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mercredi 6 août 2025

Alef-Thau T05: L'Empereur boiteux

La beauté physique n’a qu’une durée limitée. Le temps finit toujours par la détrôner.


Ce tome fait suite à Les Aventures d'Alef-Thau, tome 4 : Le seigneur des illusions (1988), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1989. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-deux pages de bande dessinée.


Chant Un : toujours à la recherche de Tehetete. Voilà le petit groupe d’aventuriers sur un gros tronc emporté par le fort courant d’une rivière. Alef-Thau, son mentor Hogl, Diamante et Malkouth observent l’évolution d’un nuage composé de micro-Hugres. Hogl explique qu’il faut ne surtout pas qu’ils bougent car c’est le mouvement qui les attire. Sur la berge, ils voient un rhinodile qui s’enfuit. Il est immédiatement repéré par les insectes cannibales dont la nuée l’enveloppe instantanément et le dévore en un clin d’œil. Hogle explique qu’il s’agit d’une forme de virus hypertrophié qui détruit n’importe quel organisme vivant. La petite troupe éprouve un soulagement : ils s’éloignent. Voilà que le petit gnome Holibanoum sort de la besace de Diamante et s’agite. Les autres ne le maîtrisent pas assez rapidement et le nuage de micro- Hugres arrive pour les dévorer. Diamante convainc les autres de se jeter à l’eau, et elle reste bien accessible sur le tronc : comme elle est immortelle, ce seront ses attaquants qui vont y laisser la vie. Les autres sont emportés par le courant trop fort pour qu’ils puissent gagner la berge. Le tronc emporté par les flots se heurte à un rocher, et Diamante bascule à l’eau se noyant.



Bien sûr, son don d’immortalité sauve Diamante, et c’est la rivière qui disparaît instantanément pour avoir tenté de la noyer. Un peu plus loin en aval, les autres aventuriers se retrouvent sur le lit asséché de la rivière. Alef-Thau, Malkouth, Hogl et Holibanoum s’apprêtent à se remettre en marche quand ils aperçoivent le gnome aux yeux globuleux sur le dos de Mirra, les rejoignant. Ils remontent le lit de la rivière en appelant Diamante. Ils l’aperçoivent un peu plus haut sur une berge, mais elle refuse de les rejoindre. Hogl s’avance pour lui parler : elle explique que les micro-Hugres l’ont défigurée, et son visage est effectivement couvert de boutons. Le mentor la rassure en lui disant que tout sera parti dans deux ou trois jours. Ils retournent vers les autres en contrebas, et Malkouth se moque de la tête de Diamante. Celle-ci se précipite sur la guerrière et Alef-Thau doit retenir cette dernière pour qu’elle ne l’attaque pas. Ils finissent par s’arrêter pour manger un morceau, la nuit tombant. Le lendemain, ils reprennent leur marche, souffrant de la soif, et constatant qu’il en va de même pour les animaux tous venus chercher un peu d’humidité dans ce qui fut hier encore le lit de la rivière, maintenant asséché. Hogl contemple cet état de fait et déclare qu’il faut faire quelque chose. Il déclare qu’ils vont ramener la rivière. Tout le petit groupe s’assoit en cercle pour méditer, même Holibanoum une fois que Hogl lui a expliqué qu’ils vont faire un bel orage avec des éclairs et du tonnerre.


La suite des aventures d’Alef-Thau, la suite de sa quête vers… Le lecteur reste dans l’expectative quant à la finalité de la quête du héros. Elle semble se confondre avec celle de Diamante, entre complémentarité et opposition, un destin commun. Il anticipe le plaisir de découvrir les épreuves auxquelles vont être confronté les personnages. Le duo de créateurs pioche dans les situations classiques du genre : faune cannibale (la nuée de moustiques dévoreurs), les dissensions internes au groupe, la traversée de zones sauvages (des marais où la petite troupe s’enfonce jusqu’à mi-cuisse), des chauves-souris géantes prédatrices, une chute d’eau monumentale, un voyage sur une petite embarcation, un monstre marin gigantesque, un château fort déserté. L’artiste organise des plans de prise de vue construits, rendant ces moments cohérents avec un déroulement logique. La manière dont les membres de la troupe se jettent à l’eau pour que la nuée de micro-Hugres fondent sur Diamante, la disparition soudaine de l’eau de la rivière, le langage corporel des uns et des autres qui montre leur agacement ou leur énervement, la pluie trempant les habits, les ailes acérées des chauves-souris, des ruines de pierres englouties dans la végétation, les tentacules pleins de ventouses dans un dessin en pleine planche pour le monstre marin, les vues du ciel du château fort permettant d’en apprécier l’ampleur et le parc intérieur, etc.



Le lecteur apprécie la coordination, la complicité même entre les deux créateurs. Par exemple pour l’expression du pouvoir de Diamante, toujours aussi troublant. Cette jeune femme est immortelle : toute personne s’attaquant à elle et lui portant un coup mortel, décède et la jeune femme s’en sort indemne. Dans la première occurrence, le lecteur voit la nuée de points noirs dans un halo vert fondre sur Diamante : la narration visuelle montre la situation de manière limpide, le dessinateur montre un personnage acceptant son sort, que le lecteur devine être douloureux, malgré l’issue heureuse assurée. La deuxième occurrence intervient dans la page suivante alors qu’elle tombe à l’eau et risque la noyade. Seule une main dépasse de la surface de l’eau, et dans les cases suivantes montrent l’effet immédiat sur les cinq autres aventuriers emportés par le flot : imparable. La suivante correspond à une tentative avortée : Malkouth se jette sur Diamante, l’épée à la main, sous le regard angoissé d’Alef-Thau révulsé par cette forme de suicide. La dernière démonstration de ce pouvoir dans ce tome fait naître un sourire sur le visage du lecteur : la petite troupe a été avalée par le monstre marin tentaculaire, avec Diamante très calme car elle est assurée de s’en sortir et de causer la mort de cette pieuvre gigantesque. Le scénariste évoque régulièrement, comme ça en passant, le fait que la nature réelle de ce personnage est différente de celle des autres, d’où cette capacité extraordinaire. Pour autant, cette dernière comprend une composante morbide bien mise en lumière ici : la survie des compagnons repose souvent sur la perspective de la mort de Diamante, ou en tout cas d’une attaque mortelle.


L’esprit du lecteur se met tout naturellement à repérer les autres éléments récurrents de la série. En particulier, il se demande si la représentation des quatre éléments fera également partie de ce tome. Le thème de l’Eau est présent à deux reprises avec la rivière et le marais. Il est possible d’assimiler l’attaque des chauves-souris au thème de l’Air. En revanche les éléments Terre et Feu semblent absents de ce tome. Il prête également attention aux titres des quatre chapitres (chants) pour y rechercher un sens : Toujours à la recherche Tehetete, La mort de Malkouth, En suivant le corps astral, La véritable beauté. Ils semblent uniquement descriptifs de l’intrigue. Sa curiosité s’exerce aussi sur les évolutions corporelles du personnage principal, qualifié d’empereur boiteux. Les dessins le montrent en pleine possession de ses moyens, sans différence notable entre la partie où il a encore une jambe de bois et celle où il a récupéré une deuxième jambe organique. Il prend conscience que les relations interpersonnelles évoluent de manière significative, et qu’il s’est attaché à ces personnages. Il sourit en voyant Diamante qui continue de se conduire parfois comme une enfant gâtée, ce qui transparaît à la fois dans ses expressions de visage et dans son langage corporel. Il voit Malkouth beaucoup plus directe et nature, parfois impulsive, avec des gestes plus vifs. Il voit que les mouvements de Hogl sont plus mesurés, en cohérence avec son âge. Il apprécie l’usage plus mesuré du corps astral dans ce tome, évitant l’effet deus ex machina. Il sourit en voyant Diamante faire une crise (très subite) de croissance. Il se sent émue devant l’évolution du triangle amoureux entre elle, Malkouth et Alef-Thau. Et tout aussi empli d’émotions en découvrant l’issue d’une relation amoureuse dans un couple du troisième âge.



Comme à leur habitude, les auteurs savent concocter des moments mémorables qui peuvent prendre des allures de conte ou de métaphore. Tous ces animaux, prédateurs et proies qui se retrouvent assoiffés, dans le lit desséché de la rivière, ainsi mis à égalité. La petite troupe accueillie dans une communauté d’estropiés, avec la morale un peu basique : La beauté physique n’a qu’une durée limitée, le temps finit toujours par la détrôner. Il est à nouveau question de destin, quand Hogl lance ses os divinatoires. Il interprète ces derniers comme disant qu’il faut forcer le destin afin qu’ils se rendent plus solidaires les uns des autres, qu’il faut devancer la vision qu’il a eu précédemment. Un étrange mélange de prédestination inéluctable et de réappropriation de leur liberté après être passés par les fourches caudines de l’inéluctable. Il faut savoir faire avec ce qui ne peut être évité, ce sur quoi l’individu ne dispose pas des moyens d’influer. Tout au long de ces pages, il plane donc la perspective de la mort, celle que Diamante en vient à rechercher pour triompher de ses ennemis, celle de Malkouth qui prend la forme d’un suicide assuré, comme elle l’avait déjà tenté dans le tome précédent, cette fois-ci pour une raison plus altruiste, ce qui amène Hogl à tancer Alef-Thau, en exigeant qu’il fasse en sorte que le sacrifice de son amie ne soit pas inutile. Ce choix de se défaire de sa vie revient encore une fois dans l’avant dernière scène au cours de laquelle deux personnages souhaitent quitter ce plan de vie corporelle. Le lecteur garde à l’esprit que ces actes revêtent peut-être une signification différente, en se souvenant qu’il a été mentionné à plusieurs reprises un monde d’illusion.


Une nouvelle série d’épreuves à traverser pour les héros qui poursuivent leur quête quelque peu étrange : permettre à Diamante de devenir le maître de ce monde. La narration visuelle conserve son haut de niveau de qualité, avec une lisibilité exemplaire, une belle inventivité, et une osmose impeccable entre dessinateur et scénariste. La succession de périls constitue un divertissement de choix, et dans le même temps, le lecteur sent bien qu’il se joue d’autres choses, en particulier sur le plan spirituel, sur le rapport à la valeur de la vie, à la manière de la vivre.



mardi 5 août 2025

La nuit est belle

Le mélodrame sauve l'innocence.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par David Graham pour le scénario, et par Aurélie Guarino pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt quatorze pages de bande dessinée. Les personnages n’ayant ni prénom, ni nom, ils seront appelés comme sur la couverture : Loser, Danseuse, Pharmacienne, et Oscar Wilde (Ha, oui, lui il est nommé).


Dans les couloirs de l’aéroport de Roissy, Loser pousse tout le monde dans un escalator, puis court comme un dératé dans les longs couloirs, pour enfin arriver devant l’hôtesse d’enregistrement. Elle lui annonce que c’est trop tard, car l’enregistrement est terminé, l’avion va décoller. Une autre jeune femme arrive en courant pour s’enregistrer, et elle reçoit la même réponse. L’hôtesse ajoute : Le prochain vol pour Miami est dans trois heures, c’est le dernier avant demain midi. Il est complet, mais il y aura peut-être une place ou deux, il y a toujours des retardataires qui perdent leur place. Danseuse va s’assoir sur un siège pour attendre, Loser vient s’installer à côté d’elle et essaye d’entamer la conversation. Il pose quelques questions gentiment, elle répond du bout des lèvres, sans donner beaucoup d’informations. Finalement l’heure de l’embarquement arrive, et ils se dirigent vers l’hôtesse. Elle les informe qu’il reste quatre places, une famille. Si elle n’est pas là dans cinq minutes, ils pourront embarquer tous les deux. Les minutes s’égrènent et soudain la famille surgit en courant. Lui et elle sont consternés. Ils se rendent au guichet de la compagnie aérienne pour changer leur billet. Elle s’éloigne pour aller trouver un hôtel dans l’aéroport, pour dormir. Il lui propose de plutôt en profiter pour aller à Paris. Il ajoute qu’il a sa voiture et qu’il est insomniaque, il ne la drague pas.



Loser conduit sa voiture et demande à Danseuse où elle souhaite aller. Elle lui répond : le vingtième arrondissement. Arrivés devant le portail du cimetière du Père Lachaise, elle lui demande de l’aider à l’escalader pour s’y introduire. Ce qu’il fait, et les voilà dans l’enceinte, à déambuler dans les allées à la recherche d’une tombe bien précise. Il en profite pour consulter son portable et il lit à haute voix : L’intrusion dans un cimetière est passible d’une amende de cinquième classe pouvant aller jusqu’à mille cinq cents euros. Pour la profanation d’une tombe, la peine encourue est d’un an d’emprisonnement et de quinze mille euros d’amende. Compte-t-elle profaner une tombe ? Elle lui raconte que quand elle avait dix-sept ans, elle venait souvent ici avec sa copine Esther : Oscar Wilde était son héros. C’était à cause d’une lettre envoyée à son amant, Lord Alfred Douglas, qu’Oscar Wilde a été condamné à la prison. Esther voulait venger Oscar, mais aussi faire de ces baisers un symbole de liberté. Elles embrassaient donc la statue Flying Demon Angel en laissant une trace de rouge à lèvres. Elles revenaient souvent embrasser Oscar. Un jour, elles se sont aperçues qu’elles avaient inspiré des gens. Oscar recevait des baisers et des messages. Sa tombe était devenue un repère où l’on venait fêter la liberté d’aimer.


Quatre personnages aussi communs qu’improbables. Tout commence par un retard à l’embarquement, et l’insistance gentille d’un monsieur pour lier connaissance avec celle qui est arrivée en retard comme lui. Voilà deux personnes qui ne se connaissent pas en train de faire une virée dans un Paris nocturne. Arriver en retard à l’enregistrement, espérer qu’il y ait un désistement dans le vol suivant : plausible, voire banal pour certains. Accepter d’aller se promener à Paris de nuit avec un inconnu, plutôt que de dormir (mal) dans un hôtel : inattendu. S’introduire de nuit dans le cimetière du Père Lachaise : cela commence à sortir un peu du réalisme. Rencontre un quasi-fantôme, celui d’un écrivain à la réputation internationale. La danseuse le résume le mieux : Alors on va sur une tombe, une sur soixante-dix mille… Et on choisit la seule qui est hantée ? C’est quand même pas de chance. Par ailleurs ce quasi-fantôme ressemble peu à l’original. Il s’en suit une course-poursuite en voiture dans Paris au cours de laquelle les fuyards réussissent à semer la Police : peu probable. Le lecteur fait le rapprochement avec la mention à répétition (jusqu’à en devenir un gag récurrent) du livre Le fantôme de Canterville (1887). Pas de doute, ce récit s’apparente à un conte, les auteurs font usage de licence poétique. En particulier, la dessinatrice s’amuse bien avec les preuves de l’immortalité de Wilde.



La première scène se déroule par un beau soleil de printemps, peut-être de début d’été, avec des couleurs claires et des couleurs gaies. La mise en couleurs vient discrètement apporter des éléments d’information. Par exemple, l’évolution du camaïeu derrière les vitres de la zone d’attente qui passe du jaune orangé à un violet sombre pour marquer les heures qui passent, de l’après-midi à la nuit tombée. En page huit, elle réalise une mosaïque de rectangles colorés pour évoquer l’impression subliminale des éclairages artificiels et des enseignes. En page neuf, le lecteur admire un magnifique ciel étoilé dans une illustration en pleine page, en se faisant la remarque intérieure qu’il s’agit également pour partie d’une licence poétique dans cette banlieue. En page treize, la couleur prend le pas sur les contours encrés pour un effet de silhouettes ou d’ombres chinoises dans le cimetière. L’artiste met ainsi en œuvre différentes techniques : en page vingt-et-un un entrecroisement de traits au crayon gras pour un effet de plafond rocheux dans les ténèbres, en page vingt-cinq des traces lumineuses de phares de voiture pour rendre compte de la vitesse, en page quarante-neuf un passage par le noir & blanc avec des nuances de gris pour un vieux film, en page soixante-dix une case avec un fond rouge pour rendre compte de la violence, etc. Ainsi discrètement, la narration visuelle devient d’autant plus variée et animée.


Les personnages apparaissent tous sympathiques, même ceux en colère, ou les figurants. Les visages sont représentés avec un degré de simplification. La dessinatrice joue avec leur expressivité en l’augmentant, sans systématisme, plus pour faciliter l’empathie du lecteur. Le lecteur peut porter un jugement de valeur sur le comportement de chacun des quatre personnages, ce qui ne diminue en rien l’empathie qu’il éprouve pour eux. L’artiste sait les rendre sympathiques et uniques : la sollicitude bienveillante de Danseuse, le détachement de Wilde du fait de son grand âge, le caractère un peu fataliste de Loser, la détermination teintée de sarcasme de Pharmacienne. Toujours sur le même plan, Le lecteur éprouve la sensation de suivre une aventure assez posée le temps d’une nuit. En y repensant, il se rend compte des différents lieux visités : un aéroport dans tout ce qu’il a de lieu de passage, le cimetière du Père Lachaise dont le tombeau de Wilde, un café parisien, un pont au-dessus de la Seine, une pharmacie, un grand café avec un grand espace karaoké, le parvis du palais Garnier place de l’Opéra, une grande librairie spacieuse, etc. Le lecteur apprécie le sens du détail de l’artiste, par exemple : les silhouettes de mannequin et leurs robes dans une boutique de l’aéroport, la guirlande de petits fanions dans le bar, le magnifique dallage de la pharmacie, la superbe porte en chêne d’un immeuble haussmannien, le jeu de lumières du karaoké, les graffitis sur les vitres de protection de la tombe de Wilde, etc.



Le lecteur se sent tout acquis à la situation problématique des personnages. Il en découvre rapidement un peu plus sur Danseuse : son attachement au tombeau de l’écrivain. Il faut attendre plus longtemps pour en savoir plus sur Loser. Le ressort de l’intrigue est explicité à la fin du premier tiers de l’ouvrage. Ce qui déclenche les actions des personnages pour y remédier de plus ou moins bonne grâce. Le lecteur se rend compte qu’il apprécie de simplement passer du temps avec eux, sans trop se préoccuper d’une trame générale, sans même s’inquiéter de savoir s’ils seront à temps à l’aéroport le lendemain pour leur avion. Cela tient pour partie à la sympathie générée par les personnages, et pour partie à la forme de conte. Pour échapper à la police, Loser doit abandonner sa voiture, qui fera certainement l’objet d’une contravention, au minimum, cela ne préoccupe aucun personnage. Ils dont dû y abandonner leurs valises avec leurs effets personnels, aucune arrière-pensée non plus. Dans le cimetière, Loser se fait une méchante blessure : une branche ou une racine acérée qui se plante dans son mollet droit. Un simple bandage et une désinfection plus tard, et tout est oublié.


Pour autant, la lecture comporte plusieurs autres centres d’intérêt, autre que l’intrigue proprement dite. Le lecteur ne peut pas s’empêcher de se demander, voire de de souhaiter qu’il se développe une relation affective entre Danseuse et Loser. Il sourit en voyant la forme de rébellion de Pharmacienne contre sa condition, car les auteurs n’hésitent pas à l’armer de cocktails Molotov faits maison, et même d’une grenade ! Il y a également le cas de ce quasi-fantôme. Le lecteur comprend que la mention répétée du Fantôme de Canterville agit à la fois comme un hommage, et comme une indication sur l’influence de cette histoire. Cela amène Oscar à évoquer l’exercice de son art d’écrivain, et à rappeler qu’il a écrit d’autres choses, par exemple Le portrait de Dorian Gray (1890). Plus loin, le libraire complète sa bibliographie : Wilde a écrit des pièces de théâtre, des contes, de la poésie, des lettres. Beaucoup de lettres… Il a beaucoup aimé Salomé. C’est une pièce formidable. Mais Son livre préféré de Wilde, c’est De profundis. Une longue lettre adressée à son amant, lord Alfred Douglas. Le lecteur peut ressentir que c’est un écrivain qui a compté aussi pour les présents auteurs. Au fur et à mesure émerge une autre thématique, celle de l’insatisfaction, de la répétition des schémas, de la vie qui semble comme bloquée dans une phase inextricable. La bande dessinée établit ce constat pour les différents personnages, sans proposer de solution miracle ou d’action magique (bien qu’il s’agisse d’un conte), mettant en lumière les effets de cette simple prise de conscience, à la fois de prise de recul sur sa vie, à la fois d’analyse de ce qui est en jeu.


Une petite virée nocturne dans Paris, à quatre, avec un quasi-fantôme (et pas n’importe lequel), une super danseuse, une pharmacienne phénomène, un vrai faux loser ? Une narration visuelle douce et vive, discrètement variée et riche, un vrai plaisir de lecture. Des personnages sympathiques avec leurs défauts, et une narration s’apparentant par certains aspects à un conte. Une prise de conscience nécessaire sur une forme de décalage entre ce que l’on vit et ce que l’on souhaite. Attentionné.



lundi 4 août 2025

Le Petit Théâtre des opérations - tome 05: Faits d'armes impensables mais bien réels…

Cette approche simplissime va lui permettre de passer au-delà de la barrière culturelle.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas d’avoir lu les tomes précédents, mais ce serait dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Julien Hervieux pour le scénario, Monsieur le Chien (avec une faute de frappe volontaire sur la couverture, Monsieur le Chon) pour les dessins, et Albertine Ralenti pour les couleurs. Il se présente comme les tomes précédents : un découpage en chapitres allant de cinq à sept pages, une page de texte avec une photographie en fin de chaque chapitre, et quatre anecdotes intercalaires également sous forme de bande dessinée. Par opposition au tome précédent, ces sept chapitres sont tous consacrés à la même personne, pour raconter des phases de sa vie : Adrian Carton de Wiart (1880-1963), officier de l’armée britannique.


Le cinq mai 1880, à Bruxelles, Léon Constant Ghislain Carton de Wiart (1854–1915) félicite son épouse Ernestine Wenzig (1860-1943) alitée, qui tient dans ses bras son nouveau-né Adrian. En 1886, après le décès de sa femme, le père d’Adrian s’installe en Égypte, où il commerce avec les Britanniques. Il explique à son jeune fils que ce dernier reprendra un jour les affaires du père, et pour cela il devra maîtriser aussi bien le français que l’anglais et l’arabe. Adrian apprend aussi tout ce que doit maîtriser un gentleman : le tir sportif, l’équitation au pied des pyramides, la résistance aux maladies de l’époque. Il réussit ainsi à survivre par deux fois au choléra. La nouvelle épouse de son père décide d’en profiter pour lui apprendre à nager en le jetant à la mer. Il s’en tire encore. En 1889, Adrian est envoyé étudier en Angleterre. Ses petits camarades l’accueillent de manière sportive, et ils le regrettent incontinent, étant obligés d’en appeler aux surveillants, pour les sauver de lui. Adrian adore l’Angleterre, et la baston, surtout la baston, un peu trop d’ailleurs. En voyant une affiche de recrutement pour l’armée de l’empire, il sait désormais ce qu’il veut faire : la guerre. Et c’est ainsi qu’en 1891, Adrian quitte l’école, en faisant le mur.



Adrian Carton de Wiart se rend au bureau du recruteur militaire. Il falsifie ses papiers pour pouvoir attester qu’il est bien anglais, et âgé de plus de vingt-cinq ans. Oui, ça passe. Il en profite même pour passer le test de vue à la place d’un autre volontaire. Et oui, c’est repassé. Adrian est envoyé combattre les Boers en Afrique du Sud. Après un voyage en bateau qui lui semble interminable, il se retrouve enfin sur le terrain. Fougueux ; il s’élance pour traverser un fleuve et il se fait tirer dessus. Ses compagnons le tirent de là, et Adrian blessé au ventre et à l’aine est renvoyé en Angleterre. Alors qu’il est sur son lit d’hôpital, son père le sermonne, espérant qu’il a appris la leçon. Adrian lui répond que oui : c’est que la prochaine fois, il nage plus vite pour aller leur péter la tronche. Une fois rétabli, Adrian se rengage dans l’armée, cette fois sous son vrai nom. Il parvient à obtenir sa première promotion : il est nommé caporal. Il réussit l’exploit d’être dégradé le même jour, pour avoir menacé un supérieur. Peu lui en chaut, s’il a pu le faire, il le refera. Il est têtu, il y parvient et progresse vite. Il est bientôt nommé lieutenant.


En marge de la série Le petit théâtre des opérations, le scénariste a également consacré une bande dessinée à Albert Roch (2024), l’un des plus grands héros de la Première Guerre mondiale, dessiné par Éric Stalner. Ici, il choisit un autre militaire à la carrière extraordinaire, tout en le réintégrant dans la série, avec le dessinateur habituel. Il reprend également le découpage en chapitre, ici au nombre de sept, la page de texte en fin de chaque chapitre, et quatre intermèdes. Dans ces derniers, les auteurs se mettent en scène : le scénariste en homme du monde distingué, et le dessinateur en individu mal dégrossi, littéralement à la botte de l’auteur, quémandant son savoir et ses bons mots, ainsi qu’une forme de reconnaissance, l’autre se montrant hautain et méprisant. Le ton est la taquinerie et la carricature teintée d’un cynisme de bon aloi que ce soit pour évoquer la comtesse Carton de Wiart, une cousine d’Adrian, resté à Bruxelles en 1914, la fois où Adrian a accepté d’être témoin d’un duel, la forme que prenaient les superstitions d’Adrian, et la fois où il a défié un Polonais en duel. En huit ou neuf cases, l’anecdote est narrée avec un ton à la raillerie plus respectueuse que moqueuse, aux dessins efficaces et sans fioriture portant eux aussi leur part de dérision déférente.



Alors, oui, les deux auteurs ont conservé toute leur verve humoristique, aussi visuelle que dans les remarques en passant. Tout commence dès l’illustration de couverture avec ce manchot ayant passé un gant de boxe aux couleurs de la Belgique à la main droite, alors que la gauche pendouille inutile là où devrait se trouver la main gauche aux couleurs de la Grande Bretagne, puis le lecteur prend progressivement conscience des six ennemis sévèrement maravés, un seul ayant conservé sa dignité, le Chinois. Dès la première page du premier chapitre, le lecteur sourit devant l’exagération graphique : la nouvelle épouse du père qui botte l’arrière-train du jeune Adrian qui tombe ainsi à l’eau depuis le haut d’une falaise, alors que le texte évoque qu’elle lui apprend à nager en le jetant à la mer. Les auteurs usent régulièrement de ce procédé d’exagération visuelle, accompagnée par un texte sarcastique : le nouveau-né Adrian porte déjà la moustache, la comtesse Carton de Wiart porte également la moustache, l’aide de camp suit Adrian partout en portant une couverture rose à fleurs jaunes, dans son assiette à dîner à la table du roi d’Angleterre se trouve un petit monstre plein de tentacules (alors qu’une notre dans la marge reproduit les propos de ce mini Nyarlathotep, en version originale), les réactions des personnes présentes quand Adrian surgit tout à coup dans une pièce alors qu’ils évoquaient sa mort assurée, etc. Le dessinateur s’amuse comme à son habitude à glisser une incongruité visuelle de ci de là : le message Remember the fifth of november sur l’affiche d’un opticien, le sigle des Cigares du pharaon sur une pierre dans le désert, des dés en peluche accrochés au poste de pilotage d’un avion militaire, un petit canard en plastique flottant sur la mer au milieu du naufrage d’un avion, etc.


Le scénariste s’amuse bien également avec différents gags, dont ceux récurrents comme Adrian surprenant jusqu’à l’effroi des personnes qui le croyaient morts, ou la menace de gouter de ses coups de badine si on lui désobéit. Il prend un malin plaisir à faire mettre en scène le nombre incalculable de fois où l’avion qui le transporte s’écrase, malgré toute l’insistance qu’a pu mettre Adrian à ce qu’il soit vérifié sous toutes les coutures avant le décollage. Évidemment, les auteurs jouent sur le caractère de ce militaire : le nombre incroyable de blessures, la façon dont il perd son bras, son regard d’une dureté implacable, sa prestance qui provoque l’effroi chez les individus animés de mauvaises intentions à son encontre, sa résistance surhumaine, sa volonté inébranlable. Le lecteur ressent une forme d’admiration inconditionnelle vis-à-vis de cet homme hors du commun, tempérée par cet humour proche de la dérision qui contrebalance le caractère formidable de ses exploits, au point qu’Adrian soit qualifié d’intuable. Ainsi le lecteur conserve le sourire aux lèvres tout du long de ces épreuves endurées avec un stoïcisme exemplaire.



À l’évidence, le ton persifleur de la narration introduit une forme de dissonance par rapport au thème de l’ouvrage : des actes de guerre. Il peut paraître difficile, voire saugrenu, de concilier des missions périlleuses et des hauts faits improbables, avec ce militaire au comportement de personnage de dessin animé. Pourtant, les cartouches de texte rappellent régulièrement que tout est vrai, ce dont le lecteur ne doute pas, car le scénariste évoque les mémoires du général Adrian Carton de Wiart, ainsi que les archives militaires documentant ses missions. Dans le même temps, il semble impossible d’un point de vue statistique que cet homme ait survécu, d’un point de vue biologique non plus. Un homme à la constitution physique d’une résistance sans égale, avec un goût pour le combat et la guerre confinant à la témérité inconsciente, à la chance insolente. Cela peut se percevoir comme une forme d’humilité narrative, et parfois comme une limite car en semblant tout raconter à la légère, les compétences réelles de De Wiart s’en trouvent occultées. Pourtant…


Régulièrement le lecteur reprend sa lucidité, ne serait-ce que le temps de tourner la page. Il garde conscience qu’il lit une biographie, non pas romancée, mais orientée dans sa présentation, se focalisant sur des morceaux choisis. D’un autre côté ces événements semblent parfois trop gros pour être possibles, par exemple le roi qualifiant Adrian de Britannique comme on en fait plus, et le Belge le détrompant sur sa nationalité. Ou bien les Italiens incapables d’identifier un individu borgne et manchot en cavale (et pourtant tout est vrai). Il a sous les yeux également le fait qu’il s’agit de temps de guerre, durant lesquels des inconnus s’affrontent arme à la main et s’entretuent. Les auteurs réussissent l’exploit de mettre en scène les hauts faits d’un militaire sans jamais glorifier la guerre ou les combats, ou même Adrian Carton de Wiart, ce qui est très singulier. Le lecteur ne peut qu’admirer le courage de cet homme doté d’une confiance en lui hors de proportion, et en même temps complètement justifiée. Pas un instant ne lui vient l’idée de le considérer comme un patriote extrémiste ou un individu forcené avec un goût maladif pour la violence confinant à la pathologie. Juste un homme qui accomplit son devoir pour sa patrie d’adoption, avec la chance d’aimer son travail.


Pas facile de raconter les exploits d’un militaire de carrière, quand celle-ci revêt un caractère si extraordinaire qu’elle en perd toute plausibilité. Une fois encore ce duo d’auteurs relève ce défi, réalisent un album drôle et enjoué, tout en racontant des périls angoissants et des souffrances qui terrasseraient n’importe qui d’autre. La narration visuelle semble simpliste et caricaturale, et elle se révèle claire, parlante et drôle. Quelles que soient ses convictions en matière de guerre et d’armée, le lecteur en ressort avec une admiration sans borne pour cet homme, et avec le sourire. Paradoxal et cohérent.