Échanger des regards
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Joe Pinelli (pseudonyme de Bertrand DeHuy). Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s’agit d’un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux, inspiré de l’ouvrage 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Dans cet ouvrage, l’histoire est racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. Le premier tome de cette collection est La forêt (2020) de Thomas Ott. L’auteur belge respecte cette contrainte à la lettre, à raison d’une image par page. Une petite entorse à la règle : la première et la quatrième de couverture forment une image supplémentaire. Le texte de la quatrième de couverture indique que l’action se situe le lundi 12 février 1934, à la suite des émeutes des ligues du 6 février, alors qu’une gauche unie manifeste contre le danger fasciste.
Marguerite est une jeune femme qui travaille dans un magasin de primeurs à Paris. Ce jour-là, sourire aux lèvres, elle porte son tablier de travail prête à répondre à la demande du premier client qui se manifestera. Elle tourne le dos à un jeune peintre qui passe derrière elle la tête baissée, son carton à dessin sous le bras. Une autre femme est en train de discuter avec le maraîcher. Le jeune homme s’assoit à une table en terrasse. Il a posé son carton à terre et il a sorti son crayon pour dessiner ce qu’il voit autour de lui. Un autre homme et une femme se trouvent à la même table que lui. Derrière eux, toutes les tables sont prises, et la terrasse est assez agitée. Par cette belle journée, Marguerite porte une robe à manche courte et des escarpins à talon. Elle a fini sa journée de travail et elle rentre chez elle, avec un sac contenant des légumes. Elle passe devant la terrasse du café et un léger sourire flotte toujours sur ses lèvres. Sur le trottoir, un autre jeune homme l’observe tranquillement, visiblement appréciateur de la silhouette de la jeune femme. Les clients en terrasse ne lui prêtent aucune attention. L’intérieur du café est également bondé, avec mêmes des clients debout.
Sur le quai de la station de métro, les Parisiens attendent la rame qui est train d’arriver. Le jeune homme tient toujours une feuille dans une main, et un crayon de l’autre. Il ne semble pas regarder quelque chose en particulier. Il est concentré sur sa tâche. Il est l’un des rares hommes à ne pas porter de chapeau. La plupart des femmes portent un manteau. Marguerite poursuit son chemin, avec son visage toujours détendu. Elle continue de porter son sac de commissions avec le bras droit. Derrière elle, les usagers du métro se divisent en deux groupes : ceux qui vont prendre l’escalier pour sortir, ceux qui attendent. Une fois dehors, le jeune homme se dirige vers un groupe de policier en faction, surveillant une manifestation.
Vingt-cinq images, des dessins facilement lisibles au premier coup d’œil, une intrigue linéaire et très simple d’attraction entre un homme et une femme, voire des dessins qui donnent l’impression de s’étaler sur les deux pages en vis-à-vis. Un album qui se lit en dix minutes en prenant le temps, et c’est fini : il y a eu rencontre entre Marguerite et ce jeune homme qui n’est pas nommé. L’absence de texte participe à la rapidité de la lecture, tout autant que cette trame de simple promenade dans Paris. Le lecteur voit bien que l’histoire se déroule dans Paris : le métro et les uniformes de police. Il n’y a pas d’indication de l’année, mais les modèles d’automobiles laissent supposer que ça se passe avant la seconde guerre mondiale. Il n’y a pas d’autres personnages récurrents à part Marguerite, vendeuse dans un magasin de fruits et légumes, et le jeune dessinateur qui croque différentes scènes qu’il a successivement sous les yeux. Le lecteur est bien content pour eux parce qu’il s’est produit une connexion entre les deux jeunes gens. Le récit s’est déroulé exclusivement en extérieur constituant une sympathique balade. Et voilà. Rien de plus qu’une tranche de vie quotidienne rendue une peu plus savoureuse par ce que le lecteur suppose être le commencement d’une potentielle histoire d’amour. Et encore ce n’est même pas une certitude, et il n’en saura rien puisque l’histoire est complète en vingt-cinq images (en réalité vingt-six car la couverture constitue bien la première et apporte un élément significatif dans le récit) et il n’y aura pas de suite.
Le lecteur en déduit que c’est à lui d’apporter quelque chose pour enrichir la lecture, sauf si dépité il se dit qu’il s’est fait avoir par cet exercice de style artificiel et superficiel. Le premier élément surprenant réside dans le texte de la quatrième de couverture, qui précise le contexte historique : Le lundi 12 février 1934, à la suite des émeutes des ligues du huit février une gauche unie manifeste contre le danger fasciste, un jour annonciateur du Front Populaire. Certes, mais quand même il y a de la triche car la simple lecture des illustrations en pleine page ne permet pas d’en apprendre autant. Page six, le lecteur voit bien des hirondelles, c’est-à-dire des policiers à vélo, avec cette cape qui leur a valu ce surnom. En vis-à-vis, page sept, le dessin montre effectivement des hommes en train de défiler avec des pancartes portant des slogans : La liberté ou la mort, Unité, Il faut choisir socialisme ou fascisme. Puis dans les deux pages suivantes, une banderole avec l’inscription : des libertés démocratiques pour assurer la paix. Toutefois, le lecteur a beau revenir en arrière pour chercher d’autres indices relatifs à la date, il ne trouve pas d’autres éléments visuels pour la confirmer, pas même une manchette de journal lu par un figurant. Il prend la précision de la quatrième de couverture comme un élément à mettre en rapport avec l’amour naissant entre Marguerite et le peintre, un contrepoint.
À la fin de l‘ouvrage se trouve une simple phrase venant expliciter les spécifications de cet exercice de style : Il s’agit pour les auteurs de créer un format court en vingt-cinq images – une par page, en noir et blanc, sans textes, tel qu’il a été défini en 1918 par Frans Masereel pour son livre 25 images de la passion d’un homme, premier roman sans paroles moderne. En effet, Joe Pinelli respecte, à la couverture près, le format : vingt-cinq illustrations indépendantes, en pleine page. Ces dessins s’inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, avec des traits de contours présentant quelques irrégularités par endroit, des aplats de noir pour donner de la consistance aux formes ainsi détourées, une absence de bordure de case. L’artiste a choisi un savant dosage entre précision et évocation. Par exemple les traits des visages apparaissent plutôt appartenir au registre de l’esquisse que du photoréalisme. Les décors semblent représentés avec des traits jetés rapidement, sans être repris pour une apparence plus rigoureuse. Dans le même temps, ces représentations des rues de Paris comportent de nombreux détails : le store du magasin de primeurs, les modèles de table et de chaise de la terrasse, les poutrelles métalliques de la station de métro, les rails et les traverses de la voie de métro, les arbres d’alignement dans les rues, les voitures et autobus, la rue Mouffetard, la place de la République, la gare de l’Est, le quartier de Ménilmontant, etc. Ces caractéristiques de dessins donnent une certaine vitalité aux personnages, qu’ils soient au premier plan, ou bien des figurants dans la foule des gens qui attendent le métro, dans celle de manifestants.
Une fois qu’il a commencé à prêter plus d’attention aux dessins, peut-être en relisant l’histoire pour en avoir pour son argent, le lecteur se rend compte qu’il devient plus attentif à d’autres aspects. Marguerite et l’artiste sont réunis dans la première planche, elle au premier plan, lui au second plan. Par la suite, ils ne se trouvent plus jamais dans une même illustration ; en revanche ils sont toujours en vis-à-vis, lui dans la page de gauche, elle dans celle de droite. Le lecteur en vient même à éprouver l’impression que les deux images en vis-à-vis n’en forment qu’une : mais non, elles ne peuvent pas être collées l’une à l’autre car il y manque une partie entre les deux. Toutefois la situation de l’artiste correspond bien à celle de Marguerite : devant le café, dans la station de métro, dans la rue alors que passent les manifestants, sur des trottoirs de part et d’autre de la chaussée, dans la gare de l’Est. Ils vivent dans un espace-temps presque identique, ce qui les rapprochent, ce qui constitue le socle d’une expérience commune, ou plutôt d’un environnement commun, en s’étant trouvé au même moment où se produisent certains événements. D’une certaine manière il s’agit d’une forme de complicité implicite et inconsciente, le partage d’un même instant à quelques mètres de distance. La même situation de détachement par rapport à la manifestation et à son objet, lui en spectateur simplement curieux, elle en passante allant son chemin. Ils finissent par prendre conscience de cette simultanéité, et peut-être à y voir une forme de synchronicité, de lien qui les rapproche, une expérience différente des mêmes choses qui conduit tout naturellement à un échange, représenté dans les deux derniers dessins après une ellipse temporelle qui laisse le lecteur libre d’user de son imagination pour la remplir.
Il est peu probable que le lecteur soit arrivé par hasard à cette bande dessinée : soit il éprouvait déjà un intérêt pour son auteur, soit il a conscience de la nature de l’exercice de style à la manière des 25 images de la passion d’un homme, de Frans Masereel. Vingt-cinq images pour une bande dessinée, c’est très court et ça se lit très vite. Celan ne prend du sens qu’à la condition de l’implication active du lecteur, soit pour considérer la force narrative de chaque dessin, soit pour projeter sa sensibilité sur ce qui se joue sur le non-dit, sur ce qui se passe entre les cases, ou plutôt entre chaque dessin, et le phénomène qui se déroule sous ses yeux. Sous réserve qu’il se prête à ce jeu, qu’il apprécie cette dimension ludique, il y trouve son content et se rend compte que lui aussi peut prendre plaisir à la lecture, sans se soucier des revendications des grévistes du douze février 1934, ou du limogeage du préfet de police Jean Chiappe à la suite de l'affaire Stavisky.