La beauté physique n’a qu’une durée limitée. Le temps finit toujours par la détrôner.
Ce tome fait suite à Les Aventures d'Alef-Thau, tome 4 : Le seigneur des illusions (1988), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1989. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-deux pages de bande dessinée.
Chant Un : toujours à la recherche de Tehetete. Voilà le petit groupe d’aventuriers sur un gros tronc emporté par le fort courant d’une rivière. Alef-Thau, son mentor Hogl, Diamante et Malkouth observent l’évolution d’un nuage composé de micro-Hugres. Hogl explique qu’il faut ne surtout pas qu’ils bougent car c’est le mouvement qui les attire. Sur la berge, ils voient un rhinodile qui s’enfuit. Il est immédiatement repéré par les insectes cannibales dont la nuée l’enveloppe instantanément et le dévore en un clin d’œil. Hogle explique qu’il s’agit d’une forme de virus hypertrophié qui détruit n’importe quel organisme vivant. La petite troupe éprouve un soulagement : ils s’éloignent. Voilà que le petit gnome Holibanoum sort de la besace de Diamante et s’agite. Les autres ne le maîtrisent pas assez rapidement et le nuage de micro- Hugres arrive pour les dévorer. Diamante convainc les autres de se jeter à l’eau, et elle reste bien accessible sur le tronc : comme elle est immortelle, ce seront ses attaquants qui vont y laisser la vie. Les autres sont emportés par le courant trop fort pour qu’ils puissent gagner la berge. Le tronc emporté par les flots se heurte à un rocher, et Diamante bascule à l’eau se noyant.
Bien sûr, son don d’immortalité sauve Diamante, et c’est la rivière qui disparaît instantanément pour avoir tenté de la noyer. Un peu plus loin en aval, les autres aventuriers se retrouvent sur le lit asséché de la rivière. Alef-Thau, Malkouth, Hogl et Holibanoum s’apprêtent à se remettre en marche quand ils aperçoivent le gnome aux yeux globuleux sur le dos de Mirra, les rejoignant. Ils remontent le lit de la rivière en appelant Diamante. Ils l’aperçoivent un peu plus haut sur une berge, mais elle refuse de les rejoindre. Hogl s’avance pour lui parler : elle explique que les micro-Hugres l’ont défigurée, et son visage est effectivement couvert de boutons. Le mentor la rassure en lui disant que tout sera parti dans deux ou trois jours. Ils retournent vers les autres en contrebas, et Malkouth se moque de la tête de Diamante. Celle-ci se précipite sur la guerrière et Alef-Thau doit retenir cette dernière pour qu’elle ne l’attaque pas. Ils finissent par s’arrêter pour manger un morceau, la nuit tombant. Le lendemain, ils reprennent leur marche, souffrant de la soif, et constatant qu’il en va de même pour les animaux tous venus chercher un peu d’humidité dans ce qui fut hier encore le lit de la rivière, maintenant asséché. Hogl contemple cet état de fait et déclare qu’il faut faire quelque chose. Il déclare qu’ils vont ramener la rivière. Tout le petit groupe s’assoit en cercle pour méditer, même Holibanoum une fois que Hogl lui a expliqué qu’ils vont faire un bel orage avec des éclairs et du tonnerre.
La suite des aventures d’Alef-Thau, la suite de sa quête vers… Le lecteur reste dans l’expectative quant à la finalité de la quête du héros. Elle semble se confondre avec celle de Diamante, entre complémentarité et opposition, un destin commun. Il anticipe le plaisir de découvrir les épreuves auxquelles vont être confronté les personnages. Le duo de créateurs pioche dans les situations classiques du genre : faune cannibale (la nuée de moustiques dévoreurs), les dissensions internes au groupe, la traversée de zones sauvages (des marais où la petite troupe s’enfonce jusqu’à mi-cuisse), des chauves-souris géantes prédatrices, une chute d’eau monumentale, un voyage sur une petite embarcation, un monstre marin gigantesque, un château fort déserté. L’artiste organise des plans de prise de vue construits, rendant ces moments cohérents avec un déroulement logique. La manière dont les membres de la troupe se jettent à l’eau pour que la nuée de micro-Hugres fondent sur Diamante, la disparition soudaine de l’eau de la rivière, le langage corporel des uns et des autres qui montre leur agacement ou leur énervement, la pluie trempant les habits, les ailes acérées des chauves-souris, des ruines de pierres englouties dans la végétation, les tentacules pleins de ventouses dans un dessin en pleine planche pour le monstre marin, les vues du ciel du château fort permettant d’en apprécier l’ampleur et le parc intérieur, etc.
Le lecteur apprécie la coordination, la complicité même entre les deux créateurs. Par exemple pour l’expression du pouvoir de Diamante, toujours aussi troublant. Cette jeune femme est immortelle : toute personne s’attaquant à elle et lui portant un coup mortel, décède et la jeune femme s’en sort indemne. Dans la première occurrence, le lecteur voit la nuée de points noirs dans un halo vert fondre sur Diamante : la narration visuelle montre la situation de manière limpide, le dessinateur montre un personnage acceptant son sort, que le lecteur devine être douloureux, malgré l’issue heureuse assurée. La deuxième occurrence intervient dans la page suivante alors qu’elle tombe à l’eau et risque la noyade. Seule une main dépasse de la surface de l’eau, et dans les cases suivantes montrent l’effet immédiat sur les cinq autres aventuriers emportés par le flot : imparable. La suivante correspond à une tentative avortée : Malkouth se jette sur Diamante, l’épée à la main, sous le regard angoissé d’Alef-Thau révulsé par cette forme de suicide. La dernière démonstration de ce pouvoir dans ce tome fait naître un sourire sur le visage du lecteur : la petite troupe a été avalée par le monstre marin tentaculaire, avec Diamante très calme car elle est assurée de s’en sortir et de causer la mort de cette pieuvre gigantesque. Le scénariste évoque régulièrement, comme ça en passant, le fait que la nature réelle de ce personnage est différente de celle des autres, d’où cette capacité extraordinaire. Pour autant, cette dernière comprend une composante morbide bien mise en lumière ici : la survie des compagnons repose souvent sur la perspective de la mort de Diamante, ou en tout cas d’une attaque mortelle.
L’esprit du lecteur se met tout naturellement à repérer les autres éléments récurrents de la série. En particulier, il se demande si la représentation des quatre éléments fera également partie de ce tome. Le thème de l’Eau est présent à deux reprises avec la rivière et le marais. Il est possible d’assimiler l’attaque des chauves-souris au thème de l’Air. En revanche les éléments Terre et Feu semblent absents de ce tome. Il prête également attention aux titres des quatre chapitres (chants) pour y rechercher un sens : Toujours à la recherche Tehetete, La mort de Malkouth, En suivant le corps astral, La véritable beauté. Ils semblent uniquement descriptifs de l’intrigue. Sa curiosité s’exerce aussi sur les évolutions corporelles du personnage principal, qualifié d’empereur boiteux. Les dessins le montrent en pleine possession de ses moyens, sans différence notable entre la partie où il a encore une jambe de bois et celle où il a récupéré une deuxième jambe organique. Il prend conscience que les relations interpersonnelles évoluent de manière significative, et qu’il s’est attaché à ces personnages. Il sourit en voyant Diamante qui continue de se conduire parfois comme une enfant gâtée, ce qui transparaît à la fois dans ses expressions de visage et dans son langage corporel. Il voit Malkouth beaucoup plus directe et nature, parfois impulsive, avec des gestes plus vifs. Il voit que les mouvements de Hogl sont plus mesurés, en cohérence avec son âge. Il apprécie l’usage plus mesuré du corps astral dans ce tome, évitant l’effet deus ex machina. Il sourit en voyant Diamante faire une crise (très subite) de croissance. Il se sent émue devant l’évolution du triangle amoureux entre elle, Malkouth et Alef-Thau. Et tout aussi empli d’émotions en découvrant l’issue d’une relation amoureuse dans un couple du troisième âge.
Comme à leur habitude, les auteurs savent concocter des moments mémorables qui peuvent prendre des allures de conte ou de métaphore. Tous ces animaux, prédateurs et proies qui se retrouvent assoiffés, dans le lit desséché de la rivière, ainsi mis à égalité. La petite troupe accueillie dans une communauté d’estropiés, avec la morale un peu basique : La beauté physique n’a qu’une durée limitée, le temps finit toujours par la détrôner. Il est à nouveau question de destin, quand Hogl lance ses os divinatoires. Il interprète ces derniers comme disant qu’il faut forcer le destin afin qu’ils se rendent plus solidaires les uns des autres, qu’il faut devancer la vision qu’il a eu précédemment. Un étrange mélange de prédestination inéluctable et de réappropriation de leur liberté après être passés par les fourches caudines de l’inéluctable. Il faut savoir faire avec ce qui ne peut être évité, ce sur quoi l’individu ne dispose pas des moyens d’influer. Tout au long de ces pages, il plane donc la perspective de la mort, celle que Diamante en vient à rechercher pour triompher de ses ennemis, celle de Malkouth qui prend la forme d’un suicide assuré, comme elle l’avait déjà tenté dans le tome précédent, cette fois-ci pour une raison plus altruiste, ce qui amène Hogl à tancer Alef-Thau, en exigeant qu’il fasse en sorte que le sacrifice de son amie ne soit pas inutile. Ce choix de se défaire de sa vie revient encore une fois dans l’avant dernière scène au cours de laquelle deux personnages souhaitent quitter ce plan de vie corporelle. Le lecteur garde à l’esprit que ces actes revêtent peut-être une signification différente, en se souvenant qu’il a été mentionné à plusieurs reprises un monde d’illusion.
Une nouvelle série d’épreuves à traverser pour les héros qui poursuivent leur quête quelque peu étrange : permettre à Diamante de devenir le maître de ce monde. La narration visuelle conserve son haut de niveau de qualité, avec une lisibilité exemplaire, une belle inventivité, et une osmose impeccable entre dessinateur et scénariste. La succession de périls constitue un divertissement de choix, et dans le même temps, le lecteur sent bien qu’il se joue d’autres choses, en particulier sur le plan spirituel, sur le rapport à la valeur de la vie, à la manière de la vivre.