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jeudi 27 octobre 2022

Capricorne T16 Vu de près

 Il est peut-être temps que vous en sachiez un peu plus.


Ce tome fait suite à Capricorne - Tome 15 - New York (2011) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2012 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 4 qui regroupe les tomes 15 à 20, c’est-à-dire le quatrième et dernier cycle.


Capricorne est de retour à New York, et New York est de retour à son état normal, réparée et entière. Apparemment les choses ont repris leur cours. Tout est redevenu normal. Les machines fonctionnent. Les lignes de communication sont rétablies. Tout va bien. Apparemment. Mais vu de près ? Des détails. Pas tout à fait à leur place. Pas tout à fait dans l’ordre. Pas tout à fait. Comme des petits malaises. Pas un grand malaise, mais des petits, ici et là. Capricorne a des choses pas faciles à dire à Ash. À Astor. Et à Fay. Pour réunir les deux moitiés de New York, il a passé un marché avec Dahmaloch. Ce dernier a respecté son engagement. À lui Capricorne maintenant d’honorer le sien. Il ignore combien de temps il sera absent. Ou même s’il reviendra du tout. Ce qui l’a obligé de se trouver un remplaçant. Il annonce cette nouvelle à Astor qui le prend très mal. Il craint que son maître ne se fasse duper par une entourloupe de Dahmaloch. Ash Grey et le Passager se font face. Elle est toujours sous le choc des actions qu’elle a accomplies. Il lui indique qu’elle n’a rien à se reprocher : elle l’a fait pour lui sauver la vie. Elle répond qu’elle a besoin de retourner chez ses amis, ce qu’il comprend et accepte bien volontiers.



Fay O’Mara a apporté à Rhinestone, les clichés qu’elle a pris de New York avant sa restauration à son état antérieur. Il les prend bien volontiers. Elle fait remarquer qu’elle n’a pas été payée, en pointant un pistolet vers lui. Il repart sans les photographies et se fait conduire directement chez un individu aux mains abimées. Il lui propose de louer ses services de tueur à gages pour abattre le Passager. Son interlocuteur décline l’offre. Rhinestone sait ce qu’il lui reste à faire. Astor et le chat sont seuls dans le salon. Il parle à l’animal, lui demandant s’il l’entend aussi. Comme un cliquetis. Pas la première fois qu’il le remarque. Ash Grey entre dans la pièce. Il lui dit que Capricorne l’attend avec impatience dans son bureau. Elle y pénètre et ils se serrent fort dans les bras. Elle se confie à lui. C’est la première fois depuis des mois qu’elle se sent en sécurité. Elle sait qu’elle a changé. Elle a tué des gens. Certes en se défendant. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle et Capricorne ont vécu des tellement de choses ensemble et toujours elle en est sortie entière et même plus forte. Et puis elle a rencontré le Passager. En quelques mois, elle change, elle s’effondre. Pour elle Capricorne donne, le Passager prend. Elle demande à Capricorne de lui promettre qu’il ne partira plus jamais.


Dans la première planche, une contreplongée en gros plan du visage de Capricorne, le personnage principal se fait la remarque que vu de près des détails ne sont pas tout à fait à leur place, pas tout à fait dans l’ordre. Le lecteur ne s’attend pas à ce que cette notion de vu de près s’applique à la narration visuelle. À l’exception des planches 19 à 21, les pages ne comprennent que des gros plans, et même plus majoritairement des très gros plans, la plupart sur des visages, des portions de visage. C’est un pari osé à double titre. D’abord, cela limite singulièrement les possibilités de la narration visuelle. Par exemple, toute la place dans la case étant occupée par une portion de visage, le lecteur ne peut pas regarder les personnages se déplacer, ou accomplir une action, entrer ou sortir d’un lieu, changer d’environnement. Ses informations passent la plupart du temps par les dialogues, à l’exception de quelques gros plans sur des mains, parfois même un pied, ou un objet. Ensuite, les dessins d’Andreas ne relèvent pas d’un registre photoréaliste, mais d’un équilibre entre simplification des formes et exagérations des physionomies, ce qu’il accentue encore ici avec des très gros plans, ou des angles de vue très inclinés. À quelques reprises, il s’amuse avec ces déformations jusqu’à aboutir à un dessin abstrait ne devenant figuratif que par son lien avec la case précédente ou la suivante, qui permet de situer la portion de visage dessinée. Du fait de ces deux caractéristiques, la narration visuelle perd une grande partie de ses atouts spectaculaires, de sa mise en scène, de l’intelligence des prises de vue.



Ce choix de très gros plans conduit à privilégier les dialogues, permettant d’alterner d’un personnage à un autre, sans avoir à montrer des actions ou des déplacements. Cela commence avec un échange entre Capricorne et Astor. L’artiste fait preuve d’une étonnante diversité dans les plans de prise de vue : alternance de champ et de contrechamp, mais aussi mouvement de caméra autour de la tête du personnage toujours en très, très gros plan, contreplongée accentuée jusqu’à donner l’impression que le visage tient dans une surface plane. Puis c’est une discussion entre Fay O’Mara et le riche homme d’affaire Rhinestone : des gros plans de photographies de gratte-ciels dont il manque une partie des étages, gros plan sur la main tenant le cigare, gros plan sur un pistolet, la prise de vue s’avère fort différente de celle de la première séquence. Puis Rhinestone va rencontrer le tueur à gage : gros plans sur la tête du chauffeur, sur la roue de la voiture, sur le phare de la voiture, sur un verre d’alcool. Retour à Astor et son chat, à Capricorne et Ash Grey, et retour à ces très gros plans avec des mèches de cheveux tout en angles vifs. Par la suite, la séquence consacrée aux souvenirs du Capitaine Oliver Durham et de Gordon Drake vient ramener une narration visuelle traditionnelle au milieu de l’ouvrage, avec une dimension spectaculaire qui ressort d’autant plus. Puis l’artiste revient aux gros plans avec une volonté de diversité : gros plans sur des mains, une étonnante course-poursuite en gros plans qui fonctionne grâce à la l’utilisation d’une partie des gouttières pour figurer différentes rues, la planche 35 qui raconte les gestes d’une personne avec un fort contraste entre noir & blanc, la planche 40 montrant Ash s’approchant de son avion, la planche 43 qui se compose de cases noires, de cases blanches et cases avec des cercles concentriques. Enfin, Andreas réalise cinq planches muettes toujours aussi facile à lire et à comprendre.


Sous réserve qu’il ne se crispe pas sur ce choix narratif visuel très singulier d’utiliser des gros plans et des très gros plans, le lecteur savoure le plaisir de retrouver les personnages et de progresser dans l’intrigue. Il continue d’être présent dans l’intimité très digne de Capricorne et Astor, le premier ayant accepté sa propension à se montrer honnête et altruiste, à tenir ses promesses, le second résigné à cet état fait et lui en tenant rigueur malgré lui, parce qu’ayant peur de perdre son ami du fait de son sens du devoir. Il souffre en voyant Ash Grey continuer à perdre pied, sa confiance en elle ayant été détruite, tout en étant consciente de ce qui lui arrive. Elle s’est rendu compte que dans sa relation Capricorne donne, alors que le Passager prend. Pour autant, elle ne sait pas comment faire évoluer sa relation avec ce dernier. Le Passager apparaît alors comme un individu animé de mauvaises intentions, un manipulateur égocentré. Le lecteur apprécie la ressource dont fait preuve Fay O’Mara. Il fait connaissance avec plaisir de madame Pinkra Core, la seconde propriétaire du 701 Seventh Avenue à New York, dont le propriétaire est maintenant Capricorne. Il éprouve plus ou moins d’émotion à revoir la mère putative de Capricorne.



L’auteur commence avec une gentille attention pour son lecteur : Capricorne synthétise la situation dans sa tête, rappelant ce qui s’est passé dans le tome précédent, avec un renvoi en bas de page audit tome. Par la suite, les personnages évoquent des événements de tomes passés, le numéro du tome correspondant étant indiqué en bas de page ou en bas de case. Sont ainsi référencés les tomes 5, 9, 13, 14 et 15. Le lecteur perçoit également comme des échos, des phrases qui répondent à d’autres. Ainsi il comprend qu’après la réunification de New York, Gordon Drake s’est retrouvé au milieu de Central Park, sans savoir comment, exactement comme Capricorne y est apparu dans le premier tome de la série. Lorsqu’il évoque ses souvenirs avec le capitaine Duncan Onslow, Gordon Drake expose à son interlocuteur, sa conviction que le soi-disant destin n’existe pas sinon en tant que solution facile à laquelle doit s’opposer tout être désireux de vivre selon ses propres choix. Cela fait écho à Growth dans le tome précédent déclarant qu’il est maître de sa vie, qu’il le veuille ou non, une conviction très proche de celle des Mentors. Lors d’une séance de spiritisme, Capricorne voit apparaître le mot Terminus, en écho à Wattman Worm prononçant ce même terme après la réunification de New York dans le tome précédent. En outre, le lecteur en apprend plus sur la première apparition des pierres de l’apocalypse et sur la genèse de l’organisation des Mentors. Sans oublier le retour de deux personnages bien mystérieux. En prime, Astor pose à Capricorne des questions fondamentales. Où était-il avant de venir à New York ? Qu’est-il venu faire ici ? Pourquoi et surtout comment le fait d’avoir prononcé son nom a pu déclencher les bouleversements qu’ils viennent de vivre ? Le lecteur prend chacune de ces interrogations comme une promesse de réponse de la part de l’auteur.


Andreas poursuit son intrigue au long court avec une narration visuelle toujours aussi inventive. Pour cet album, il raconte son histoire avec presque exclusivement des gros plans, ce qui est une contrainte très forte pour un récit où le spectaculaire constitue une part importante. Sous réserve de ne pas être rétif à ce choix, le lecteur se rend compte que l’artiste fait preuve de son inventivité habituelle pour la narration visuelle. Il retrouve avec plaisir le trio de personnages principaux, chacun attendrissant à leur manière. Il s’immerge dans les mystères qui se dévoilent progressivement et les schémas qui commencent à apparaître.



mercredi 26 octobre 2022

Les Reines de sang - Jeanne, la Mâle Reine T03

Régner, n’est-ce pas la gloire suprême ?


Ce tome est le dernier du triptyque commencé avec Les Reines de sang - Jeanne, la Mâle Reine T01 (2018) qu’il faut avoir lu avant. Il a été réalisé par France Richemond, médiéviste, pour le scénario, Michel Suro pour les dessins, et Dimitri Fogolin pour les couleurs. La première édition date de 2021. Cette bande dessinée compte soixante-deux pages. Elle comprend un arbre généalogique avec les membres de la famille royale, de la couronne d’Angleterre et de celle de Flandres, avec à chaque fois leur âge au début du tome. Philipe VI de Valois, Jeanne de Bourgogne, Jean de France, Marie de France, Robert d’Artois, Jeanne de Valois, Jean d’Artois, Jeanne de France reine de Navarre, Jeanne de France fille de Philippe V & Jeanny, Philippe de Bourgogne, Édouard III Plantagenêt, Louis de Nevers, Macé Ferrand, Robert Bertran sire de Bricquebec, Jean de Marigny, Gaucher de Châtillon, Evrard d’Orléans, Guy Baudet, Jeanne de Divion. Inutile de dire qu’avec pas moins de six personnages portant le prénom de Jeanne, cette présentation est la bienvenue. Le tome se termine par un texte d’une page écrit par la scénariste, évoquant la place des femmes à cette époque, la personnalité hors norme de la reine Jeanne, l’impossibilité de savoir si elle boitait réellement, les accusations plus ou moins fondées à son encontre, ses deux conseillers, et l’affaire des faux documents de la Divion.


1328, ça y est : Jeanne est enfin reine, épouse du roi Philippe VI à qui elle a donné un fils, Jean, et une fille, Marie. Jeanne de Valois vient le remercier, lui assurant que, grâce à elle, sa mère la reine Marguerite d’Anjou serait satisfaite. Son conseiller Evrard d’Orléans, imagier et sculpteur, vient l’informer que Robert est en train de manigancer quelque-chose avec le comte de Flandre. Dans la cour du château, le roi Philippe VI est en train de sacrer chevalier Louis de Nevers, et il lui confie Joyeuse, l’épée du très noble Charlemagne. Une fois la cérémonie terminée, il rentre dans ses appartements, accompagné par Robert, d’Artois, l’époux de Jeanne de Valois, la demi-sœur du roi. Jeanne ne mâche pas ses mots : Louis est un benêt, un imbécile qui s’est tant mis à dos ses gens qu’ils l’ont chassé de ses terres. Philippe VI en a bien conscience et il sait qu’il va devoir lui offrir son aide pour reconquérir la Flandre qui est une déchirure dans le royaume.



Il y a vingt-six ans, à la bataille de Courtrai, l'armée du roi Philippe IV de France fut défaite par les milices communales flamandes aidées par des milices venues de Zélande. Le 19 mai 1328, a lieu le sacre du couple royal, Philippe VI de Valois et Jeanne de Bourgogne. Le comte de Flandre apporte l’épée de Charlemagne. Bien que la saison soit déjà fort avancée et que les terres soient spongieuses avec un risque d’embourbement, Philippe VI commence son règne par une campagne militaire. Août 1328, l’ost royal entre en Flandre. Non loin de Cassel, les Flamands se sont installés dans une place forte en hauteur.



Cette bande dessinée fait honneur au titre de la série puisque Jeanne de Bourgogne est devenue une reine, et elle a participé à plusieurs reprises à faire verser le sang. Tout du long de ce tome, elle continue à instiguer ses manigances, avec l’aide de ses deux conseillers Evrard d’Orléans (1290-1357, imagier et sculpteur) et Guy Baudet (clerc) : faire incendier les villages des Flamands, envoyer Robert d’Artois pour faire fléchir Isabelle de France (1295-1358, fille du roi de France Philippe IV le Bel et de Jeanne Ire, reine de Navarre), dérober le sceau royal, incriminer le chevalier au Vert Lion (Robert Bertrand, sire de Bricquebec, 1273-1348) auprès du roi, taire la tentative d’assassinat de Macé Ferrand chambellan du roi dont elle a été le témoin, taire la falsification de documents officiels, réaliser une tentative d’assassinat sur Jean de Marigny (1285-1351) nouveau chambellan du roi, participer à déclencher une guerre. Le lecteur découvre que ce tome couvre la période allant de 1328 à 1338, c’est-à-dire qu’il s’arrête onze ans avant la mort de Jeanne la boiteuse, et qu’il n’est pas prévu de tome quatre. D’un côté, ce choix déconcerte puisque Jeanne a assuré épisodiquement la régence à partir de 1338. D’un autre côté, l’année de fin retenue correspond à l’aboutissement de ce qui est peut-être sa plus grande forfaiture.


À nouveau, les événements historiques s’avèrent nombreux et le lecteur néophyte peut parfois éprouver le besoin d’aller consulter une encyclopédie pour étoffer ses connaissances afin de mieux les appréhender. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chevalier au Vert Lion ? À quels territoires actuels correspondent l’Artois, la Guyenne ? Qui était l‘aventurière Jeanne de Divion (1293-1331) ? Combien cette reine a-t-elle eu d’enfants, et combien ont survécu ? Que s’est-il passé en 1302 à la bataille de Courtrai ? L’affaire de la contrefaçon de documents officiels par Robert d’Artois a-t-elle eu lieu, avec ces différents rebondissements ? Dans sa postface, la scénariste précise les faits historiquement prouvés, et ceux qu’elle a imaginés. C’est là qu’une histoire, tout en respectant le contexte prend la place de l’Histoire. Le lecteur éprouve la sensation que ce dernier tome présente une lecture plus fluide, alors même qu’il contient une quantité d’événements aussi importante que les tomes précédents, voire peut-être plus. Certes, de nombreux éléments ont été exposés dans les deux premiers tomes, et le lecteur les a déjà assimilés. Mais il y en aussi beaucoup de nouveaux qui sont évoqués et exposés de manière organique, avec un naturel épatant. D’un côté, le complot à base de documents contrefaits fonctionne comme un thriller ; de l’autre côté, il nécessite lui aussi une bonne quantité d’informations pour pouvoir être captivant.



Dans la postface, France Richemond indique qu’elle a respecté les faits historiques établis, ce qui lui laissait encore une grande latitude pour attribuer telle ou telle décision à un personnage ou à un autre, pour supputer sur leurs motivations, pour imaginer la personnalité de Jeanne la mâle reine. Est-ce un exercice vain car la vérité est à tout jamais inaccessible, ou est-ce une façon d’insuffler de la vie dans cette Histoire révolue ? Quoi qu’il en soit, les deux auteurs mettent du cœur à l’ouvrage, avec tout leur savoir-faire. La motivation de Jeanne apparaît clairement, ainsi que son adresse stratégique et son habileté politique. Le lecteur ressent une forte empathie pour Jeanne de Valois faisant tout pour récupérer l’Artois dont elle s’estime avoir été spoliée. Robert d’Artois impressionne de bout en bout, à la fois pour son amitié vis-à-vis de Philippe VI, son sens de l’honneur, son courage quand il se retrouve à devoir soutenir envers et contre tout ce qu’il sait être une contrefaçon en étant très conscient des risques qu’il encourt. Jeanne de Divion en impose avec sa fougue et sa ressource. Le lecteur se sent même intimidé par le calme du pape Jean XXII quand il reçoit Robert d’Artois dans sa résidence d’Avignon et qu’il prend ses décisions en les expliquant posément avec douceur.


Comme dans le tome précédent, les dessins assurent une narration visuelle qui semble factuelle, sans grâce, très fonctionnelle. Des cases sagement alignées en bande, sauf de temps en temps une qui fait la hauteur de deux bandes, et sporadiquement quelques cases en insert. Comme dans le tome précédent, le lecteur observe que la mise en couleurs est également dans un registre fonctionnel, naturaliste, sans effet spéciaux notables. Comme dans le tome précédent, il apparaît vite que l’artiste ne s’économise pas. Il est très rare qu’il mette en œuvre un raccourci visuel pour avoir moins à dessiner, telle qu’une discussion avec seulement des têtes en train de parler sans arrière-plan. Au contraire, il met un point d’honneur à représenter le lieu durant l’intégralité de chaque séquence afin que le lecteur conserve sa sensation d’immersion dans un champ de bataille, dans la nef de la cathédrale de Reims, dans le camp de l’ost royal, dans la résidence royale à Paris, dans le jardin du pape Jean XXII, dans la cour du château pendant les jeux chevaleresques, au domaine de Reuilly, sur les côtes du côté de Calais, etc. Il se montre tout aussi impliqué pour la représentation des tenues d’époque, pour les armes et les accessoires. De temps à autre, le lecteur ralentit pour savourer une case qui sort plus de l’ordinaire : une case tout en longueur et de faible hauteur avec les cavaliers de l’armée (planche 5), Jeanne tranchant la gorge d’un espion (planche 8), le vol d’un oiseau devant le mur des douves du château (planche 14), des pigeons picorant les graines jetées par le pape (planche 21), un escalier en colimaçon (planche 23), un petit pont de pierre sous la neige (planche 40), le roi en train de se laver les mains (planche 44), l’arrivée d’une blanche colombe sur la rambarde de pierre d’un balcon (planche 52), etc.



De la même manière, le lecteur observe que la scénariste ne se contente pas de relater les faits en insufflant une personnalité et des motivations aux unes et aux autres. En commençant par lire la double page de présentation des personnages, il constate que leur âge au début du tome est spécifié : ce n’est un groupe d’acteurs tous identiques, mais des individus avec une expérience de la vie de durée variable. De temps à autre, un personnage fait une remarque dont le sens ne se limite pas à apporter une information ou à faire avancer l’intrigue. Ils ne pratiquent pas la même guerre. Régner, n’est-ce pas la gloire suprême ? La chance nous a constamment favorisés, comme si nous n’étions que les instruments d’une force qui nous dépasse. Dans sa postface, la scénariste explicite que les femmes du moyen-âge, fussent-elles reine, sont pratiquement absentes des sources. Se trouvent parfois leur date de naissance, toujours celle de leur mariage, de la naissance de leur fils et de leur mort s’il y a héritage. Jamais rien de personnel… Elles traversent l’Histoire sans laisser des traces. Il faut chercher des informations dans toutes les dérives (scandales, procès, lettres de rémission), dans les comptes lorsqu’on les a, dans les actes (donations, alliance, testament). C’est un temps misogyne. Pour autant, elle n’a pas transformé son interprétation de la vie de Jeanne de Bourgogne en pamphlet féministe : elle montre à la fois comment cette femme souhaite être à la hauteur de ce que la société de l’époque lui impose (donner un héritier mâle au roi), à la fois comment elle exerce un pouvoir à l’égal d’un homme.


Une bande dessinée historique doit observer des contraintes, des exigences de genre aussi fortes que les conventions narratives de n’importe quel autre genre, peut-être plus. Celles-ci pèsent lourdement rigidifiant la façon de raconter, en imposant l’exposé de nombreuses informations historiques. Les auteurs ont donné l’impression d’avoir progressé à chaque tome, aboutissant à un dernier mené de main de maître, pour une fresque d’une grande richesse sans que la pesanteur redoutée se fasse sentir. Une reconstitution historique d’une grande qualité, avec des personnages qui existent vraiment. Une réussite revigorante.



mardi 25 octobre 2022

Le Démon du soir ou la ménopause héroïque

Et surtout, surtout ! Faire le papillon le plus longtemps possible.


Ce tome fait suite à Le Démon d'après-midi (2005) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant pour comprendre celui-ci. Cette bande dessinée est en couleurs, entièrement réalisée par Florence Cestac, et publiée pour la première fois en 2013. Elle compte cinquante planches. Elle a été rééditée avec les deux précédentes Le Démon de midi ou Changement d'herbage réjouit les veaux (1996) & Le démon d’après-midi… dans Les Démons de l'existence.


Noémie va souhaiter l’anniversaire de ses soixante ans dans trois jours. Pour le moment, elle se trouve torse nu chez son généraliste. Il lui déclare qu’elle a deux petites boules côté gauche, sous son bras. Elle s’exclame que ça veut dire un cancer. Il développe en indiquant qu’il va falloir faire des examens plus approfondis, avec une série de termes techniques : tumeur bénigne, microkystes calcifiés, opacité tumorale, biopsie, mastopathie, tumorectomie… A-t-elle bien tout compris ? Elle peut se rhabiller. Bien secouée, elle sort de chez le médecin et se rend dans un café pour un cognac, étant obligée de se rabattre sur une vodka. Elle rentre dans un état second chez elle. Son mari l’accueille en lui demandant si elle se rend compte de l’heure, car il a une faim de loup. Elle fond en larmes en lui disant qu’elle a un cancer. Il la serre dans ses bras pour la réconforter, lui indiquant que c’est l’un des cancers qu’on soigne le mieux. Il finit par lui proposer de passer à table. Elle pleure à nouveau en indiquant qu’elle a juste prévu d’avaler son bulletin de naissance. Et puis, il est à la retraite, il aurait pu préparer le dîner. Il répond qu’il n’a pas eu le temps car il est allé avec Max essayer sa nouvelle voiture. Elle part se coucher.



Le lendemain matin, le réveil sonne. Elle se lève et se rend à la salle de bains pour faire sa toilette : encore vingt-et-un mois à bosser, avant de toucher sa retraite. Elle part en demandant à son mari de mettre la machine en route, d’acheter du pain, de sortir le chien, de descendre la poubelle, mais il ronfle encore. Dans les transports en commun, elle sent une bouffée de chaleur s’emparer d’elle, une fois de plus. Alors qu’elle vient tout juste d’entrer dans les bureaux, sa secrétaire se jette sur elle pour lui lister tout ce qui l’attend : Robert au téléphone qui attend une réponse, la réunion qui se tiendra en salle de presse, un bon à signer, Sonia et Julia qui l’attendent au troisième, le technicien qui demande s’il fait avec l’intégralité des programmes sources, Pascal qui a bouclé le dossier Dugenou, les affiches livrées dans son bureau, etc. Noémie lui répond en élevant le ton qu’elle lui laisse le temps de prendre son café. Elle rentre dans son bureau, ferme la porte et prend le temps de boire son café tranquille, pendant que trois personnes l’attendent dans le couloir. Puis elle se lève et ouvre sa porte, prête à affronter le tourbillon. Huit personnes pénètrent dans son bureau, chacun avec son problème, et elle ne peut pas s’empêcher de penser de temps à autre aux deux petites boules. Puis vient l’heure de la réunion qu’elle préside, puis de celle présidée par le patron.


À la fin de premier tome, Noémie voyait son mari la tromper et la quitter pour une plus jeune, possédé par le démon de midi. À la fin du deuxième tome, Noémie et trois copines décidaient d’aménager des chambres d’hôtes dans la grande maison servant de résidence secondaire à Noémie. Le lecteur comprend bien qu’il ne doit pas se polariser sur une sorte de continuité, et que ces trois tomes ne sont reliés que par leur thématique : différentes étapes de la vie féminine, à quarante ans, à cinquante ans, et ici à soixante ans. Noémie doit faire avec la réalité de son âge : les risques de maladies et les rendez-vous médicaux de surveillance, des bouffées de chaleur chroniques et intempestives, un métier où les jeunes la trouvent lente et un peu dépassée quant à la technologie, un mari à la retraite avec un rythme de vie très différent, une fille qui leur laisse ses enfants à garder, des copines compréhensives, une libido pas tout à fait éteinte contrairement à celle de son mari, une envie irrépressible de continuer à exister, avant que l’état de son corps ne le lui permette plus. Elle le dit de manière très directe : il lui reste vingt ans de bon avant le déambulateur et la maison de retraite. Elle a très envie de les vivre pleinement.



Comme dans les tomes précédents, les dessins appartiennent au registre de l’école des gros nez : ils sont arrondis et d’un volume exagéré ce qui conduit à dessiner la bouche soit d’un côté du visage, soit de part et d’autre du nez. L’anatomie des personnages présente des contours arrondis. Les expressions de visage sont accentuées, un peu exagérées pour mieux transmettre l’état d’esprit correspondant. L’artiste ne représente que quatre doigts à chaque main. Pour autant ces caractéristiques n’aboutissent pas à une narration visuelle pour enfant. Il suffit de considérer la première case pour s’en rendre compte : une case de la largeur de la page, avec un gros plan sur les deux seins dénudés de Noémie qui s’exclame : quoi, deux petites boules ? Les situations représentées correspondent à celles d’une vie d’adulte : consultation chez le médecin, boire un coup au café, être accueilli par son mari bien décati, mener une réunion de travail, rendre visite à sa mère atteinte d’Alzheimer, dans sa maison de retraite, tenir tête à son patron, etc. Les individus représentés portent la marque de l’âge : rides, calvitie, corps un peu fatigué. Les expressions de visages et certaines mimiques ou postures surprennent par leur exagération, mais sans dédramatiser pour autant une situation. Elles ont plutôt pour effet d’augmenter l’empathie du lecteur, de lui faire ressentir dans une case l’intensité de l’angoisse sourde de Noémie en pensant à ces deux petites boules, puis dans la case d’après son joyeux soulagement en apprenant le résultat des analyses complémentaires. Impossible de ne pas compatir avec l’envie du mari de retrouver sa routine bien pépère, ou de ne pas être exaspéré comme Noémie quand elle est prise d’une énième bouffée de chaleur dans les transports en commun.


L’artiste donne l’impression de réaliser ses cases un peu rapidement, avec un trait de crayon un peu épais, ce qui adoucit les formes, mais donnent également une sensation de consistance et de cases un peu chargées. S’il y prête attention, le lecteur se rend compte ces caractéristiques ne nuisent en rien à la fluidité de la lecture, et que celle-ci est d’une grande qualité. Florence Cestac conçoit des plans de prise de vue spécifiques pour chaque scène : suivre Noémie dans la rue jusqu’au café, avec de légers changements de cadrage quand elle et son mari sont sur le canapé, en plan fixe quand elle est assise sur une chaise en salle de réunion immobile ses pensées en boucle sur les deux petites boules, agitée avec un cadrage mouvant quand elle s’énerve en pleine bouffée de chaleur, etc. Le lecteur remarque la construction des pages 48 & 49 qui sont en vis-à-vis avec un découpage symétrique pour contraster ce qui est représenté dans la page de gauche avec ce qui est représenté dans a page de droite. Chaque décor, chaque accessoire apparaît comme une évidence, parfaitement à sa place, d’une plausibilité à toute épreuve. Le zinc du café, l’affluence dans le métro, les dossiers dans les étagères du bureau, le sol carrelé de la cuisine, les arrière-plans des onze cases consacrées à autant d’amours différents de Noémie lors de son tour de la Méditerranée, le mas en chantier, puis le mas rénové, le matelas pneumatique sous le bras pour aller à la plage, etc.



Comme dans les tomes précédents, Noémie dispose d’une bonne situation professionnelle et est à l’aise financièrement. Elle est d’un naturel optimiste, même si l’annonce des deux boules lui flanque un sacré coup au moral. Elle a encore envie de plaire et de séduire. D’une certaine manière, elle incarne une épouse fidèle et traditionnelle, ce qu’elle énonce à son mari, en faisant le bilan de leur vie commune. Elle a rempli le contrat : bonne épouse, bonne mère, bonne mamie. Elle a supporté toutes les frasques de son époux et ses tromperies. Elle a bossé, gagné de l’argent, fait des économies. De ce point de vue, c’est une vie de femme conventionnelle et bien rangée, tout en ayant été active tout au long de sa vie. D’un autre côté, elle ne change pas et elle compte bien rester active, ce qui la met en opposition de phase avec son mari qui lui souhaite couler une retraite pépère. Elle ne se sent pas corsetée par les contraintes de sa condition d’épouse, de mère, de grand-mère ou d’employée. Le changement et l’évolution sont toujours possibles. Le tome se termine sur la profession de foi de Noémie, et le lecteur comprend bien qu’il s’agit de celle de l’autrice. Se surveiller. Ne pas devenir une vielle acariâtre qui sent le pipi. S’agiter les méninges et rester curieuse. Tout donner car on n'emportera rien dans la boîte. Mettre le bouton sur Optimiste. Et surtout, surtout ! Faire le papillon le plus longtemps possible !


Une femme de soixante ans : un pari que de réaliser une bande dessinée agréable sur un tel sujet ? Oh que non ! Le trait très enlevé des dessins rend la narration visuelle très vivante et enjouée. Noémie fait certes le bilan de sa vie, en toute conscience du nombre d’années qu’il lui reste à vivre, et du fait qu’on ne peut pas être et avoir été. Le lecteur ressort tout ragaillardi de cette façon d’envisager le tournant des soixante ans.



jeudi 20 octobre 2022

L'ange du prolétariat: Une vie de Youri Gagarine

Quels exploits restent-ils à accomplir désormais ?


Ce tome contient une histoire complète, la biographie de Youri Gagarine (1934-1968), mise en regard de la course à la conquête spatiale, entre les États-Unis et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Cette œuvre a été réalisée par Alex Nikolavitch pour le scénario, Félix Ruiz pour les dessins et la mise en couleurs. Sa première édition date de 2022, et elle comprend cent pages de bande dessinée. Les deux auteurs avaient déjà réalisé ensemble Deux frères à Hollywood (2019), sur Roy Disney et son frère Walt.


Dans la région de Smolensk, en Union Soviétique, en 1943, un jeune garçon court vers la carcasse d’un avion qui vient de se poser en catastrophe. Sa mère appelle son petit Youri, craignant qu’il lui arrive quelque chose. Mars 1945, en Prusse orientale, le camarade Glouchko est reçu par ses supérieurs, sous une tente militaire : ils souhaitent qu’il lui indique un ingénieur capable de se livrer à un exercice de rétro-ingénierie sur un missile allemand. Avec hésitation, il suggère le camarade Korolev qui a été envoyé au goulag de Kolyma pour trotskisme. Le général répond que Glouchko lui-même a fait de la prison, et qu’il devra s’assurer de la bonne réinsertion du camarade Sergueï Korolev, sous la supervision du colonel Serov ici présent. Dont acte. À la frontière suisse-allemande, en mai 1945, les soldats américains prennent en charge Wernher von Braun, un des ingénieurs ayant travaillé sur les missiles V2. Quelques années après la fin de la guerre, à l’institut technico-industriel de Saratov, Youri Gagarine a pu s’inscrire à l’aéroclub. Il s’y rend et vole avec un instructeur : en plein ciel, il n’éprouve plus aucun doute sur sa vocation de devenir pilote.



Les Russes ont commencé à travailler sur un programme de conception et de réalisation de missiles. Le test en cours se déroule de manière satisfaisante : la fusée a raté sa cible de trois kilomètres, or la précision n’est pas un facteur déterminant quand on parle de bombe atomique, on n’est pas à trois kilomètres près. Mars 1953, le comité central du Parti Communiste, le Conseil des ministres de l’Union Soviétique et le président du Soviet suprême s’adressent à tous les membres du Parti, et à tous les travailleurs de l’Union. Ils ont la douleur d’annoncer au Parti et aux travailleurs que le Premier Secrétaire Joseph Staline est décédé à 21h50 des suites d’une longue maladie. Dans son petit appartement, Korolev explique la situation à son épouse. Si c’est Beria qui prend le pouvoir, difficile de prévoir ce qui va se passer. D’une manière générale, l’armée apprécie que ses fusées puissent envoyer des bombes à des milliers de kilomètres, mais elles peuvent faire tellement mieux que ça. En mai 1953, repoussant les limites de l’impossible, l’alpiniste Edmund Hillary et le sherpa Tensing Norgay réussissent la conquête de l’Everest, plus haute montagne du monde. Quels exploits restent-ils à accomplir désormais ?


Un beau défi : raconter la vie de Youri Gagarine (c’est ce qu’annonce le titre) avec un point de vue (un homme issu du peuple), mais bien sûr en restituant le contexte historique de la course à la conquête spatiale en pleine guerre froide. Même avec cent pages, il semble impossible de tout caser, à moins de consteller chaque page de copieux cartouches de texte. Le scénariste choisit une autre approche pour évoquer à la fois la biographie et à la fois l’Histoire. Le lecteur habitué des bandes dessinées historiques peut même s’en trouver un instant décontenancé, s’interroger sur le sérieux de l’entreprise. Voilà que la première page ne comprend que deux phylactères, laissant les dessins porter la narration. L’artiste réalise des dessins dans un registre descriptif et réaliste avec un bel usage des aplats de noir, une densité d’informations visuelles moyenne, avec un sens très vivant de la mise en scène. En sept cases, le lecteur comprend parfaitement comme le jeune esprit de ce garçon est définitivement marqué par l’apparition soudaine de cet avion, et par le pilote qui sort indemne de son cockpit.



Par la suite, le lecteur découvre plusieurs pages de ce type : des moments qui s’attardent sur le ressenti d’un individu, de Youri Gagarine et d’autres. Page 12 : deux soldats et deux scientifiques qui attendent en silence sous une toile de tente dans le froid, pour savoir si le tir de missile est une réussite ou un échec. Page 29 : le lancement d’une fusée depuis le cosmodrome de Baïkonour au Kazakhstan, en mai 1957, avec une belle contreplongée pour se rendre compte de l’effet au sol. Page 43 : Youri Gagarine dans la centrifugeuse en train d’encaisser les G. Page 65 : Youri Gagarine s’éjectant de sa capsule pour finir son retour vers le sol, en parachute. Page 72 : le décollage et le retour de la capsule Apollo 11, dans une séquence visuelle qui fonctionne parfaitement car elle s’appuie sur des images passées dans l’inconscient collectif. Page 99 quand Gagarine prend conscience qu’il s’agit de son dernier vol et qu’il lui sera fatal. Etc. Dans ces pages-là, les qualités de la narration visuelle sautent aux yeux du lecteur : l’intelligence de la composition des pages, la justesse des expressions du visage et du langage corporel, le soin apporté à la reconstitution historique, avec un savant équilibre entre ce qui est montré pour dissiper toute incompréhension, et ce qui est laissé à l’imagination du lecteur pour ne pas surcharger les cases.


La narration par les mots procède de la même démarche : un savant dosage entre l’exposé synthétique et clinique des faits, et l’expérience à taille humaine de cette entreprise historique. En découvrant la première page, le lecteur craint que la mise en perspective historique de la vie du cosmonaute ne soit réduite à sa plus simple expression. Le scénariste intègre habilement l’exposition des nombreux événements historiques en procédant à des choix parce que l’histoire de la conquête de l’espace ne tient pas dans une bande dessinée même à l’échelle de la vie de Youri Gagarine, et qu’en plus il s’agit d’une biographie de ce dernier. D’un autre côté, il est question de Sergueï Korolev (1906-1966), ingénieur, fondateur du programme spatial soviétique, dès la planche 3. Puis de Wernher von Braun (1912-1977), acteur majeur dans le développement des fusées, en particulier celles qui ont permis la conquête spatiale américaine. Au cours d’une discussion, Von Braun évoque Hermann Oberth (1894-1989), physicien austro-hongrois, spécialiste de l'astronautique, et un des pères fondateurs du vol spatial. Le scénariste ne fait pas que rester à la surface des faits les plus connus. Il passe en revue plusieurs moments clé de la conquête spatiale comme le premier Spoutnik, la chienne Laïka (1954-1957), le singe Ham (1956-1983), premier chimpanzé dans l’espace, Valentina Terechkova (1937-) la première femme dans l’espace en 1963. Il prend soin également de ménager de la place pour pouvoir poser les jalons historiques indispensables tels que la mort de Joseph Staline (1878-1953) et l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchev (1894-1971), et ses décisions concernant le programme spatial soviétique. Ou encore le célèbre discours de John Fitzgerald Kennedy (1917-1963) le 25 mai 1961 à Houston avec sa déclaration passée à la postérité : Nous avons choisi d'aller sur la Lune. Nous avons choisi d'aller sur la Lune au cours de cette décennie et d'accomplir d'autres choses encore, non pas parce que c'est facile, mais justement parce que c'est difficile.



Dans le même temps, le lecteur voit bien que l’artiste reprend des images iconiques, par exemple le cosmodrome de Baïkonour, mais aussi sait recréer des moments qui n’ont pas été photographiés tels que l’atterrissage en parachute de Youri Gagarine, après son vol dans l’espace, ou les discussions entre Sergueï Korolev et un collaborateur. Du coup, même si l’Histoire occupe une place importante dans le récit, elle n’écrase pas la dimension biographique. Le lecteur peut suivre la vie de ce jeune homme depuis la petite ville de Klouchino, jusqu’à ses derniers instants. Il voit comment il est sélectionné dans le programme spatial soviétique, et son vol historique auxquels sont consacrées une vingtaine de pages. Le scénariste a fait le choix de ne pas trop s’appesantir sur la psychologie ou les émotions du premier cosmonaute. Il évoque sa vie de famille, l’impact de son statut de premier homme dans l’espace, ce qui lui donne une importance primordiale pour le gouvernement de l’URSS, mais aussi ce qui implique qu’il est hors de question de le mettre en danger. Du coup, étant laissé de côté dans la suite de la conquête spatiale, la bande dessinée se concentre plus sur celle-ci que sur lui pendant ces années.


Évoquer la vie de Youri Gagarine nécessite de contextualiser sa destinée au regard de l’Histoire de la conquête spatiale. Nikolavitch & Ruiz parviennent à un dosage qui constitue un bon compromis entre ces deux composantes. Une narration visuelle solide sans être alourdie par des dessins qui seraient photoréalistes, ce qui préserve également l’émotion. Des séquences qui ménagent les deux dimensions du récit : à la fois la vie de Gagarine, à la fois les principaux tenants et aboutissants de la course à l’espace. Il ne s’agit donc pas d’une reconstitution encyclopédique, plutôt d’une approche synthétique de la vie de Gagarine et des principales étapes menant jusqu’au premier homme à marcher sur la Lune. Cet ouvrage donne au lecteur l’envie d’en savoir plus.



mercredi 19 octobre 2022

Chroniques de l'éphémère

C’est toujours un peu vrai mes histoires.


Ce tome constitue une anthologie de douze histoires courtes réalisées par Edmond Baudoin en noir & blanc. Elles sont initialement parues dans le magazine de bande dessinée et de culture, appelé Jade, publié par les éditions 6 Pieds sous terre depuis 1991. Le présent recueil est paru en 1999.


Beyrouth, quatre pages : Edmond Baudoin effectue un séjour dans une zone militarisée de Beyrouth. Il y a des hommes qui en tuent d’autres. C’est tout près de la place des canons. La ligne verte. Une espèce de long terrain vague qui coupait la ville en deux. Il se fait la réflexion que ce pourrait être le décor d’un film d’anticipation, à ceci près qu’il n’y a pas de bande originale. Il entend des poules : un soldat lui explique ce qu’il en retourne. Justice immanente, quatre pages : dans la rue par un matin de ciel gris, vraiment gris, Edmond sort pour se rendre au café en bas de chez lui, passant par la boulangerie avant pour s’acheter un pain aux raisins. Il voit un homme au volant d’un gros quatre-quatre en train de traiter une femme de prostituée, lui reprocher que tout ce qui l’intéresse, c’est de tortiller son derrière jusqu’à quatre heures du matin dans une boîte, et de se faire prendre par derrière par le premier venu. Le mime, quatre pages : c’est un mime un peu minable. Il est grimé comme Charlot, de la poudre blanche sur le visage, debout sur un tabouret… Peut-être une caisse. Edmond ne se souvient plus. À ses pieds, un lecteur de cassettes diffuse inlassablement les musiques des films de Chaplin. Edmond ne sait pas combien d’années il l’a vu, au coin de la place Saint Germain, en face des Deux Magots, tout près de la station de métro. À force de persévérance, les années passant, cet homme est devenu indispensable à ce morceau de trottoir. Il avait autant d’importance pour la poésie de Paris, qu’une statue, un monument, un jardin. Il était peut-être autant photographié que le Danton de pierre deux cents mètres plus loin. Et puis Edmond ne l’a plus vu.



Malaise avec une petite fille, deux pages : à Nice en août 1996, Edmond n’a pas trop le moral. Alors il voyage. Il s’en va vers le Nord, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique. À Bruxelles, il loge chez des amis. L’affaire Dutroux donne une teinte livide à cette fin d’été. Son moral ne grimpe pas. Comment est-ce foutu à l’intérieur de certains cerveaux ? Sur le quai du métro, quatre pages : Edmond attend le métro avec une copine. Un aveugle arrive sondant devant lui avec sa canne blanche. Soudain il la brandit en l’air et il la jette sur la voie. Un jeune homme descend pour aller la chercher. En terrasse, quatre pages : deux jeunes demoiselles papotent assises en terrasse. Un jeune homme s’approche d’elle, leur déclarant que sa mère l’a abandonné à la table d’à côté, et leur demandant si elles veulent bien l’adopter. Les aimer toutes, trois pages : trente-et-un visages de demoiselle en gros plan, suivi de vingt-huit autres sur la page suivante, et d’une case avec le bassin dénudée d’une autre, et une case avec une jeune femme ayant dénudé la partie droite de son corps.


Edmond Baudoin est né en 1942 à Nice. Sa carrière de bédéiste a commencé en 1981, avec la publication de ses premières œuvres par l’éditeur Futuropolis à compter de 1981. Il a reçu l’Alph-Art du meilleur album, pour Couma acò, en 1992. Le lecteur ne sait pas sur quoi il va tomber en entamant le présent album. Il comprend rapidement qu’il s’agit d’une collection d’histoires courtes, toutes racontées à la première personne. Dans la dernière, l’auteur explique à sa compagne du moment que c’est toujours un peu vrai ses histoires. Il ne raconte pas tout, il fait de petits arrangements. Le lecteur n’a pas de raison de mettre en doute sa parole, et il accepte que chaque petite histoire se soit bien produite, et que Edmond Baudoin en a été l’acteur ou le spectateur. Les six premières correspondent à une situation de la vie quotidienne (ou presque en ce qui concerne son séjour à Beyrouth), la seconde moitié concerne les relations amoureuses, avec un rapport physique. S’il a déjà lu une bande dessinée en noir & blanc de cet auteur, le lecteur identifie immédiatement ses caractéristiques. Les formes sont détourées avec un trait parfois charbonneux, souvent gras, avec un rendu à la fois spontané et esquissé, mais aussi précis et attestant d’un regard personnel sur les êtres humains et les environnements. Il retrouve également la propension de l’auteur à raconter l’histoire dans un texte qui court en bas des cases, ces dernières montrant ce qu’il dit, ou bien mettant en scène les actions des personnages alors qu’ils sont en train de parler.



Dans le même temps, le lecteur voit que l’artiste expérimente en toute discrétion. La raison d’être d’une histoire ne réside pas dans le fait de lui servir de support pour essayer une technique de dessin, ou mettre à l’épreuve une mise en page, ce qui fait que le lecteur peut très bien ne pas prendre conscience de ce fait. S’il prend un peu de recul, cela devient une évidence. La première histoire est racontée sous la forme de quatre pages, contenant chacune trois cases de la largeur de la page. Dans la deuxième histoire, l’artiste semble avoir abandonné le pinceau au profit de la plume, ce qui donne un aspect plus griffé à ses dessins. Dans la quatrième, il n’y a aucun dialogue, aucun cartouche de texte, mais des dessins de la largeur de la page avec une bordure, et un texte qui court en dessous sans bordure. La mise en page de la suivante surprend le lecteur : des cases alignées en bande, avec des phylactères pour les personnages, une forme très traditionnelle. Il faut un peu de temps pour que la première page de la suivante fasse son impression : des cases où l’artiste semble s’être laissé guider par le trait du pinceau, plutôt que d’avoir cherché à construire ses traits pour une description classique. Avec la septième histoire, l’évidence saute aux yeux : trois pages avec presque uniquement des visages de femmes en gros plans. Dans l’histoire suivante, l’essai se trouve dans les phylactères : chacun des deux personnages prononcent leur dialogue à haute voix, et le lecteur peut lire le fond de leur pensée qu’ils n’osent pas formuler dans un autre phylactère avec une bordure différente, écrit dans une graphie manuscrite. Dans la dernière histoire, Baudoin intègre vingt-quatre pages constituant le patron d’une proposition pour un éditeur de manga, parfaitement lisibles, ainsi que les trois pages de Passe le temps, une histoire publiée par l’éditeur Futuropolis en 1982, racontant la même anecdote avec des variations.


Ces cases aux traits bruts avec du texte peuvent rebuter un instant le lecteur. Puis, il commence la première histoire : localisation totalement inattendue, texte très agréable à lire, concis et porteur de l’état d’esprit d’Edmond, et un instant improbable avec ces cris de poule, puis une chanson des Rolling Stones à fond. Deuxième histoire : peut-être que l’auteur a rajouté la chute pour une forme de vengeance morale, mais le moment est bien saisi : cet homme qui insulte une femme, confortablement assis sur le fauteuil de son 4*4. Le souvenir du mime : une impression produite en le voyant faire son numéro, un ressenti personnel (un peu de gêne), une sensation qui évolue avec le temps qui passe. Le malaise provoqué par l’affaire Dutroux. Le comportement sortant de la normalité, d’un aveugle sur le quai du métro. L’incrédulité de nature très différente chez un jeune homme, et chez la jeune femme qui se retrouvent au lit ensemble. Le sentiment de solitude pendant l’acte sexuel. La manière de raconter un souvenir, en fonction de l’inspiration du moment. Autant de sensations, d’émotions fugaces que l’auteur sait faire partager avec naturel et conviction. Indubitablement, Edmond Baudoin sait parler avec le cœur, avec les sentiments pour faire partager son état d’esprit, son expérience de la vie, sur chacun de ces sujets.



Bien évidemment, l’histoire à base de visages de femmes en gros plans transcrit le comportement d’un homme à femmes, ce qui ne représente qu’un petit pourcentage du lectorat de l’auteur. En même temps, chaque lecteur fait ainsi l’expérience d’une fascination pour les visages féminins, pour l’éternel féminin, d’une appétence inextinguible, irraisonnée, jusqu’au constat de l’auteur : il faudrait enfin qu’il accepte l’évidence, il ne pourra pas toutes les aimer. Un ressenti encore du côté de la résignation, pas encore du côté de l’acceptation. Le lecteur fait également l’expérience de regarder la réalité par les yeux de l’artiste. Lorsqu’il prend en main la bande dessinée, il considère l’esquisse en quatrième de couverture, pas bien certain de ce qu’elle représente. Après la première histoire, vient une esquisse au pinceau : un homme nu assis sur un tabouret. Entre la deuxième et la troisième, une femme en longue robe noire, en train de danser, représentée à deux moments différents. Il y a ainsi un dessin au pinceau entre chaque histoire, également un moment éphémère capturé par le mouvement du pinceau.


Chroniques de l’éphémère : un titre énigmatique qui ne permet pas de se faire une idée de ce qu’il y a dans cette bande dessinée. Le lecteur découvre douze historiettes, racontées avec un trait de pinceau agile, expressif et concis, des phrases portant toute la personnalité de l’auteur, une histoire illustrée à la plume. À chaque fois, Edmond Baudoin sait offrir toute la spécificité de cet instant éphémère, ainsi que toute son universalité qui parle au lecteur, quelle que soit sa propre personnalité, son propre parcours de vie. Une expérience de l’humanité dans tout ce qu’elle a d’éphémère, mais aussi d’éternel.



mardi 18 octobre 2022

Ladies with guns T01

Tu vas me libérer, oui ou non ?


Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Il compte soixante-quatre pages de bande dessinée, réalisée par Olivier Bocquet scénariste, Anlor dessins et Elvire de Cock couleur.


Quelque part dans l’Ouest américain au début du dix-neuvième siècle, avant la guerre de Sécession, un rapace est en train d’arracher des lambeaux de chair d’un cadavre, dans un terrain dégagé. Abigail, une jeune fille afro-américaine de quatorze ans, est enfermée dans une cage métallique en forme de parallélépipède rectangle. Elle avance difficilement en faisant osciller sa cage pour aller se mettre à l’ombre des arbres, suivies par trois félins charognards. Enfin elle atteint la forêt, mais elle perd l’équilibre et la cage bascule vers un petit cours d’eau peu profond. Un peu inquiétés par le bruit, les coyotes hésitent, puis ils reprennent leur assurance et attaquent la jeune fille. Celle-ci se défend bec et ongle, mordant une oreille d’un animal jusqu’au sang. Un coup de feu de retentit : les trois quadrupèdes s’enfuient. Une jeune femme arrive, tenant son fusil qui semble enrayé. Abigail crie pour lui demander de la libérer. Kathleen Parker s’approche et lui demande comment elle s’est retrouvée dans cette cage. Mais une flèche se fiche dans un tronc juste à côté, sous son nez. Chumani la tient en joue avec une autre flèche prête à être décochée. Kathleen ramasse son fusil d’un geste vif et la tient en joue en retour. Chumani informe que Kathleen a tué son frère.



Il y a quelques jours les cowboys chargés de protéger une caravane de chariots traversant une longue prairie, sont en train de passer de l’un à l’autre pour les décharger partiellement. Les Indiens sont susceptibles de les attaquer et il faut alléger les chargements pour aller plus vite. Kathleen Parker ordonne à Jerry et son acolyte Otis de replacer un tonneau marqué Sel dans son chariot. Ils ne semblent pas près d’obéir. Russel Parker intervient pour qu’ils obéissent. Un chariot est embourbé, Russel rejoint les autres aider à le sortir de la boue. Malheureusement, il glisse dans la manœuvre et la roue du chariot passe sur sa jambe. Il succombe à sa blessure dans la journée. Les hommes lui creusent une tombe, et son épouse se recueille devant en début de nuit. Jerry la rejoint pour lui proposer de la protéger, pour s’assurer qu’on la traite comme une lady. Il peut aussi s’occuper de la concession minière en Californie, que son mari avait achetée. Elle décline son offre, et lui demande s’il pourrait lui confier un revolver. Il trouve l’idée mauvaise. Elle se dirige vers son chariot et constate qu’Otis est en train de le mettre à sac. Elle se retourne vers Jerry pour s’en plaindre, mais son acolyte l’estourbit d’un coup de pelle sur la tête, dans le dos. Elle reprend conscience le lendemain alors que le soleil se lève. Les autres colonisateurs l’ont fait assoir à côté du feu de camp, et ont mis une tasse de café entre ses mains. Les Indiens attaquent et une pluie de flèches atteint l’homme devant elle. Kathleen reste prostrée. Un Indien se tient devant elle et s’apprête à lui abattre son tomahawk sur le crâne.


Une scène d’ouverture de cinq pages, assez dure : cette jeune adolescente dans une cage, les animaux prédateurs littéralement sur ses talons et l’arrivée de deux autres femmes pas forcément faites pour s’entendre, vu que l’une a tué le frère de l’autre. Le lecteur est tout de suite impressionné par la narration visuelle : la richesse des couleurs, leur complémentarité avec les traits encrés. La coloriste vient nourrir les formes détourées, en complémentarité remarquable avec le travail de la dessinatrice. Le lecteur l’observe dès la première page, quand elle vient apporter du volume à la frondaison des arbres qui forment la ligne d’horizon en arrière-plan. En pages deux et trois, il voit comment elle change de palette, d’abord avec des nuances de vert foncé pour indiquer que Abigail se trouve maintenant dans un sous-bois, puis avec une case tout en nuances de rouge lorsque le coup de feu retentit pour accentuer le fait que cet événement prend les animaux et la jeune femme par surprise. Quelques pages plus loin, la scène se passe dans une grande plaine ouverte, avec un beau ciel bleu. La dessinatrice ne représente pas d’arrière-plan dans toutes les cases, en particulier quand il s’agit d’une légère contre-plongée sur un personnage : le ciel bleu avec de légères traces de nuage suffit à rappeler le lieu au lecteur qui ne ressent pas de solution de continuité dans son immersion. Il apprécie ensuite le riche bleu nuit dans cette même immensité ouverte, le jaune impitoyable d’une chaude journée d’été dans le Sud alors qu’Abigail se défend sauvagement contre cinq agresseurs, le déchaînement d’orange brûlant dans l’avant-dernière scène (un combat acharné de treize pages). En pages 44 & 45 qui sont en vis-à-vis, il note l’effet très parlant : chaque planche comporte trois bandes de trois cases chacune, en alternance de jaune et de bleu, le jaune pour l’arrivée des cinq femmes à la ferme de l’une d’elle, le bleu pour le commerçant qui entre dans la bâtisse du shérif pour le délivrer de sa cellule.



Pour autant la mise en couleurs sophistiquée et parlante n’écrase pas les dessins, ni ne relègue au dernier plan la narration visuelle. Chaque page donne la sensation d’une implication totale de l’artiste, un entrain communicatif et irrésistible. Les scènes d’action sont saisissantes : les charognards qui poursuivent Abigail avançant tant bien que mal dans sa cage, l’attaque des Indiens sur la caravane de chariots, Abigail toujours encagée se défendant contre cinq agresseurs armés. D’accord, ça peut paraître facile de briller ainsi quand le scénariste a prévu des affrontements violents à fort enjeu pour des personnages attachants. Même s’il fait preuve de ce soupçon de mauvaise foi, le lecteur la laisse derrière lui pour l’affrontement final de treize planches. La dessinatrice a fort affaire pour maintenir l’intérêt du lecteur. Elle n’hésite pas à faire usage d’angle de vue très inclinés pour accompagner les mouvements, à accentuer le souffle d’une explosion, à ajouter de la fumée pour rendre certains visages plus dramatiques, à montrer l’intensité de la hargne des agresseurs, et celle de la fureur de vivre des cinq femmes qui se défendent. Elle joue avec les onomatopées, leur forme, leur graphie, que ce soient les cris, les explosions, le chuintement du feu qui se propage. Le lecteur finit cette séquence avec le souffle coupé par l’intensité du déchainement de la violence, par la rage au ventre des héroïnes.


Le scénariste a pris le parti de ne pas spécifier l’année de son récit, ni la région exacte dans laquelle il se déroule. L’artiste se retrouve ainsi un peu plus libre de mouvement, pas obligée de se contraindre à respecter la vérité historique pour la reconstituer. Pour autant, les éléments visuels de western convainquent le lecteur : les armes, les chariots, les parures des Indiens, les tenues de ces dames. Anlor fait preuve d’une implication sans faille pour décrire avec détails les lieux : la file de chariots qui progresse le long de la route de terre sinueuse et les accessoires contenus dans le chariot de Kathleen et Russel Parker, l’aménagement de la chambre du propriétaire d’esclaves, la profusion d’articles qui se trouvent dans le magasin général en planche 31 (un vrai plaisir de ralentir sa lecture pour les détailler un à un), la grand-rue de Notting Hill, et bien sûr les pièces de la maison de Daisy McCormick. Il se rend vite compte que chaque personnage dispose d’une apparence unique, que ce soit sa morphologie, la forme de son visage, sa tenue vestimentaire, et même certaines postures. Cela est vrai bien sûr pour les cinq héroïnes, mais aussi pour tous les personnages secondaires, du propriétaire du magasin général, à la tenancière de saloon, en passant par Jerry et Otis.



Le lecteur fait donc la connaissance d’une esclave en fuite (Abigail), une Indienne isolée de sa tribu massacrée (Chumani), une veuve bourgeoise (Kathleen Parker), une fille de joie (Cassie Coltrane) et une Irlandaise d’une soixantaine d’années (Daisy McCormick). Les trois premières se retrouvent ensemble dès la page 7. Daisy apparaît en page 34, et Cassie en page 43. L’histoire raconte une véritable intrigue : Abigail est recherchée par un chasseur de primes pour s’être attaquée à son propriétaire, raison pour laquelle elle s’est retrouvée dans une cage. Kathleen et Chumani lui viennent tout naturellement en aide, elles-mêmes ayant fait les frais de cette société patriarcale. Le scénariste ne s’en cache pas : il court une fibre féministe tout du long du récit, ces cinq femmes se rebellant contre l’autorité patriarcale inique, contre la maltraitance envers les femmes. Ces cinq héroïnes vont se défendre contre chaque agression, rendre coup pour coup, qu’elles disposent d’une arme à feu ou non. Bien conscient de cette composante, le lecteur sourit quand Abigail crie à Kathleen : Tu vas me libérer, oui ou non ? Il garde à l’esprit que cette rébellion contre l’oppression explique qu’il n’y a pas un homme pour en rattraper un autre, après la mort du mari de Kathleen. Il devient également légitime que Cassie, Daisy, Chumani, Kathleen et Abigail ne fassent preuve d’aucune pitié envers leurs agresseurs : leur survie est en jeu. D’un côté, leur union fait leur force ; de l’autre côté, si on n’est pas pour elle, on est contre elle, par simple lâcheté de ne pas s’opposer aux hommes qui veulent les soumettre ou les exterminer. Le lecteur note également que cette misogynie ne s’exerce pas de la même manière envers les cinq héroïnes, Chumani et Abigail incarnant une forme d’intersectionnalité puisque la première est afro-américaine et la seconde indienne.


Le titre promet des femmes armées qui vont défourailler tous azimuts : l’histoire tient cette promesse, avec une verve narrative qui emporte tout sur son passage, qu’elles soient armées de revolver et de fusil, ou non. La complémentarité entre dessins et couleurs est remarquable, comme si issus d’une seule et même artiste, avec une énergie et un sens de la mise en scène peu communs. L’intrigue repose sur une course-poursuite, ce qui donne une dynamique irrésistible au récit, avec une forme de féminisme revanchard, totalement justifié par une masculinité tellement toxique qu’elle est littéralement mortelle. Un bon défouloir.



jeudi 13 octobre 2022

Carnets d'Orient T03 Les fils du sud

L’Algérie devient avec lui plus naturelle, surnaturelle, sublime à pleurer.


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 2 : L'année de feu (1989). Il a été publié pour la première fois en 1992, après une prépublication la même année dans le magazine (À suivre). Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs qui compte 62 planches en couleurs. Elle a été réalisée par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Ce tome a été réédité dans Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954. Ce tome s’ouvre avec deux introductions. La première d’une page est rédigée par Jules Roy, écrivain et romancier ayant écrit sur l’Algérie. Il loue la capacité de l’auteur à rendre l’Algérie plus naturelle, surnaturelle, sublime à pleurer. La seconde est rédigée par le bédéaste lui-même : il indique que les deux frères petit Paul et Casimir sont inspirés de son grand-père et de son frère.


En 1904, dans le village de Beni Ounif, le jeune garçon Paul pense à son père : il est chef de gare, à Beni-Ounif. Beni-Ounif, c’’est le terminus. Ils sont en train de construire la ligne jusqu’à Colomb-Béchar, en plein Sahara. Déjà, ici, c’est un enfer : du sable et une chaleur épouvantable, comme elle dit sa mère. Son père, il est très ami avec le commandant Courteuil. Avant qu’ils arrivent, les Marocains avaient attaqué les gens de Beni-Ounif. L’armée, pour les effrayer, a tiré un boulet qui n’a pas éclaté, mais qui a traversé le marabout de part en part. Les Marocains ont demandé tout de suite l’aman. C’est le commandant Courteuil qui a réglé ça avec le pacha. Probable que le pacha a été acheté. Il doit palper, ce qui fait que depuis il y a la paix. Le Maroc, c’est tout près… Il y a une colline avec un col. Le col de la Juive, ça s’appelle, et derrière il y a Figuig, le Maroc. Figuig, c’est une oasis, dès qu’on a passé le col, tout est vert. Il y a des jardins, des légumes, des fruits, du blé, de l’eau à volonté. Les rues sont couvertes. Quand on débouche sur une place, on est ébloui par le soleil. Les jours de marché, ça grouille, là-dedans.



Devant la gare de Beni Ounif, le commandant Courteuil propose de manière directive, à Jules de partir avec lui à cheval, l’accompagner pour sa tournée à Figuig, au Maroc, juste de l’autre côté de la colline. Le père emmène son fils Jules. Dans l’artère principale, le commandant se fraye un chemin à grands coups de trique sur les habitants déambulant dans les rues. Ils arrivent devant le pacha Si Abdelassem et le commandant lui présente Jules le chef de gare. C’est ainsi que ce dernier devient un grand ami du pacha, et que le petit Paul se retrouve par mégarde dans le quartier des femmes. Au moment de leur départ, le pacha leur fait un cadeau : un petit quadrupède tout mignon. Il détrompe ses hôtes : ce n’est pas un chien, mais un chacal. Il se nomme Kébir et il fera un très bon compagnon pour les enfants. Paul se rend à l’école à pied avec son grand frère Casimir. Ce dernier aime se bagarrer avec tous les autres et les faire saigner du nez.


Après le début de l’occupation en 1830 au travers de la quête romantique du peintre orientaliste Joseph Constat, puis l’installation du colon Victor Barthélémy et de son épouse Amélie en 1870/1871, le lecteur découvre l’Algérie par les yeux d’un enfant petit Paul, de la naissance du vingtième siècle à 1914. L’auteur reste fidèle au principe qui court tout le long de la série : présenter la situation en Algérie, du point de vue d’un ou plusieurs français de souche. Ici, le lecteur suit un jeune garçon, moins d’une dizaine d’années au début, jusqu’à son départ pour les conflits de la première guerre mondiale dans un régiment de zouaves. Les références historiques apparaissent donc de manière organique dans cette tranche de la vie de petit Paul : la réalité d’être blanc dans un pays arabe, la domination coloniale sur les autochtones. Comme dans les tomes précédents, s’il y est attentif, le lecteur peut détecter des références historiques telle qu’une référence à la Commune de Paris, la rencontre avec avec Mahmoud Saadi / Isabelle Eberhardt (1877-1904), écrivaine suisse, ou le passage avec les forçats du Bat-d’Af (bataillon d’Afrique). L’auteur ne développe pas ces éléments, ni ne réalise un exposé, laissant le lecteur libre de glisser en passant, ou d’aller se renseigner plus avant pour enrichir sa lecture. D’une manière aussi incidente, l’artiste intègre des éléments d’archives comme des reprographies de mauvaise qualité du catalogue d’époque d’armes et cycles de St Étienne.



Le récit fait également voyager le lecteur, de Beni Ounif proche de la frontière marocaine dans la région de la Saoura, à Figuig au Maroc, puis à Mascara une grande ville du nord-ouest d'Algérie et enfin à Alger. Le lecteur remarque que l’artiste a conservé ce mélange de technique entre le détourage des formes avec des traits fins encrés, et des zones complétées à la peinture directe. Ferrandez a toujours à cœur de décrire et de représenter les régions de l’Algérie où se déroule l’action, en extérieur, comme en intérieur ainsi que les tenues des individus qui l’habitent, quelle que soit leur origine ou leur nationalité. Le lecteur en est d’autant plus conscient du fait des particularités visuelles de la première séquence et ce dès la première page dont les cases sont entièrement réalisées en couleur directe, sans trait de contour encré. L’artiste rend ainsi compte de l’intensité lumineuse qui s’avère aveuglante à cette heure de la journée. Les traits encrés refont leur apparition dans la deuxième page pour les personnages, comme si la vision devenait plus nette, comme si les personnages étaient plus focalisés sur le moment présent. Les sensations de luminosité intense reprennent alors qu’ils voyagent dans le désert à la page suivante. La progression à cheval au milieu de la foule de l’artère principale de Figuig, une ville marocaine située dans la région de l'Oriental. La couleur se mêle aux contours encrés pour rendre compte de l’ombre mouvante dans la rue, grâce à une couverture de feuilles de palmier reposant sur des poutres entre les maisons, une sensation visuelle épatante.


Le lecteur remarque également que l’artiste utilise les cases en couleur directe pour signifier autre chose. S’il ne l’a pas détecté dans la planche 1, il s’en rend compte à partir de la planche 4. De temps à autre, la représentation en couleur directe revêt une apparence plus naïve et le lecteur comprend qu’il s’agit d’une vue subjective, de la représentation que s’en fait l’enfant petit Paul, et du souvenir de sensation qu’il en a gardé. Ferrandez joue alors avec le degré de détail et de précision de la représentation, pour figurer la force du souvenir de l’enfant, plutôt entièrement dans le ressenti et dans la sensation, ou plus dans le concret. Après les décors un peu arides du désert dans le précédent tome, le lecteur éprouve l’impression que ceux-de ce tome-ci sont plus fournis parce que plus diversifiés. Quoi qu’il en soit, ils regorgent de détails, pour les habitations, pour l’école et ses pupitres en bois, pour le jardin maraîcher tenu par Abderhamane, pour les installations du port d’Alger, pour son front de mer.



Après le peintre orientaliste épris d’une belle algérienne, puis le colon qui vient s’installer après avoir combattu lors de la Commune de Paris, le lecteur découvre un jeune enfant qui grandit paisiblement, qui va à l’école, dont la vie est assujettie au changement de poste de son père. Ce dernier se lie d’amitié avec un pacha qui admire le progrès technologique que représente le chemin de fer. L’auteur conserve le même principe : présenter l’Algérie par les yeux d’un français blanc, sans militantisme pour un côté ou l’autre. Les métropolitains se sont installés durablement, et les autochtones demeurent une population soumise. Le lecteur oublie rapidement qu’il s’agit pour partie de l’histoire du grand-père de l’auteur. Il observe une certaine douceur de vivre pour petit Paul et ses parents, le plaisir de vivre dans un milieu où les paysages restent naturels. Il observe plusieurs facettes de l’occupation : certains militaires qui usent de la force contre des êtres humains qu’ils considèrent comme des inférieurs parce que moins civilisés (les terribles coups de trique dans l’artère marchande), la réalité de la multiculturalité à l’école de la République qui accueille sans différence Français, Espagnols, Italiens, Maltais et Juifs, les raids de certains pillards algériens, les travaux forcés pour le Bat d’Af, les produits de métropole qui font rêver avec le catalogue d’armes et cycles de Saint Étienne, la place d’un Africain, le sens d’appartenir à une nation et de la défendre. La mainmise des Français de métropole sur la propriété et sur l’économie est devenue systémique. En quelques décennies, cette situation est considérée comme normale, induisant une forme de supériorité, et donc une société à deux niveaux.


Le lecteur en vient à l’oublier, en pleine empathie avec l’enfance et l’adolescence de petit Paul. Puis au cours d’une séance, la réalité de la structure de cette société revient au premier plan, à des degrés divers, entre une brutalité militaire occasionnelle, et la conviction de Jules le père de Paul & Casimir. Il croit à la civilisation et au progrès, que le progrès, ce n’est pas de maintenir les gens sous la domination coloniale. Le progrès, c’est d’apporter aux populations, les bienfaits de la civilisation : la santé, l’éducation et la machine à vapeur. Avec le recul des décennies passées depuis l’indépendance, le lecteur relève ces marqueurs de la colonisation avec un jugement d’ordre moral. Dans le même temps, il accompagne des individus qui vivent en fonction de la normalité de la société dans laquelle ils se trouvent. Il constate leur innocence par rapport à cette domination qui est devenue la norme. Il se retrouve avec la gorge serrée dans la dernière page en découvrant les propos de Paul dans son uniforme de zouave : on a quitté nos parents, maintenant on n’est plus des enfants, on est des soldats. On s’appelle Garcia, Tobalem, Lakhdar, Galéa, Dupond, ou Durand. On est les fils du Sud. On est tous sur ce bateau qui nous emporte vers cette France qu’on ne connaît pas. On sait bien que cette guerre ne durera pas. Et quand on reviendra, on sera tous un peu plus français, du sang qu’on aura versé. On est les fils du Sud et on part à la guerre.


Ce troisième tome s’avère à la fois plus feutré quant à la situation historique de cette période en Algérie, et à la fois plus émouvant grâce à la douceur de cette enfance, et à la représentation enamourée des paysages de l’Algérie. Dans le même temps, le drame est présent en filigrane, que ce soit la domination de la population autochtone, ou l’approche inéluctable de la guerre. Une réussite remarquable.