillance inconditionnelle d’Edmond Baudoin, de curiosité insatiable, de son appétence pour les rencontres vraies.
Edmond veut pourtant essayer de faire son portrait. - Et qu'est-ce qui l'a amené à Grenoble, le Baudoin ? Tout ce qui suit peut s'appliquer à n'importe quelle ville, en dehors des spécificités géographiques et climatiques. Mais pourquoi Grenoble spécifiquement ? J'admets volontiers que l'image que j'ai de cette ville n'est pas positive.
RépondreSupprimerEn mars 2020, nous étions sept milliards huit cent millions sur la planète Terre. - On a beau le savoir, le lire est toujours un choc. Je me souviens de mes cours d'école primaire, où à l'époque on nous apprenait que nous étions quatre milliards, soit (un peu plus de) la moitié.
portrait en très gros plan qu’il a fait de plus de soixante-dix Grenoblois rencontrés durant son séjour dans la ville d’un peu plus de quatre mois. - Une belle performance, même si j'émets des réserves consernant la qualité des portraits, en tout cas en observant la dernière planche que tu proposes en extrait.
Qu'est-ce qui l'a amené à Grenoble ? Il me semble qu'Edmond Baudoin est invité par la ville pour une exposition ou pour donner des conférences. Ma fille séjourne actuellement à Grenoble pour quelques mois à l'occasion de la fin de ses études, et elle réalise chaque week-end des randonnées qui font envie.
Supprimer7.8000.000 d'habitants : je me souviens d'un cours au collège, où le professeur évoquait la fin du pétrole pour la fin des années 1990, la surpopulation à 5 ou 6 milliards d'êtres humains, et l'impossibilité de nourrir une telle population. Comme toi, ce nombre de près de 8 milliards me donne le vertige, et en même temps je n'y puis rien. Je sais sur le plan intellectuel que je fais partie des privilégiés parmi ces presque 8 milliards, et en même temps je suis incapable d'imaginer une vie sans eau courante, sans électricité, sans hygiène. Cela donne le tournis.
La qualité des portraits : en revoyant la planche comme ça, quelques semaines plus tard, et sortie de son contexte, je me dis que ce n'est pas très joli. Dans le flux de la lecture, avec la perspective des œuvres précédentes de Baudoin, je les regarde d'un autre œil, et ces portraits me semblent très expressifs, très vivants, très justes. C'est l'effet Baudoin !