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mardi 16 mai 2023

DesSeins

Rien ne les intimide plus qu’une femme sans complexe, qui s’assume telle qu’elle est.


Ce tome contient sept chapitres, chacun consacré à une femme différente. Sa première édition date de 2016. Il a été réalisé par Olivier Pont le scénario et les dessins, et par Laurence Croix pour les couleurs.


Chloé, 12 pages : Sarah & Julie, deux lycéennes papotent en se rendant au cours de natation à la piscine. La discussion porte d’abord le fait que Nico a rompu avec sa copine et qu’il est maintenant libre. Justement, elles arrivent devant les portes de l’établissement et les mecs sont là en train d’attendre : les échanges sont vaguement orientés drague. Dans les vestiaires des filles, les copines continuent de papoter, et la discussion porte maintenant sur la taille de leurs seins, leur développement, la forme qu’ils auront à quarante ans. Derrière elles, une camarade d’origine asiatique se change en silence. Mathilde, onze pages : Au beau milieu de la journée, dans la maison vide de ses occupants, Mathilde enfile son manteau, prend sa valise et s’en va. Dans la rue, les forces de l’ordre embarquent des manifestants dans le panier à salade. Henri, son mari, rentre dans son foyer en fin d’après-midi et il trouve la lettre que son épouse lui a laissé. Il la lit : elle s’adresse à lui en sachant que cette lettre le surprendra sans doute. Depuis le temps, qu’il ne la voit plus, ne l’entend plus, elle doute de sa capacité à anticiper la moindre de ses pensées. Alison, treize pages : Alison, une femme magnifique, est en plein tournage d’une scène romantique où son partenaire l’embrasse, glisse sa main dans son corsage, en dégage le sein gauche pour le peloter. Elle l’arrête dans son geste, se dégage et s’emporte contre le réalisateur Sidney Bridge car son contrat stipule explicitement qu’elle ne tournera pas dans une scène dénudée.



Sylvia, treize pages : Slyvia est en train de revêtir sa lingerie chic, sur sa silhouette empâtée. Elle ressasse : les hommes, ils sont comme ça. Ils aiment leur femme et puis ils l’abandonnent. Au début leurs yeux, ils leur disent qu’elle est tout pour eux. Parce qu’elle avait quelque chose qui les attirait et qui leur plaisait. Et puis un jour, ils ne la regardent plus pareil. Ils ont eu ce qui leur avait plus ; il reste ce qui ne leur plaît pas. Fanny, quatorze pages : Fanny, belle femme rousse se promène dans la rue, s’arrête à un kiosque pour acheter de la lecture, prend un café, reprend sa promenade en ville, s’arrête pour noter l’adresse et les coordonnées d’un atelier de nu. Elikya, quatorze pages : dans un petit village de brousse, le père d’Elikya la confie à la famille de son nouveau mari, en échange de la dot promise. Elle ne desserre pas les lèvres. Le nouveau mari ne s’en formalise pas : le temps fera son œuvre. Fleur, dix-huit pages : C’est une petite boutique discrète, sans prétention, dont les habituées diront qu’elle est là depuis toujours. Quand elles en poussent la porte, c’est d’abord pour acheter un peu de tissu, quelques jolies matières qui les mettront en valeur et dans lesquelles elles se sentiront bien. Mais au bout du compte, c’est un peu plus que cela.


Le lecteur part avec un a priori en plongeant dans cet ouvrage : des nouvelles réalisées par un homme, un titre qui fait ressortir le mot Sein contenu dans le terme desSeins, une jeune femme à moitié dénudée sur la couverture. Il est probable qu’il s’agit d’un bédéiste faisant une fixette sur les atouts mammaires de la gent féminine et qu’il y aura une dimension érotique. À la lecture, la tonalité n’apparaît pas exactement celle-ci. Certes, l’artiste représente la poitrine nue de Chloé (et celle de Julie) pour la première histoire, puis celle de Mathilde et de quelques compagnes de manifestation, d’Alison dans la scène de cinéma, de Sylvia pendant l’amour, de Fanny lorsqu’elle pose nue dans un atelier d’élèves artistes, d’Elikya sous la pluie, et d’une cliente de Fleur. À chaque fois, le contexte s’y prête et cette nudité partielle joue un rôle significatif dans l’histoire, même s’il aurait été envisageable de réaliser des dessins simplement suggestifs de décolletés, ou de dos, ou en ombre chinoise, ou encore avec un élément en premier plan masquant le sein que l’on ne saurait voir. D’un autre côté, les plans de prises de vue et les représentations en elles-mêmes ne correspondent pas à une obsession sur cette partie sexualisée de l’anatomie féminine, ou à des codes visuels de nature érotique, encore moins pornographique.



D’ailleurs la narration visuelle s’avère posée plutôt qu’excitée, dans un registre naturaliste et descriptif avec un savant dosage de la densité d’informations dans chaque case. La première histoire s’ouvre avec une case de la largeur de la page montrant les deux adolescentes marcher dans la rue. Le lecteur devine les immeubles de deux ou trois étages en arrière-plan, les trottoirs, avec une voiture et un scooter garés, d’autres jeunes gens en train de marcher, l’ambiance est plutôt lumineuse. Tout du long de ces cinq récits, l’artiste représente de nombreux environnements différents : le grand bassin de la piscine et ses circulations périphériques, les vestiaires, l’intérieur d’une demeure bourgeoise avec la décoration de différentes pièces et une lumière tamisée, un plateau de tournage avec ses caméras, le spacieux bureau d’un producteur de premier plan avec ses affiches, un simple diner au bord d’une route traversant une zone sauvage à perte de vue, un appartement plus modeste, un atelier de dessin avec les chevalets des élèves et l’estrade de pose du modèle, une zone désertique en Afrique avec un maigre village, un boutique de sous-vêtements féminins tranquille, discrète et accueillante. Le lecteur apprécie le trait fin et souple utilisé pour les détourages, les détails rendant chaque lieu unique avec également des éléments plus génériques pour apporter une consistance complète. Le lecteur observe également que la mise en couleur apporte une ambiance lumineuse particulière pour chaque histoire en fonction de l’environnement dans lequel elle se déroule.


Les personnages apparaissent très vivants : des silhouettes variées, des origines diversifiées, une expressivité un peu soutenue pour les visages faisant passer les émotions et les états d’esprit avec plus de conviction. Leur rendu présente une cohérence tout du long de chaque nouvelle, et du tome dans son ensemble, avec, lorsque la scène ou l’instant le requiert, un peu plus de sérieux, ou un sourire plus blanc et plus grand, ou une mine renfrognée, un visage moins lisse et marqué par les rides, une expression de dégout en mode comique, une expression tragique de résignation, un calme et une sérénité imperturbables reflétant un choix mûrement réfléchi, un entrain et une ingénuité pour un jeune adolescent, un grand plaisir éprouvé à s’adonnant à une activité préférée ou même en accomplissant son métier au quotidien. Toutes ces caractéristiques participent à modeler la personnalité de chaque protagoniste, premiers comme seconds rôles, et même pour les figurants, neutralisant de fait toute forme de relations dépersonnalisées, ou de corps objectifiés.



Pour autant, l’auteur raconte bien des histoires dans lesquelles la poitrine féminine constitue un élément indispensable du récit. Dans la première, les adolescentes constatent avec plaisir le développement physiologique, à l’exception d’une. Dans le deuxième, la poitrine dénudée devient un instrument d’affirmation de son indépendance. Dans la troisième, une femme a décidé de ne plus accepter que ses seins soient instrumentalisés par les réalisateurs. Puis une autre décide de s’en servir comme une arme dans un assassinat, une autre décide au contraire de les mettre en avant lors d’une séance de pose nue, ceux de la suivante servent d’inspiration. Enfin dans la dernière histoire, le choix de soutien-gorge par différentes clientes reflète la manière dont elles s’approprient cette partie de leur corps. De fait, l’auteur raconte chaque histoire, à l’exception de la sixième, du point de vue de la femme dont le prénom donne le titre au chapitre. Il adopte le point de vue de chacune d’entre elles, avec un a priori bienveillant, même pour la meurtrière. La poitrine féminine, quelle que soit sa forme, apparaît comme un point commun, une caractéristique physique qu’aucune ne peut ignorer et que chacune doit intégrer, en fonction de son histoire de vie, de ses aspirations, de son mode de vie. Olivier Pont ne porte pas de jugement sur l’une ou l’autre, se mettant au service de chacune, faisant preuve d’une démarche empathique sincère et honnête pour se mettre à la place de Chloé, Mathilde, Alison, Sylvia, Fanny, Elikya et Fleur afin de les faire exister. Il se projette en elles, se mettant à leur place, afin qu’elles s’incarnent pour la lectrice, le lecteur.


La couverture et le titre laissent supposer un ouvrage d’une nature doucement érotique, avec une fixation sur les seins. La lecture révèle des histoires avec une sensibilité d’une belle justesse, dans lesquelles la poitrine féminine joue un rôle capital mais pas exclusif de tout autre. Le lecteur découvre une tranche de vie de sept femmes différentes, un peu plus avec deux ou trois rôles secondaires, de milieux différentes, d’origines différentes et vivant dans une autre partie du globe pour Elikya, avec une narration visuelle bienveillante sans être mièvre, consistante et facile à lire. Il se sent projeté dans leur vie et prend conscience de la présence inéluctable de cet attribut féminin, et des différentes manières dont il est considéré par chaque femme.



2 commentaires:

  1. Le lecteur part avec un a priori en plongeant dans cet ouvrage : des nouvelles réalisées par un homme, un titre qui fait ressortir le mot Sein contenu dans le terme desSeins, une jeune femme à moitié dénudée sur la couverture. Il est probable qu’il s’agit d’un bédéiste faisant une fixette sur les atouts mammaires de la gent féminine et qu’il y aura une dimension érotique. - C'est marrant, je n'ai pas du tout la même perception que toi de cette couverture. Je la trouve trop triste pour faire appel à la dimension érotique.

    Pour autant, l’auteur raconte bien des histoires dans lesquelles la poitrine féminine constitue un élément indispensable du récit. - À chaque fois, il s'agit un peu d'un moyen, en fin de compte. Une forme d'autosatisfaction, une arme, un moyen d'affirmation, etc. Parfois aussi d'une faiblesse, en quelque sorte, dans la mesure où il y a une forme de convoitise.

    Évidemment, en voilà encore un que je ne lirai pas, mais bon, il fallait le faire, cet album, en fin, je le pense, parce que le sujet traité est sans doute moins évident qu'on ne pourrait l'imaginer, avec le piège de tomber dans la catégorie des bandes dessinées érotiques.

    Je trouve que la mise en couleurs est fadasse, terne. Mais je suppose qu'il s'agit du résultat d'une réflexion réelle.

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    1. Je me souviens de cette formule que j'aime beaucoup : il y a autant de lectures (et donc d'interprétations) d'une œuvre qu'il y a de lecteurs. Je présume qu'on peut l'appliquer à ce dessin de couverture.

      Un moyen : une réalité physiologique qui a une incidence sur l'individu qui est doté de cet attribut, qu'elle le veuille ou non, qu'elle l'accepte ou le refoule, qu'elle refuse le symbole qu'il constitue dans les yeux des hommes, ou qu'elle en joue.

      Le thème est traité très différemment, mais il m'a rappelé Fatale d'Ed Brubaker & Sean Phillips, dans lequel une femme ne peut pas échapper à l'attraction sexuelle que son corps provoque chez les hommes, qu'elle le veuille ou non, le désir qu'il suscite et qui conduit des hommes à se battre pour elle, à se battre entre eux pour la gagner comme si elle constituait une récompense à décrocher, sans se soucier de ses envies à elle, sa simple existence déclenchant des drames, indépendamment de sa volonté, et même contre sa volonté.

      Une mise en couleurs sans éclat : je ne lui ai pas attribué de sens particulier. Peut-être peut-on y voir la banalité du quotidien, la présence de sa poitrine quotidienne et donc banale pour une femme. Je ne sais pas.

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