En vérité, elle était un million de fois plus belle que sur le dessin.
Ce tome constitue un recueil d’histoires courtes de l’auteur. Son édition originale date de 2008. Les quinze histoires courtes regroupées ici ont toutes été réalisées par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend quatre-vingt-six pages de bande dessinée, réalisée sur une période de vingt ans, de 1983 pour la première à 2003 pour la dernière.
Blues, 1983, trois pages : Un afro-américain joue de la guitare en marchant dans les rues d’une petite bourgade des États-Unis et des hommes blancs se mettent le suivre, mal intentionnés. Dans son esprit, il pense à la situation : du blues, les blancs qui le dévorent, il hait les esclaves plus que les maîtres. - L’amour, 1989, deux pages : Violence. Haine. Bestialité… Impuissance des mots, alors il dessine. La main crispée sur le pinceau, le bras tétanisé, coincé dans son épaule, un rictus sur la bouche, dans la tête du béton, il dépose sur la feuille ce qu’il croit avoir appris sur le mal des hommes. Il dépose sur la feuille blanche sa violence, sa haine, sa bestialité. Et puis il recommence… encore… encore. Et puis il regarde. Non, ce n’est pas encore ça… Juste un pâle reflet de ce qu’il voulait exprimer… Encore travailler… son dessin. Demain il essaiera de peindre l’amour. – Le car, 1992, six pages : une femme effectue un voyage en car. Elle observe un homme qui regarde le paysage défiler… Quelque part en lui-même. Elle somnole vaguement, bercée par le ronron du car. Un peu enivrée par l’odeur de Jean, qui monte d’entre ses cuisses. Ils avaient fait l’amour juste avant son départ. Elle avait encore dans sa bouche, le souvenir de son passage. Lhomme à la fenêtre avait des bras comme elle aime. Des avant-bras surtout. Elle est sûre qu’elle peut dessiner le sexe d’un homme rien qu’à regarder ses bras. Elle a bien envie de vérifier. Ses yeux se sont perdus.
1420406088198, 1992, vingt-cinq pages : proche de Marseille ou de Nice, Baudoin est assis sur un rocher, une de ses filles à ses côtés, ils regardent l’horizon au loin au-dessus de la mer. Il explique à sa fille qu’il vient souvent ici, qu’il y reste. Quand il reste longtemps, il a du mal à retourner dans la ville, derrière eux. Il continue : La vrai richesse est devant, dans le vide de l’horizon, les vagues éphémères, l’argent de leurs reflets. Elle demande à son père ce qu’il a contre l’argent. Elle, elle aimerait avoir une Porsche, une Jaguar aussi. Il s’explique : L’argent lui semble être une maladie, ou plutôt comme un symptôme d’une maladie qu’ils auraient tous. Son père à lui, son grand-père, à elle était communiste, il disait que Ce sera le communisme quand plus personne dans le monde n’aura besoin d’argent. Edmond lui demandait alors comment on fera pour aller au cinéma ? Le monsieur qui fait le cinéma il sera payé comment ? La réponse du père : Ce sera gratuit, ils iront autant de fois qu’ils voudront. Le projectionniste ne sera pas payé, ça ne lui servirait à rien, tout sera gratuit. Les hommes travailleront pour le bien de tous.
Edmond Baudoin est un créateur prolifique que ce soient des bandes dessinées, des histoires courtes, et même des livres. Au fil de sa carrière, il a ainsi régulièrement réalisé des nouvelles dessinées de quelques pages, pour des éditeurs très divers. Ce recueil en rassemble quinze, allant d’une page pour la plus courte (intitulée : Tu m’aimes ?) à vingt-cinq pour la plus longue (intitulée 1420406088198), pour des publications souvent confidentielles comme Le citron hallucinogène n°17, Labo (Futuropolis), Transports fripons (Les Humanoïdes Associés), L’argent roi (éditions Autrement), Le cheval sans tête n°1, Ego comme X n°1, Manga Surprise (Kodansha), Algérie la douleur et le mal, Le drozophile n°4, El Lado Oscuro III, Comix 2000 (L’Association), Stripburger n°2, Bang n°3 (Casterman), Marseille l’Hebdo n°151. Le lecteur qui a suivi sa carrière apprécie de pouvoir avoir ainsi accès à des créations dont il ne connaissait pas forcément l’existence ou qu’il n’avait pas pu se procurer du fait d’un tirage et d’une diffusion confidentiels. Il retrouve également l’habitude de ce créateur de travailler avec de nombreux éditeurs différents, certains connus d’autres moins. Dans chacune des histoires, il retrouve les caractéristiques habituelles de ce créateur : dessins souvent au pinceau parfois rehaussés de traits à la plume, mise en page très libre allant de cases avec bordure à des illustrations agrémentées de commentaires, parfois il se met en scène d’autres fois non, et toujours ce regard bienveillant si humaniste caractéristique.
La diversité des histoires fait qu’il est aussi bien possible de les lire une par une en laissant passer du temps entre, que de les lire d’une traite sans crainte de répétition. Les histoires sont intitulées : Blues, L’amour, Le car, 1420406088198, America, Désemparé, Tu m’aimes ? Edmond Alain et Hughes, Algérie, Le train, Paris, Comix 2000, Sarajevo, Cuba. Baudoin y aborde de façon très personnelle à chaque fois des thèmes comme le racisme systémique envers les afro-américains, les émotions négatives envahissantes, son premier petit boulot de peintre de lettres sur des enseignes, un dialogue avec une américaine alors qu’il ne sait pas parler anglais, la situation déprimante d’un chômeur abandonné par sa femme et sa maitresse, l’incapacité des hommes à savoir aimer, trois potes en train de regarder les filles passer, la nécessité de s’aimer soi-même, la métaphore de la voie de chemin de fer, une soirée à zoner à Paris comme artiste sans le sou et sans toit, un coucher de soleil, la morbidité de la mission du tireur d’élite, des rencontres de rue à Cuba, la personnalité de Marseille. Ces histoires vont du plus concret comme un carnet de voyage au plus conceptuel comme les cinq pages sans parole consacrée à un coucher de soleil. Et toujours un regard sur le monde qui n’appartient qu’à cet être humain singulier, cet artiste.
À elle seule, en trois pages, la première histoire donne un excellent aperçu de l’étendue graphique de l’artiste. Chaque page est composée de trois cases de la largeur de la page, montrant l’avancée de l’afro-américain, avec un texte au-dessus ou en-dessous de la case, correspondant à la voix intérieure de ce joueur de blues. Dans trois de ces cases, le dessinateur représente la situation de manière descriptive, avec un jeu sur les aplats de noir pour renforcer les zones d’ombre jusqu’à l’expressionisme. Quatre cases se focalisent sur les individus, les traits de pinceau s’épaississent pour des rendus allant vers l’impressionnisme, plus la sensation produite par ses individus en faisant apparaître l’état d’esprit de la foule, exagérant les traits de visages, les ombres mangeant le visage, le langage corporel pour faire ressortir la menace. Cette approche bascule dans l’expressionnisme alors que les individus forment un groupe plus compact agissant comme un seul homme, et s’apprêtant à agresser le bluesman. L’avant dernière case adopte un cadrage conceptuel avec l’individu à terre comme à demi enfoncé dans le sol, et les habitations bien alignées sur la ligne d’horizon au loin. Déjà dans ce récit des débuts de l’artiste, le lecteur peut déceler sa grande liberté quant à sa conception de la bande dessinée.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur apprécie plus le thème d’une histoire que celui d’une autre tout en ressentant l’expression de la personnalité de l’auteur dans chacune d’elle, et dans toutes il peut voir cette cohérence et cette diversité dans les représentations. Les gros coups de pinceau rageurs dans L’amour. Les beaux paysages du sud de la France délicatement esquissés dans Le car. Puis l’incroyable expressivité d’un simple coup de pinceau pour évoquer la côte ou la ligne d’horizon maritime, cette façon très visuelle de faire surgir une image ou plutôt une représentation mentale de la tête même d’un personnage, la représentation délicatement changeante d’un visage au fil d’un dialogue, la grâce féminine, les cases chargées d’un noir charbonneux pour transcrire l’angoisse habitant un individu au point de percevoir une réalité déformée par ses peurs, la dimension visuelle métaphorique d’un rail de voie ferrée, l’individu réduit à la morphologie d’une statue d’Alberto Giacometti (1901-1966), le contraste total et saisissant entre le lourd équipement d’un militaire et le corps ondulant et souple d’une jeune femme nue, des silhouettes en train de danser (extraordinaire dans leur mouvement), le portrait d’une vieille femme, ou encore l’évocation de quelques habitants de Marseille. Tout est perçu au travers du regard de l’artiste, chacun est habité d’une vie remarquable, avec un respect unique en son genre.
Par la force des choses, ce recueil de nouvelles dresse en creux le portrait de l’auteur, par les choix des thèmes, par le regard qu’il porte sur ses semblables, par ce sur quoi porte son attention et son intérêt. Ce que ces nouvelles disent d’Edmond Baudoin : sa capacité à identifier le racisme systémique et le dégout de soi-même qu’il peut provoquer chez la victime qui voit les ressemblances qui existent entre lui et ses persécuteurs, son combat contre ses instincts destructeurs (violence, haine, bestialité), son rapport de haine vis-à-vis de l’argent, son émerveillement devant la beauté féminine, sa conviction profonde que la capacité de donner la vie fait des femmes des êtres profondément différents des hommes, la nécessité de commencer par s’aimer soi-même, la fraternité entre les êtres humains, la beauté des paysages, des villes, et bien sûr des arbres. Le lecteur en ressort rasséréné qu’un tel être humain puisse exister, partager ce qu’il ressent, y compris ses doutes et ses défauts.
Un recueil de quinze nouvelles dont la parution s’est étalée sur vingt ans, une curiosité ? L’habitué de ce créateur découvre des œuvres d’un niveau de qualité égal à celle de ces bandes dessinées plus longues, avec la même liberté de forme, la même sensibilité extraordinaire, le même plaisir dans la fraternité humaine, cette chaleur humaine libre et honnête. Il en ressort avec la sensation d’une grande richesse visuelle unique en son genre, exprimant la personnalité de l’auteur, et des thèmes essentiels sur la condition humaine. Formidable.




