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jeudi 11 septembre 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 2 - Inferno

Ne tombe jamais amoureux d’une apparence.


Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 1 - Tête noire (2015) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Brynia les avait convoqués. Et toutes les sorcières répondirent à son appel car elles devinaient qu’entre nuit et jour, une lueur nouvelle venait de naître, une lueur qui changeait certaines prédictions. Alors Brynia les mit en garde, reconnaissant qu’elle perdait de son influence à la cour du roi Brendam. Ses pouvoirs diminuaient, une force nouvelle se levait, une force contre laquelle elle serait bientôt incapable de résister. Une solution radicale s’imposait, qui demandait de rompre le pacte ancien afin de le ramener à la vie. Dans les ruines de ce château, à l’extrémité d’un promontoire, dans une ambiance lumineuse cramoisie, les sorcières poussent les hauts cris, s’opposant au projet de ramener Tête Noire à la vie, cette abomination. Parmi elle, une jeune prend la parole : elle estime que Brynia ne leur dit pas toute la vérité. Elle continue : plusieurs d’entre elles ont pu vérifier qu’un jeune chevalier vient de rejoindre la cour et que ce chevalier possède l’image sacrée, l’Inferno Flamina. Celui qui porte cette image sera leur guide, leur champion. Elle termine : peut-être que ce n’est pas à lui que Brynia songeait. Si c’est le cas, la jeune sorcière craint que l’ancienne n’aille au-devant de grandes déceptions.



Brynia et la jeune sorcière continuent de s’opposer. Finalement elle annonce son nom et elle explique que quand elle était enfant, sa mère, qui était laide et difforme la craignait déjà. Pour amadouer sa fille, la mère déposa au pied de son lit, un jouet merveilleux qu’avait créé pour elle l’enfant Pip, l’esprit malin des jeux et des divertissements. Un jouet dont elle s’empara aussitôt ! Un fitchell. Et le fitchell lui obéit. Elle en saisit un dans le feu et le déchaîne contre Brynia. Une enfant s’avance vers la jeune sorcière pour lui indiquer que Brynia a une sœur dont elles peuvent craindre la vengeance. Le temps passa. Et puis un matin, un grand cri de douleur éclata dans les parties secrètes, souterraines du château. On venait de trouver le corps de Brynia, la sorcière. La reine Jamaniel se rend dans la chambre de la sorcière qui a maintenant l’apparence d’un grand dragon. Elle demande à ce dernier qui a osé tuer Brynia. La sorcière répond qu’il s’agit de ses propres semblables, les sorcières. Elle explique que ces dernières ne veulent pas du fils de Jamaniel sur le trône. C’est l’autre, le bâtard qu’elles suivent, qu’elles espèrent placer sur le trône. C’est lui qui portera leurs couleurs, la marque, l’Inferno Flamina ! Il continue en lui demandant si elle est prête à prendre de grands risques pour que le roi se détourne de son fils illégitime et redonne sa préférence à Elgar.


Le lecteur entame ce deuxième tome du cycle et il se rend compte qu’il attend tout : la narration visuelle extraordinaire, l’intrigue à la fois pleine de convention du genre fantastique médiéval avec un roi et une reine à la fois originale dans les rapports de force mis en jeu et les personnages à la fois ballottés par des antagonismes séculaires à la fois désirant une vie propre. Et puis, il y a la mythologie de la série. Par la force des choses, le cycle portant leur nom, il sait qu’il va retrouver les sorcières, c’est-à-dire les Moriganes. À la réflexion, il n’en a pas tant vue que ça dans les deux autres cycles, et pas plus de deux à la fois. Voilà que dans la première scène, il assiste à une réunion de sorcières, un coven qui en réunit huit, et il y en a encore une autre, celle qui conseille la reine Jamaniel, étant sous sa forme de dragon. Le lecteur ne s’attend pas forcément à la présence d’un personnage majeur du cycle Les chevaliers du pardon : cela donne immédiatement une très grande profondeur à l’intrigue. Il se souvient du positionnement de ce personnage singulier par rapport au bien et au mal dans le cycle précédent, et il en est réduit à échafauder des conjectures quant à ses motivations dans le temps présent du récit, à essayer de concilier ses actions avec ce qu’elle deviendra par la suite. Enfin, il retrouve également avec grand plaisir un artefact apparu dans le cycle précédent : le fitchell, utilisé ici avec libéralité et une efficacité mortelle.



Une étrange silhouette qui sort de décombres rocheux ou en bois, au milieu de roches gravées de symboles : nul doute qu’il s’agit de Tête Noire, annoncé par le titre du premier tome du présent cycle, sur le plan visuel peut-être des excroissances crâniennes un peu trop spectaculaires, mais peut-être aussi qu’elles seront explicitées dans le récit. Il est en effet beaucoup question de cet individu mystérieux à la légende effrayante ; cependant il n’apparaît que tardivement dans le tome. Le lecteur peut donc laisser son apparence de côté, et savourer tout à loisir la beauté exquise des planches. Il est saisi par l’ambiance lumineuse très particulière de la scène d’ouverture : des teintes de rouge corail, rouge coquelicot, pourpre, rouille, Tomette, rehaussées par une lumière d’abord orangée, puis jaune venant du brasero autour duquel sont rassemblées les Moriganes, une ambiance surnaturelle mettant en valeur les pouvoirs des sorcières. La scène suivante est teintée de bleu-vert et de jaune : la première couleur assortie à la robe de Jamaniel, la seconde rappelant la lueur émanant des sorcières. Puis vient un vert plus clair pour l’herbe et les frondaisons, complémentant les teintes mordorées de la chevelure d’Oriane. Etc. De prime abord, la mise en couleur semble principalement naturaliste, avec une réflexion sophistiquée quant à la conception de chaque scène pour qu’elle bénéficie de sa propre palette. Inconsciemment, le lecteur se rend compte que plusieurs teintes se répondent d’une séquence à une autre, instaurant ainsi un lien thématique entre différents éléments, puis il perçoit que certains couleurs recèlent également une composante symbolique.


Le lecteur sait par avance qu’il va découvrir des visuels splendides, des compositions à couper le souffle par leur propriété quasi tactile, par la qualité tangible de ce qui est représenté. Il a conscience du niveau d’exigence que cela induit sur son horizon d’attente, et dans le même temps il a toute confiance que l’artiste dépassera ses espérances., et… Les planches le comblent. Il anticipe le plaisir de tourner chaque page pour faire une nouvelle découverte qui lui en mettra plein les yeux, ou plutôt qui lui laissera des souvenirs impérissables. Les arabesques crépitantes décrites lors de la première utilisation du fitchell, la forme de dragon de la sorcière qui emprunte élégamment à l’esthétique japonaise, le dallage hexagonale de la grande salle du château de dame Ceylan, les boucles d’oreille finement ouvragées de cette dernière, la manière dont Jamaniel s’essuie la commissure des lèvres après avoir vomi un flot de matière immonde sur Odrix, la forme torturée des arbres dans la forêt, la longue cape rouge du roi Elgar, la marmite sur le foyer au centre de la pièce unique de la cabane du passeur Irié, les énormes néréals évoluant juste sous la surface de l’eau, les vaguelettes autour des rochers émergeant de l’eau, la délicatesse du tressage du panier et les lanières en cuir pour le porter, etc. Chaque case a bénéficié d’un investissement méticuleux, chaque page porte la narration grâce à de savantes compositions, chaque lieu, chaque accessoire, chaque personnage présente une des détails lui donnant une identité propre et une matérialité telle que le lecteur pourrait le toucher. Un délice de lecture de bout en bout.



Totalement transporté par la narration visuelle, le lecteur retrouve les conventions d’un récit de type médiéval fantastique, tout en ayant conscience de l’originalité de l’intrigue, à la fois opposition du bien contre le mal, manigances pour écarter un héritier du trône, en faveur d’un tyran manipulé par sa mère, elle-même manipulée par une sorcière impitoyable la considérant comme un simple pion sur un échiquier. Le scénariste continue de jouer avec le principe du Yin et du Yang, c’est-à-dire la présence de l’un à l’intérieur de l’autre et réciproquement. Alors que les stéréotypes de ce genre voudraient que les camps du bien et du mal soient clairement identifiés dans une dichotomie nette, le lecteur se retrouve vite à douter. Il comprend facilement que Oriane et Vivien sont les héros, au sens positif du terme, et qu’ils sont pris dans un jeu de pouvoir qui les dépasse, entre les sorcières, le clan du roi Brendam, ou plutôt de son épouse Jamaniel, ou plutôt celui de cette Morigane ayant atteint le stade de dragon… Mais au sein même de chaque communauté différentes stratégies se confrontent, au point qu’une partie des sorcières mettent en œuvre la même que celle de Jamaniel et de son maître. La fin justifie les moyens : les unes comme les autres voient en la résurrection du terrible Tête Noire la possibilité de prendre le dessus sur l’autre camp, avec la conscience aigüe que cet individu échappera selon toute vraisemblance à leur contrôle et se montrera à nouveau impitoyable et sanguinaire. Les auteurs montrent avec clarté qu’il ne saurait être question de légitimité quand chacun ne défend que ses intérêts personnels alimentés par une soif de pouvoir, où les autres vivants deviennent des pions ou des dommages collatéraux dont la vie est dépourvue de valeur.


Béatrice Tillier et Jean Dufaux se montrent extraordinaires pour raconter une histoire de fantastique médiéval, mettant en œuvre toutes les conventions du genre, avec une élégance et une créativité hors pair. La narration visuelle immerge le lecteur dans un monde pleinement réalisé, enchanteur et inquiétant. L’intrique continue de développer la mythologie de la série, tout en jouant sur l’ambiguïté des moyens d’action des uns et des autres, pour ceux qui sont en position choisir. Magistral.



mercredi 10 septembre 2025

Safar, l'histoire du Coran en Europe

Les six ans du projet n’ont pas été de trop.


Cette bande dessinée constitue un documentaire sur l’histoire du Coran en Europe. Son édition originale date de 2025. Il a été dessiné par Ernesto Anderle, sous la direction de Maurizio Busca & John Tolan, avec le comité scientifique composé de Mercedes García-Arenal, Jan Loop, John Tolan et Roberto Tottoli, avec un suivi éditorial assuré par Tristan Martine & Pauline Veschambes. Il comprend environ cent pages de bande dessinée, réparties en douze chapitres, chacun comprenant un court paragraphe de texte en introduction et deux pages de documentations complémentaires en conclusion. Il se termine avec une riche bibliographie de quatre pages, recensant chaque source utilisée, chapitre par chapitre, et deux pages de présentation d’autres ouvrages de l’éditeur. Sa lecture ne nécessite aucune connaissance préalable sur le sujet, ni sur la foi en général.


Le Coran en Europe. Le Coran est présent en Europe depuis que les troupes arabes et berbères du général Tariq firent la conquête d’une partie de la péninsule ibérique en 711. Au Moyen-Âge, une partie importante de la population de l’Espagne et de la Sicile est musulmane. À partir du XIVe siècle, l’empire ottoman s’étend entre les Balkans et en Europe centrale, déclenchant dans ces régions une présence importante de Musulmans qui dure jusqu’à aujourd’hui. Au XIXe siècle, les puissances coloniales européennes dominent un grand nombre de pays musulmans ; au XXe siècle dans un contexte de décolonisation, de nombreux Musulmans de ces anciennes colonies émigrent en Europe. Le Coran fait partie de la vie quotidienne de ces Musulmans européens, mais il suscite aussi l’intérêt des non-musulmans : Chrétiens, Juifs ou Athées. Le livre les fascine, les intéresse, parfois leur fait peur. C’est l’histoire de ces réactions complexes et variées dont il est question dans les pages qui suivent.



Les origines du projet – John Tolan est professeur d’Histoire à l’université de Nantes, il vagabonde entre les milieux universitaires de l’Amérique du Nord, de l’Europe et du monde arabe. Il étudie les échanges entre civilisations latines et arabes au Moyen-Âge et bien au-delà. Il aime casser les stéréotypes, que ce soit sur l’Islam ou sur l’époque médiévale. Avec Jan Loop, professeur d’histoire religieuse à l’université de Copenhague, Mercedes García-Arenal, historienne des échanges culturels dans l’islam, le christianisme et le judaïsme, et Roberto Tottoli, spécialiste de l’Islam, ils montent un groupe de recherches à Madrid le quinze septembre 2017, et bâtissent le projet de recherche sur le Coran en Europe. La première traduction latine du Coran – Pendant un voyage dans la péninsule ibérique, effectué en l’an 1142, l’abbé de Cluny, Pierre le vénérable, rencontre deux célèbres traducteurs d’ouvrages scientifiques de l’arabe vers le latin : Robert de Ketton et Herman de Carinthie. Soucieux d’établir un fonds de connaissances de l’islam basé sur des sources fiables et non sur des légendes, il charge les deux savants de traduire des textes clé de l’islam dont le Coran : c’est la première traduction latine de ce texte.


Une illustration de couverture magnifiquement ouvragée qui met en avant le mot Safar (Voyage, en arabe), différents personnages comme composant le cadre autour du titre, et le livre du Coran ouvert sur un présentoir. S’il feuillète au préalable cette bande dessinée, le lecteur constate qu’il commence par une double page de texte avec des illustrations, puis deux pages présentant les quatre directeurs du projet avec de toutes petites cases de dessins, et de gros phylactères. Vient alors le sommaire sur deux pages, listant les douze chapitres, avec à chaque le nom du ou des chercheurs l’ayant écrit : La première traduction latine du Cora, un frère florentin à Bagdad, Un Coran trilingue, Le livre des Morisques, de L’Ibérie à Rome Léon l’Africain et le Coran, Luther et le Coran latin de Bibliander, L’importance de faire une bonne impression, Philologues, antiquaires, polyglottes et autres exégètes, Les livres de Buda, La beauté du Coran, Le Coran de Napoléon, Abraham Geiger et le tournant scientifique au XIXe siècle. Chacun des douze chapitres s’ouvre avec son titre et un court paragraphe introductif, la bande dessinée commençant dans la page suivante, et comprenant sept pages, sauf trois chapitres à cinq pages et un à huit pages. En fin de chaque séquence, se trouvent des développements historiques sous forme d’un texte avec des illustrations. Par exemple pour la première, sur L’abbaye et de Cluny et l’Islam, les deux traducteurs du Corpus islamolatinum, Le voyage de Pierre le vénérable, une carte, un encart avec l’adresse internet pour lire cette première traduction. Le lecteur ressent immédiatement qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation d’une recherche universitaire. Passé l’introduction et la présentation des auteurs, il retrouve les caractéristiques narratives d’une bande dessinée.



D’un côté, quatre experts de recherche universitaire, un projet financé par le Conseil Européen de Recherche (ERC), la constitution d’un équipe composée d’une quarantaine de chercheurs, doctorants et post-docs pour une durée de six ans, un colloque de lancement en octobre 2019 à Naples, œuvrant sur des sujets allant de la paléographie arabe à des récits de voyage… et la ferme intention de faire connaître leurs recherches au-delà du monde des chercheurs : une exposition itinérante à travers toute l’Europe et pourquoi pas… une BD. De l’autre côté, un support avec ses propres caractéristiques, et un éditeur qualifiant l’ouvrage de Docu-BD. Le lecteur apprécie rapidement cette manière de structurer en l’ouvrage, en allégeant l’exposition dans la partie BD, en illustrant les développements en texte, en proposant un paragraphe de contextualisation en début de chaque chapitre. Il ressent la qualité pédagogique de l’ensemble, entre la répartition des informations, les mises en scène en bande dessinée, les liens qui se tissent de chapitre en chapitre. Il ressent également le fait qu’il y a beaucoup plus à dire pour chaque thème et chaque époque, et que la BD constitue la partie émergée du travail de recherche. Enfin, il apprécie le choix de prendre un point de vue historique, sans parti pris de dogme religieux.


Le lecteur se doute bien que le dessinateur a dû se voir imposer de fortes contraintes : des délais de production, de rigueur dans la reconstitution historique de chaque époque, de chaque zone géographique concernée, en plus des informations à faire passer lors de discussions régulières entre deux personnages. Sur le plan de l’apparence esthétique, l’artiste a choisi un rendu qui peut parfois sembler rapide, plutôt que soigneusement peaufiné, en particulier dans les visages dont les formes semblent croquées sur le vif, au détriment parfois de l’anatomie, tout en leur conférant un aspect vivant. Le lecteur observe régulièrement le personnage historique évoqué dans le paragraphe initial exposant ses convictions, expliquant son travail, définissant ses objectifs. Les universitaires responsables de chaque chapitre privilégient à chaque fois une durée temporelle bien délimitée de quelques années, plutôt que plusieurs décennies. Cela rend la narration également plus dynamique avec des vraies scènes de plusieurs cases, plutôt que des illustrations réalisées à partir d’un exposé magistral. Ainsi de chapitre en chapitre, le lecteur voyage : à l’abbaye du Cluny en 1143, sur les bords de l’Èbre, sur le site Richelieu de la bibliothèque nationale de France à l’époque contemporaine, à Bagdad en 1291, dans les appartements du pape Nicolas à Rome en 1453, à Grenade en 1492, à Fès en 1535, au conseil municipal de Bâle le trente août 1542, de nouveau à Rome en 1584, puis en 1651, à Bologne en 1727, à Heidelberg en 1815, à Alexandrie en 1798, à l’université de Bonn en 1831, et enfin à Grenade en octobre 2025.



Ainsi la bande dessinée transporte le lecteur à chaque époque et à chaque endroit d’Europe concerné, lui permettant de voir les personnages impliqués dans le contexte de leur vie quotidienne. Ainsi incarnés, les projets deviennent plus concrets quant à la réalité de l’époque, les guerres, le pouvoir de l’Église catholique, les amitiés, le concret des méthodes d’impression, l’analyse ésotérique du Coran (correspondance entre le texte et des nombres), la récupération de livres en langue arabe pendant la mise à sac de Buda le deux septembre 1686, une rencontre entre Wolfgang von Goethe et son ami Heinrich Paulus, l’attitude ambigüe de Napoléon Bonaparte vis-à-vis du Coran en Égypte, etc. L’ouvrage se montre descriptif, contextualisant chaque enjeu et chaque entreprise de traduction du Coran. En filigrane, le lecteur voit apparaître d’autres composantes : l’importance de l’Église dans la société, la curiosité naturelle qui pousse à vouloir découvrir une nouvelle culture et le besoin de financement, les guerres de conquête, le latin comme langue universelle d’étude, cacher son exemplaire du Coran dans un mur, aménager son projet d’édition pour accommoder la censure, instrumentaliser les textes de cette religion contre le protestantisme ou le catholicisme, etc. À chaque fois, les auteurs font ressortir la motivation pour disposer d’une traduction fidèle, et la difficulté à traduire un tel texte, entre la barrière de la langue, de l’alphabet, de la culture.


En découvrant cet ouvrage, le lecteur peut avoir un mouvement de recul en craignant de se heurter à des pavés de texte interminables. Les auteurs ont conçu une structure qui conserve le plaisir de la bande dessinée, sans rien sacrifier en exigence, en rigueur et en ambition. Sous des dehors parfois expéditifs, la narration visuelle respecte ces qualités et permet au lecteur de s’immerger dans l’environnement géographique et temporel, aux côtés des personnalités historiques. Le lecteur lit avec curiosité les deux pages de texte illustré qui suivent chaque chapitre. L’ouvrage remplit sa mission de présenter au grand public l’histoire de la traduction et la publication et de la diffusion du Coran en Europe, du point de vue des Européens. Éclairant.



mardi 9 septembre 2025

Suites algériennes 1962-2019 Première partie

En révolution le pouvoir reste toujours aux mains des plus scélérats, c’est Danton qui a dit ça.


Ce tome constitue la première partie d’un diptyque. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de Jean-Paul Mari, grand reporter, écrivain, réalisateur, dans laquelle il évoque : Toute une histoire politiquement très incorrecte, si souvent mais si mal racontée, deux fois taboue, étouffée en Algérie et ignorée en France. Une histoire finalement tue et qui ressurgit aujourd’hui, portée par la jeunesse révoltée du Hirak, le 1er novembre 2019, jour anniversaire – quel symbole ! – de l’insurrection fondatrice du FLN en 1954. Il évoque également : Cette volonté de l’auteur de dire et de montrer, sans juger, sans parti pris idéologique, un récit, un modeste récit, qui traque l’exactitude dans le moindre détail, en toute sincérité, […] avec une ambition simple et démesurée : apporter de la lumière là où les individus en manquent si cruellement. Le tome se termine par une bibliographie recensant sept romans d’auteurs diverses (Maïssa Bey, Gérard Grimaud, Yasmina Khadra, Adlène Meddi, Rachid Mimouni, Frédéric Paulin, Djawad Rostom Touati), vingt-quatre essais et documents, un film documentaire (Histoire secrète de l’antiterrorisme, de Patrick Rotman), trois adresses de ressources en ligne.


Alger, vendredi 1er novembre 2019. Le Hirak, trente-septième vendredi consécutif de manifestations depuis le vingt-deux février. Ce jour-là, la manifestation est énorme dans tout le pays. Elle est associée à la commémoration du premier novembre 1654, début de l’insurrection qui mena à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Place des martyrs, Paul Yanis Alban, le fils d'Octave et Samia, traverse la foule de manifestants dont certains brandissent des pancartes. Il s’engage dans une ruelle et marche d’un pas décidé. Il passe devant une petite échoppe où un homme et plusieurs femmes confectionnent des drapeaux algériens, comportant en son milieu le croissant rouge et une étoile à cinq branches.



Paul-Yanis Alban parvient au cimetière chrétien et il y pénètre. Il entre dans le bureau d’accueil et il présente le document d’inhumation : il s’agit de sa grand-mère, qui est décédée en 1965, c’est-à-dire après l’indépendance. Le fonctionnaire indique qu’il voit que le caveau a été créé en 1927, une concession valable cent ans. À la question du visiteur, il répond que le renouvellement de la concession se fait automatiquement, sans démarche. À ses côtés, son fils repère la référence de la concession : carré quarante-trois, concession 32. Il s’y rend en scooter pour vérifier. Il revient et il informe Alban que la pierre est tombée sur le côté, à cause du tremblement de terre de 2004, vraisemblablement. Arrivé devant la tombe, Alban constate qu’elle est grande ouverte. Les deux autres hommes l’aident à remettre le couvercle, et ils lui expliquent que ça peut arriver que des jeunes s’introduisent dans le cimetière la nuit. C’est gardé, mais le cimetière fait plus de quatorze hectares. Alors il y a des trafiquants qui cachent leur marchandise dans les tombes. Pendant le terrorisme, le GIA planquait des armes, aujourd’hui c’est plutôt de la drogue. Toutefois, le caveau sous la dalle et le cercueil n’ont pas été touchés.


Le lecteur découvre que l’auteur a donné une suite à sa série sur l’histoire de l’Algérie en dix tomes : Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954 (1987 à 1995) & Carnets d’Algérie – Intégrale 2 : 1954-1962 (2003 à 2009). Il se rue sur ce premier tome d’un diptyque qui évoque l’histoire du pays de 1962 à 2019. Comme l’indique le texte de l’introduction, l’auteur reprend son dispositif initial : raconter ces événements au travers de différents personnages, une forme chorale du récit, permettant de présenter plusieurs points de vue, de les incarner au travers d’histoires personnelles. Tout commence par un mouvement populaire pour protester contre la candidature d'Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, puis contre son projet de se maintenir au pouvoir dans le cadre d'une transition pour mettre en œuvre des réformes, puis pour réclamer la mise en place d'une Deuxième République. Par la suite, le récit passe en 1998, pour les événements d’octobre, au cours desquels l’armée prend le contrôle pendant cette crise. Puis en 1965, pour le coup d'État du 19 juin mené par le colonel Houari Boumédiène (1932-1978), ministre de la Défense. Et enfin en 1991 pour élections législatives algériennes organisées par le président Chadli Bendjedid.



Comme dans les deux cycles précédents, l’amour de l’auteur pour se pays irradie littéralement de chaque page. Bien évidemment, le lecteur attend de lui une reconstitution historique rigoureuse et impeccable : son horizon d’attente se trouve comblé. Pour chaque époque, l’artiste effectue une reconstitution historique soignée : les tenues vestimentaires, les marques et modèles de véhicules, les décorations intérieures différentes en Algérie et en France, les uniformes militaires, les armes, etc. Il représente les rues d’Alger, les allées du cimetière chrétien, la grande esplanade de l’école militaire Cherchell, les montagnes de l’Afghanistan, le port d’Oran, la grande propriété des Alban, les côtes de l’Esterel, etc. Sa connaissance de la ville d’Alger et le lien affectif qu’il entretient avec elle transparaît dans le choix de ses décors, dans sa mise en couleurs transcrivant les ambiances lumineuses spécifiques, dans la manière dont les personnages habitent réellement ces lieux, que ce soient des logements ou des cafés, en temps de paix ou lorsque l’armée fait régner l’ordre.


Ces suites algériennes évoquent de nombreuses facettes de l’identité algérienne, au travers des divers personnages, dont certains ont dû quitter l’Algérie pour s’installer en France, exerçant diverses professions. Ainsi, le lecteur se retrouve dans des endroits inattendus, allant du musée des beaux-arts algérois et son magnifique parc, aux bidonvilles de Nanterre, en passant par Montmartre. Immédiatement, il ressent l’apport de la bande dessinée comme forme de narration. Les personnages se retrouvent incarnés : une direction d’acteur de type naturaliste, sans dramatisation ou effet de manche. Le lecteur absorbe de manière organique les éléments visuels qui portent de nombreuses informations informelles : la tenue du fils du responsable de l’accueil au cimetière (avec sa casquette à l’envers), la présence de policiers en tenue anti-émeute, des barbus en tenue traditionnelle en fond de case, la réalité du bidonville de Nanterre et sa boue qui colle aux chaussures et aux bas de pantalon, la façon de se tenir au comptoir d’un café, la détresse de Noémie Alban incapable de s’adapter aux changements, la terrible chaleur du Kanoun posé à même le sol pour servir d’instrument de torture, la vitalité des jeunes femmes Mathilde et Juliette, ou encore les très belles côtes de l’Estérel.



En fonction de sa familiarité avec la série, le lecteur anticipe ses retrouvailles avec certains personnages, ou au contraire craint d’être perdu avec des références à des histoires personnelles passées. L’auteur a opté pour un juste milieu : le lecteur ayant un investissement affectif dans Noémie Alban ou Nour éprouve bien une émotion à les retrouver. Celui qui découvre la série ressent que ces personnages ont une histoire antérieure, un passé, sans se sentir tenu à l’écart. La structure chorale du récit fonctionne parfaitement : le journaliste revenant en Algérie des années après l’indépendance, la vieille dame pied-noir entre regret d’une époque révolue où elle bénéficiait d’une position dominante et jugement de valeur condescendant sur ce qu’est devenu le pays, les combattants pour l’Indépendance redevenus simples soldats dans une armée au service d’individus ayant trahi leurs idéaux, rêvant pour certains d’un Islam plus radical, des Algériens ayant connu Alger et les paysages ouverts du pays, se retrouvant dans un bidonville à l’écart de Paris, une nouvelle génération de Français venant participer en Algérie à une forme de réparation des crimes commis pendant la période coloniale, un officiel français défendant les intérêts de son pays et luttant contre un rapprochement de l’Algérie avec l’URSS, des militaires algériens inquiet de la montée en puissance du Front islamique du salut, des êtres humains ayant une histoire personnelle incarnant chacun une facette différente et complémentaire de la pluralité de l’Algérie, de son histoire.


L’auteur sait maintenir le bon équilibre entre personnages attachants et incarnation de convictions idéologiques. Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur se souvient de l’histoire de ce pays, ou la découvre en partie ou en totalité. Il lui prend souvent l’envie d’aller se renseigner plus avant sur tel ou tel événement, tel ou tel contexte. Il prend progressivement conscience de l’ampleur de la complexité de la situation de la population, des enjeux de tout gouvernement algérien. Il se rend compte que lesdits enjeux correspondent à ceux d’une démocratie qui s’établit après une révolution, devant composer avec des intérêts hétéroclites, une population composite, des conflits entre citoyens dont les plaies n’ont pas encore guéri, des dérives autoritaristes, des élites faisant passer leur intérêt personnel avant tout, une corruption bien implantée, des gouvernants qui font passer l’intérêt du peuple après le leur, le risque d’ingérences étrangères, etc. La démarche de l’auteur est de décrire, de rendre compte de la complexité. Au travers de ces neuf chapitres, il ne dresse pas un portrait à charge d’une nation corrompue : il montre les difficultés auxquelles cette jeune démocratie se heurte, devant assimiler et accepter son passé conflictuel, lutter contre les dérives autoritaires et la radicalisation, trouver son chemin vers l’épanouissement de sa population. Cette histoire agit également comme un révélateur des dangers qui minent le fonctionnement et les valeurs d’une démocratie.


Revenir en Algérie pour regarder son histoire depuis 1962, dans toute sa complexité, quelle gageure ! L’auteur réalise un tour de force, tant sur le plan de la narration visuelle, que sur l’intelligence de la structure de son récit. Le lecteur ressent les difficultés à surmonter par ce peuple composite, au travers des événements historiques, sous le regard bienveillant et aimant de l’auteur. Formidable.



lundi 8 septembre 2025

Sous les écorces

Rêver de l’horizon, observer, étudier… et ne pas cesser de s’émerveiller.


Ce tome contient un récit complet, une forme de correspondance dessinée entre un homme et une femme, tous les deux artistes. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Edmond Baudoin & Aurore Bize. Il comporte quatre-vingt-deux pages de bande dessinée, en noir & blanc.


Un dessin d’arbre, puis un dessin avec un plus grand angle, et les mots d’Aurore Bize : Te souviens-tu de ce dessin ? Nous l’avions fait à deux, la première fois où tu étais venu marcher dans ces chemins qui n’étaient pas encore les miens. Je les découvrais avec toi. Tes traits et mes traits s’y mêlent et pourtant je peux voir clairement lesquels sont les tiens et lesquels sont les miens. Tu m’apprenais à regarder, à choisir. Je sens encore le soleil de cette fin d’hiver. Je sens encore ton odeur et ta veste chaude contre moi. J’ai commencé à tracer maladroitement. Tu as pris la feuille et tu as fait pousser le dessin. Juste comme ça, quelques souffles, quelques coups de pinceau. L’essentiel. La vie. Je vois comme mes branches étaient encore rigides, comme les tiennes dansaient dans le vent. C’est cette liberté du geste, cette sensualité, que j’admirais, que je cherchais.



Un dessin d’arbres et de sous-bois, puis des arbres sans végétation au pied, puis une zone naturelle sans arbre, et les mots d’Edmond Baudoin : Il y a en toi Aurore, un devenir avec les arbres. Le dialogue qui se crée avec eux quand tu les dessines s’entend. Je l’écoute quand je regarde tes dessins. Tu me dis ne pas être satisfaite de ce que tu fais, comme pour le paysage ci-dessus, tu ne le seras jamais. Pour moi c’est pareil. Pourtant on va continuer tous les deux dans ce livre, continuer de nous approcher au plus près de l’impossible. Approcher l’impossible. Dessiner, peindre, écrire, danser, c’est comme s’aimer avec les bouches, les peaux, les sexes. C’est toucher à la seconde qui contient tout, et tout perdre l’instant d’après, par la faute d’un trait de trop, d’une note de musique qui grince, d’un geste inopportun. C’est notre condition, notre humanité. C’est pour ça que les Grecs ont inventé les dieux et demi-dieux. Pour y arriver à travers eux. Aurore reprend : Oui, Edmond, nous allons essayer à tous les deux de nous approcher de cet impossible. Il y a longtemps que nous voulions travailler ensemble, mais la distance et nos vies si remplies nous ont obligés à laisser mûrir nos idées et m’ont permis de continuer à faire pousser mon dessin. Et maintenant, je te retrouve dans notre chemin. Dessins de feuilles et un chemin. Aurore continue : Je marche seule dans les collines. Je m’arrête parfois pour dessiner un peu. Garder une trace. Travailler mon geste. Avec la contrainte du temps, je vais à l’essentiel. La présence du paysage, le vent, les nuages, le soleil, libèrent ma pensée et mes sens. Dans ces moments de solitude choisie, je suis libre d’écrire et dessiner dans ma tête. Les caresses du soleil et du vent sont comme les baisers de mes amants. Tout mon corps est éveil. Comme je suis bien là-haut dans le vent. C’est grisant. Le vent me lave.


De temps à autre, Edmond Baudoin réalise une bande dessinée en collaboration avec un autre artiste : quatre albums avec Jean-Marc Troubet, dit Troubs (Viva la vida en 2011, Le goût de la terre en 2013, Humains - La Roya est un fleuve en 2018, Inuit en 2023), La diagonale des jours (1992) avec Tanguy Dohollau, Les yeux dans le mur (2003) avec Céline Wagner, Gens de Clamecy (2017) avec Mireille Hannon, Au pied des étoiles (2024) avec Emmanuel Lepage. Comme d’habitude, sa conception de la bande dessinée induit une grande liberté dans la forme, en l’occurrence, une alternance d’illustrations réalisées soit par lui, soit par Aurore, le plus souvent une par page, parfois deux, parfois une illustration s’étalant sur une double page, et pourtant une sensation de bande dessinée. À la lecture, il est possible parfois de déceler l’influence d’Edmond dans un dessin d’Aurore et réciproquement, la dessinatrice indiquant au début qu’il a pu en être ainsi ponctuellement. Cet ouvrage reprend l’habitude établie dans les précédentes collaborations : Baudoin utilise des lettres capitales manuscrites pour ses textes, Bize écrit en minuscules, avec une police de caractère de type informatique. La narration alterne les dessins et les textes de l’un avec ceux de l’autre. Il s’établit un véritable dialogue, l’un répondant à l’autre, et réciproquement tout du long de la bande dessinée. Le lecteur ressent une progression narrative, qui va au-delà d’une discussion informelle.



Conscient de la nature de l’ouvrage, le lecteur se laisse porter par le flux de la discussion, tout en admirant les dessins. Baudoin indique que leur objectif est de dessiner des arbres. En effet, les différents dessins ont pour objet la nature, le plus souvent avec des arbres. Très peu de dessins comportent un être humain : la silhouette de Baudoin, la silhouette d’Eustacia Vye (un personnage du roman Le Retour au pays natal, 1878, de Thomas Hardy, 1840-1928), la silhouette de Louison (le fils d’Aurore), le corps d’Aurore elle-même. Alors le lecteur admire le paysage, ou plutôt les paysages successifs. Des arbres, des montagnes, des prairies, encore des arbres. S’il a déjà lu certaines BD de Baudoin, il en reconnaît immédiatement le trait de pinceau : gras épais, parfois complété par des traits fins, un assemblage d’une justesse épatante, surnaturelle même. Des représentations souvent épurées, transcrivant la vie de l’arbre dans sa silhouette, dans certaines textures, dans le déploiement de ses formes, de ses branches, une capacité extraordinaire à rendre justice à ces organismes vivants, à leur histoire personnelle qui a façonné leur développement. Par comparaison, les dessins d’Aurore Bize semblent s’inscrire dans un registre plus descriptif, plus proche de la réalité physique de ce que voit l’œil. Le lecteur perçoit qu’elle progresse dans son art au fil des séquences, s’éloignant un peu des apparences pour saisir la vie dans les arbres.


Accolés à ces dessins qui donnent à voir les arbres dans la manifestation de leur vie, se trouvent de courts textes, dans lesquels les auteurs développent leurs réflexions, leurs échanges. Le lecteur apprécie de suivre un dialogue construit : une suite d’anecdotes et d’idées. De manière organique et élégante, Aurore et Edmond évoquent la nature de leur projet, leur envie de collaborer de longue date, leur relation. Le lecteur se sent invité et accepté dans l’intimité de leur relation, évoquée avec pudeur. Il ressent le fait qu’ils aient probablement été amants, même si cela n’est pas dit de manière explicite. Leur bienveillance réciproque rayonne littéralement de leurs échanges, ainsi que leur profonde humanité, leur amour et leur respect de l’être humain. Ainsi, ce qui apparaît tout d’abord comme une discussion entre deux artistes, avec des collaborations discrètes de l’un sur les dessins de l’autre, acquiert une dimension narrative pour ce qui est de l’histoire passée de leur relation, et une dimension réflexive, dénuée d’aigreur ou de la forme de conservatisme que l’on pourrait attendre du fait de leur âge. Ils expriment leur inquiétude pour l’avenir de l’humanité, sans cynisme ou résignation, sans se targuer d’avoir vu les choses empirer.



Tout de même, voilà un projet singulier de dessiner des arbres pour parler de leur pratique de l’art du dessin, de leur impossibilité d’être satisfait de leur dessin tout en continuant d’essayer de s’approcher de cet impossible, d’évoquer également la manière dont s’exprime leur amour, leurs démarches pour comprendre l’autre sexe, ou encore ce monde mortifère qui pèse dans leurs têtes et dans leurs corps. Tout en découvrant les pages, le lecteur garde le titre en mémoire : Sous les écorces. C’est Baudoin qui l’écrit : alors j’ai de la haine à mon égard, parce que je ne sais pas descendre dans ses racines (celles de l’arbre), passer derrière son écorce. Dessiner les arbres va plus loin qu’un exercice complexe de transcription de l’histoire vécue par un être vivant dans un simple dessin. L’une et l’autre ont pour ambition de transcrire l’enchevêtrement des possibles, une quête di vivant par le dessin.


Charge au lecteur de lire les dessins et d’établir un ou plusieurs liens avec ce que dit le texte. Aurore Bize écrit : Un même dessin peut raconter plusieurs histoires. Baudoin se demande : Une même image peut être lue de combien de façons ? L’un et l’autre font le constat de l’ambivalence des textes et des images, concepts développés dans les théories de la réception et de la lecture, par exemple par l’école de Constance. Au fil de la discussion, les autres envies de ces créateurs s’égrènent : garder une trace, répandre son émotion. Le sujet de l’arbre incarne en fait une recherche de la vie en l’autre, y compris les êtres humains, que Baudoin dessine régulièrement au travers de portraits pendant ses voyages, et que Bize dessine également. Cette recherche constitue également l’expression de leur amour : chercher la vie en l’autre, aimer en témoin non en maîtrise, comprendre l’autre. D’un côté l’un et l’autre ont conscience qu’il leur est de plus en plus difficile de se vider la tête ; de l’autre côté, ils conçoivent que le temps du dessin est comme une danse, une forme de résistance contre un monde mortifère. Cette pratique leur permet de rejeter toute catégorisation qui étouffe l’être, de témoigner de la vie, de chanter l’humanité


Une discussion entre deux créateurs, sous la forme d’une bande dessinée, ou tout du moins d’une succession de dessins avec la voix intérieure de l’un et de l’autre qui court en alternance. Une bande dessinée, ou une succession d’illustrations associées à des réflexions en réponse à celles précédant ? En filigrane, il apparaît bien une trame narrative, celle qui évoque avec discrétion l’histoire de la relation, et celle qui évoque le développement de leurs réflexions. Le lecteur se prend rapidement d’amitié pour ces deux auteurs, pour leur chaleur humaine authentique. Il tombe sous le charme de l’incroyable densité de ce qu’expriment leurs représentations d’arbres. Il les écoute avidement parler de l’art du dessin de la rencontre et de l’altérité, de l’expression de leur amour, du sens qu’il donne à leur art, de leur espoir en la vie. Comme le conclut Edmond Baudoin : Les paysages se déconstruisent et reconstruisent eux aussi. Rien n’est immuable, même pas l’éternité. C’est notre chance. Nous pouvons ainsi continuer à rêver de l’horizon.



jeudi 4 septembre 2025

Calamity Jane

Il faut toujours qu’elle fanfaronne, comme si s’en tenir au réel ne lui était pas suffisant…


Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et par Gaëlle Hersent pour les dessins et les couleurs, avec la participation du conseiller historique Farid Ameur. Il comporte quarante-six pages de bande dessinée. Il se termine par un dossier de huit pages, rédigé par Ameur, revenant sur la vie de Calamity Jane, l’aventurière : les repères biographiques avérés, son esprit rebelle, sa fureur de vivre, l’éternelle incorrigible, avec une carte retraçant ses voyages, des encadrés relatifs à la condition des femmes à cette époque, les lettres à sa fille (un authentique canular), À la vôtre (l’alcool et sa consommation à l’époque), une chronologie, des références bibliographiques.


Fin des années 1880 ou début des années 1890, Calamity Jane chevauche au fond d’un canyon une région sauvage, un aigle planant haut au-dessus d’elle. Elle lève la tête comme si elle regardait le lecteur, déclarant qu’il y a quelque chose qu’elle devrait confesser… En 1873, à Goose Creek dans le Wyoming, un détachement de cavalerie fait feu sur un groupe d’Indiens en train de fuir à cheval. Une fois cette action accomplie, les cavaliers s’arrêtent et le capitaine Egan s’adresse à Martha Jane Cannary, en lui indiquant qu’elle ne pourra pas l’empêcher de songer que sa présence parmi eux est des plus contestables : une femme n’a rien à faire dans l’armée. Elle lui rétorque qu’il s’agit là de l’avis d’un bonhomme. Agacé, il lui ordonne de passer devant, en tant qu’éclaireuse. Elle obéit et prend de la distance pour devancer le détachement. Soudainement, les Indiens reviennent à l’attaque contre les soldats. Elle raconte la suite de son point de vue, un peu enjolivé : son demi-tour en entendant le bruit de l’attaque, sa cavalcade et sa charge héroïque pour récupérer le capitaine Egan blessé, puis l’amener jusqu’à la ville la plus proche pour qu’un médecin s’occupe de lui. Enfin, la gratitude et les remerciements du capitaine à son égard.



En juillet 1876, à Deadwood dans le Dakota du Sud, Calamity Jane achève de raconter cette aventure à son ami Charlie Litter, en lui indiquant que c’est depuis qu’elle s’appelle Calamity Jane. Leur discussion est interrompue par l’arrivée d’un monsieur qui se présente comme se nommant Merrick. Il est le propriétaire et l’éditorialiste du Black Hills Pioneer. Il se déclare vraiment honoré d’enfin rencontrer Calamity Jane car la rumeur de ses exploits est parvenue jusqu’à eux, et c’est pourquoi il a annoncé son arrivée dans leurs colonnes. Il remet l’exemplaire du journal à la jeune femme. Elle se félicite d’être dans le journal et accoudée au comptoir, elle demande un whisky au barman. Il fait mine de ne pas l’entendre, et un autre client fait observer que le bar c’est pas pour les gonzesses. Enfin le barman se retourne pour indiquer à Jane qu’elle n’a rien à faire là, qu’à chaque fois elle met le bazar. Elle insiste pour être servie, allant même jusqu’à le menacer avec son fusil. Elle l’arme, mais une voix se fait entendre demandant que ce whisky lui soit servi. Depuis sa table de poker, Wild Bill Hickock intervient en faveur de son amie.


La couverture précise qu’il s’agit d’un tome dans la collection La véritable histoire du Far West, qui comprend également des tomes consacrés à Jesse James (1847-1882), Wild Bill Hickok (1837-1876), Jim Bridger (1804-1881), Little Big Horn (25 & 26 juin 1876), Chef Joseph (1840-1904), Alamo (du 23 février au 6 mars 1836), OK Corral (26/10/1881), La ruée vers l’or (1848-1856). La présente biographie se focalise sur les années 1870, majoritairement dans la petite ville de Deadwood, avec quelques retours en arrière sur sa famille, et sur son enrôlement dans l’armée. Au fil des séquences, le lecteur croise ainsi qu’un capitaine de l’armée (Egan), James Butler Hickok (dit Wild Bill Hickok) ; il assiste à une attaque de diligence servant également de malle postale, et il est présent lors d’une épidémie de variole à Deadwood en 1878. En fonction de sa connaissance sur le personnage, le lecteur prend pour argent comptant cette biographie, tout en relevant l’usage de passages contés à la manière de récits sensationnels (dime novels). Puis il lit le dossier en fin d’ouvrage, ce qui lui permet de mieux situer la démarche des autrices par rapport à la vérité historique. Il peut également continuer sa découverte de ce personnage historique en allant consulter une encyclopédie, et faire ainsi la part des choses entre la légende créée par Calamity Jane elle-même dans son autobiographie, et les lettres à sa fille avec leur authenticité discutée.



En termes de biographie, personne ne peut prétendre à recréer à la perfection une époque, ou tout du moins la perception qu’en a le personnage central, encore moins ce qui se passait dans sa tête à tel ou tel moment de sa vie. Les autrices ont pris le parti de raconter leur version de la légende de Calamity Jane, en choisissant les éléments historiques avérés, et ceux remodelées par cette aventurière. Cette façon de faire apparaît dès la première page quand Martha Jane Cannary indique qu’il y a quelque chose qu’elle devrait confesser, c’est-à-dire à la fois qu’elle s’est livrée à l’écriture de sa propre légende, et à la fois qu’elle est elle-même une conteuse, une narratrice subjective. Ce choix apparaît également de manière visuelle, l’artiste modifiant quelques caractéristiques de ses dessins, selon que le récit soit en train de suivre Calamity Jane au temps présent, qu’elle raconte sa vie passée, ou bien qu’elle soit passée en mode Enjolivements. Pour ce dernier, la mise en couleurs comprend une trame mécanographiée, des points de couleurs, des dessins aux contours plus secs et plus fins comme pris sur le vif, et des postures soulignant la vivacité de l’héroïne, sa témérité, ses prises de risques. Dans la page sept, un journaliste vient se présenter à Martha Jane Cannary et le lecteur sent bien que son reportage relève plus de l’exagération publicitaire, que de l’enquête et des faits. En page quarante-sept, un éditeur vient lui présenter des Dime Novels (nouvelles à sensations), confirmant la démarche commerciale. Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende, pour reprendre la célèbre citation du film L’homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford (1894-1973), avec John Wayne (1907-1979), James Stewart (1908-1997), Lee Marvin (1924-1987).


Le lecteur est venu pour un récit de type Western, et son horizon d’attente comprend une reconstitution historique et une évocation de l’Ouest américain dans lequel il puisse se projeter. Il est immédiatement mis en confiance par la première planche une succession de cinq cases de la largeur de la page, un travelling avant en partant en hauteur pour descendre vers le visage de Calamity Jane. Il peut ainsi admirer le sommet d’une chaîne rocheuse, un aigle planant sous lui dans le ciel, et la cavalière qui se rapproche. L’artiste fait en sorte de combler son attente de grands espaces : une plaine dans laquelle la cavalerie poursuit les Indiens, un cours d’eau paisible dans une gorge boisée, une voie de chemin de fer en construction traversant une prairie ouverte à perte de vue, des bisons se déplaçant en harde dans une autre prairie, une épaisse forêt interminable, la grand-rue de Deadwood en terre et interminable, un convoi de chariots bâchés progressant du Missouri vers le Montana, etc. Elle soigne tout autant les séquences dans Deadwood : le saloon, les façades en bois des bâtiments, les pièces communes de la maison close et sa cuisine, la prison et une cellule rudimentaire, l’installation de fortune du médecin pour soigner les malades lors de l’épidémie de syphilis, etc. Le lecteur se sent bien au Far West, trouvant les conventions visuelles attendues, et celles-ci disposant d’assez de détails pour être spécifiques, plutôt que des décors artificiels génériques.



Bien évidemment, le lecteur observe cette jeune femme qui a réussi à s’émanciper du rôle imposé par la société, pour vivre comme elle l’entend : un métier d’homme, des vêtements d’homme, même une façon masculine de monter à cheval et pas en amazone. Les autrices montrent ce comportement et les réactions qu’il suscite de manière organique et factuelle, plutôt que d’un point de vue militant. Les retours en arrière permettent de comprendre comment cette adolescente a acquis des compétences au tir (et en cuisine), comment elle a subvenu aux besoins de ses jeunes frères et sœurs en l’absence de leurs parents. Les autrices montrent ce qui lui en coûte en terme social : des remarques misogynes systématiques, des comportements destinés à lui faire reprendre un rôle de femme à cette époque, du mépris, une ostracisation systémique, aussi radicale que celle subie par Samuel Fields, un afro-américain. Martha Jane Cannary est pleinement consciente de cet état de fait, sans que cela n’entame sa bonne volonté, en particulier de se mettre au service de ses prochains lors de l’épidémie. Le lecteur comprend que la scénariste a choisi les faits qu’elle met en scène, piochant dans la légende que Calamity Jane s’est elle-même construite, dans quelques faits historiques, et en en laissant d’autres de côtés, comme son recours à la prostitution. Pour autant, elle la décrit comme un être humain faillible, par exemple son addiction à l’alcool.


Une version personnelle de Martha Jane Cannary, entre réalité historique et légende forgée par l’intéressée elle-même. Le lecteur s’immerge dans un western consistant et plausible, aux côtés d’une femme avec une forte personnalité. Il en ressort avec une meilleure compréhension de la personne qu’a pu être Martha Jane Cannary, une interprétation humaniste, baignant dans l’amour que leur portent les autrices. Une belle résilience dans une société intolérante à une femme indépendante.



mercredi 3 septembre 2025

Alef-Thau T07 La porte de la vérité

La vie est privée de sens sans la mort pour la conclure.


Ce tome fait suite à Alef-Thau T06 L'Homme sans réalité (1991), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1994. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs, avec Florence Breton pour les couleurs. Il compte quarante-quatre pages de bande dessinée.


Sur la planète Mu-Dhara, une grande activité paisible règne dans le village des gnomes. À table, Louroulou et Holibanoum se disputent la cuisse du sangaï. Le second l’arrache de la main du premier qui à son tour lui renverse un bol de sauce sur la tête. Un peu plus loin, Malkouth et un gnome sont en train de se battre au bâton sur une poutre au-dessus d’un étroit cours d’eau. Elle prend le dessus et parvient à le faire tomber à l’eau. Un autre gnome approche et les appelle à venir : la noce va commencer. Le doyen est en train de prononcer les paroles rituelles : Comme le veut la tradition dharienne, au septième mois de la grossesse et au nom de la grande Geah… Diamante intervient en le coupant au beau milieu de sa phrase pour faire observer qu’elle ne trouve pas Alef-Thau. Le patriarche rappelle que c’est lui qui doit sceller l’union. Elle et Malkouth vont jeter un coup d’œil chez lui : il ne s’y trouve pas. Il a juste laissé un court mot d’adieu. Une petite fée indique qu’il est parti du côté d’Oravi, bien qu’une autre lui reproche qu’il ne fallait rien dire. Diamante décide de partir à sa recherche, et elle demande à Louroulou de l’accompagner. Elle commence à s’éloigner du village, accompagnée par Louroulou et Holibanoum montés sur Mirra.



Le petit groupe rejoint bientôt Alef-Thau et Diamante lui demande ce qui se passe, lui rappelant que les mariés l’attendent, il doit sceller leur union. Il répond qu’il ne supporte plus ce monde, rien n’est réel, tout dépend de sa volonté. Il se lève, et devant Diamante, les deux gnomes et Mirra, il fait pousser instantanément un arbre, il crée un forêt aussi haute qu’une montagne, puis il fait se matérialiser une meute de louths rugissants ! Alors que la meute fonce droit sur eux, il fait s’ouvrir un gouffre dans lequel ils sont tous engloutis. Alors que la poussière commence à retomber, il se tourne vers Diamante pour lui dire que ce n’est pas tout : il peut aussi enflammer le village dharien en un tour de main. Dans son esprit, elle voit ledit village en proie aux flammes. Elle le prie d’arrêter car c’est aussi son village à lui. Il accepte tout en rappelant qu’il s’agit d’un monde factice, créé par le tuteur de Diamante, le vieil Immortel. Elle lui répond que c’est fini tout ça, qu’il a puni le vieil Immortel, que ce dernier a disparu, et qu’Alef-Thau est entouré d’amis. Louroulou lui rappelle que c’est Alef-Thau qui lui a appris à jouer de la flûte. Holibanoum fait preuve de malice en déclarant que c’est bien mieux quand tout va mal. Diamante lui demande ce qu’il veut de plus. Alef-Thau réduit les deux gnomes à l’état de flaque de fluide vital. Il lui rappelle que lui aussi n’est qu’une illusion animée d’une force de volonté sans égale, mais sans espoir.


Le lecteur contemporain a conscience qu’il s’agit de l’avant-dernier tome et que par voie de conséquence la résolution approche. Il se rappelle également qu’il avait découvert à la dernière page du tome précédent la mention : Fin du premier cycle. Ainsi le second compte deux tomes. L’objectif principal des personnages évolue : l’intégrité physique du héros semble rétablie de manière pérenne. Dans la séquence d’ouverture, il revient à un constat déconcertant présent depuis le début de la série : son environnement (la planète Mu-Dhara) et lui-même ne sont pas réels. Seule Diamante est réelle, et cette condition est liée à sa qualité d’immortelle. Dans le même temps, le scénariste continue de développer la dimension métaphysique de son récit, et ésotérique. Précédemment, ses aventures s’accompagnaient d’une évolution physique, gagner des membres corporels supplémentaires pour lui né enfant-tronc, un voyage vers l’autonomie avec des répercussions sur son développement psychique, une forme de métaphore sur le développement personnel. Maintenant en pleine possession de ses moyens physiques, et donc également psychiques, le héros éprouve une sensation d’omnipotence, montrée de manière littérale par sa faculté de créer des paysages, des animaux, de détruire par la force de sa pensée. Prochain objectif de son voyage : se confronter à la réalité.



Dans le même temps, les auteurs reprennent une forme identique : une aventure. Le héros et l’héroïne décident de partir à l’aventure se lançant dans un nouveau voyage, dans lequel le genre de la science-fiction prédomine par rapport au Médiéval fantastique, par contraste avec le premier cycle. Comme dans les tomes précédents, le rythme de l’histoire est rapide, et l’intrigue s’avère linéaire et aérée, pouvant être résumée en peu de mots. Elle se trouve complétée par les éléments apportés par la narration visuelle. Tout commence avec une belle vue du village des gnomes : des constructions faisant penser à des troncs d’arbre ayant subi une taille sévère avec des branches sciées près du tronc, un petit air de village gaulois bien connu, avec une activité plus importante et des habitants de nature fantastique. La planche suivante s’ouvre avec l’affrontement au bâton au-dessus d’une rivière, évoquant alors une scène équivalente de Robin des Bois. Vient le temps d’embarquer dans la fusée pour le voyage, et l’artiste réalise de superbes vues, tout d’abord sur les cohortes se rendant à l’événement pour y assister, puis sur la zone de lancement elle-même. Alors que le voyage spatial prend place, le lecteur y détecte comme un petit goût discret du voyage de Tintin dans la fusée qui l’emmène sur la Lune, avec ses compagnons de voyage. Vient finalement le temps de sauver le héros, avec des influences bien assimilées de Mœbius.


Lorsque Diamante rejoint Alef-Thau, le lecteur assiste bouche bée à la démonstration de son pouvoir, proche de l’omnipotence, le personnage jouant au démiurge. La direction d’acteurs fait ressortir à la fois son sentiment de toute puissance et un désarroi total à n’éprouver aucun plaisir à l’exercice de ce pouvoir. Le lecteur se rend compte que son empathie pour les uns et les autres provient de la justesse de l’expression de leurs émotions et de leur état d’esprit. Par exemple : la sollicitude sincère dont fait preuve Diamante pour Alef-Thau, le manque de retenue dans les gestes et les expressions de visage de Holibanoum, le comportement différencié des trois gnomes (Louroulou, Bébé, Holibanoum) en réaction aux agissements de l’épée de cristal, le comportement de prédateur des monstres ectoplasmiques, etc. Sans paraître démonstratif, l’artiste maîtrise l’art de la mise en scène pour des situations souvent inattendues : Alef-Thau ravalant ses amis à l’état de flaque de fluide vital, les habitants de Mu-Dhara venant des quatre coins de leur monde pour assister au départ du héros, des sortes de chats géants s’approchant pour se jauger, la magnifique éclosion des nénuphars elfiques en un murmure cristallin, la manifestation de l’antimatière ectoplasmique s’en prenant au vaisseau spatial, ou encore le combat contre les monstres ectoplasmiques.



En plus de cet apport narratif des dessins, le lecteur ressent comme depuis le début que les enjeux dépassent l’aventure au premier degré. L’ancien enfant-tronc effectue le constat que rien n’est réel, tout dépend de sa volonté. Le lecteur peut prendre cette déclaration au sens littéral : Alef-Thau modèle la réalité à sa guise en tant que démiurge. Il peut aussi y voir un sentiment de toute-puissance entre celui éprouvé par le jeune enfant, et celui éprouvé par le jeune adulte en pleine possession de ses capacités physiques. Or le héros se trouve insatisfait de cette sensation : il veut vivre la réalité, plutôt que de se bercer dans cette illusion de toute puissance. Il se trouve conforté par Diamante qui lui dit qu’il a raison : il faut vivre dans la réalité. Quant à elle, Diamante exprime cette sensation d’une autre manière. Elle se sait immortelle, une autre forme de toute puissance, et elle a conscience de l’importance de la mort. Elle explique à son compagnon que : La vie est privée de sens sans la mort pour la conclure. Tout dans l’univers doit éclore, durer un temps et s’éteindre, telle est la loi de la nature ! Le lecteur sent bien qu’il s’agit des propres convictions du scénariste, et qu’il met en scène son propre parcours d’éveil spirituel.


La personnalité de cet auteur si particulier transparaît à chaque séquence. Le moment poétique de l’éclosion des nénuphars elfiques ne trouve de sens que s’il est pris comme une profession de foi de Jodorowsky sur l’importance de la poésie dans la vie. L’aventure continue, et le lecteur relève d’autres convictions philosophiques ou métaphysiques : se contenter du bonheur que l’on a conquis avec ses mains, être fier de sa force de volonté, donner du sens au sacrifice, accepter la mort… et vivre dans la réalité. Aussi, il accomplit lui aussi l’effort d’être plus tolérant, plus ouvert d’esprit à ces idées ésotériques. Il voit bien que l’épée de cristal symbolise une sorte de force vitale, il prête donc d’autant plus d’attention au moment crucial du sauvetage d’Alef Thau. L’épée commende aux gnomes de se fondre en elle, de s’abandonner à elle, pour qu’elle puisse réaliser la fusion de leurs qualités : la fidélité, l’innocence et la sincérité. Il en déduit qu’il s’agit des vertus cardinales pour l’auteur, à ce moment-là de sa vie, à la fois son idéal à atteindre, à la fois les forces qui l’animent.


Un récit d’aventures des plus traditionnels, facile à lire, agréable à la vue, rapide et léger. Dans le même temps, une aventure métaphorique, spirituelle et même ésotérique. Une narration visuelle aussi évidente que nourrie. Un voyage aussi linéaire que riche en interprétations, en convictions, en ambition pour devenir une meilleure personne, pour se développer afin d’être en mesure de vivre la réalité. Quelle aventure !



mardi 2 septembre 2025

Les folles anecdotes de l'Histoire T02 Mystères ou arnaques ?

J’ai vu des épisodes de Scooby-Doo plus crédibles.


Il s’agit d’une anthologie relative à des mystères qui nourrissent la culture populaire. Son édition originale date de 2025. Il comprend dix récits, tous écrits par Julien Hervieux, chacun illustré par un artiste différent : Richard Guérineau, Ronan Toulhoat, Pierre Alary, Aimée de Jongh, Lucy Mazel, Éric Maltaite, Siamh, Sylvain Repos, Jocelyn Joret, Javi Rey. La colorisation a été réalisée par les artistes eux-mêmes, sauf Toulhoat avec une mise en couleurs de Raphaël Bauduin, et Siamh avec une colorisation de Hosmane Benahmed. Il comporte cinquante-et-une pages de bande dessinée.


Un peu d’esprit, une aventure des sœurs Fox, dessins de Richard Guérineau, six pages. Hydesville, état de New York en 1848 : les sœurs Fox, Kate & Maggie, sont couchées dans leur lit, dans la même chambre à l’étage. Elles ne dorment ni l’une, ni l’autre. Elles décident de jouer un petit peu : Maggie sort une pomme d’un tiroir de sa commode, et l’attache à une ficelle. Puis elle jette la pomme contre le mur et la laisse rebondir par terre. Au rez-de-chaussée, dans leur chambre, madame Fox se réveille au son des bruits, et elle réveille son mari pour savoir ce qu’il en pense. Ce dernier suppose que ça doit être les filles qui font le bazar. La mère monte à l’étage, et demande à ses filles si ce sont elles qui tapent. Bien évidemment, elles répondent que non : la maman en conclut que si ce n’est pas elles, alors c’est un fantôme, et elle annonce à son mari que la maison est hantée. Maggie trouve que leur mystification a un peu trop bien marché. La mère invite des voisins à venir constater le phénomène dans sa maison : un peu contrainte par le risque d’être découvertes, les filles recommencent, et les voisins sont convaincus. Finalement, Leah, la sœur aînée de Maggie et Kate, rentre à la maison. Elle comprend tout de suite qui fait les bruits, et elle décide que ses sœurs doivent continuer : si des gens y croient, elles vont se faire du pognon !



Des fantômes dans la jungle, dessins de Ronan Toulhoat, cinq pages. Un détachement militaire Viêt-Cong avance dans la jungle. Soudain, ils entendant des hurlements, et ils se mettent à fuir, convaincus qu’il s’agit de fantômes. Un peu plus tard, dans son bureau, un commandant s’adresse au détective Nguyen : C’est la cinquième patrouille qui fuit face à des fantômes, ça ne peut plus durer, c’est pourquoi il a besoin des services de son interlocuteur. Il continue : si les Américains ont découvert un moyen de ressusciter les morts, il doit mettre la main dessus. Enthousiaste, Nguyen, répond qu’il trouvera, car il est détective communiste ! Répondant à la question du gradé, il explique que ça veut dire qu’il partage tout, surtout quand il n’a rien. Contraint et forcé, il se rend sur le terrain pour enquêter. Dans la jungle, il tombe sur une équipe de soldats américains trimballant une sono diffusant des messages de propagande, et utilisant une grenade au phosphore pour obtenir un effet de lumière spectrale. Il se montre à eux et réussi à se faire passer pour un Américain. Les soldats lui expliquent qu’ils font de la guerre psychologique, c’est l’opération Wandering Souls, une super idée de leur armée avec Hollywood.


Le scénariste reprend le principe d’une anthologie de dix anecdotes, chacune illustrée par un artiste différent, comme il l‘avait fait pour le tome consacré au sport : Plus vite, plus haut, plus sport (2024). Le programme est très alléchant car il aborde des mystères qui ont durablement façonné la culture populaire, en particulier le spiritisme à la fin du dix-neuvième siècle (Victor Hugo, ou ici Sir Arthur Conan Doyle), la légende du Bigfoot (sorte de cousin américain du Yéti), les agroglyphes (cercles de culture), la malédiction pesant sur les tombes des pharaons (référencée par exemple au début de l’album de Tintin : Les sept boules de cristal, 1948), le monstre du Loch Ness, ou encore les recherches sur les capacités parapsychiques conduites pendant la guerre froide. Du fait de leur date d’écriture, ces récits présentent deux propriétés. Le scénariste évoque ces mystères des décennies après leur survenance, et avec le recul des explications qui les ont levés. Du coup, le lecteur éprouve une grande satisfaction à savoir ce qu’il est. Alors finalement, le spiritisme, c’est vrai ou c’est pas vrai ? Qui a tracé ces agroglyphes ? Les tombes des pharaons étaient-elles piégées ? Le monstre du Loch Ness, il existe, ou il y a une chance qu’il existe ? Deuxième conséquence de ce recul amené par les décennies passées : le scénariste peut exercer son ironie et décocher ses sarcasmes en toute connaissance de cause, sans retenue ni pitié.



Le lecteur peut éprouver un moment d’appréhension à l’idée de plonger dans des reportages à la forme un peu académique, tout en exposition, avec des images qui viennent laborieusement illustrer un texte contenant déjà toutes les informations. C’est sous-estimer le savoir-faire du scénariste. Il imagine à chaque fois un mode différent pour rendre vivante chaque situation. Ainsi le lecteur peut voir les sœurs jouer avec la pomme dans leur chambre, puis le détective (communiste) Nguyen se rendre dans la jungle, différentes personnes confrontées à une apparition de Bigfoot, des agriculteurs découvrir des agroglyphes et des scientifiques les examiner, etc. Pour chaque chapitre, il va ajouter un autre dispositif narratif augmentant sa profondeur de champ : pour la première histoire il s’agit de l’engouement du public pour le spiritisme, pour la seconde de soldats miniatures déménageant les décors des cases, pour la troisième la bêtise de ceux qui veulent croire, etc. Ainsi chaque histoire bénéficie de dispositifs narratifs spécifiques et différents pour une saveur particulière, rendue encore plus unique par le changement de dessinateurs.


Chaque artiste doit réaliser une reconstitution historique dans ses pages : la seconde moitié du dix-neuvième siècle aux États-Unis pour les sœurs Fox, la guerre du Vietnam pour les fantômes de la jungle, différentes époques au XIXe et XXe siècle dans de grandes chaînes de montagnes aux États-Unis, des grands champs de blé, un sous-marin, le sarcophage de Toutankhamon, un lac en Écosse, un laboratoire d’essais parapsychiques en U.R.S.S. Tous s’attachent à l’exactitude des tenues vestimentaires, certains sont plus motivés par les décors en extérieur, d’autres par les aménagements intérieurs, tous investissent du temps pour montrer chaque lieu, sans s’économiser sur les décors. En fonction de ses goûts, le lecteur pourra être plus sensible à l’expressivité des sœurs Fox dessinées par Guérineau, à la mise en scène presque claustrophobe de Toulhoat, aux personnages irradiant littéralement de bêtise d’Alary, à l’exaspération de l’extraterrestre de De Jongh, à la gêne croissante d’Elsie Wright et sa cousine Frances Griffiths par Mazel, à la tête des harengs par Maltaite, à la clarté des dessins de Siamh, à la formidable mauvaise foi des personnes concernées par Repos, à la sensation de grande forêt par Joret, au vrai enthousiasme des chercheurs par Rey.



Bien évidemment, les artistes participent également à la composante comique, chacun à leur manière, avec des dispositifs différents. Impossible de résister aux dollars dans les yeux de Leah Fox, aux soldats déménageurs de décor dans les cases, aux messages provocateurs des agroglyphes, au Yellow Submarine dans la collection de photographies de sous-marins, à Nessie en train de lire Dragon Ball d’Akira Toriyama (mélange d’absurde et d’anachronisme), etc. Avec le recul des démystifications, le scénariste s’en donne à cœur joie pour brocarder la crédulité des uns et des autres, de tous ceux qui veulent voir et croire (et peut-être même dans l’ordre inverse). Ainsi dans le canular de Bigfoot, il conclut son histoire par le recours d’un protagoniste à l’argument le plus puissant que la Terre ait jamais porté : Patterson était trop bête pour monter un coup pareil. Et le narrateur omniscient commente : Comme quoi, les enfants, plus un individu est bête, plus ce qu’il raconte est crédible. Terminant sur la sentence : Ça explique bien des choses sur l’état du monde.


Comme à son habitude, le scénariste se montre sarcastique et moqueur, sans méchanceté. Au fil des arnaques (oui, il n’y a que des arnaques), il met en lumière les mécanismes qui ont fait que le mystère a pris. Il y a régulièrement des individus qui veulent croire : sous l’emprise du biais de confirmation, ils argumentent tant et si bien qu’ils en viendraient à convaincre la personne à l’origine de la supercherie. L’appât du gain peut s’avérer une bonne motivation pour entretenir un mystère éventé : le tourisme autour du Loch Ness. Le simple plaisir de faire tourner en bourrique, ou en ridicule, des experts, par exemple avec les agroglyphes. Le risque du ridicule, qui ne tue plus mais quand même… impossible de ne pas prendre aux sérieux les Russes menant des recherches sur les pouvoirs parapsychiques… si jamais ça existait… Et aussi l’absence totale de scrupule et de toute déontologie pour la malédiction des tombes des pharaons fabriquée sciemment de toute pièce. Sans oublier la bêtise humaine, ça vaut le coup de le rappeler. Le lecteur lit avec plaisir chaque page de texte venant compléter le chapitre de bande dessinée, pour en savoir plus sur un autre aspect de l’histoire. Il remarque aussi que l’auteur de la série Le petit théâtre des opérations case deux histoires de guerre.


Le lecteur peut nourrir un a priori négatif pour ce genre d’anthologie : vite faite, autant pour le scénario que pour les dessins. Il lui suffit de lire le premier chapitre, ou de reconnaître les noms des créateurs impliqués pour être rassuré. Les auteurs passent en revue dix mystères célèbres, et mettent en scène les principaux acteurs, avec une solide reconstitution historique, et une bonne dose d’humour. Le lecteur en sort avec le sourire aux lèvres, les pendules remises à l’heure sur ces arnaques, et une meilleure compréhension des mécanismes qui mènent à la réussite de ces supercheries.