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lundi 15 mai 2023

La carte et le territoire

On avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié, aux branches indépendantes et sèches.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, il s’agit d’une adaptation du roman de 2010 portant le même titre de Michel Houellebecq, et ayant obtenu le prix Goncourt la même année. Cette adaptation a été réalisée par l’écrivain et par Louis Paillard pour les dessins et les couleurs. Sa parution date de 2022. L’ouvrage se présente dans un format à l’italienne, avec une reliure en partie supérieure et non sur le côté. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée, certaines pages en couleur, d’autres en noir & blanc.


Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc pareillement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons à fines rayures -, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light. La décoration de la chambre s’inspirait d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi. Hirst était au fond facile à saisir ; on pouvait le faire brutal, cynique, genre : Je chie sur vous du haut de mon fric ; on pouvait aussi le faire Artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme, il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète.



Jed Martin est en train de peindre ce tableau : il se dit que le front de Koons est trop luisant, il y a décidément un problème avec lui. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons : c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon. Aucune des photographiques de Jed ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était véritablement exaspérant en somme. Pourtant il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Bono, Barack Obama, Warren Buffet, Bill Gates. Depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les Grands Photographes avec leur prétention de révéler dans leurs clichés LA Vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout. Ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements…


Une entreprise un peu surprenante : tenter d’adapter un auteur comme celui-ci en bande dessinée, et en plus Michel Houellebecq y participe, avec de surcroît un bédéiste débutant. Un peu plus de quatre cents pages de roman en cent-cinquante pages de bande dessinée. Pour commencer, le format de l’ouvrage entraîne une maniabilité malaisée : la reliure sur le dessus et pas sur le côté, ainsi que ses dimensions 24,7 par 34,7cm, ce qui induit que le lecteur recherche la bonne manière de le tenir pour conserver un plaisir de lecture. Ensuite, les premières pages déconcertent : les images ne forment pas une narration visuelle du point de vue séquentiel, elles semblent plus s’apparenter à des illustrations explicitant une partie de ce que dit le texte. Par exemple : montrer le tableau en cours réalisation réunissant Jeff Koons et Damian Hirst, montrer Jed le pinceau à la main essayant de capturer la bonne expression sur le visage de Koons, le même Koons se tenant debout devant une belle voiture dans une illustration en pleine page, un éclaté technique du chauffe-eau de l’appartement de Jed. Le tableau avec Koons & Hirst est en couleur, mais la case suivante est en noir & blanc avec un effet de trame mécanographiée surimposée, puis la suivante est en noir & blanc, avec des pastilles de couleur par-dessus. L’illustration avec la voiture est en couleurs, celle des entrailles du chauffe-eau également. La mise en page correspond à des cases avec un dessin dedans, et le texte à l’extérieur des bordures de la case, en dessous ou à gauche, avec à de rares occasions un cartouche dans la case. En pages neuf et dix, ce sont des cases rondes, avec du texte à l’extérieur qui s’inscrit également dans une forme ronde. Surprise, en page vingt-sept, c’est deux bandes de cases avec des phylactères à l’intérieur.



Le lecteur s’adapte lentement à ces mises en forme qui relèvent plus du texte illustré que de la bande dessinée, et il découvre la vie de Jed Martin jeune artiste, cherchant le mode d’expression qui lui convient, très inquiet de l’état de son chauffe-eau, rendant de temps à autre visite à son père en banlieue au Raincy, évoquant sa jeunesse, parlant de sa mère, trouvant son inspiration dans les cartes Michelin. Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Jed Martin, il éprouve plutôt de la compassion pour un être humain, reconnaissant ses propres inquiétudes, ses propres insatisfactions dans ce jeune homme. Il se prend de curiosité pour sa trajectoire artistique, sa façon d’exprimer sa créativité : une forme d’exotisme dans cette carrière atypique et dans sa réussite, les milieux qu’il fréquente, le texte du catalogue de l’exposition pour la rétrospective Jed Martin, les années 2000, au Centre Pompidou (pages 41 & 42). La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. Mais la vie continue, le succès arrive, et avec lui l’aisance financière, un contentement matériel, sans oublier la rencontre avec Michel Houellebecq.


De la même manière que Jed Martin se fait à peu près à sa vie (une existence à laquelle il n’a jamais totalement adhéré, comme il le dira à la fin de ses jours), le lecteur se fait à la narration visuelle à la frontière de l’illustration de textes et de la bande dessinée. Il se rend compte que le bédéiste n’a pas la tâche facile : contraint par le fil que constitue le roman avec son écriture littéraire. Que peut-il ajouter à cela ? D’une manière évidente, il prend à sa charge les descriptions : les lieux pour commencer, de l’appartement de Jed à la gentilhommière de Houellebecq en Irlande, en passant par les sites accueillant les expositions de l’artiste. Puis les personnages, leur tenue vestimentaire, leurs expressions, leurs gestes. De manière moins évidente, ses dessins donnent à voir les personnalités et parfois les marques qui sont explicitement citées dans le texte : aussi bien un portrait de Philippe de Champaigne (1602-1674, peintre et graveur) ou de Frédéric Beigbeder, qu’un facsimilé du guide Michelin, ou des vues de face, de profil et en élévation du modèle Veyron 16.4 de la marque Bugatti.



Ensuite les dessins s’avèrent assez agréables : ils s’inscrivent dans un registre descriptif avec un niveau élevé de détails, une certaine fluctuation dans le rendu allant de traits de contours évoquant la ligne claire, à des traits de contours plus appuyés et moins nets pour une bande dessinée plus sombre. De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. Le déclic se produit en page 61 avec le lettrage : c’est celui des albums de Tintin, ou peut-être de Blake & Mortimer. D’ailleurs, Houellebecq en train de gesticuler en bas de la page soixante-deux évoque une posture d’un personnage dans un album de Tintin. S’il nourrit encore des doutes quant à cette potentielle ressemblance, le lecteur se trouve conforté dans cette idée quand il se rappelle que pages trente-neuf et quarante il avait relevé une signature dans une case et la mention de King Features Syndicate dans une gouttière : John Prentice (1920-1999), dessinateur de Rip Kirby (1956-1999, créé en 1946) après Alex Raymond (1909-1956). Il ne peut pas non plus rater les couvertures de Tales from the Crypt et Crime SuspenStories en pages cent-trois, ou encore le bas de page à La Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) en page cent-quarante-quatre, les machineries à la Jack Kirby (1917-1994) dans la page suivante, et celle à la Jim Steranko (1938-) dans la page d’après.


Une fois qu’il s’y est adapté, le lecteur prend conscience de tout ce qu’apporte la narration visuelle et qu’elle fait bien plus que donner à voir ce que dit le texte. Il se rend également compte de la densité de l’œuvre. Il y a bien une intrigue, ou au moins un fil directeur qui est la vie de Jed Martin, jusqu’à sa mort, ce qui conduit à une touche légère d’anticipation à la fin. Le personnage principal va rencontrer Michel Houellebecq qui se met donc en scène dans une autofiction, pas très tendre avec lui-même, jusqu’à son décès. Sa présence développe une mise en abîme avec Jed, comme si Houellebecq faisait office de mentor, ou comme s’il naissait un jeu de miroir entre un jeune créateur et un créateur confirmé. Voire, dans la troisième et dernière partie, le lecteur en vient à se demander si Jed Martin n’est pas un autre avatar de Houellebecq qui aurait choisi un autre domaine de création.



De plus, le personnage partage au lecteur ses remarques ses interrogations sur tout et sur rien, en tout cas sur ce qui retient son attention sur le moment. Et Houellebecq lui-même (le personnage) n’est pas avare en avis divers et variés. Cela peut aussi bien aller de réflexions sur la rareté des produits parfaits (il n’en a rencontré que trois au cours de sa vie : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend), à un village désert après la nuit tombée (Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse rassurante et vraisemblable.), en passant par une plainte contre une société d’euthanasie (car la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avaient l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe chinoise, au détriment de l’omble chevalier).


Il se produit une autre forme de mise en abîme du fait que les auteurs racontent le parcours professionnel d’un créateur, ce qu’ils sont eux aussi, et que le personnage s’interroge sur la notion d’art, en évoquant de nombreux artistes, certains dans des domaines traditionnels avec une notoriété datant de plusieurs siècles, d’autres contemporains dans le domaine de l’audiovisuel, comme Jean-Pierre Pernault ou Julien Lepers. Les auteurs ne font pas de distinction entre art noble et artisan populaire, ils n’établissent aucune hiérarchie entre les œuvres d’un artiste comme William Morris (1834-1896) ou des comics. Les horizons du lecteur se troublent d’autant plus que l’autofiction s’accompagne de la mise en scène de personnalités à commencer par Frédéric Beigbeder, mais aussi l’éditrice Teresa Cremisi, et d’autres encore. Le brouillage des frontières s’en trouve ainsi encore plus accentué.



Parti avec des tonnes d’a priori, le lecteur ressort de cette bande dessinée en ayant réalisé un voyage très riche, unique en son genre. Il a fini par découvrir une narration visuelle bien plus sophistiquée et cultivée que ce qu’il croyait, et une histoire débordant de remarques anodines sur la vie de tous les jours témoignant d’un regard critique et profond, racontant la vie d’un artiste à l’œuvre originale, mise en regard d’artistes célèbres et de créateurs inattendus dans ce contexte. Il a assisté à une vie de l’intérieur, en pleine empathie pour un individu à l’altérité évidente, et à l’humanité qu’il partage avec lui. Il comprend bien qu’on puisse préférer la carte au territoire, pour déformer la phrase d’Alfred Korzybski (1879-1950).



4 commentaires:

  1. La carte et le territoire - Avant même d'entamer le lecture de l'article, j'ai pensé : Tiens, mais c'est le titre d'un roman de Houellebecq, ça ? Mais que diable ?...

    il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. - Le genre de phrase qui me fait systématiquement autant sourire que hausser les sourcils. C'est dans la même veine que "Les Allemands sont des porcs, mais ils savent faire des routes" (cf. "À la poursuite du bonheur").

    la reliure sur le dessus et pas sur le côté - Effectivement. Incompréhensible.

    La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. - C'est bien formulé. Difficilement conquis et éphémères.

    De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. - C'est marrant, de toute l'énumération qui suit, je ne pensais pas que j'aurais retrouvé ces artistes dans un ouvrage écrit/adapté par Houellebecq.

    Il fut un temps où j'adorais les romans de Houellebecq. Je crois que le dernier que j'ai lu est "La Possibilité d'une île". Le pessimisme qui s'en dégageait a fini par avoir raison de mon intérêt et je n'ai plus rien lu de lui depuis.

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    1. Il y avait enfin dans son visage quelque chose de […] fan de base d’Arsenal. - J'ai pris cette phrase et d'autres comme une indication sur la personnalité de Jed Martin : le fait qu'il commente de cette manière permet de se faire une idée d'une facette de sa personnalité, de la manière dont cet artiste considère un individu qu'il va représenter et ce qu'il va en représenter.

      Une forme de résignation : quelque temps après avoir lu cette BD, j'ai eu l'occasion de lire une interview d'André Comte-Sponville. Il évoquait en quelques phrases courtes le cœur de sa philosophie. Je recopie :

      La vie, toujours décevante, n'est jamais ce que l'on aurait voulu qu'elle soit. Le tragique, c'est donc la vie telle qu'elle est, sans justification, sans consolation, la vie à prendre ou à laisser. C'est le goût même du réel, qui ne nous obéit jamais, qui n'est justement jamais tout à fait à notre goût.

      Cette formulation m'a bien plu car elle redonne le choix à l'individu de donner le goût qu'il souhaite à la vie.

      Tomber sur des pages avec le nom de John Prentice : quelle surprise !!! Je n'aurais jamais pu imaginer qu'un dessinateur franco-belge le cite et réalise des pages à la manière de.

      Je n'ai lu aucun livre de Michel Houellebecq, je n'ai fait que regarder ses interviews par Thierry Ardisson et plus récemment celle par Yann Barthès. Quel personnage.

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    2. C'est curieux, tu n'as jamais rien lu de Houellebecq, mais tu as regardé ses interviews, moi j'ai lu ses premiers romans et des poèmes, mais je n'ai jamais lu ni article (allez, peut-être un) ni interview à son sujet.

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    3. Plus que les interviews de Houellebecq, c'est l'immersion dans une époque révolue au travers des émissions de Thierry Ardisson que je savoure. Il est vrai que c'est également le personnage public improbable de Houellebecq qui m'intrigue, à l'opposé de l'image très romantique et people de Beigbeder par exemple.

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