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jeudi 27 novembre 2025

Le pouvoir des innocents T02 Amy

Le plus atroce et le plus regrettable des accidents, mais un accident tout de même !


Ce tome est le second d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Il fait suite à Le Pouvoir des innocents T01 Joshua (1992) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Dans les locaux du Times, Bronson Babbit travaille tard dans son bureau, répondant au téléphone à un certain Krieg. La jeune journaliste Kelly Harrison entre, avec une tenue aux couleurs du candidat Gédéon Sikk, complétée par le chapeau, les ballons, les pin’s et la bannière, tout cela à l’effigie du politicien. Elle explique qu’elle revient du meeting de Sikk, car Max lui a demandé d’écrire quelques lignes sur les gadgets électoraux de leur maire vénéré. Saisie d’un excès de zèle, elle a fait main basse sur tout ce qu’il y avait rafler. Elle lui demande sur quoi il travaille. Il explique qu’il s’agit d’un papier sur quinze ans d’amitié entre Jessica Ruppert et le boxeur Steven Providence, dont tous les gosses de New York sont le fan numéro un. Elle est curieuse de savoir s’il a découvert des choses intéressantes : il répond que oui, à commencer par la photographie qu’elle est en train de regarder. Il la commente : il s’agit d’un cliché de 1978, sur lequel figure Jessica Ruppert et les vingt délinquants placés dans son centre cette année-là. Il pointe du doigt : Providence est la petite brute debout à côté d’elle. En fond sonore, une journaliste à la télévision informe que l’identité du policier abattu cette nuit dans le Queens vient d’être confirmée, il s’agit bien du lieutenant Samuel Ritchie de la brigade criminelle de New-York City. Elle complète : Tout de suite un complément d’information avec Greta Icks sur les lieux du crime. Cette dernière prend le relai : De bien tristes informations puisqu’ils viennent d’apprendre le décès d’une seconde personne, un enfant de sept ans répondant au nom de Timothy Logan. Et ce n’est malheureusement pas tout : profondément choqué par la mort de son fils, le père, Joshua Logan, vient d’être conduit d’urgence à l’hôpital Bellevue.



Dans l’ambulance, Logan tient le bandeau rouge de son fils dans la main, tout repensant à son fils dans son lit, effrayé par le monstre dans l’armoire. L’ambulance arrive à l’hôpital Bellevue et le dépose à l’entrée, où un infirmier le place dans un fauteuil roulant et le pousse dans les couloirs. Discrètement, une petite fille, Amy serrant sa poupée Charlie dans ses bras, le voit passer. Dans l’esprit de Logan, les souvenirs se mélangent entre son fils et le Vietnam, il lâche le bandeau rouge dans un geste réflexe, et Amy le ramasse discrètement. L’infirmière Miss Twist arrive dans le couloir sur ces entrefaites et Amy se jette dans ses bras en lui demandant de ne pas la gronder : elle ne pouvait pas dormir car ils font trop de bruit ce soir. Dans sa riche demeure, le maire de New York, Gédéon Sikk est en train de travailler à son bureau tard le soir. Son épouse Maggie pénètre dans la pièce en lui demandant de venir se coucher. Son mari lui répond qu’il vient d’apprendre que d’importants documents ont été dérobés cette nuit dans son QG de campagne, des documents de nature compromettante…


Le scénariste se montre intentionnellement taquin en ne résolvant pas immédiatement le suspense sur lequel le premier tome s’était terminé, préférant mettre en scène le journaliste Bronson Babbit et sa jeune collègue Kelly Harrison. Toutefois une journaliste indique dès la seconde planche le sort de du jeune Timy Logan, sept ans, mais… Le lecteur a bien intégré que la mécanique du récit fonctionne sur la base de complots enchâssés dans des manipulations, vraisemblablement dans une conspiration de grande envergure, mêlant peut-être plusieurs factions. Aussi il a le réflexe de ne pas croire les apparences, de ne pas tout prendre au pied de la lettre, à commencer par ce que disent les journalistes. Il se trouve vite conforté dans son attitude : le maire de New York doit faire face au vol de documents compromettants. Mme Logan (son prénom n’est pas dévoilé) et Babbit sont traqués et pris pour cible par un tueur à gages. Il y a beaucoup de personnages qui partagent un passé commun conservé secret. Le comportement du propre directeur de campagne du maire, Ronald Dougherty, relève d’un double jeu. L’influence du crime organisé se fait sentir. Un individu qui en sait trop se fait fort opportunément renverser par un chauffard qui prend la fuite. Un autre est trahi par une personne de confiance qui l’abat à bout portant. Le journaliste découvre des cas d’usurpation d’identité. Etc. Le lecteur fait l’expérience du talent des auteurs qui dévoilent ces imbrications sans jamais le perdre.



La narration visuelle apporte elle aussi sa part de paranoïa sous-jacente, mettant à profit les mises en scène attendues dans ce genre, et avec un élégant dosage. Côté conventions de genre : le journaliste travaillant seul dans son bureau bien après le départ des employés, la photographie épinglée au mur, des séquences oniriques avec des spectres inquiétants, le risque de l’usage des armes à feu, l’inquiétude montante de personnes qui ont conscience de leur vulnérabilité, les patients de l’hôpital au comportement étrange et inquiétant relevant de pathologies psychologiques ou psychiatriques, la détresse de personnages qui se retrouvent démunis et à la rue, des expressions de visage attestant que le personnage mesure à quel point la situation le dépasse et est hors de contrôle. Le dessinateur se montre tout aussi habile dans les moments de danger physique : tueur visant sa cible en prenant en compte les obstacles, milice de citoyens armés repérant un individu qu’ils jugent suspect, journaliste sur le point de se faire poignarder en plein jour, et une éprouvante séquence de passage à tabac dans les sous-sols de l’hôpital. Le lecteur ressent la qualité de la mise en scène, de la prise de vue, du découpage de la planche, générant une vraie tension sans recourir à l’artifice d’angles de vue dramatiques ou à des exagérations horrifiques.


De la même manière, le dessinateur sait mettre à profit la mythologie visuelle des États-Unis modernes au travers d’éléments aisément reconnaissables comme la panoplie du parfait militant d’un candidat, le magnifique bureau de travail dans la luxueuse demeure, les petits clôtures blanches des pavillons de banlieue, les petits (tout est relatif) immeubles avec des façades en pierre typiques de New York, le grand cimetière ouvert avec ses pelouses, la salle de rédaction en espace partagé ouvert, le quartier sale avec les papiers qui volètent au gré des bourrasques de vent, etc. Dans le même temps, ces décors rendus familiers par les séries, et devenus emblématiques sont asservis à l’action qui s’y déroule, plutôt qu’être mis en avant de façon touristique. Le lecteur apprécie également la capacité de l’artiste à créer des moments ordinaires et variés, en particulier lors des dialogues. Il peut voir des êtres humains normaux, quelle que soit leur classe sociale ou leur métier, leur situation du moment. Leur comportement, leurs gestes et leurs réactions correspondent à ceux normaux pour leur tranche d’âge respective ou leur occupation, sans dramatisation exagérée ou direction d’acteur appuyée.



L’intrigue progresse au fil des déductions, des révélations, des confrontations et des mises en danger. Les auteurs ont créé une distribution de personnages de premier plan assez large : Joshua Logan vétéran du Vietnam, son épouse et leur fils Timothy, le journaliste vétéran Bronson Babbit et sa jeune collègue Kelly Harrison, le riche maire de New York Gédéon Sikk et son épouse Maggie, avec le directeur de campagne Ronald Dougherty, le commissaire Samuel Ritchie, la jeune orpheline Amy âgée de sept ans, l’inquiétant tueur Angelo Frazzy, En cours de tome, le lecteur se rend compte que d’autres personnages introduits dans le tome un sont évoqués sans avoir un rôle actif : le boxeur Steven Providence, Karen Eden (la présidente de l’association Le pouvoir des innocents), et quelques autres encore. Dans ce récit choral, certains personnages se comportent comme le lecteur pouvait l’anticiper et d’autres non. Finalement Joshua Logan continue d’encaisser les traumatismes, loin de l’alpha-mâle ou du vigilant, que son passé de SEAL laissait supposer. Certains réservent de grosses surprises, ménagées par la mécanique mêlant complot et paranoïa.


Au travers des personnages, les auteurs évoquent des réalités sociales diverses depuis le vétéran souffrant de graves troubles de stress post traumatique au politicien en pleine ascension qu’il doit à ses compromissions avec le crime organisé, en passant par le journaliste tenace, et l’épouse désemparée. Ils jouent également avec l’historique de certains personnages qui se sont connus dans d’autres circonstances par le passé. Ils continuent également de tisser une toile d’intrigue dans laquelle certains se rencontrent, d’autres non, où souvent les actions de l’un engendrent des répercussions sur la vie d’un autre de manière directe ou incidente. Les actions de chaque individu ont des conséquences qu’il peut constater ou non, évoquant en filigrane une vision du monde dans laquelle la vie de tout le monde a une incidence sur celle d’autres, une forme d’interdépendance universelle indirecte, au sein d’un tissu de relations complexes aux ramifications indiscernables et bien réelles.


Ce deuxième tome confirme l’ambition narrative des auteurs dans un récit au long cours dans ce premier cycle, sous la forme d’un récit choral, entre policier et complot. Le scénariste sait structurer son récit de manière à instiller une tension et du suspense tout du long. L’artiste sait mettre à profit les éléments mythologiques visuels propres aux séries américaines, et les asservir au récit. Le lecteur se retrouve vite pris par cet engrenage sophistiqué, maîtrisé et accessible, s’attachant à certains personnages plus qu’à d’autres, souvent pris par surprise par une révélation, par la cohérence qui apparaît progressivement. Dans le même temps, il voit comment ce récit de genre parle de la société américaine, et aussi de l’interdépendance des êtres humains. Addictif.



mercredi 26 novembre 2025

Face de lune T02

La graine doit mourir pour que naisse le fruit.


Ce tome est le second d’une intégrale éditée sous forme d’un diptyque. Il fait suite à Face de Lune T01 qu’il faut avoir lu avant. Cette édition date de 2019, le récit ayant initialement été sérialisé dans le magazine (À Suivre) dans les années 1990, et le dernier tome état paru en 2004. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario et François Boucq pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de la première collaboration entre ces deux créateurs. Ce tome contient les albums intitulés La Pierre de faîte, La Femme qui vient du ciel, L'Œuf de l'âme. La réédition de 2019 comprend un dossier de vingt-six pages, réalisé par Antoine Maurel, intitulé : Une cathédrale aux multiples résonances, avec les chapitres : La subversion de la foi, Science sans conscience, La langue du divin, Le mystère des cathédrales, Élévation finale. Ce tome compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée.


Sur une falaise en bordure de l’océan, Bézaléel contemple les ruines de la cathédrale, en demandant à Isha qui les aidera à la reconstruire. Il continue : Voilà trois jours que Face de Lune a rallumé le phare, là-haut, et personne ne vient, si comme le prétend la légende seuls les cœurs purs peuvent apercevoir sa lueur. Isha ironise qu’il ne doit plus rester beaucoup de cœurs purs sur cette île. Tout en les écoutant distraitement, Borrado a commencé à grimper le long d’un pilier encore debout. Il atteint le sommet où il a installé la veille le tube de totranium. Il le saisit dans ses mains et il le casse en deux. Bézaléel commente le geste : En brisant le tube de totrane, il a ouvert l’arcane, maintenant tous vont apercevoir la lumière, ils vont débarquer comme des mouches sur un pot de miel. Il continue : Tout attirés qu’ils seront par l’énergie du totrane, ils convoiteront l’effet plutôt que d’admirer la cause. Face de Lune est redescendu et il se sert du langage des nœuds pour dire que : Les meilleurs passeront, les mauvais seront rejetés.



Au loin dans la ville de Damanuestra, les évêques regardent la diffusion de cette puissante lumière, en comprenant qu’il s’agit du totrane. L’un d’eux commente que Ces crapules se sont réfugiées là-bas et ont réactivé le phare des âmes avec l’énergie de la capsule de totranium. Ils ont compris que cette stratégie consiste à attirer l’attention du peuple sur une nouvelle religion. Un autre estime qu’ils sont diaboliques : En s’emparant de la cathédrale, ils vont tenter de raviver les anciennes superstitions, ils vont piéger la crédulité du peuple par sa soif d’irrationnel. Les évêques décident de faire donner l’armée, pour éteindre ce feu avant qu’il embrase toute l‘île. Alors qu’une dense colonne de gens du peuple se dirige vers les ruines de la cathédrale, un char emprunte la même route, tout en respectant les marcheurs. Le général dans la tourelle du char rappelle que leur objectif, c’est la capture du monstre et la récupération de la capsule de totrane. Les pèlerins s’agenouillent à la lisière de la cathédrale, puis quelques-uns s’aventurent à franchir la barrière lumineuse : la lumière les laisse passer. À leur tour, les militaires s’avancent et ils sont annihilés par la barrière lumineuse.


C’est reparti pour des aventures de haut vol, sans temps mort, avec une inventivité impressionnante, et une narration visuelle aussi lisible que sophistiquée. Les auteurs font montre d’une verve sans temps mort, et le lecteur se trouve pris par surprise à chaque scène, par des grands moments d’action. Il passe ainsi d’une course-poursuite avec des fuyards pourchassés par un hélicoptère, au péril de sables mouvants, puis il admire les capacités de mimétismes de Face de Lune confinant à la manifestation d’un véritable superpouvoir, une véritable randonnée dans de magnifiques canyons, la rencontre pacifique avec des fourmis géantes à carapace dure et mat, le déferlement d’une première vague encore plus gigantesque que dans le tome précédent emportant tout sur son passage, une séance de torture des plus insoutenables impliquant un testicule, l’avancée d’une colonne de chars, un homme commandant aux oiseaux, une chasse au cétacé en pleine mer, un individu dont les membres se détache spontanément de son corps comme d’affreuses mutilations, la fabrication de vitraux, la lévitation de la vierge, un immense élevage de volailles, un duel se terminant par l’un des combattants étouffé avec une poule, une deuxième vague digne du déluge, un tremblement de terre, des avions militaires furtifs, des résurrections à gogo, une crise d’épilepsie, etc.



Le lecteur se retrouve ainsi dans un film à grand spectacle, une superproduction au budget illimitée, ce qui est à la fois l’avantage de la bande dessinée, et aussi la preuve du talent du dessinateur. À aucun moment, le lecteur n’a l’impression de s’enfiler une suite de clichés visuels, ou d’images insipides et sans âme, prêtes à l’emploi. L’artiste avait déjà fait la preuve dans le premier tome de son degré d’investissement dans la conception des lieux, dans la cohérence de ce monde, entre l’architecture, les tenues vestimentaires, les véhicules et les accessoires. Ici, il réalise des planches et des séquences saisissantes. Le lecteur s’attend bien sûr à assister une nouvelle fois au spectacle de la vague gigantesque s’abattant avec fracas sur l’île : le phénomène se produit à trois reprises, un véritable tsunami avec cette masse d’eau levée au-dessus de la ville, de la cathédrale, et retombant de tout son poids, accompagnée par les pas de danse de Face de Lune, toujours aussi gracieux dans ses mouvements. En fonction de sa sensibilité, le lecteur sera plus impressionné par un moment ou un autre, plus ému aussi : les chasseurs éventrant un téohuacan (une sorte de baleine) avec leurs harpons, la magnificence des piliers de la cathédrale avec les plantes grimpantes intriquées autour, la forteresse en forme d’œuf, la séquence hallucinée du tourbillon de fragments de vitraux colorés autour de Borrado, le grand hall clos étouffant saturé de poules et de leurs plumes, le catafalque de la vierge emporté par les eaux, les mouettes volant en formation serrée pour porter un groupe de quatre humains dans une scène aussi onirique que mystique, l’horreur des sables mouvants, la tempête de sable, etc.


Porté par une narration visuelle magistrale et élégante, l’intrigue s’envole littéralement. Le temps est venu pour les héros de reconstruire la cathédrale qui avait été détruite. Les péripéties s’enchaînent avec un ton mêlant anticipation et conte : cette société vivant presque en autarcie, avec un gouvernement dictatorial, et un clergé tirant les ficelles en arrière-plan. D’un côté, le scénariste semble se laisser guider par la dynamique du récit, s’autorisant des facilités, et oubliant ce dont il n’a plus l’utilité en cours de route. Par exemple, Borrado fait montre de talents insoupçonnés, quasiment des superpouvoirs dans cela sert l’avancée du récit : capacité de mimétisme allant jusqu’à une métamorphose physique, possibilité d’être mutilé allant jusqu’à la perte de membres, une forme de télépathie lui permettant de s’exprimer par la bouche d’une autre ou de faire s’exprimer des traumas profondément refoulés chez autrui. Jusqu’à ce moment presque délirant où ses bras s’allongent jusqu’à devenir une sorte de corde de plusieurs mètres qu’il lance vers un compagnon de route en train de s’enfoncer dans des sables mouvants. D’un autre côté, l’auteur laisse de côté le personnage du chef-cuisinier Tatoum Benayoum, alors qu’il semblait destiné dans le premier tome à rejoindre la petite troupe accompagnant de Face de Lune.



Jodorowsky répond à l’attente de ses admirateurs, en mode presque autocaricatural. C’est sans surprise que le lecteur retrouve sa propension à faire souffrir ses personnages par des traumatismes physiques ou psychiques, comme l’ablation d’un testicule lors d’une séance de torture, la révélation d’un inceste, la force de la spiritualité permettant de modeler la réalité. Il met également en scène le concept des quatre éléments composant la matière, à la fois de manière littérale (la terre pour bâtir la cathédrale, l’eau des vagues gigantesques, le feu irradiant du totrane, l’air traversé par les mouettes), à la fois de manière métaphorique avec des personnages incarnant ces éléments Borrado pour l’air, Séraphino pour la terre, Louzbel pour le feu, Isha pour l’eau. Il met en scène une variation d’autres thèmes qui lui sont chers comme la subversion de la foi, la science sans conscience, et la présence de la langue du divin forcément inaccessible au commun des mortels, incompréhensible et déformée par voie de conséquence.


Comme l’évoquait le dossier du premier tome, les auteurs continuent également de sonder les éléments mythologiques et symboliques de la foi catholique. Ils évoquent plusieurs des caractéristiques symboliques des cathédrales, à commencer par le fait que cette structure peut être aussi bien lue comme un mouvement descendant des Cieux venant toucher la terre et les mortels, qu’un mouvement ascendant accompagnant les âmes vers le Ciel, dans une élévation finale. L’attention du lecteur peut également être attirée par un nom ou deux. En particulier celui du gardien des ruines de la cathédrale : Bézaléel, une déformation de Béséléel, personnage biblique du livre de l’Exode, architecte en chef du tabernacle. Et aussi dans ce second tome, Abhavah, une femme sorcière dont le nom hébreu évoque à la fois le désir et la calamité, avec les nuances de mal, perte, malice, méchanceté, ravages, méchants, avidité. D’autres symboles sont plus immédiatement accessibles comme la pierre de faîte (titre de la dernière partie), ou l’église comme sanctuaire. Comme le conclut Antoine Maurel dans le dossier de début : Boucq & Jodorowsky ont érigé un réseau symbolique complexe, aux résonances universelles.


Quelle aventure ! Spectaculaire à souhait, avec des rebondissements et des situations typiques des récits à haute teneur en action, avec des visuels à couper le souffle, et une narration visuelle en tension montrant des moments incroyables et mémorables. Une ambition mariant divertissement, évocation de symboles de la religion catholique, thèmes récurrents du scénariste (à commencer par les quatre éléments), et mysticisme catholique exprimé à la fois par la cathédrale, les vagues dignes du déluge, les résurrections, la vierge, et bien d’autres composantes. Un sacré voyage spirituel.



mardi 25 novembre 2025

Mediator, un crime chimiquement pur

Depuis 1987, ils voient arriver un nombre croissant d’HTAP qui ont toutes pris le comprimé miracle.


Ce tome constitue une histoire indépendante de toute autre qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Éric Giacometti & Irène Frachon pour le scénario, et par François Duprat pour les dessins, par Paul Bona pour les couleurs. Il comporte cent-quatre-vingt-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec un texte introductif de deux pages, rédigé par les scénaristes, évoquant leur rôle dans cette affaire, et leurs objectifs : Témoigner de la souffrance indicible des victimes, mettre en lumière le rôle de Jacques Servier, le poids de ses réseaux, de son entregent, de sa gestion paranoïaque et mégalomane de sa maison. Ils expliquent que toutes leurs sources sont vérifiables, les milliers de pages des actes du procès au pénal, ainsi que les récits précis des victimes et d’Irène, les ouvrages écrits par Servier lui-même, etc. L’ouvrage se termine avec la liste des victimes et malades de la norenfluramine, la présentation de la pétition pour retirer à Jacques Servier et à titre posthume la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur. Puis viennent un schéma présentant la chronologie d’un scandale sanitaire qui dure depuis soixante ans, la copie de l’ordre écrit de dissimuler, la formule de la molécule tueuse, quelques chiffres à propos des victimes du Mediator, ainsi que le destin des autres médicaments de Servier.


Histoire de Pascale : une mort d’apparence inexpliquée. Lisa est réveillée en pleine par un cri de sa mère Pascale à l’étage. Son père lui dit qu’il est en train d’appeler les secours. La jeune femme décède avant l’arrivée des pompiers qui ne peuvent la réanimer. Certificat du médecin légiste : Pascale, 51 ans, est décédée d’une insuffisance cardiaque aiguë, cause inconnue. Sur sa table de chevet : une boîte de Mediator.



Partie un : alerte à Brest ! Corsen, dans le pays de Brest, en février 2007, la famille Frachon se détend sur une plage. Irène lit un ouvrage intitulé : Maigrir, l’arme absolue. Elle estime qu’elle a cinq kilos de trop. Elle ajoute à destination de son mari, que le lendemain elle voit une patiente qui en pèse cent-trente. Le lendemain à l’hôpital de la Cavale Blanche à Brest, la docteure indique à une infirmière qu’elle monte voir une patiente HTAP envoyée par les collègues de Saint-Brieu. Depuis qu’ils sont labellisés Centre de compétence régional, les autres hôpitaux les leur adressent. L’avatar d’Hippocrate intervient pour expliciter l’appellation HTAP : C’est un acronyme qui désigne une sale maladie. HTAP veut dire HyperTension Artérielle Pulmonaire. En clair, le calibre des artères pulmonaires se rétrécit. Le cœur pousse plus fort et augment la pression pulmonaire. Une maladie rare, quelques cas par million d’habitants, mais mortelle par épuisement du cœur. Irène rentre dans la chambre de Joëlle, 52 ans, hospitalisée en pneumologie. Elle lui demande si elle suit un traitement particulier. La patiente désigne de l’index sa table de chevet : elle a un tas de médicaments, elle les a apportés avec elle. Irène remarque immédiatement une boîte de Mediator. Joëlle lui explique qu’elle le prend pour son diabète. Irène lui indique de le mettre de côté.


Un ouvrage sérieux et crédible : Irène Frachon, la coscénariste, est la lanceuse d’alerte dont les actions ont initié le scandale du Mediator. Il s’agit d’une affaire sanitaire et judiciaire ayant causé la mort de 1.500 à 2.100 personnes en France suite à la prise de ce médicament, concernant les personnes victimes de la prise de benfluorex, commercialisé sous le nom de Mediator par les laboratoires Servier de 1976 à 2009, sans compter celles qui souffrent des conséquences des effets secondaires. Elle est également docteure en médecine, spécialisée en pneumologie. Le lecteur sait donc qu’il s’agit d’un ouvrage à charge, d’autant plus que les laboratoires Servier ont été condamnés en appel en décembre 2023 à une amende de 8,75 millions d’euros, et condamnés en plus pour escroquerie, raison pour laquelle ils doivent rembourser aux organismes sociaux et mutuelles 415 millions d'euros. Éric Giacometti avait travaillé sur l’affaire de santé publique concernant l’Isoméride quelques années plus tôt quand il était journaliste au Parisien. En outre, les auteurs mettent en scène un avatar d’Hippocrate qui vient exposer des éléments d’information nécessaires : sur les laboratoires Servier, sur Jacques Servier (1922-2014) lui-même, sur la valvulopathie, les amphétamines, le Redux, l’Afssaps, l’étude cas-témoin, etc.



Rapidement, les inquiétudes du lecteur disparaissent : la lecture s’avère facile et agréable, sans rien sacrifier à la rigueur et à la précision. Tout en ayant conscience de connaître la fin de l’histoire, il éprouve de l’admiration pour la lanceuse d’alerte, s’inquiète pour elle, prend les revers de plein fouet comme elle (quand elle se heurte à la puissance des laboratoires Servier représentés par des avocats compétents à leur solde), et s’indigne, voire s’insurge, devant les différentes formes d’injustice. Les victimes de ces deux médicaments bien sûr (Isomérie, Mediator), la manipulation orientée des faits par les laboratoires Servier, la faiblesse des pouvoirs publics face à la puissance économique de cette firme, l’efficacité du lobbying favorisant la collusion d’intérêts entre les laboratoires et quelques politiques dont un président de la République très reconnaissant. Le récit prend la forme d’une véritable aventure d’un individu contre une puissance écrasante, un combat disproportionné pour, littéralement, sauver des vies humaines, pour faire cesser la diffusion d’un poison (Norfenfluramine, nom de code S585) trouvant sa source au XIXe siècle et largement employé par les gouvernements durant la seconde guerre mondiale. Malheureusement, cela ne relève pas d’une fumeuse théorie du complot créée pour son potentiel divertissant.


Dès le début, cet ouvrage se lit comme une vraie bande dessinée : les quatre pages montrant la mort inexpliquée de Pascale avec le présage de la présence de cette boîte de Mediator. Puis la docteure Frachon se rend au chevet d’une de ses patientes et la questionne sur ses différents traitements. Les auteurs ont bien pris soin d’écrire pour ce média, par opposition à un texte tout prêt confié à un dessinateur, avec bonne chance à lui pour imaginer des dessins qui ne soient pas redondants avec le texte. Ainsi le lecteur découvre des séquences sur plusieurs cases ou plusieurs pages : outre la visite à la malade Joëlle, un cambriolage nocturne dans le Montreal Jewish General Hospital, une scène de réception dans l’hôtel particulier de Servier à Neuilly, la première présentation, très décevante, de la docteure devant un petit groupe de travail de l’AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé), un atroce face à face entre la docteure et ses compagnons d’alerte devant l’équipe de pharmacovigilance de Servier avec les avocats de la firme, le malaise de Cathy lors de l’ascension du mont Sinaï, etc.



Les dessins appartiennent à un registre réaliste et descriptif, avec un degré de simplification significatif, qui les rend immédiatement lisible. La majorité des personnages apparaissent sympathiques, et normaux, à quelques exceptions près comme Jacques Servier lui-même, ou l’avocate maître Nathalie Carrère. Le lecteur se rend compte de la qualité de la narration visuelle en constatant que l’artiste sait rendre visuellement intéressant la docteure en train de faire des recherches sur ordinateur, action pourtant peu dynamique. Tout du long de l’ouvrage, le dessinateur met en œuvre des constructions et des outils graphiques très diversifiés, s’adaptant à chaque propos. Il sait utiliser des représentations anatomiques en les simplifiant sans les dénaturer (par exemple pour expliquer l’HTAP). Il s’amuse avec Hippocrate qui ouvre un livre duquel sort une licorne et une sorcière. Parmi les multiples idées visuelles : les différents sites de Servier comme des cartes postales (Tiansin, Maroc, Jacarepagua, Sopayno), Éric Giacometti faisant son entrée en scène en ouvrant un rideau de théâtre, la représentation spatiale de la molécule d’amphétamine, le médecin de la Sécu au milieu d’une pièce dont les murs sont tapissés d’écrans d’ordinateur, sans parler des accessoires de Jacques Servier en fonction de la situation comme un casque militaire ou une batte de baseball.


La lecture s’avère donc facile et agréable, souvent ludique, les auteurs suivant une narration chronologique, avec des apartés ou des développements en fonction des informations nécessaires. Le lecteur revit le parcours de la lanceuse d’alerte avec le bénéfice de la connaissance de l’issue de l’affaire. Il peut ainsi mieux mesurer le rapport de force disproportionné entre elle et la firme Servier, les risques pris et les doutes tout naturels, l’inertie des structures, que ce soit du fait de leur faible effectif, des doutes et des précautions légitimes ou non, des enjeux économiques, de l’efficacité professionnelle des équipes des laboratoires Servier qui allouent un budget et des moyens à la hauteur des enjeux financiers pour eux. Il se retrouve partagé entre l’admiration pour les médecins compétents, les journalistes efficaces, et l’horreur du peu de cas qui est fait des vies humaines en jeu dans l’inertie des réactions. Ce témoignage de première main est aussi admirable pour l’engagement des personnes concernées, qu’édifiant quant au parcours du combattant à traverser, et une démonstration exemplaire de ce que valent les vies humaines face au profit.


L’affaire du Mediator : le lecteur peut appréhender un ouvrage aride et compliqué, il découvre une histoire prenante et passionnante, facile d’accès. Il sait qu’il bénéficie d’un témoignage de première main, celui de la lanceuse d’alerte elle-même. La narration visuelle s’avère inventive et au service du récit, efficace et diversifiée. Les auteurs présentent clairement l’ampleur de l’escroquerie criminelle perpétrée par les laboratoires Servier et son propriétaire. Éclairant.



lundi 24 novembre 2025

Libres d'obéir

Toute la vie ne passe pas par les mécanismes de la sélection naturelle.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, ne nécessitant pas de connaissances préalables. Son édition originale date de 2025. Il s’agit de l’adaptation en bande dessinée d’un livre du même nom de Johann Chapoutot, publié en 2020, adapté par Philippe Girard. Il comprend cent-trente-deux pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une préface de de deux pages de l’écrivain, évoquant : Des techno-suprémacistes imbus de racisme, d’antisémitisme et darwinisme social qui fantasment l’oligarchie de la tech et du dollar, poussent les feux de la production jusqu’à la dévastation, assumée là encore, et réservent quelques sièges chèrement payés dans des fusées pour Mars […] Puis vient un glossaire recensant douze termes allemands, allant de Bewegung (mouvement) à Volkskörper (corps du peuple), en passant par Menschenführung (leadership) et Menschenmaterial (matériau humain), et en les replaçant dans le contexte de l’idéologie du troisième Reich.


Florence est en entretien avec Jean-Yves Roulx, son manager chez Appal. Il lui rappelle comment fonctionne l’entreprise : Chez Appal, le mot d’ordre, c’est l’action. Il continue : chaque jour l’entreprise prend des décisions rapides, sans que ses employés se perdent en bavardages inutiles. En tant que gestionnaire, sa devise est : À bas les scrupules bureaucratiques ! C’est la guerre ! Seuls les employés les plus performants réussiront à faire leur place ! Ha ! Ha ! Ha ! L’expérience du terrain lui a appris que les vrais gagnants agissent sans perdre de temps, sans demander de moyens supplémentaires, ils s’imposent face aux perdants qui, eux, paient le prix fort pour leurs défaillances et leur infériorité ! Il poursuit du même ton assuré et péremptoire : Le monde est une arène ! Toutes les espèces se livrent un combat à mort pour survivre ! C’est du darwinisme à l’état pur ! Il conclut : Il faut faire plus avec moins et optimiser chaque dollar investi, le bon côté c’est que Florence est libre d’employer la stratégie de son choix pour atteindre les objectifs de sa mission, avec de la flexibilité elle maximisera ses performances.



Florence parle à sa meilleure amie du malaise qu’a généré ces propos en elle. Sa copine lui parle de Reinhard Höhn. Ce dernier est le père de la doctrine de la philosophie managériale non autoritaire où l’employé consent à son sort dans un espace de liberté. Selon lui, c’est le nec plus ultra de la liberté d’action. Après la défaite de la Grande Guerre (1914-1918), la situation économique de l’Allemagne est critique : armistice humiliant, pénuries, chômage, hyperinflation, grèves, soulèvements, monnaie dévaluée… Pendant une décennie, des réformes sont instaurées pour redresser l’économie. En 1929, le Krach boursier provoque une inflation galopante qui entraîne une panique bancaire. Le gouvernement décide d’adopter une politique de déflation : baisse des salaires, des loyers et des prix à la consommation, réduction des allocations de chômage, augmentation des impôts. Ces mesures déplaisent au patronat.


Dans l’introduction, l’auteur de l’essai original loue l’art du dessinateur qui consiste à aider le dévoilement de cette réalité managériale par son intelligence du trait, du scénario et de la mise en situation, ce dont il lui sait gré. Ainsi informé, le lecteur prend conscience qu’il va lire un ouvrage didactique à charge. Sur la base d’une thèse clairement affichée : l’incidence des théories de Reinhard Höhn (1904-2000) sur la gestion de l’État, appliquée au management et comment leur influence perdure à ce jour. Cela se ressent de deux manières. La première réside dans le fait qu’il s’agit d’un ouvrage à charge, présentant et défendant une thèse, par opposition à un ouvrage analytique qui présenterait une étude complète sur le sujet, avec les arguments pour et les arguments contre. L’auteur est un historien spécialiste d'histoire contemporaine, des fascismes et du nazisme et de l'Allemagne. Il évoque dans son introduction que l’écho du livre (paru en 2020) fut indissociable du procès des cadres de France Télécom, ce maillon intermédiaire entre un service public (les PTT) et une entreprise pleinement assujettie aux lois du profit (Orange), avec tout ce que cela impliquait de modernisation et de management. Plus loin, il ajoute que cinq ans plus tard les oppositions ont sans doute été dissipées par les saluts hitlériens en mondovision à Washington.



La deuxième manière dont l’origine de l’ouvrage apparaît dans cette bande dessinée réside dans sa forme même. L’artiste et adaptateur se retrouve à réaliser des dessins qui viennent illustrer un propos souvent théorique, c’est-à-dire à trouver des visuels venant enrichir l’idée développée, ou simplement servir d’image pour assurer la continuité de la forme de bande dessinée. Philippe Girard a bien effectué un travail d’adaptation, revoyant la forme de l’essai pour montrer le plus possible de son propos. Il introduit donc deux jeunes femmes, peut-être trentenaires, ayant déjà une expérience professionnelle. L’une travaille pour Appal, vraisemblablement un clin d’œil à Apple et France Télécom, l’autre rappelant qu’elle a fait un burn-out il y a trois ans. L’artiste opte pour un registre visuel de type réaliste et descriptif, avec un degré de simplification significatif, rendant les dessins immédiatement lisibles et éloignés d’un registre de type photoréaliste. Cet ajout permet de faire le lien pour le lecteur avec le discours de certains managers enjoués employant des termes comme flexibilité & souplesse, force du mouvement, collaborateurs égaux, famille, rendement de chaque euro qui doit être optimal, sous oublier le Happiness manager et son programme Pleine Conscience (l’occasion d’être heureux au travail par l’atteinte de ses objectifs). Pour autant, la représentation de chaque personnage reste dans une tonalité réaliste, sans romantisme ou diabolisation visuelle.


Les discussions entre les deux amies permettent également à celle qui a fondé sa propre entreprise à taille humaine d’exposer à Florence la biographie de Reinhard Höhn et de lui exposer ses idées. L’ouvrage compose d’un prologue et d’un épilogue, chacun consacré aux deux amies, et de sept chapitres intitulés : Penser l’administration du grand Reich, En finir avec l’État, La liberté germanique, Manager la ressource humaine, L’Akademie für Führungskräfte, L’art de la guerre, La liberté d’obéir l’obligation de réussir. Au cours de ces chapitres, le dessinateur est amené à représenter des événements historiques, des personnages historiques, et des idées. Pour la reconstitution historique, le lecteur reconnait aisément la porte de Brandebourg, l’incendie du Reichstag en 1933, la tour Eiffel, les uniformes militaires allemands de la seconde guerre mondiale, la Ford T, la Volkswagen (future Coccinelle), etc. Il voit aussi apparaître les personnages historiques : Höhn (qu’il ne connaissait pas forcément), Adolf Hitler (1889-1945), plusieurs juristes, politiciens et hauts fonctionnaires comme Wilhelm Stuckart (1902-1953), Walter Labs (1910-1988), Herbert Backe (1896-1947), Hans Globke (1898-1973), Werner Best (1903-1989), Reinhard Höhn (1904-2000), etc. Et aussi Louis XIV (1638-1715), Georg Wilhelm Friedrich Heigel (1770-1831), Joseph Staline (1878-1953), Gerhard von Scharnhorst (1755-1813), ou encore Napoléon Bonaparte (1769-1821).



L’auteur effectue une mise en image plus conceptuelle pour les idées et les théories exposées. Il a recours à des éléments visuels relevant pour certains d’une iconographie, évoquant des concepts. Par exemple : l’aigle allemand pour le nazisme, les menottes, le pistolet, la cravache et le coup de poing américain pour la répression policière, l’étoile de David pour l’extermination des Juifs, le salut bras tendu pour l’obédience au Führer, la veste rayée pour les camps de concentration et d’extermination, le maillet et la plaque pour la Justice, des logos de marque pour des entreprises, le poing fermé levé devenu lui aussi un logo pour le socialisme, la faucille et le marteau pour le communisme, etc. Par ces dispositifs, l’artiste apporte un point d’ancrage visuel pour le lecteur, en utilisant leur charge conceptuelle. Le lecteur se rend compte qu’il retrouve certaines de ces images régulièrement, ce qui a pour effet à la fois de les charger de nuances différentes les enrichissant ainsi, et de créer un écho visuel qui a pour effet de rapprocher deux développements.


En fonction de sa familiarité avec les méthodes de management, soit directement, soit sous forme d’acculturation, le lecteur ressent avec une acuité plus ou moins forte les rapprochements opérés par les auteurs. Il ne peut que reconnaître des techniques utilisées en entreprise par certains responsables hiérarchiques, et certains de mode de fonctionnement de nature systémique. L’exposé lui permet de percevoir comment fonctionnent ces mécanismes et en quoi il est possible d’y reconnaitre les idées de Reinhard Höhn. À certains moments, il peut également s’interroger sur des rapprochements moins évidents comme la création d’agences au sein de l’État pour affaiblir son pouvoir, ou d’autres sources de techniques de management, provenant de différentes cultures, différentes régions du monde.


Adapter un essai en bande dessinée constitue un véritable défi, pour aboutir à un ouvrage utilisant les techniques de ce média, sans dénaturer ou alléger le propos initial et la profondeur de réflexion. Le bédéaste a réalisé un vrai travail d’adaptation, introduisant des personnages pour l’époque contemporaine, réalisant une reconstitution historique solide, mettant à profit les possibilités visuelles pour exposer et relier les concepts entre eux. Enrichissant et éclairants.



jeudi 20 novembre 2025

Complainte des landes perdues Cycle 4 T04 Lady O'Mara

À qui se méfie de tout le monde, il est toujours donné un traître à châtier.


Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 3 – La folie Seamus (2023). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993.


Il était tôt au matin mais déjà la rumeur se répandait : Sioban était de retour ! Elle avait demandé à être reçue par sa mère Lady O’Mara. Les nouvelles semblaient de mauvais augure, il était dit que certains clans se rebellaient contre l’autorité des Loups blancs, la famille de Sioban. La mère et la fille discutent ensemble. Lady O’Mara explique à Sioban que sa cousine Aylissa a pris la tête de la révolte, une Sudenne comme elles. La fille répond que sa cousine est très belle, très douce, qu’elle charme les hommes sans jamais s’attarder, elle reste légère même lorsqu’elle frappe à mort. Elle est dangereuse, comme tout ce qui séduit, l’envoûtement du venin. Et sa cousine est séduisante, même si une méchante blessure l’a marquée au visage. Dans sa salle de trône seigneurial, Aylissa reçoit une dizaine de chefs de clan. Ils lui expliquent qu’attaquer les Sudenne, sa famille, leur semble prématuré. Même s’ils sont déjà nombreux, ils ont encore besoin de temps pour s’organiser avant de… Elle interrompt son interlocuteur : est-ce que ses droits au trône ne leur semblent pas assez légitimes ? Il faut qu’ils frappent !



Lord Henry Gerfaut intervient dans la discussion : il estime que les craintes des chefs de clan sont justifiées, ils désirent tous que les couleurs d’Aylissa remportent un succès éclatant. Mais pour cela ils doivent mettre toutes les chances de leur côté. Il continue : certaines forces dorment qui appartiennent à l’histoire de cette île. Qui sait ce qu’elles pourraient révéler s’ils leur prêtaient plus d’attention. Il y a parfois dans l’ombre des mouvements qui ne demandent qu’à resurgir. Un autre chef intervient souhaitant savoir de quelles forces il parle, et Lord Henry répond qu’il ne peut préciser ses pensées qu’à la reine seule. Ce qu’il fait une fois qu’ils se retrouvent tous les deux seuls à l’extérieur. Après qu’ils se soient éloignés hors de portée des oreilles indiscrètes, il demande à la jeune femme si elle a entendu parler d’une étrange sculpture qui remonte, d’après certains documents, aux temps où les Moriganes régnaient sur l’Eruin Dulea. Elle représente celle que l’on nomme la Bien-Aimée. Elle paraît inaltérable. Les éléments et le temps ne semblent pas avoir de prise sur sa réelle beauté. D’après ce que racontait sa tante, il s’agirait d’une Morigane.


Après les événements du tome précédent, le lecteur se doutait bien que les deux cousines ne risquaient pas de se rabibocher, mais de là à imaginer l’ampleur de la discorde… L’intrigue continue de mêler lutte de clans et de seigneurs, histoire familiale et mythologie propre à la série. Dans les tomes précédents, les auteurs ont su faire exister Aylissa comme personnage autonome. Pourtant, elle partait avec une apparence de collection de clichés, peut-être un tantinet sexistes (ça se discute) : une jolie jeune femme blonde, pas farouche, couchant sans vergogne avec de beaux mâles pour son intérêt personnel, usant de ses charmes jusqu’à l’exhibitionnisme, n’hésitant pas à éliminer le beau mâle après avoir obtenu de lui ce qu’elle voulait, service ou bribe de pouvoir. Une belle preuve de leurs talents de conteurs d’avoir su en faire un être humain cohérent, avec des motivations crédibles (la soif du pouvoir, une forme de revanche), une absence d’empathie confinant à la sociopathie. Au travers de ses actions, le lecteur a pu observer son incapacité de se conformer aux normes sociales qui déterminent les comportements légaux, sa tendance à tromper pour son profit personnel et aussi par plaisir, son mépris inconsidéré pour la sécurité des autres, son absence totale de remords. Elle sait parfaitement ce qu’elle veut, et elle est prête à user de tous les moyens à sa disposition. Elle le dit sans ambages à Henry Gerfaut quand il lui demande si elle a déjà fait usage de sorcellerie, en lui répondant qu’elle n’est qu’une pauvre femme, il lui faut bien chercher quelques avantages là où ils se trouvent. Elle en fait encore la preuve en acte en violant de manière abject un homme ayant fait vœu de chasteté. Une séquence crédible et répugnante où elle utilise son corps comme un outil qu’elle maîtrise à la perfection, en sachant pertinemment qu’elle souille et avilie sa victime. Le lecteur est le témoin impuissant de cet acte, tout comme les hommes de la troupe d’Aylissa ne résistant pas à la pulsion de se rincer l’œil, ce qui déchaîne une violence animale répugnante.



Face à cet individu sans scrupule, l’union fait la force entre Lady O’Mara, Sioban et Seamus. Le lecteur éprouve tout de suite un vrai plaisir à les retrouver, se souvenant des souffrances endurées par la première dans le cycle Sioban, voyant en la seconde la vraie héroïne tout en se souvenant qu’elle n’est pas parfaite, que le mal est au cœur du bien. À nouveau, le lecteur observe que les héroïnes ou les personnages principaux féminins se ressemblent un peu sur le plan physique, ce qui est cohérent avec le fait qu’elles soient parentes, même cheveux lisses pour Lady O’Mara et Sioban que pour Aylissa, même blondeur pour les deux premières (rehaussée de discrètes nuances par la coloriste), alors que les cheveux de la troisième sont déjà blancs. Il peut également apprécier leur changement de tenue d’une situation à une autre, non pas pour faire étalage de leur garde-robe respective, mais en adéquation avec leurs activités, avec des textures aussi discrètement apportées par les couleurs, entre robes et tuniques avec pantalons. Il remarque qu’il porte une même attention aux autres tenues vestimentaires y compris masculines et aux accessoires : cottes de maille et pièces d’armure, casques et chaussures, armes et boucliers, capes de différentes formes, bure, couronne fleurie de la mariée, longue robe avec col en fourrure pour le seigneur de Levonn, etc.


Le soin tant visuel que comportemental apporté à chaque personnage le fait exister et rend les querelles, les inimités et la haine franche palpables et habitées. La tragédie familiale qui se joue concerne de vrais êtres humains, avec chacun leur caractère, leurs valeurs et leur histoire personnelle. Le lecteur assiste aux intrigues, aux stratégies et aux coups bas, conscient des risques encourus par chacun, des enjeux, et des conséquences recherchées ou à craindre. Les auteurs montrent ainsi ces intrigues de palais, ces alliances de circonstances, et ces trahisons. Grâce à la mise en scène variée et aux plans de prise de vue élaborés, ils immergent le lecteur dans une salle où les chefs de clans écoutent debout avec respect une jeune femme assise, dans les chemins et rues du château fort avec son dallage et ses épais murs de pierre, dans des grandes étendues herbeuses sur des falaises en bordure de mer, en forêt, dans un grand camp de tentes, dans le sinistre château de lord Levonn, etc. À nouveau, il peut apprécier l’attention discrète portée aux détails en fond de case : un anneau dans une borne pour passer la longe de sa monture, les roues pleines en bois d’une charrette, des toits en chaume, un lourd présentoir supportant un livre massif à la lourde reliure, les ferrures des portes, les porte-bougies, les présentoirs des armes dans la salle d’armes, la paille au sol d’une hutte, etc.



Le lecteur retrouve avec plaisir les éléments de la mythologie spécifique à la série. Pas tous, car le fitchell n’apparaît pas dans ce tome. En revanche, il prend grand plaisir à voir que la statue de la jeune femme nue évoquée dans le cycle des Moriganes prend ici tout son sens. Cette sculpture livre son secret, au cœur de la série, littéralement un morceau de la complainte des landes perdues, dans un moment de destruction inattendu. Le scénariste va également jusqu’à évoquer l’arrivée de la première Morigane sur les terres de l’Eruin Dulea, mentionnant un personnage clé portant le nom de Lord Vivien, un seigneur qui avait aimé une Morigane. Il introduit un nouveau personnage féminin nommé Sedra Langg ayant un passé en commun avec Seamus, et… Le lecteur se demandait ce qu’il était advenu du petit frère de Sioban, Wulff ; il le voit réapparaitre, maintenant âgé de treize ans. Plusieurs pièces du puzzle semblent s’assembler pour commencer à former une image plus claire de l’histoire de ce territoire. Dans le même temps, le thème principal de la série alimente toujours la dynamique de l’intrigue : l’amour au cœur du mal, et le mal au cœur de l’amour. Les auteurs continuent de jouer avec cette dualité opposant amour et haine chez les individus, dépassant la dichotomie : le mal pouvant être la source de choses positives, et le bien de choses négatives. Alors que le dénouement de ce cycle approche, tout reste possible, y compris le fait que cette présence d’une force au sein de son contraire alimente un mouvement perpétuel.


La bonne Sioban saura-t-elle triompher des machinations de la méchante Aylissa ? L’antagonisme qui les oppose entraîne d’autres personnes dans cette confrontation destructrice, dans un monde médiéval teinté d’éléments fantastiques. Dessinateur, coloriste et scénariste font exister ce monde et ces personnages avec consistance et plausibilité, entre tragédies et drames, bien au-delà d’une simple dualité entre bien et mal.



mercredi 19 novembre 2025

Kivu

Il y a sur Terre des millions de gens qui s’habituent à l’abjection quand ils y trouvent leur intérêt.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, ne nécessitant pas de connaissance préalable sur le sujet. Son édition originale date de 2018. Il a été réalisé par Jean van Hamme pour le scénario, et par Christophe Simon pour les dessins, avec une mise en couleurs réalisée par Alexandre Carpentier. Il comprend soixante-et-une pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une préface de Colette Braeckman (journaliste au quotidien Le Soir, spécialisée dans l’actualité africaine), de cinq pages, agrémentée de photographies, intitulée : Congo le dessin est aussi, un cri, pour déchirer l’empire du silence. Elle évoque la figure emblématique du docteur Denis Mukwege, les interventions du docteur Guy-Bernard Cadière à l’hôpital de Panzi, les atrocités commises au Congo à l’époque du roi Léopold II, la nature du coltan et son importance vitale dans les nouvelles technologies, l’exploitation des ressources du bassin du Congo depuis sa découverte par Henry Morton Stanley (1841-1904), l’assassinat de Patrice Lumumba (1925-1961) et la mise en place de Mobutu Sese Seko (1930-1997), et l’augmentation de l’exploitation des ressources sous le gouvernement de Joseph Kabila Kabange (1971-).



Dans la province du Sud-Kivu, à l’est de la République Démocratique du Congo, deux heures après le lever du soleil, le colonel Ernest Malumba explique aux membres de son commando ce qu’il attend d’eux, adultes comme pré-adolescents : un atroce massacre sans pitié. Non loin de là, Jérémie Kizongo et sa sœur Violette, douze ans, entendent les hurlements qui en résultent. Le garçon comprend que ce sont les Interahamwe qui attaquent le village. Ils s’en approchent tout en se cachant dans la végétation : ils peuvent voir les cahutes en flammes. Malheureusement, ils sont capturés par deux très jeunes soldats. L’un d’eux s’apprête à violer la jeune fille. Ils sont interrompus par le colonel lui-même qui explique qu’il ne faut pas l’abîmer car il pourra la vendre au Libanais pour cinq cents dollars. Les deux soldats s’en vont en courant, et Malumba s’apprête à violer lui-même Violette. Ainsi occupé, il ne s’aperçoit pas que Jérémie a ramassé une machette, qu’il enfonce dans le dos de l’agresseur, le tuant. Les deux enfants s’enfuient.


Deux jours plus tard, dans une capitale occidentale, au siège de la multinationale Metalurco, le président directeur général reçoit le jeune ingénieur François Daans dans son bureau. Le PDG entame l’entretien en rappelant le nom de son employé, qu’il est belge, célibataire, âgé de vingt-huit ans, quadrilingue et sorti ingénieur des Mines de l’ULB avec grande distinction. Il continue : Daans travaille pour l’entreprise depuis trois ans, au département marketing pour le Benelux. D’après ses supérieurs, il y a fait de l’excellent travail, mais il paraît qu’il s’y ennuie un peu. Le président explique que c’est la raison pour laquelle il l’a fait venir, car il a une mission à lui confier. Mais avant, il souhaite que l’ingénieur lui dise ce qu’il sait du coltan.



Le lecteur peut être tiraillé entre plusieurs a priori à la découverte de cette bande dessinée : le plaisir de retrouver l’écriture du scénariste avec ses spécificités, plutôt rôdées dans des récits avec une dimension d’aventure plus ou moins prépondérante, et le sujet à la fois économique, politique et très dur quant au massacre des populations. Concernant cette deuxième caractéristique, elle est mise en scène dès la première page avec les abominables consignes du colonel évoquant femmes et gamines, violées et mutilées devant leur famille, hommes à partir de douze ans, faits prisonniers, mains coupées pour ceux qui résistent, bébés et vieillards brûlés dans leur cahute, morts ou vifs. Le lecteur en ressort violemment éprouvé, ne s’attendant pas à un tel degré de brutalité sadique, même si ces exactions horrifiques ne sont pas montrées. Par la suite, plusieurs personnages détaillent d’autres atrocités insoutenables qui sont le lot de la population : les modalités concrètes par lesquelles les différentes factions font régner la terreur, soit pour chasser les paysans des terres qui recèlent des ressources minières, soit pour faire exploiter les mines par des enfants, la corruption quasi généralisée, y compris au sein de la police et du gouvernement, le manque d’hôpital et d’établissement de soin, ainsi que de moyens humains et matériels, etc. Daans bénéficie d’une explication détaillée des mutilations faites aux femmes, la destruction sur leur colon, leur vagin et leur anus. Et il assiste à une opération de reconstruction par chirurgie laparoscopique, à nouveau sans image graphique.


Dans un premier temps, le lecteur se dit que ses a priori étaient fondés. Le scénariste crée un personnage principal intelligent, immédiatement révulsé par ce qu’il découvre, il est vrai que tout le monde le serait. Cet ingénieur devient un héros en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire : il démissionne et il décide de retrouver le jeune garçon disparu, après avoir pris en charge sa sœur… dans un pays qu’il ne connaît pas, avec la compréhension vague mais bien concrète qu’il met ainsi sa vie en danger. Fort heureusement, il peut bénéficier de l’aide d’un capitaine retraité Adam Songye, juste parce qu’il a une bonne tête. Encore mieux, cet ancien militaire a un fils qui manie les armes et qui n’a pas peur de s’en servir, que son père présente comme étant le plus grand guerrier du sud-Kivu. Il n’hésite d’ailleurs pas à faire usage d’une grenade pour faire exploser une jeep en déplacement. Il est également possible de mentionner la femme de ménage de l’hôtel au grand cœur, ou encore les méchants chefs militaires et rebelles tous avides de chair fraîche, c’est-à-dire de jeunes femmes, voire de jeunes filles, pour satisfaire leurs appétits sexuels à chaque instant. Et bien sûr le PDG, commanditaire de ces opérations, sait parfaitement ce qui se passe sur le terrain, le cautionne, l’encourage pour plus de profits, et ne cherche qu’à impliquer ce jeune cadre, de sorte à le rendre tout aussi coupable. C’est bon : le quota de clichés est rempli.



D’un autre côté, le dessinateur a fait ses classes dans le studio de Jacques Martin (1921-2010) pour qui il a illustré trois albums d’Alix (et un autre après le décès de son créateur), le tome deux de L’odyssée d’Alix, deux albums de la série Orion, deux albums de la série Lefranc. Le lecteur découvre des dessins dans une veine naturaliste, descriptive et réaliste, avec un très haut niveau de détails. L’artiste donne à voir de manière très documentée chaque lieu et chaque élément. Le lecteur peut ainsi prendre le temps de regarder les feuilles des arbres pour en déterminer leur essence, observer les cahutes des villages, ressentir le contraste entre la luxuriance de la forêt et la stérilité du bureau du PDG de Metalurco, voir les rues en terre de Bukavu, la différence de qualité des immeubles entre les beaux quartiers et le quartiers populaires, admirer la baie du lac Kivu, jauger du niveau de luxe de l’ameublement d’une des résidences du vice-gouverneur du sud-Kivu, visiter l’hôpital de Panzi, avoir un bref aperçu d’une mine, arriver dans un village qui est la proie des flammes. La mise en couleurs s’avère d’une grande qualité, nourrissant les formes détourées, sans jamais écraser les traits de contour, renforçant la sensation réaliste.


Tout du long du récit, y compris dans les quelques moments d’action, l’artiste reste dans un registre naturaliste, sans exagération dramatique, ou accentuation des mouvements pour un effet spectaculaire. Grâce à la narration visuelle, le récit s’apparente par moments à un reportage, avec des personnages qui expliquent en détail la situation politique ou économique. Le lecteur peut ainsi se fier à ce qui est montré en termes de tenues vestimentaires en particulier militaires ou paramilitaires, de véhicules, et bien sûr d’armes. Il apprécie particulièrement la sensibilité avec laquelle le dessinateur représente les moments de violence et de comportements abjects. Il n’y a aucune complaisance, ni aucun voyeurisme malsain dans ces pages : dans le même temps, les dessins indiquent clairement ce qui se passe, que ce soit une tentative de viol, une jeune fille renversée par une voiture, une tentative d’intimidation à coup de matraque, un corps tuméfié après avoir subi le troisième degré, etc. Le lecteur n’est pas pris en otage par les images, tout en ne pouvant pas ignorer les brutalités, et pire encore.



Le lecteur se retrouve ainsi dans cette région du monde, des environnements concrets et réalistes, à côtoyer des individus tout aussi plausibles et humains. Conscient de la nature de l’ouvrage, il accueille bien volontiers les phases d’exposition pour en apprendre plus sur ce pays, sur le coltan et la cassitérite, sur le docteur Denis Mukewege et l’hôpital de Panzi, sur les massacres insoutenables, et sur les conséquences des tortures barbares. Mine de rien, le scénariste sait intégrer de nombreuses facettes de la situation, la sensation initiale de manichéisme propre au récit d’aventure disparaissant progressivement, au fur et à mesure que le lecteur assimile l’ampleur des abominations, tellement énormes qu’elles ne peuvent qu’être relatées par étape. Après tant d’horreur, la conclusion du récit aborde un autre aspect de la situation, bien nécessaire au lecteur pour reprendre pied. Le dispositif narratif de l’aventure qui semblait convenu et en léger décalage apparaît alors comme adapté et constructif, entre colonne vertébrale permettant d’intégrer l’exposition des informations de type documentaire, et dynamique émotionnelle élégante.


Sous réserve d’avoir conscience de la nature du récit, une immersion dans une région de la République Démocratique du Congo dont les richesses minières attisent les convoitises d’exploiteurs de la pire espèce, le lecteur découvre une trame très classique d’aventure, permettant d’exposer les informations afférentes. La narration visuelle présente une grande rigueur et une grande richesse, rehaussant l’approche documentaire et réaliste. Au final, le lecteur apprécie d’avoir fait ce voyage avec un adulte idéaliste et téméraire, ce qui permet de mieux supporter la réalité des abominations et des exactions.



mardi 18 novembre 2025

Charlotte impératrice T04 60 ans de solitude

C’est toujours facile de juger, après.


Ce tome est le dernier d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 3 - Adios, Carlotta (2023) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-quatorze pages de bande dessinée.


Lors de la traversée de retour depuis le Mexique vers l’Europe, Charlotte est en train de vomir dans sa cabine, au rythme des fortes vagues. Quelques mois plus tard, la comtesse de Zichy témoigne devant trois hauts responsables : L’impératrice est restée cloîtrée dans sa cabine pendant l’essentiel de la traversée. Même lors de l’escale à Cuba, elle a refusé de descendre à terre. Les trois hommes lui posent des questions : À quoi s’occupait-elle ? Pendant la traversée a-t-elle paru perturbée ou agressive ? Ses propos étaient-ils incohérents ? A-t-elle montré des signes de démences, quels qu’ils soient ? La comtesse répond que l’impératrice travaillait. Elle relisait ses dossiers, prenait des notes, elle préparait ses arguments pour convaincre Napoléon III de sa tragique erreur. Elle mangeait peu car elle avait des nausées. Le mal de mer, sans doute. Mais dans l’ensemble, elle paraissait raisonnable. Maussade oui, mais pas folle.



Lors de ladite traversée, dans sa cabine, Charlotte de Belgique plaque ses mains sur ses oreilles : le vacarme lui est insupportable ! Un officier descend dans la salle des machines pour demander aux mécaniciens de diminuer le bruit des machines. À part couper les machines, ils ne voient pas bien comment faire. Il remonte dans la cabine et de l’impératrice, et il lui propose d’en matelasser les murs, ce qu’elle accepte. Charles de Bombelles et la comtesse de Zichy se doutent bien que sa majesté va au-devant de sérieuses désillusions, mais qui sont-ils pour la détromper. C’est après leur arrivée en France que les ennuis commencent. À Saint-Nazaire, l’accueil est lamentable : en guise de bienvenue, ces idiots de Français hissent le drapeau… du Pérou. Le maire se décide tout de même à monter à bord avec un bouquet de fleurs. Il l’offre à l’impératrice qui le prend et lui jette à la figure. Elle exige de savoir où sont les troupes censées lui rendre honneur. Le maire explique tant bien que mal qu’ils n’avaient pas reçu de consignes officielles des Tuileries, mais qu’ils ont tout arrangé : sa majesté sera logée à l’hôtel Bely, une maison de qualité où elle pourra faire un bon dîner et passer une nuit. Charlotte rétorque qu’elle ne veut pas passer la nuit ici, car elle est attendue à Paris par l’empereur. Hélas il n’y a pas de train pour Paris avant le lendemain. À l’hôtel, elle refuse l’invitation du maire à dîner et s’enferme dans sa chambre. Elle a reçu une lettre de son frère Philippe, comte de Flandre. Celui-ci lui conseille de sortir au plus vite de la fatale entreprise qu’est la couronne mexicaine, et de réfléchir au proverbe vieux comme le monde : Malheur aux vaincus. Surtout quand ces vaincus sont allés volontairement s’exposer à la défaite, et cela sans la récompense d’un vrai devoir accompli.


Bon, c’est sûr que ça ne va pas être la joie ce tome, même si le lecteur ne dispose pas de connaissances historiques. Il n’y a qu’à regarder la couverture, ou à lire les premières pages pour le comprendre. Charlotte a basculé de l’autre côté. Cela peut sembler un peu étrange de prime abord. Les tomes précédents racontaient l’histoire de son point de vue, depuis sa rencontre avec Maximilien de Habsbourg-Lorraine (1832-1867), jusqu’à sa gouvernance en tant qu’impératrice du Mexique, avec une ligne politique tout à fait admirable. Certes, le lecteur avait assisté à l’événement traumatique du décès de Louise d'Orléans (1812-1850), ainsi qu’au retour de son mari empereur du Mexique ayant tenté de la ravaler au statut d’épouse destinée à lui donner une descendance. Toutefois, il n’avait pas forcément mesuré la portée de la maxime énoncée dans le premier tome : Lourde est la tête qui porte la couronne. Au cours de ce tome, un personnage fait également remarquer que : C’est toujours facile de juger, après. Enfin, même en sachant que les auteurs ont librement mélangé les incidents authentiques, les suppositions et l’invention pure, la découverte du destin de Charlotte n’en reste pas moins éprouvante.



Le lecteur se résigne à suivre l’héroïne dans sa déchéance inéluctable. Il n’en devient que plus sensible aux informations visuelles allant dans ce sens. Comme à son habitude, l’artiste réalise des dessins avec des aplats de noir gracieux venant donner du poids à chaque case. Le lecteur sent l’empathie l’emporter dès la deuxième case devant cette femme avec les larmes dans les yeux sous l’effet de la douleur des spasmes des haut-le-cœur. Il souffre avec Charlotte quand elle se plaque les mains sur les oreilles pour atténuer un vacarme insupportable, quand elle pleure de rage à la lecture de la lettre de son frère Philippe. La souffrance de cette jeune femme le submerge en voyant son angoisse irrépressible convaincue qu’on cherche à l’empoisonner, l’étrange ferveur maladive qui l’étreint devant une croix renversée accrochée au mur, la détresse insondable alors que la jeune Mathilde emporte le nouveau-né dans ses bras, etc. Les dessins montrent la même Charlotte que dans les tomes précédents : déterminée, pleine d’énergie et de volonté… Et il apparaît plus sur son visage, dans ses gestes et ses postures : une intensité émotionnelle hors de contrôle, un emportement sans plus de retenue, une agitation maniaque. L’artiste sait combiner à la fois la femme qu’elle a été, et celle qui ne perçoit plus le monde que par le prisme de son obsession.


Le registre narratif change, passant de l’ascension de l’empereur et de l’impératrice du Mexique, à leur chute. Outre le plus grand nombre de visages arborant des expressions graves, sombres, animées de sentiments négatifs, et parfois torturées, le lecteur peut voir la gravité pesante s’infiltrer dans les cases, par la mise en scène. Il y a cette forme officieuse de tribunal avec les trois personnages chargés de recueillir les témoignages, dont les sièges sont en hauteur, dominant les personnes venant exposer le comportement de l’impératrice, les intimidant. La détermination des quatre ouvriers enfournant du charbon dans les machines du transatlantique comme si leur vie en dépendait. Le sérieux et premier degré de Dame Almonte, qui contrastent d’ailleurs avec son comportement vulgaire. La compassion miséricordieuse du pape Pie IX (1792-1878), la dignité mêlée de résignation de Maximilien allant devant le peloton d’exécution, la terreur de la servante Mathilde face au comportement erratique et agressif de Charlotte, la nausée provoquée par la cuisse de poulet brandie sous son nez, la gloutonnerie fatale de la comtesse de Zichy, la déchéance progressive de l’impératrice. L’artiste sait doser à la perfection l’équilibre entre les décors et les personnages, la reconstitution historique et le drame humain, la tragédie personnelle.



En fonction de sa familiarité avec l’Histoire, le lecteur focalise plus son attention sur la découverte du destin de Charlotte de Belgique, ou sur l’interprétation qu’en donnent les auteurs. Il est possible qu’il lui faille un temps d’adaptation pour accepter l’évolution de cette femme. Il se rappelle que le récit brosse en creux sa personnalité, ayant établi ses convictions et son esprit de ressource. Avec cette idée en tête, il considère autrement la progression de son état mental, en particulier il repense aux épreuves qu’elle a dû affronter, aux nombreux traumatismes auxquels elle a été soumise. La découverte de la vie dissolue de son époux, les avances répugnantes de son meilleur ami, la charge écrasante d’être responsable d’un peuple, l’immersion dans la vie des citoyens les plus pauvres du Mexique, la réalité concrète des atrocités de la guerre, la double contrainte d’engendrer l’héritier de la couronne et la maladie sexuellement transmissible de son époux, l’absence de toute maîtrise sur la situation de son empire.


Ce dernier tome n’épargne en rien l’impératrice dans sa fonction. Elle se heurte de plein fouet aux forces réelles du pouvoir. Elle fait l’expérience des limites de son titre, à commencer par le fait qu’elle règne sur un pays lointain, jouissant de peu de considération en Europe, n’ayant qu’une valeur tactique, déconnectée de l’intérêt de son peuple. En filigrane, les auteurs mettent en scène avec adresse des stratégies de politique internationale, avec des paramètres comme les intérêts des nations, et les caprices des grands du monde. Elle se heurte aussi bien au mépris du pouvoir temporel que du pouvoir spirituel. Elle interprète ces rebuffades comme une atteinte à la fonction qu’elle incarne, qu’elle personnifie. Elle l’intériorise comme une attaque physique, ce qui la mène sur la pente de la paranoïa, et aussi de l’incompétence, ce pour quoi elle doit être punie, d’une manière inattendue. Le lecteur la suit jusqu’à la fin de sa vie. Les auteurs ont la prévenance de montrer au lecteur ce que sont devenus d’autres personnages majeurs comme la comtesse de Zichy, Charles de Bombelles, le général Alfred van der Smissen, sans oublier Félix Éloin.


Un drame, une tragédie, tout ce qui monte doit redescendre. Le lecteur retrouve la haute qualité de la narration, aussi bien visuelle que structurelle. Il ne peut pas échapper au sort de Charlotte de Belgique qu’il accompagne jusqu’au bout, appréciant à sa juste valeur le sort de ceux qu’elle a côtoyés, avec l’expression d’une sorte de justice immanente. Il s’interroge sur la morale de cette histoire, entre couronne trop lourde à porter, hubris, colonialisme, volonté de réformer, gouverner avec la conviction de savoir ce qui est bon pour le peuple, impossibilité d’appréhender toute l’ampleur de l’exercice du pouvoir, etc. Accablant.