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mercredi 29 octobre 2025

Le cœur couronné T03 Le fou de la Sorbonne

Puisqu’il s’agit de hâter l’avènement de la civilisation magique en liquidant les concepts rationnels de l’ancienne société…


Ce tome est le second d’une trilogie portant le titre de : Le cœur couronné. Il fait suite à La folle du Sacré-Cœur (1992) et à Le piège de l’irrationnel (1993) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre l’histoire. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Mœbius pour les dessins, avec des couleurs réalisées par Scarlet Smulkowski. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Deux copines, Chantal et Patsy, se hâtent vers la Sorbonne pour participer au recueil de souvenirs sur Alain Mangel, captés par un reporter télé. En marchant trop vite, Patsy perd une de ses baskets. Elle s’arrête pour se rechausser, Chantal s’allume une cigarette, et elle se rend compte que son chien Emmanuel Kant fait sa crotte sur le trottoir. Elle explique à sa copine qu’elle n’a pas pu le purger à cause de ses hémorroïdes. Rechaussée, Patsy part en avant pour aller leur en révéler de belles sur Mangel, ils vont en frémir devant leur télé. Elle arrive et essaye de se frayer un chemin parmi les curieux, pendant que le journaliste résume que voilà déjà deux mois que le professeur Mangel, distingué professeur et membre éminent de cette université, est tombé aux mains des narco-trafiquants colombiens. Il continue : La France entière s’angoisse au sujet de ce rapt incroyable, on craint le pire ! Il explique que l’émission va maintenant passer à un portrait de ce malheureux spécialiste de Heidegger, en interviewant ses proches, quelques-uns de ses élèves, un collègue, et pour commencer madame Myra Atasembé, son ex-épouse. Celle-ci commence : Il n’y a strictement rien à dire sur Alain Mangel, les philosophes n’ont rien d’êtres humains, ce sont des géants mentaux et des nains émotionnels. Elle continue : Elle a vécu vingt-cinq ans avec lui sans jamais trouver la moindre trace d’humanité, à part une pyramide d’idées coiffant un corps exsangue infoutu de la féconder.



Myra Atasembé poursuit sa diatribe : Les meubles d’Alain Mangel, qu’elle a récupérés lors du divorce, en disent peut-être plus long sur son compte, ils sont chez elle avec ses livres et ses toiles préférés. Pour la modique somme de vingt francs, les spectateurs sont conviés à venir les visiter. Le journaliste l’interrompt et donne la parole à Patsy qui ne sait qu’émettre des petits cris aigus. Dans une grande clairière située au beau milieu de la jungle colombienne, Alain Mangel, allongé sur un drap de plage, est en train de faire l’amour avec Elizabeth enceinte de lui, pendant l’avatar de ses pulsions refoulées s’expose nu au soleil, en s’extasiant sur le lieu : quel Paradis. Il estime que c’est la première fois qu’il n’existe aucune différence entre lui et Mangel, ce dernier en l’acceptant enfin consent à jouir de l’existence. Le philosophe parle à haute voix : toute sa vie, il a cru que Proust avait raison lorsqu’il affirmait que l’amour met à nu. Le désespoir de l’incommunicabilité, à présent il se trouve grotesque. Tout est mystère, rien n’est absence. L’ectoplasme continue : il faut se garder de confondre cœur et sexe. La seule chose vraie qui vaille d’être aimée est la liberté.


Mais que peut-il encore bien arriver à ce pauvre professeur universitaire de philosophie ? Ah oui ! Sa compagne doit accoucher du prochain messie, si son père arrive à survivre au fait d’avoir été enlevé par des narco-trafiquants. Les auteurs poursuivent dans la droite lignée des aventures rocambolesques précédentes, baignant dans l’exagération, flirtant avec l’absurde. Le lecteur retrouve donc la dimension aventures d’action avec dès la quatrième planche une attaque de chasseurs bombardiers de l’AIAS (Armée Internationale Anti-Stupéfiants) pour accomplir à tout prix une mission sacrée : anéantir le nid de narco-trafiquants malfaisants en Colombie. S’en suit une fuite en Jeep, avec Elizabeth et Alain nus à l’arrière, conduits par eux trafiquants en treillis militaire. Également au programme : une marche dans la jungle en suivant un tatou, l’ascension d’un pic rocheux sur d’étroites marches taillées à même la roche, un guépard (semi) apprivoisé, un déplacement de liane en liane, une grande réception (mais pas un banquet) pour honorer le retour à Paris, avec même un entartage. Entremêlé à ces péripéties, le lecteur retrouve également la dimension religieuse : l’aboutissement de la gestation d’un (potentiel) nouveau messie, l’avènement de Jesusa, le christ androgyne, une variation sur la cène, et même deux authentiques résurrections, chacune d’un genre différent.



Dans la postface de l’édition intégrale, Philippe Peter explicite le contexte de la réalisation de ce dernier tome de la trilogie. Il attire l’attention sur le fait qu’il s’est écoulé cinq ans entre le tome deux et le trois, et que pour se motiver, l’artiste a puisé son inspiration dans sa découverte des mangas, accessibles à l’époque. Il développe son propos en expliquant que Mœbius a retenu l’efficacité des cases, tout en transposant cette approche dans un format d’album européen. Il relève en particulier la différence de taille flagrante entre les cases de ce tome, et celles des tomes précédents. En effet, le lecteur dénombre environ une douzaine de cases par page. Il fait également l’expérience de phylactères plus nombreux, et plus bavards, non pas dans le sens où ils sont plus copieux, mais où ils sont en grande quantité, s’approchant plus d’échanges de banalités que d’exposés philosophiques ou de déclarations construites. Cela donne un goût plus commun aux personnages, leur comportement ordinaire les rapprochant du lecteur, voire ce dernier les considérant avec un soupçon de supériorité. Les dimensions plus petites des cases n’enlèvent rien à la clarté de chaque dessin, à la concision de l’expression visuelle, sans jamais s’apparenter à de l’économie. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut être plus sensible aux moments énormes : des champs de cocaïne en train de brûler sous l’effet de l’explosion d’un missile tiré par un chasseur, des guérilléros s’agenouillant devant le Christ-Marie, un banquet disposé comme une variation de la cène une vieille indienne élevant un lézard sous le soleil pour faire miroiter ses rayons sur les écailles, un serpent s’enroulant autour des épaules d’un homme tétanisé par la peur, un aigle fondant des cieux sur un rat, une veillée mortuaire dans une grotte des entartages, etc.


D’une manière analogue, le lecteur peut également être sensible à la mise en scène, ou au jeu des acteurs, dans des séquences très ordinaires. Un chien en train de faire ses besoins sur le trottoir, un père tenant ses jeunes enfants dans les bras, deux jeunes filles gloussant comme de vraies dindes devant un micro, un vieil homme allongé sur un lit d’hôpital, un cinquantenaire très inquiet à l’idée de ce que l’on veut lui faire boire, un jeune garçon jouant avec une figurine de Spider-Man (et le scénariste ironisant sur sa préférence pour Silver Surfer, ce qui fait référence au comics réalisé par Mœbius avec Stan Lee), un groupe d’enfants jouant dans un parc, etc. Sans s’en rendre compte, le lecteur trouve chaque situation aussi plausible que vraisemblable, quelle que soit sa nature, même hautement improbable. Il ressent inconsciemment l’état d’esprit détendu de la narration, qui ne se prend pas au sérieux, une comédie pétillante, mettant en scène la lutte entre le rationnel et l’émotionnel.



Sans surprise de la part de deux créateurs expérimentés, ils parviennent à mener à bien leur intrigue, à aboutir à un dénouement satisfaisant, à la fois pour l’intrigue, à la fois pour les thématiques. Le lecteur découvre ainsi ce qu’il advient d’Alain Mangel (ou de Zacharie Mangelowsky) et Elizabeth, le terme de la grossesse de cette dernière, le destin peu commun de Rosaura. Il semble que Mouhamad / Joseph disparaisse en cours de route, ayant épuisé son utilité dans le récit. Le lecteur peut regretter que la vieille clocharde du Sacré-Cœur ne soit pas de retour avec son chien Anubis. Il s’amuse à voir que les philosophes ont cédé la place au mysticisme et aux pratiques chamaniques d’une vieille Indienne, même si le scénariste trouve l’occasion de mettre en scène un personnage tournant en dérision Alain Finkielkraut. Il intègre également un zeste de psychanalyse dans les relations entre Rosaura et son père, ou dans celles entre Alain Mangel et son propre fils.


En effet ce dernier tome est placé sous le signe de l‘avènement d’un prophète et peut-être d’un messie. Les auteurs mettent en scène à leur manière la naissance du prophète (toutefois il ne s’agit pas d’une immaculée conception), une résurrection, une variation sur la cène, autant d’éléments issus de la tradition catholique. Cependant, ils donnent la préférence, au travers des personnages principaux, à une expérience mystique, nourrie à la fois par des personnages littéralement illuminés par leur foi inébranlable, à la fois par des breuvages aux propriétés psychotropes, comme la décoction de Cipo (force, composante mâle) et de Mariri (lumière, composante femelle). Ainsi Alain Mangel traverse un processus de révélation qui le transforme sur le plan spirituel, et plus inattendu, sur le plan physique. Ainsi transfiguré, il ridiculise les valeurs de l’individu qu’il était, se livrant à un jeu de massacre dans l’institution de la Sorbonne. Le personnage principal éprouve la sensation de pouvoir ainsi accéder à une nouvelle normalité, dans laquelle l’émotionnel retrouve la place primordiale, passant ainsi à côté d’une évidence incarnée par son fils, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de normalité. Quand l’amour existe, le miracle apparaît.


Une conclusion en bonne et due forme pour une aventure hautement rocambolesque, aussi bien dans ses péripéties que dans son voyage spirituel. En surface, l’artiste change de registre avec des cases plus petites et plus nombreuses par page, tout en étant toujours aussi remarquables de clarté et de qualité narrative. Le scénariste persiste et signe dans ce voyage mêlant trafic de drogue en Colombie et voyage initiatique vers une résurrection. Le lecteur peut en sortir aussi bien amusé par une verve très cohérente, que troublé par cette remise en cause d’une société cartésienne, dans laquelle l’émotion vraie fait défaut. Quand l’amour existe, le miracle apparaît.



mardi 28 octobre 2025

Black Dog

Mais ce que chacun sait, c’est que les humains ne volent pas.


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Jean-Claude Götting pour le scénario et par Jacques de Loustal pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec une courte biographie de chacun des deux créateurs, puis une bibliographie respective. Ce récit constitue une variation sur la bande dessinée originale Noir (2012), réalisé par Götting en noir & blanc.


Si les arbres poussent penchés à Wind Creek, c’est à cause du vent. Plus on s’approche du sommet de la falaise, plus le vent est fort. Tout le monde ignore pourquoi il souffle si violemment à cet endroit. Une belle berline rouge gravit la route à voie unique qui mène au sommet de la falaise. À l’intérieur, trois hommes : le conducteur en costume cravate qui ne dit mot, et sur la banquette arrière un beau blond balèze en tee-shirt noir et veste blanche avec à côté un homme à l’allure hispanique qui semble un peu groggy. Le blond lui tend une bouteille et en porte le goulot à la bouche de son voisin qui ne réagit pas beaucoup. Le conducteur arrête le véhicule devant le bord de la falaise, le blond fait sortir l’homme toujours un peu dans les vapes, et qui va vomir quelques mètres plus loin. Puis les deux hommes prennent chacun bras du troisième et l’emmènent jusqu’au bord de la falaise en lui disant qu’ils l‘ont trop vu dans le paysage, et ils le poussent dans le vide. Mais ce que chacun sait, c’est que les humains ne volent pas. Quelques temps après, la police intervient sur place : deux hommes en uniforme inspectent le cadavre et font observer à l‘inspecteur Clarke qu’il lui manque un doigt.



Quelques jours auparavant, dans l’établissement Gordon Cooling, le téléphone retentit, et Pancho Gomez décroche. Il répond à madame Deville que c’est entendu et qu’il fait un saut dès que possible. Il se tourne vers ses deux collègues pour annoncer : Encore un climatiseur en panne. Celui à la casquette rouge lui répond en ironisant : trois fois ce mois-ci, elle ne peut plus se passer de Gomez, cette madame Deville. Il se propose d’y aller à la place de son collègue pour voir quelle tête elle a ; le troisième ironise en demandant s’il parle bien de la tête. Gomez conclut l’échange en indiquant qu’il s’agit d’une chasse gardée. Tout en se rendant à la villa de Solteras High, il se dit que : Plus que le vent, c’est de la chaleur dont le reste du pays devait se prémunir à cette période de l’année. Une chaleur compacte et lourde qui vide l’eau des piscines et fait fondre le bitume. Une chaleur qui faisait le beurre de Gordon Cooling. Il sonne au portail et s’annonce. Il trouve madame Deville debout au bord de la piscine en bikini, l’air affligée. Elle se jette dans ses bras en déclarant que c’est horrible. Gomez constate que son maillot est sec, son corps brûlant, mais des larmes coulent sur son visage. Elle s’exclame : Rosco ! et elle désigne la piscine. Une forme noire ondoie sous la surface. Gomez met un temps à identifier ce dont il s’agit.


Une illustration de couverture à la composition marquante : le bleu ondoyant très chaud de la surface de l’eau de la piscine, les dalles basiques et bien nettes, la jeune femme dont seule la tête dépasse avec ses lunettes de soleil, le jeune homme typé avec son blouson en arrière-plan, et ce chien entre le beauceron et le chien thaïlandais à crête dorsale, avec son pénis pleinement apparent, tout un symbole, sans oublier le beau ciel bleu, et les dents taillées en pointe dans la gueule du chien. La composition semble dégager une menace sous-jacente et l’annonce d’un drame violent inéluctable. La séquence d’ouverture confirme immédiatement la violence et le genre du récit : un polar sous le soleil. Des malfrats règlent son compte à un jeune homme qui n’est pas en état de se défendre : un assassinat maquillé en accident, plus pour le principe que par réelle conviction. La narration visuelle est sèche et factuelle, sans fioriture, si ce n’est pour une sorte d’apparence avec un je-ne-sais-quoi d’artistique, dans la forme des visages, dans une discrète raideur des postures, dans une stylisation des décors. La deuxième séquence, également en quatre pages, confirme la sécheresse de la narration textuelle, la mise en œuvre d’une tonalité de type polar noir, avec une écriture affectée… et une grosse surprise. Le lecteur n’est pas prêt quant à la découverte de ce qui se trouve dans la piscine et le sort qui lui a été réservé. À l’évidence, l’intrigue va droit au but, avec une vraie maîtrise des codes du polar.



Le scénariste prend visiblement plaisir à utiliser les conventions textuelles du polar : des phrases sèches, des sentences bien tournées (comme ces chiens à qui on tend un sucre et qui te bouffent la main. Ou encore : Les humains ne volent pas – commentaire pour accompagner la chute dans le vide de Stefan), les remarques dénuées de sentiment, purement fonctionnelles (emmenez-le – en parlant d’un cadavre), les constats désabusés (Stefan donnait le meilleur de lui-même à l’entreprise de Je Williams, qui en profitait bien), la résignation devant les injustices sociales (par exemple la conviction que les comportements racistes sont immuables), le pouvoir de l’agent, le renoncement à ses principes comme obligation pour pouvoir s’extraire de sa condition économique catastrophique, etc. De son côté, l’artiste manie avec la même facilité les codes du genre, née d’une longue pratique et d’une compréhension en profondeur. Belle bagnole, visages désabusés des policiers, assurance tranquille des hommes de main, banalité d’une rue d’un quartier populaire contrastée avec le luxe et le calme de la piscine de la villa de luxe, conditions de travail harassante dans le garage ou dans la cuisine pour faire la plonge, scène de procès, etc. Le lecteur familier des polars en retrouve toutes les composantes familières mises en scène avec pragmatisme, évidence, dans une forme désabusée et blasée. Enfin… Pas tout à fait…


Les dessins présentent ce je-ne-sais-quoi décalé qui leur donne parfois un aspect maladroit, parfois enfantin, parfois très sophistiqué et artificiel. Le lecteur voit bien que les visages des personnages comprennent des exagérations, sciemment réalisées, ainsi que leur langage corporel : moue figée, expression exagérée comme si les individus se comportaient comme des acteurs sans en avoir le talent, petites touches artificielles (gouttes de sueur trop grosses, bouc crayonné à la va-vite), épaules tombantes sans raison, mensurations pas tout à fait parfaites de Mme Deville, sourire crétin tout en dents, stigmates raciaux artificiels, etc. De la même manière, l’artiste joue avec le dosage entre réalisme et représentation naïve : le portail en fer forgé de la villa des Deville, climatiseur parfaitement à sa place dans la ruelle à l’arrière du restaurant asiatique, ce qui produit un fort contraste avec la voiture représenté façon jouet fonçant sur la devanture du même restaurant asiatique, représentation schématique de la première page du journal du jour, etc. Le lecteur éprouve la sensation d’être bringuebalé entre une réalité concrète et réaliste, et des impressions floues et simplistes de l’environnement, ce qui produit un effet déstabilisant, comme si ses perceptions étaient mal réglées, comme si sa compréhension était fluctuante.



Évidemment, ce polar respecte le principe d’un individu malmené par la société assassiné dans des conditions indignes et sordides : poussé d’en haut d’une falaise après avoir été forcé d’ingurgiter de l’alcool pour maquiller les faits en accident. Évidemment, il y a une beauté fatale : la belle compagne du caïd, délaissé par celui-ci et traitée avec condescendance, voire mépris. Des hommes de main accomplissant les basses besognes sans état d’âme. Des policiers plus ou moins efficaces, plus ou moins motivés. Ce qui frappe, c’est la grande cohérence de l’ensemble, à la fois le comportement de chacun dans une forme de prédestination sociale inéluctable, à la fois comment ces différents individus évoluent et interagissent chacun à leur place dans ce microcosme. De la même manière, le lecteur est épaté par la complémentarité entre scénariste et artiste. L’assassinat initial se déroule avec plausibilité et évidence. La deuxième tentative d’assassinat établit en trois pages l’incompétence du tueur novice, qui à l’évidence n’est pas fait pour ça. Les auteurs ne se moquent pas de lui, ils montrent les choses comme elles sont. Quand s’en est trop pour Stefan Slovik, il se lance dans une nuit de folie : en huit pages, le personnage exerce sa vengeance par des actions simples et directes, s’attirant la sympathie du lecteur par ces gestes cathartiques en réaction au fait que la coupe est pleine.


D’un côté, les auteurs narrent une histoire inscrite dans une époque et une zone géographique bien déterminée, une fiction savamment composée, un exercice de style ou de genre parfaitement maîtrisé dans un ailleurs entre réalité et mythologie. D’un autre côté, le récit parle d’un individu aux origines modestes, destiné à une vie médiocre inéluctable, tentant la seule échappatoire qui s’offre à lui, ce qui accélère encore sa chute. Un destin intemporel, une histoire de mise en garde sur le caractère implacable de forces dépassant cet individu, entre le pouvoir de l’argent et des gens qui jouent avec d’autres règles que lui, et des méthodes qui ne seront jamais à sa portée, dans une société profondément inégalitaire qui lui est défavorable à vie. Le lecteur se rend progressivement compte que les personnages secondaires ne sont pas forcément mieux lotis malgré les apparences, entre le parrain qui ne peut pas, lui non plus, échapper aux conséquences de ses actes, l’inspecteur de police cantonné à un rôle fonctionnel, et le sort en apparence moins cruel pour madame Deville, pourtant elle aussi condamnée d’une certaine façon, en l’occurrence à reproduire les mêmes schémas. Sans en avoir conscience.


Un simple polar ? Oui, une mise à mort, un retour en arrière sur comment la pauvre victime en est arrivée là, et une enquête policière. Une narration visuelle qui embrasse les conventions du genre, des gros costauds dépourvus d’empathie au malheureux qui se venge avec passion. Un polar personnel ? Aussi, avec une personnalité insufflée dans les dessins qui montrent la fausseté de la réalité apparente, et un scénario avec des profondes racines dans la réalité sociale, acceptant les inégalités et la reproduction des classes. Noir.



lundi 27 octobre 2025

L'Amourante

La beauté ?! C’est la plus grande arnaque de la création !


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Pierre Alexandrine pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-vingt-huit pages de bande dessinée.


Au temps présent, un soir à Paris, dans le vingtième arrondissement, non loin du parc des Buttes-Chaumont, Zayn, un jeune homme, se rend dans un bel appartement spacieux et haut de plafond, habité par Louise. Elle accepte qu’il monte chez elle. Elle l’accueille poliment en lui disant qu’elle était en train de s’endormir devant une série. Il est très impressionné par l’appartement. Il finit par indiquer qu’il est venu parce qu’il n’arrête pas de penser à elle depuis la dernière fois, et il voulait savoir s’il y avait la moindre chance que… Elle répond immédiatement : Non. Elle pensait avoir été claire : c’était bien, tous les deux, mais elle préfère qu’ils en restent là. Il lui dit qu’il ne comprend pas : c’est elle qui l’a abordé dans ce bar, qui l’a séduit, qui l’a embrassé, et cette nuit chez lui, il avait cru… Et ses textos à elle, ses déclarations enflammées. Elle ne s’en souvient pas. Il a juste besoin de comprendre pourquoi. Il la supplie. Elle finit par accepter, tout en le prévenant qu’il risque d’avoir du mal à la croire. Elle lâche le morceau : elle a fait en sorte qu’il tombe amoureux d’elle parce que, faute d’amour, elle se met à vieillir. Mais quand on l’aime elle devient éternelle. C’est la stricte vérité : tant que quelqu’un a des sentiments pour elle, elle ne peut pas vieillir. Elle lui montre un tableau dont elle a été le modèle, datant de 1527.



Zayn acceptant de l’écouter, Louise continue. Elle a dans les six ans, elle est née au quinzième siècle. Au risque de le décevoir, elle raconte qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de gens célèbres. Jean-Sébastien Bach lui a parlé une fois. Elle a dû croiser Oscar Wilde à deux trois soirées. Elle a bu du porto avec Marlene Dietrich en 1934… C’est tout. Ah, et elle a couché avec Spinoza, excellent amant d’ailleurs. Répondant à une question du jeune homme, elle indique qu’il lui est arrivé quelques bricoles, mais la plupart des trucs qui font mourir les humains sont inefficaces sur elle. Son corps se régénère de façon quasi instantanée. Il n’y a guère que le feu qui puisse la détruire. Elle est née avec ce pouvoir miraculeux, et elle ignore d’où il lui vient. Devant ses yeux, elle se tire une belle dans la poitrine et en ressort indemne. Il comprend qu’elle est une sorte de vampire de l’amour et que la vie a dû être facile pour elle. Cette remarque la fait sortir de ses gonds. IL n’a aucune idée de ce à quoi ressemblait le monde avant son petit vingt-et-unième siècle. A-t-il déjà connu le vrai froid ? Et la faim ? La guerre ? La misère ? La peur ? A-t-il déjà été traqué par un village entier juste parce qu’on le trouvait bizarre ? Est-ce qu’on l’a déjà pendu parce qu’il avait flirté avec la mauvaise personne ? Combien de fois dans sa vie s’est-il fait traiter de succube ? De renarde, de stryge ? De chienne impudique ? De puterelle malfaisante et vérolée ?


Un point de départ fantastique très simple : tant que quelqu’un aime Louise, elle ne peut pas vieillir, et elle a maintenant six cents ans. Un jeune homme épris d’elle vient pour obtenir une réponse claire sur les raisons qui ont poussé Louise à le laisser tomber du jour au lendemain : parce qu’il est sympathique elle accepte de lui raconter son histoire. Le lecteur trouve ce qu’il est en droit d’attendre : des moments historiques, ou plutôt des époques identifiées avec parfois une référence historique, des leçons d’amour, ou plutôt de séduction, ou plutôt comment rendre un homme fou de désir, des périodes sans rien de particulier, le temps qui passe, le questionnement sur le pourquoi de cette immortalité, la solitude, la tentation de succomber à l’amour, etc. Il s’agit d’une histoire avec une forte pagination qui se lit très facilement. L’artiste se place dans un registre proche de la Ligne Claire : des traits de contours nets et une légère simplification dans les visages et dans la représentation des objets et des décors, par comparaison avec une approche qui aurait été plus photoréaliste. La mise en couleurs déroge quelque peu aux dogmes de la Ligne Claire : elle intègre des variations de nuances pour une même couleur, de discrets ombrages en fonction des sources de lumière, quelques rares effets discrètement expressionnistes. Le lecteur remarque également quelques personnages en ombre chinoise, se faisant écho entre ces séquences, une demi-douzaine de dessins en pleine page.



Le lecteur ressent immédiatement qu’il s’agit de l’œuvre d’un artiste complet : à la fois pour la complémentarité entre les textes et les dessins sans redondances, à la fois pour la personnalité de la narration. En effet l’appartenance à la famille de la Ligne Claire donne une apparence assez jeune aux personnages, de jeunes adultes en tout cas, à l’exception de Martin de la Fôle étant devenu un vieil homme, ou encore d’Eleanore, elle aussi atteinte par l’âge. Dans le même temps, le soin apporté aux tenues vestimentaires et aux décors place la narration visuelle dans un registre adulte, plutôt que tout public, sans voyeurisme graphique pour autant. Au fil des années qui passent, des décennies qui défilent, des siècles qui siècles qui s’accumulent, le personnage principal voit du paysage, à la fois par ses voyages, à la fois par l’évolution de la société aussi bien technologique que sociétale. Une fois bien calé dans son fauteuil dans ce bel appartement parisien aux côtés de Zayn pour écouter Louise, le lecteur voyage lui aussi : au galop dans un champ, dans une maison close parisienne au quinzième siècle y compris lors d’une réception aussi somptueuse que décadente ou dans la plus belle chambre, en Hollande au pied des moulins, dans une cathédrale, dans un grand bal à Venise, sur une scène de théâtre, aux portes de l’université de Samarcande, à la cour de Catherine II. Puis le temps d’une case : à Lhassa, à bord d’un grand voilier militaire, dans la jungle des Indes, au Japon devant le mont Fuji. Etc. L’artiste sait faire voyager le lecteur, sans ostentation, de manière organique et intégrée au récit, servant le déroulement de la vie de l’amourante.


Tout au long du récit, le lecteur relève également un usage à bon escient d’éléments visuels variés. Quelques exemples : trente pages muettes dépourvues de tout texte où les dessins portent toute la narration, cinq dessins en pleine page, un dessin en double page, quelques visuels se répondant (par exemple le passage au pied des moulins qui revient plus tard avec le même cadrage, mais à une autre saison, page cinquante rappelé en page cent-trente-trois), des silhouettes en ombre chinoise, le jeu des couleurs, etc. Il remarque que l’artiste utilise des découpages de page à base de cases rectangulaires bien alignées en bande, avec un nombre variable en fonction de la nature de la scène. Il met en œuvre une direction d’acteurs de type naturaliste, sans exagérer les émotions ou les gestes, sauf lorsqu’ils sont en représentation, littéralement sur une scène de théâtre, ou en phase de séduction en appliquant des techniques. Le lecteur se trouve vite séduit par cette narration visuelle facile à lire, agréable à l’œil, riche en informations sans être indigeste. Une narration douce et substantielle donnant à voir cette vie longue de plusieurs siècles, riche de voyages et de découvertes, avec quelques péripéties, sans se transformer en une suite d’aventures échevelées. Louise elle-même dit qu’elle n’a pas rencontré beaucoup de personnes célèbres.



L’histoire raconte donc la vie de cette femme qui se découvre un pouvoir extraordinaire : vivre éternellement jeune, sous réserve que quelqu’un soit amoureux d’elle. Elle rencontre Eleanor qui lui explique comment faire pour séduire et éveiller la passion, et les décennies se succèdent les unes aux autres. Le lecteur voit apparaître un thème : l’évolution de la vie amoureuse de Louise. Cela commence par un bon mariage de raison avec un paysan, puis par un veuvage soudain. Dans ce quinzième siècle, elle se retrouve jeune veuve sans le sou et décide de monter à Paris. Dépourvue de ressources, elle se retrouve contrainte à la prostitution dans une maison close, où ses qualités (la maladie n’a pas de prise sur elle, elle ne risque pas de tomber enceinte) en font une professionnelle inégalable. Puis le schéma s’inverse : ayant bénéficié de la tutelle d’une autre amourante, c’est elle qui suscite l’amour chez les hommes, selon sa volonté. Le lecteur assiste alors à une leçon, une technique en cinq étapes : le désir, le mystère, l’obstacle, une pincée d’espoir, la souffrance. L’amour devient ainsi un simple moyen pour parvenir à ses fins. Eleanor le décrit ainsi : Le véritable amour, celui qui fait brûler de désir et mourir de jalousie… L’amour qui brise les amitiés et provoque des guerres, le grand et terrible amour qui se presse dans les cœurs depuis que le monde est monde, ce n’est pas un noble sentiment. Il est chaotique, violent, incontrôlable. C’est une maladie…


L’histoire raconte également une forme d’émancipation : cette femme qui maîtrise son corps, qui séduit les hommes pour les utiliser, qui maîtrise parfaitement la psychologie de la séduction. Une chose importante à retenir, c’est qu’à chaque variété d’homme correspond une approche bien précise. Avec les jeunes, il suffit d’être entreprenante. Les types mûrs, il faut les flatter. Les riches, ne pas avoir l’air impressionné par leur argent. Avec les débauchés, il faut surjouer l’innocence. Avec les chastes, la dépravation. Être directe avec les timides et évasive avec les téméraires. Face à un orgueilleux, le coup de froideur indifférente est la meilleure option. Sauf si on a affaire à un demeuré. Auquel cas mieux vaut passer tout de suite à la technique de la demoiselle en détresse. […] Un être humain également détaché des contingences matérielles pouvant satisfaire sa soif de découvertes, de voyages, de savoir grâce à un temps sans limite. Une personne dans un corps jeune, avec une expérience de plusieurs siècles, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Comme tout être humain, Louise est la recherche du sens à donner à sa vie, à cette existence éternelle, cette vie dont elle a la totale jouissance et la totale responsabilité, dont la seule limite est de devoir s’accommoder des évolutions de la société.


Une simple histoire d’amour, ou d’amoureuse, avec une touche de fantastique ? Tellement plus que ça : une narration visuelle accessible et impeccable, riche et agréable, sympathique et solide. Un récit s’étalant sur plusieurs siècles, mêlant amour, séduction, quelques aventures, et une touche de perversité dans la manière d’instrumentaliser le désir des hommes. Un exercice de pensée sur ce que l’on peut attendre de l’existence, ou ce que l’on peut rechercher dans la vie de telles conditions de vie. Formidable.



jeudi 23 octobre 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 2 - Aylissa

Régner par la violence et la contrainte n’amène que révoltes et haines.


Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 1 - Lord Heron (2021). Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993. 


Ayant appris la mort de leur chef, Sobold, le clan des Greenwald envoya une délégation au château de Lord Heron. La colère grondait au sein du clan, on ne s’expliquait pas cette mort subite, certaines circonstances paraissaient douteuses, qui donnaient à l’événement une couleur sombre, propice aux soupçons. Ils étaient attendus. Dans l’enceinte du château, Lord Heron indique à sa fille que les membres du clan demanderont des explications, car la mort brutale de l’époux d’Aylissa quasiment dans ses bras, leur paraîtra pour le moins suspecte. Il ajoute qu’ils voudront voir le corps. Dans une robe de deuil, la jeune femme répond qu’ils arrivent trop tard, car le corps vient d’être brûlé lors de la cérémonie des adieux. Pendant ladite cérémonie, le père conseille à sa fille de se montrer plus affligée. De leur côté, Seamus et Sobian échangent sur la situation. Elle lui indique que les cendres enfouissent tous les secrets, ils ne connaîtront jamais les véritables causes de la mort de Sobold, même s’ils ont une petite idée à ce sujet. Elle enjoint son interlocuteur qu’en attendant, ils respectent le chagrin de sa cousine.



Un peu plus tard, le clan des Greenwald vient se présenter devant Lord Heron assis sur le trône, avec des soldats postés, et sa fille à ses côtés. Previan, le chef de clan, s’avance pour faire sa déclaration. Par le mariage de Sobold à Aylissa, leur clan était acquis aux Sudenne, maintenant qu’il n’est plus, qui les oblige à respecter sa volonté ? Derrière lui, un guerrier ajoute un avis non sollicité : Jamais une femme ne commandera le Greenwald. Il continue : Les femmelettes aux cuisines, les hommes sur les champs de bataille, ça s’est toujours passé ainsi, ça se passera toujours ainsi ! Sioban intervient : elle lui demande s’il oublie qui se trouve à la tête des Sudenne, c’est-à-dire elle-même. Est-ce qu’il oublie qui a vaincu le mage Bedlam sur le champ de bataille ? Une femme justement ! Previan reprend la parole : il salue Sioban, fille du Loup Blanc, et lui déclare qu’il respecte le rang qui est celui de Sioban, mais ce n’est pas à elle que les tribus du Greenwald doivent allégeance. Il reconnaît que c’est bien joué de la part de la reine d’assister sa cousine Aylissa. Cette dernière intervient à son tour et elle déclare qu’elle peut très bien se débrouiller toute seule. Elle se tourne alors vers le guerrier à la hache qui s’est montré misogyne pour lui dire qu’elle n’a pas sa force, mais qu’elle peut être très rapide. Elle joint le geste à la parole et l’égorge d’un coup de dague bien placé. Sioban conseille à Previan de ne pas intervenir et de dire à ses hommes de reculer.


L’affaire semblait pliée en fin du tome précédent : Sioban avait découvert le repère du dragon Niddhog, et elle s’était rendue maîtresse de la bête, d’une manière la rendant légitime aux yeux des différentes factions. Fin de l’histoire : elle et Seamus peuvent reprendre la route. Le titre de ce tome remet immédiatement les idées en place dans la tête du lecteur. De fait, en un seul tome, Aylissa a volé la vedette, et s’est imposée comme le personnage principal. Une jeune femme très attirante, qui n’a pas froid aux yeux, qui se sert de ses atouts féminins pour séduire les hommes et prendre le dessus sur ceux qui contribuent à sa quête de pouvoir, les faisant succomber d’abord à ses charmes, puis à un assassinat maquillé. À l’évidence, le dessinateur est également sous le charme : une mince silhouette à l’apparence gracile et fragile, un regard clair et des yeux qui ne clignent jamais, un physique parfait qu’elle n’hésite pas à montrer, avec une touche d’exhibitionnisme, une femme fatale dans tous les sens du terme, une tueuse de sang-froid, aussi bien par personne interposée, que se salissant les mains elle-même. Le lecteur se sent gagné par le même effroi que Seamus, la terreur même, quand il se retrouve enchaîné dans une cellule, face à elle, sans aucun témoin. Traumatisant.



Sioban et Seamus subissant un contretemps pour reprendre la route, le lecteur comprend petit à petit le sens du titre de ce cycle : les Sudenne. Il était parti avec l’a priori que le terme renvoie à Sioban et à ses démarches pour rétablir une dynastie. Or la voilà coincée au château de Lord Heron, sans bien mesurer le degré d’ambition de sa cousine, pour laquelle la fin justifie tous les moyens. Le récit commence alors par l’arrivée du clan du défunt Sobold. Le dessinateur se montre toujours aussi naturaliste et juste dans ce registre : les pierres des murailles et des murs, les éléments architecturaux dont les arches avec leur clé de voûte, le volume et les aménagements des pièces intérieures en fonction de leur usage avec des détails bien choisis (un tapis, un motif mural, des tentures), etc. Après une longue scène de bataille, le lecteur revient finalement bien volontiers au château, malgré le départ encore une fois contrarié. Il savoure une vue éloignée différente depuis un marais, une lanterne allongée accrochée dans un couloir, les victuailles très particulières dans la pièce réservée aux expériences d’Aylissa, l’énorme chandelier suspendu au plafond dans l’immense salle des négociations, les escaliers couverts extérieurs en bois, les pièces de ferronnerie sur les portes massives, la herse métallique de la porte principale, les casiers pour ranger les livres, les anneaux dans le mur de la cellule pour faire passer les chaînes des prisonniers, etc. À l’évidence, l’artiste a consacré un temps considérable à se documenter pour donner corps à ce château.


Dès la première case, le lecteur s’immerge également dans les extérieurs, en l’occurrence, en voyant passer des hommes en arme, ceux du clan des Greenwald, se dirigeant vers le château de Lord Heron. Il y a la route en terre avec la poussière soulevée par les sabots, les bosquets d’arbres de la campagne, les zones herbues, quelques pierres regroupées ensemble, la plus grande portant des glyphes. Après cette séquence au château, Sioban, en tenue de combat, se joint au détachement des Greenwald pour aller se confronter au clan des Sacrifiés dont les intentions ne sont pas claires. À nouveau, le dessinateur effectue un travail d’une rare consistance dans la représentation réaliste et les détails, en toute discrétion. À nouveau le lecteur se rend compte que son regard ralentit insensiblement, et inconsciemment, attiré par un élément ou un autre. Un tapis de selle en fourrure, le mode d’attache du bâton Harfingg sur le dos de Sioban, les petites plaques d’armure fixées une à une sur une tunique, la diversité et la cohérence des formations rocheuses perceptibles sur le terrain, le mode de fixation de la tête d’une hache de combat sur son manche, la courbure d’une lame de poignard, etc. Ou encore quelques jours après la bataille, au village qui fut ravagé par les Sacrifiés, pour montrer les hommes au travail pour reconstruire une charpente. La coloriste fait à nouveau des merveilles pour nourrir les dessins, sans supplanter ou écraser les traits encrés, avec un adoucissement de la brillance des couleurs, pour un effet plus naturel. En fonction de ses goûts, le lecteur apprécie la manière de souligner les variations de teinte dans les pierres taillées des bâtiments, le rendu à la fois organique et sophistiqué des variations de vert dans la lande. Éventuellement, il peut s’interroger sur les produis de beauté ou la génétique qui permettent à Aylissa d’avoir une teinte de peau aussi changeante à la lumière.



L’intrigue semble prendre le lecteur à contrepied en s’attardant sur des événements qui semblaient réglés, ou pouvoir attendre : que ce soient les manigances d’Aylissa, ou le sort du Niddhog. En fait le scénariste maintient un bon rythme pour son récit : à peine Aylissa a-t-elle établi le ralliement du clan des Greenwald aux Sudenne, qu’elle passe au clan suivant, et le Niddhog repasse à l’action dès ce tome. À quelques reprises, le lecteur se dit que Dufaux use de son droit de licence artistique sans ménagement : il fait surgir un événement ou une action d’une manière qui peut sembler arbitraire : l’égorgement d’un guerrier Greenwald de sang-froid devant toute l’assistance, l’entrée en scène du clan des Sacrifiés et toute leur histoire, la révélation ou la confirmation de la nature du Niddhog, le sort du Harfingg, ou encore un marchand proposant un objet récurrent de la série, comme s’il sortait de nulle part. D’un autre côté…


Le scénariste continue de développer sa saga, par cycle, comme il l’a annoncé dans l’introduction du cycle deux. Au fur et à mesure des tomes, il prend conscience des possibilités qu’offre ce monde, qu’il découvre comme si elles existaient par elles-mêmes. Le lecteur accro à la série retrouve avec toujours le même plaisir les éléments récurrents et leurs évolutions : la confirmation sur la nature du Niddhog (pouvant être anticipée s’il a lu le cycle Les sorcières), celle sur l’héritage de Sioban, et bien sûr l’acquisition d’un Fitchell (les connaisseurs apprécieront). Bien évidemment le principe du Yin et du Yang reste au cœur de la dynamique du récit : le Mal au cœur du Bien, et réciproquement. Le poids du passé s’impose aux jeunes générations, l’Histoire modèle leurs vies, ce que l’on peut désigner également du terme de Destin, donnant incidemment à s’interroger sur la part de libre arbitre chez les personnages. La série met également en scène une famille, avec ses liens biaisés par les rivalités, les obligations de fidélité, les ambitions personnelles et les ressentiments justifiés ou non. En considérant le comportement d’Aylissa vis-à-vis de son père et de Lord Heron vis-à-vis de sa nièce, apparaît également une mise en scène de l’amour paternel, malgré les exactions de sa fille naturelle, avec un transfert possible sur une autre jeune femme du même âge, malgré un conflit d’intérêt.


Le lecteur n’est pas prêt pour ce que les auteurs lui ont réservé dans ce tome. L’artiste se montre d’une minutie toute naturelle et discrète, donnant une consistance et plausibilité extraordinaire à ce que montrent et racontent les dessins. Le scénariste semble développer et intégrer beaucoup plus de choses que dans une série progressant tranquillement. Le spectacle d’un récit médiéval fantastique fait son œuvre grâce à la consistance de la narration visuelle et la densité de l’intrigue. Les thèmes des différents cycles continuent de bénéficier de nouveaux éclairages, avec des questionnements aussi bien philosophiques que qu’affectifs au sein de la famille. Du grand art.



mercredi 22 octobre 2025

Le faux Soir

Jean imagine déjà le journal, les moqueries, les pastiches, la zwanze.


Ce tome contient une histoire complète, de nature historique. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Daniel Couvreur et Denis Lapière pour le scénario, et par Christian Durieux pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingts pages de bande dessinée. Il comporte une postface de deux pages, écrite par Couvreur, et une autre d’une page écrite par Durieux évoquant quelques petits choix à réaliser par rapport à la réalité historique.


À l’époque contemporaine, les trois auteurs se trouvent dans les bureaux du Soir à Bruxelles. Daniel évoque la situation du journal à l’époque : Ils l’appelaient Le Soir emboché. Il a pu retrouver dans les archives une sorte de journal tenu par Marc Aubrion, c’est là qu’il a lu pour la première fois ce terme Emboché. Denis demande si c’est Aubrion qui est l’origine du Soir Volé. Le journaliste clarifie : Pas Le Soir Volé, mais le Faux Soir. Le Soir Volé, c’est le journal aux mains des Allemands, c’est Le Soir emboché justement. En réponse à une question de Christian, il précise qu’il a lu de larges extraits du journal d’Aubrion, et il en a préparé une copie pour son coscénariste. Denis parcourt en vitesse le récit : c’est formidable, un récit complètement exalté. Daniel confirme : Oui, quelque part, René Noël écrit qu’Aubrion était un grand échalas nerveux et enthousiaste. En réponse à un question, il détaille : Un canular, oui, et plusieurs en sont morts par la suite… Ils n’ont tué personne, ils n’ont détruit aucun bâtiment, aucune violence, et pourtant ce fait de résistance est remonté à la fois jusqu’à Hitler et jusqu’à Churchill ! Enfin, il indique qu’il a trouvé une offre de vente d’un exemplaire du Faux Soir et qu’il a fait une offre que le vendeur ne peut pas refuser.



Le 10 septembre 1943 à Bruxelles, il fait encore chaud, l’été tarde à se retirer. René Noël, dit Jean, marche dans la rue, croisant une patrouille de soldats allemands. Il est le responsable du Front de l’Indépendance (F.I.) pour le Brabant et le Hainaut. Jean se rend ainsi, en cette fin d’après-midi un peu étouffante, chez son ami le peintre Léon Navez. Mais il ne s’agit pas d’amitié cette fois. Ils ont rendez-vous. Léon le fait rentrer chez lui et il lui présente Marc Aubrion qui déclare qu’il se sent si inutile avec ses petites actions sporadiques, il est prêt à se mettre au service du F.I., il n’a pas d’attaches et il est déterminé. Jean sait que si Léon lui recommande quelqu’un, il peut lui faire confiance. Il boit donc une petite gorgée de mauvaise chicorée, sans rien laisser paraître de sa grimace, avant de se tourner vers Marc Aubrion et de lui annoncer qu’ils cherchent un responsable de presse, est-ce que cela lui conviendrait ? Quelques jours plus tard, Jean a convoqué Aubrion pour 19h30 place du Grand Sablon. Il lui annonce que son interlocuteur va devoir disparaître officiellement, quitter son emploi actuel et sa famille, sans donner d’explications à personne. Il se cachera dans une famille d’accueil qui ne connaîtra rien de Marc, M. et Mme Hellas, ils résident rue Cyriel-Verschaeren, à l’Evere. Et désormais, il portera le sobriquet d’Yvon.


Le lecteur prend l’ouvrage en main, et il découvre qu’il contient un encart inséré à l’intérieur : une reproduction intégrale du Faux Soir, une feuille indépendante qui se déplie et qui permet de lire l’édition de Le Soir du neuf novembre 1943.il y découvre les différents articles, les deux photographies, et les différentes rubriques : Nouvelles du pays, Un fait entre 1000, Les sports, Cinémas, Théâtres, Faits divers, Petites annonces, Nécrologie. Les auteurs ont fait le choix de construire leur récit sur la base de deux fils chronologiques différents : celui au temps présent dans lequel les auteurs se mettent en scène dans leur démarche de réaliser cette bande dessinée, et celui qui suit la conception, la fabrication et la distribution du Faux Soir par les différents acteurs. Ainsi les auteurs rendent hommage à la démarche de Marc Aubrion (nom de code Yvon), René Noël (Jean), Louis Müller (Jacques), Fernand Demany, Andrée Grandjean (1910-1999, avocate et journaliste), Ferdinand Wellens, Théo Mullier, Léon Navez (1900-1967, peintre). Au cours du récit, les auteurs font en sorte d’apporter les éléments d’information historique nécessaires à la compréhension des faits. À l’époque contemporaine, la conservatrice d’un musée explique à Lapière le fonctionnement du Front de l’Indépendance, et ses liens avec l’Armée des Partisans. Puis ils montrent comment René Noël entre en clandestinité, la manière dont il est hébergé, il est également question de la rétribution correspondante pour pouvoir vivre.



Dans un premier temps, le lecteur s’intéresse au récit de l’idée du Faux Soir et au reportage sur sa création. Il attend une reconstitution historique. Les dessins passent de personnages en train de se parler, représentés en plan taille ou en plan poitrine, à des cases présentant une plus forte densité d’informations visuelles. Lors de ces dialogues, il apprécie de pouvoir voir les tenues vestimentaires des uns et des autres, assez formelles. Majoritairement pantalon, chemise et veste pour les hommes, avec régulièrement une cravate, sans oublier les uniformes militaires pour les soldats de l’armée d’occupation. Le récit comporte quelques femmes, en nombre moins importants, avec en particulier l’avocate Andrée Grandjean, habillée d’un tailleur strict, visiblement sous le charme de Léon Navez et de son beau pull jacquart, avec qui elle partage une cigarette. Le dessinateur effectue également un gros travail de représentation de la ville : les rues pavées, les tramways, les façades des bâtiments et leur architecture, les bâtiments célèbres tel le palais de Justice, la place de la Bourse, la résidence Belvédère au 453 de l'avenue Louise, etc. Il montre également des éléments techniques essentiels pour le récit comme les machines d’imprimerie (en particulier une de marque Mariononi), les machines à écrire, les dentelures de journaux, un énorme massicot, les véhicules de distribution des journaux, et bien sûr les kiosques de la ville.


L’artiste reconstitue également les faits et gestes des résistants. Il sait bien capturer le besoin de vigilance pour eux : petits coups d’œil en arrière dans la rue, tension lorsqu’ils se déplacent après l’heure du couvre-feu, mines déterminées pour accomplir leurs missions, enthousiasme pour rédiger les articles à base de moqueries, pastiches et zwanze, action d’éclat pour endommager les véhicules de distribution des journaux, sourire en coin en voyant la réaction des lecteurs du Faux Soir. Le lecteur se retrouve pris par l’ambiance qu’il s’agisse d’une discussion en pleine rue entre Jean et Yvon pour évoquer l’entrée en clandestinité de ce dernier, des discussions discrètes dans les cafés entre conspirateurs, de la connivence née de la satisfaction de voir le projet progressivement devenir réalité, des échanges très professionnels devant la machine d’imprimerie pour arriver au résultat souhaité, c’est-à-dire des exemplaires qui pourront faire illusion quand ils seront remis aux kiosquiers, afin que ceux-ci les vendent sans soupçonner la supercherie. La quinzaine de pages consacrées au temps présent semblent faire écho à cette complicité : les trois auteurs travaillant de concert lors de réunions (qui n’ont rien de clandestines) pour rendre hommage à ces résistants utilisant une méthode totalement pacifiste.



Il s’agit pour les auteurs de raconter un haut fait de la Résistance belge pendant la seconde guerre mondiale. Dans la postface, Daniel Couvreur l’exprime ainsi : […] un exploit accompli dans un temps où les idéaux de fraternité, de démocratie étaient sous la botte de penseurs et de dirigeants prêts à toutes les extrémités pour fracturer les solidarités humaines et le vivre-ensemble. […] Le récit d’un petit groupe de citoyens courageux, animés par le formidable espoir de bâtir un monde meilleur. À la seule force de l’esprit et de l’humour, ils ont tenté pacifiquement de triompher de l’obscurantisme aveugle. Dans un moment où la population était ébranlée, désorientée, et offrait une proie facile à la propagande, ils ont tourné les faux prophètes et leurs collaborateurs en ridicule. En creux le lecteur retrouve ou découvre toutes ces qualités dans le mode opératoire qui est décrit, et dans le passage vers la fin qui informe sur ce qu’il est advenu des différentes personnes ayant participé à cette opération, une fois qu’ils ont été identifiés par les Nazis.


Le récit présente un autre intérêt, très factuel et pédagogique : comment s’y sont-ils pris ? Après tout, cela n’a pas l’air bien compliqué d’écrire de faux articles et de faire distribuer le journal correspondant dans les kiosques. Les auteurs savent bien mettre en place et montrer que l’occupation allemande implique une répression bien réelle, une atmosphère de suspicion (À qui se fier ?) et une résignation pour pouvoir survivre. Les artisans du Faux Soir ont bien l’intention de réussir leur projet, et d’y survivre. Le récit raconte et explique la réalité matérielle d’une telle entreprise : trouver une imprimerie et un propriétaire prêt à courir le risque quand bien même il est rétribué, trouver assez de rédacteurs pour remplir un journal, substituer le Faux Soir au vrai lors de la distribution, trouver le financement d’une telle opération. À la lecture apparaissent aussi bien la fragilité d’une telle entreprise qui peut être découverte à tout moment, que l’ingéniosité et l’entraide des participants.


Réaliser un faux numéro d’un quotidien, à base d’articles fonctionnant sur les moqueries, les pastiches, la zwanze, au nez et à la barbe de l’occupant allemand. Une entreprise de résistance totalement pacifique et belge, une ode au pouvoir de la presse et de l’humour. Les auteurs racontent cette aventure avec respect et réalisme, permettant au lecteur de comprendre et d’admirer le courage de ces résistants. Formidable.



mardi 21 octobre 2025

Charlotte impératrice T02 L'Empire

Équité dans la justice


Ce tome est le second d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 1 - La Princesse et l'Archiduc (2018) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-dix pages de bande dessinée. Ce tome s’ouvre avec la proclamation du vingt-neuf avril 1864, à Mexico, instaurant une monarchie tempérée et héréditaire sous un prince catholique au Mexique, le titre d’Empereur du Mexique pour le souverain, et Maximilien d’Autriche comme premier empereur, avec Charlotte de Belgique comme régente en cas du décès de Maximilien ou pour tout autre motif l’empêchant de régner.


Allongés nus sur la pelouse, sous une nuée de pétale, Charlotte éprouve un plaisir intense dans une étreinte passionnée avec un homme. L’appel de ses trois demoiselles de compagnie la tire de ce rêve. Elle se lève de son lit dans sa cabine, et se laisse habiller et coiffer par elles. Une d’elles lui fait observer qu’elle a beaucoup maigri. Elles vont devoir ajuster toute sa garde-robe, il est urgent qu’elle se remplume un peu. La fille du roi des Belges répond qu’elle ne voit pas ce qu’il y a de mal à perdre un peu de poids. Elle a passé cinq années de sa vie à s’engraisser à Miramar, elle préfère sa forme actuelle. Elle sort enfin de sa cabine, apprêtée comme son rang l’exige, et indique à Félix Éloin qu’on ne presse pas une impératrice lorsqu’elle s’habille même si elle a du retard. Il lui répond respectueusement qu’elle ne lui aurait jamais pardonné s’il l’avait laissé dormir : certains jours de l’existence valent bien un réveil matinal. Tout le monde sort sur le pont pour rejoindre l’empereur : les côtes du Mexique sont en vue. Maximilien indique à son épouse qu’il ne sait pas quoi dire. Il faudrait qu’il trouve une formule marquante, historique, mais rien ne lui vient, des clichés, il a la tête vide. Charlotte lui demande simplement ce qu’il ressent. Il répond : de l’excitation, de l’espoir et de la peur.



Le navire a accosté. Les dockers font descendre le carrosse impérial. Cinq heures pour débarquer, avant de pouvoir entamer le voyage vers Mexico. Un commandant indique qu’ils auront une centaine de lanciers pour escorte, triés sur le volet. Enfin l’empereur met pied à terre : il s’agenouille et prend de la terre dans les mains. Le voyage en train commence : Maximilien indique à Charlotte qu’ils avaient organisé un banquet pour eux, il a décliné, il y a une épidémie de fièvre jaune en ville. Plus vite ils auront quitté Veracruz, mieux il se portera. Le commandant informe Félix Éloin qu’il a des bonnes nouvelles ils n’ont qu’une heure et demie de retard et la délégation mexicaine les attend à Doblada, une collation a été prévue pour leurs altesses impériales. Éloin souhaite savoir pourquoi la délégation ne pouvait pas venir jusqu’à Veracruz, cela leur fait faire une halte supplémentaire. Le commandant répond que c’est la fin de la voie ferrée, et qu’ils sont obligés de s’y arrêter. Dans leur wagon, l’empereur prépare son discours, avec l’aide de son épouse.


Les personnages sont maintenant à pied d’œuvre, et la série entame la phase annoncée par son titre : l’empire mexicain, gouverné par Maximilien et par Charlotte. Comme dans le tome précédent, les références historiques sont intégrées dans le récit. Il est bien sûr question de Benito Juarez (1806-1872), président de la République du Mexique, à plusieurs reprises, entre 1858 et 1871, responsable de la guérilla au début de ce tome, Juan Nepomuceno Almonte (1803-1869), régent du second empire mexicain, François Achille Bazaine (1811-1888) général commandant le corps expéditionnaire français au Mexique, le cardinal Pier Francesco Meglia (1810-1883) également en poste au Mexique, Alfred van der Smissen (1823-1895) un général belge en mission au Mexique. Une connaissance préalable superficielle des événements permet au lecteur de resituer chaque personnage historique. En cours de route, Bazaine explique au nouvel empereur la force des guérillas dans ce pays : En Europe, on ignore tout des guérillas et de ce qu’on peut obtenir par leur moyen. Dans un pays comme le Mexique, montagneux, désert, le climat permet de camper en plein air toute l’année, les chevaux abondent. Les rebelles rencontrent partout ce qui leur est nécessaire pour subvenir à leurs besoins très limités. Pour toutes ces raisons, la guérilla est presque indestructible. Elle est d’autant plus terrible que son pouvoir est latent et trompeur. Le retrait, l’humiliation, la défaite ne font que la renforcer. Elle arrive au triomphe à force de déroutes, laissant longtemps croire à son ennemi qu’il tient la victoire tandis qu’il court à sa ruine.



L’illustration de couverture apparaît vraiment impériale mettant en scène Charlotte comme commandante des forces armées. De fait la dimension politique de l’intrigue prend le dessus. Il y a la question du moment historique alors que l’empereur Maximilien s’apprête à mettre le pied sur la terre de son empire, avec un geste symbolique, la question de sa sécurité alors qu’il pénètre dans un territoire où il a été parachuté par des manœuvres diplomatiques, le premier contact avec une culture différente, la possibilité très concrète que la population massacre ces étrangers, le principe de la guérilla, la teneur du discours de prise officielle de pouvoir, la place de l’Église et de l’armée dans cette nouvelle gouvernance, la réalité de la vie des citoyens mexicains et celle des Indiens, et le poids de l’exercice du pouvoir sur l’empereur lui-même. Les auteurs montrent un empereur qui souhaite installer une véritable monarchie tempérée : un gouvernement qui instaure des lois, les fait évoluer, les fait respecter, pour l’intérêt du peuple. Il s’agit de principes de gouvernance, reprenant ceux des pays d’Europe de l’époque. De son côté, Charlotte a accordé sa confiance au père Rafael qui l’emmène dans des quartiers populaires, la mettant au contact du quotidien ordinaire, de la pauvreté, de la misère, du concret des abus de pouvoir. Il se produit alors par moment un effet de résonnance avec certaines situations contemporaines, en particulier sur l’intérêt du peuple comme priorité d’un gouvernement, et son importance par rapport à la légitimité d’un gouvernement.


La narration visuelle rend très concrète la réalité de l’époque dans cette région du monde et les situations observées et vécues. De manière très naturelle et intégrée, l’artiste sait saisir et montrer les moments clés dans leur intensité dramatique : Maximilien contemplant Veracruz qui se rapproche, Maximilien laissant le sable mexicain s’écouler de ses mains, la présence de vautours sur le toit d’une maison, l’impossibilité de deviner le type d’accueil des habitants d’Orizaba alors que seule se distingue la lueur de leurs torches dans la nuit, le carrosse avançant en grande pompe pour la parade de la prise de pouvoir, des cadavres laissés à pourrir dans la campagne, etc. Inconsciemment, le lecteur absorbe la haute qualité de coordination entre scénariste et dessinateur, grâce à de nombreux détails très parlants, symboliques ou métaphoriques. Le sable qui s’écoule des mains de l’empereur comme si cela annonçait que le Mexique finira par échapper à son emprise, les vautours comme autant de factions ou d’individus n’attendant que l’échec des hommes pour s’en nourrir, ces points jaunes dans le noir comme autant de feux incontrôlables et imprévisibles prêts à consumer les étrangers, le cardinal Meglia en train de se gaver de pâtisseries symbole de l’Église vivant sur le dos des pauvres, un gros plans sur les bottes des soldats symbolisant l’usage de la force, etc. Autant d’images se lisant aussi bien au premier degré comme la narration d’un événement ou d’une action, et auxquelles leur cadrage apporte un deuxième niveau de lecture, symbolique ou métaphorique.



Le dessinateur met en scène les personnages avec la même dextérité et la même sensibilité. Ne serait-ce que du fait du titre de la série, l’attention du lecteur se focalise sur Charlotte, sa beauté corporelle mise en avant dans la scène d’ébats dans l’herbe, son maintien apparent dans tout moment officiel de représentation, avec cette scène où elle revêt corset et crinoline pour sa robe, comme une armure avant d’assumer ses fonctions de représentation. Il remarque comment elle contient de plus en plus ses émotions au fur et à mesure, à nouveau comme une armure pour s’endurcir face aux horreurs auxquelles elle se confronte volontairement. En tant qu’impératrice, elle veut connaître la réalité de la vie des citoyens, y compris les plus pauvres, y compris le carnage de la guerre, avec toutes les souffrances humaines que cela génère. Progressivement, bien épaulée par Félix Eloin, elle assume les responsabilités de la charge du gouvernement, que ce soient les décisions difficiles, les positions de confrontation avec l’Église et l’Armée, la mise en œuvre de réforme dans l’intérêt du peuple, qui par conséquent vont à l’encontre des intérêts économiques de certains qui ne voient qu’un pays à exploiter qu’il s’agisse de sa population ou de ses ressources. Le lecteur se trouve vite fasciné par la situation de cette femme courageuse et allant de l’avant, et totalement à la merci d’enjeux géopolitiques dépendant des cours royales européennes. En parallèle, le lecteur regarde Maximilien lui aussi venu avec des intentions nobles et constructives, perdre pied petit à petit. Il s’interroge sur ce qui fait la différence entre lui et son épouse, ce qu’il lui manque en termes de motivation. Il apparaît que l’un a recours à des distractions pour supporter les horreurs et les souffrances du peuple, alors que l’autre s’y confronte et y trouve le sens à son exercice du pouvoir.


Un premier tome sympathique à la narration visuelle remarquable, qui ne préparait pas à la force de ce second tome. Le scénario prend une ampleur insoupçonnable aussi bien historique et politique que sociale, dans l’exercice concret du pouvoir. La symbiose entre scénariste et dessinateur s’avère d’une qualité exceptionnelle dans la narration premier degré, et dans la création de dessins induisant un second degré symbolique ou métaphorique. Le personnage de Charlotte acquiert une profondeur et une complexité psychologique extraordinaire. L’Histoire est en marche, et le lecteur se débat avec les personnages pour lutter contre l’injustice abjecte.



lundi 20 octobre 2025

Syrie: Des pierres et de la vie

Beaucoup disent : que la Syrie redevienne comme avant.


Cet ouvrage correspond à une forme de reportage libre qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Vincent Gelot et Edmond Baudoin pour le scénario, et par ce dernier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée.


Edmond Baudoin raconte qu’il a voyagé au Mexique, en Colombie, dans le Nunavut, en France pour faire le portrait des gens rencontrés. Au cours de ces échanges, il a constaté qu’à travers le monde les êtres humains ont des désirs communs. Avoir une vieillesse correcte. Pouvoir travailler. Faire que leurs enfants puissent poursuivre leurs rêves. Printemps 2023, il fait ses bagages pour la Syrie. Vincent Gelot l’y a invité. Celui-ci lui propose de venir avec lui sur les routes syriennes, qu’il a dessinées en rouge sur une carte du pays. Vincent. En 2012, il quitte la France en 4L, à la rencontre des communautés chrétiennes d’Orient. Son voyage devait se terminer en quelques mois. Il durera deux ans. Ce périple un peu fou le mène aux confins de l’Asie Centrale, puis dans le golfe persique et la corne de l’Afrique. En 2014, Daech s’empare de Mossoul et chasse les populations de la plaine de Ninive où les gens lui avaient donné l’hospitalité. Cela l’a beaucoup marqué car il ne savait pas si ceux qui l’avaient accueilli étaient encore en vie. Quelques mois après être revenu en France, Vincent repart à Erbil, au Kurdistan irakien. Il cofonde radio Al-Salam, une radio destinée aux déplacés dans les camps de réfugiés. C’est là qu’il a compris que son engagement était de vivre aux côtés de ces communautés et de les accompagner dans leur destin de vie.



En 2016, Vincent s’installe au Liban et travaille pour l’Œuvre d’Orient. Son travail est de rester au contact de la population, d’évaluer les besoins sur place et de suivre la réalisation des projets. Il aime ces gens. Nous marchons sur les chemins, ils nous font. Et plus tard, c’est nous qui les faisons. Vincent s’est engagé aux côtés des communautés chrétiennes. Oui, la vie, c’est s’engager. Depuis le moment, lors de sa naissance, où on a commencé à respirer. Et puis qu’on a continué. Vincent explique à Edmond que les Chrétiens d’Orient forment une mosaïque de communautés minoritaires, souvent discriminés, parfois persécutés. En Syrie, ils étaient environ deux millions en 2011, ils seraient 500.000 aujourd’hui. Baudoin fait observer que : Leur combat a souvent été récupéré par l’extrême droite, non ? Vincent répond que : Oui, c’est vrai, certaines associations utilisent la détresse réelle des Chrétiens du Moyen-Orient pour répondre à des ambitions personnelles et des objectifs quelques fois obscurs. Ce n’est pas le cas de l’Œuvre d’Orient. C’est une des plus vieilles associations françaises. Elle a été créée en 1856 par des professeurs de la Sorbonne et du Collège de France. Un prêtre, le père Lavigerie, fut nommé à la tête de cette association. Il deviendra plus tard le cardinal Lavigerie… Edmond l’écoute, puis son esprit s’en va ailleurs. En 2020, il a illustré des poèmes de Vincent.


Nul besoin pour le lecteur de maîtriser l’histoire contemporaine de la Syrie pour apprécier cet ouvrage : le régime de Hafez el-Assad (1930-2000), celui de Bachar el-Assad (1965-), la guerre civile syrienne de 2011 à 2024 en faveur de la démocratie contre le régime du parti Baas. Le bédéaste annonce explicitement qu’il s’agit d’une commande de l’Œuvre d’Orient, une association à but non lucratif fondée en 1856, aidant les Chrétiens d’Orient. Il accompagne donc Vincent Gelot, poète et coauteur de l’ouvrage Chrétiens d'Orient: Périple au cœur d'un monde menacé (2017) avec Pascal Gollnisch. Comme il l’explique dans les premières pages, Edmond Baudoin ne parle pas la langue, et il se fait expliquer certaines situations par des interlocuteurs francophones. Il demande à Vincent la raison de son voyage : son interlocuteur expose sa perception des faits sur la période commençant en 2011. Jihanne lui explique la position des Chrétiens en Syrie. L’évêque Jacques raconte sa vie de moine, sa séquestration. Vincent parle du martyre de la ville de Hama. Nabil, un membre des Maristes bleus, raconte comment il a vécu la guerre. Le père Jihad raconte l’histoire de Mar Moussa El Abashi (Saint Moussa, le visage brulé), c’est-à-dire Le monastère de Saint-Moïse-l'Abyssin à quatre-vingt-dix kilomètres au nord de Damas. Les auteurs savent mêler l’histoire du pays avec une forme de tourisme singulier.



De manière tout à fait légitime, le lecteur peut s’interroger sur le positionnement du récit, ou le point de vue à partir duquel la Syrie va être considérée. S’il connaît déjà l’œuvre de Baudoin, il connaît la réponse avant même de commencer sa lecture. S’il n’en est pas familier, il comprend rapidement qu’il s’agit d’un point de vue humaniste sincère, une volonté d’établir un contact vrai. Cela peut paraître surprenant sachant que l’artiste ne parle pas la langue du pays. Il reprend une démarche qu’il a mise en œuvre dans plusieurs pays (dont il ne parlait pas la langue non plus) : réaliser le portrait de son interlocuteur, en l’échange de sa réponse à une question. Le dessinateur l’a écrit à de nombreuses reprises : deux êtres humains qui se regardent fixement pendant une dizaine ou une vingtaine de minutes constitue une expérience rare dans la vie d’un être humain. De fait les portraits reproduits dans l’ouvrage présentent des particularités qui les font ressortir. Les deux premiers sont tenus devant eux la personne représentée, dessinée d’une manière différente, produisant un effet de mise en abîme totalement naturel. Les suivants sont reproduits sans cet effet : le lecteur fait à nouveau l’expérience déroutante du talent d’Edmond Baudoin. Ces dessins semblent dans un premier temps s’apparenter à un assemblage de traits de pinceaux épais et irréguliers, et de traits fins, quelques fois mis en couleurs. Un résultat qui peut sembler disgracieux, opposé à un rendu photographique. Dans le même temps, ils se dégagent d’eux une impression quasi surnaturelle : celle de regarder la personne comme si elle se trouvait réellement devant le lecteur, de percevoir pour partie leur personnalité, de voir les traces laissées par les ans, de regarder un être humain dans toute sa singularité.


La couverture peut donner une fausse impression quant à la narration visuelle. Dès la première page, le malentendu est dissipé : Edmond Baudoin la prend en charge, exprimant sa personnalité en toute liberté. Au fil des pages, le lecteur peut aussi bien découvrir des illustrations réalisées en couleur et au pinceau (telles ces silhouettes jaunes et vertes en train de danser), une carte de la Syrie réalisée à la main avec les tracés en rouge des déplacements à venir, des têtes en train de parler avec de copieux phylactères, une composition flirtant avec l’abstraction pour un concept sur les chemins, une composition de type collage avec un visage au centre, de magnifiques paysages naturels en couleur directe, des paysages urbains comme griffonnés (à Damas), une étrange vision d’une route sans bordure avec des rangées de hauts panneaux de part et d’autre affichant le visage de Bachar El-Assad, de puissantes illustrations épurées au pinceau, quelques compositions abstraites, etc. La mise en page est tout aussi libre : conçue sur mesure pour chaque séquence, allant d’une unique illustration sans bordure sur la page, à des images juxtaposées, en passant même par des cases avec bordure, certaines s’étalant sur les deux pages en vis-à-vis. Comme à son habitude, ce créateur sait mettre en image ses observations, ses réflexions, ses sensations, ses émotions, comme s’il s’agissait d’un flux de pensées organique.



Dans le même temps, il s’agit d’un récit de voyage suivant strictement son déroulé chronologique, évoquant un lieu après l’autre, dans l’ordre des déplacements, avec quelques développements incidents par association d’idées. Il apparaît que la structure narrative peut être imputée à Vincent Gelot, puisque c’est lui qui a organisé le voyage. En fonction des arrêts ou des séjours, le lieu peut être abordé par le biais de son histoire, par la personne qui les reçoit, ou par les rencontres qui s’y déroulent. Aucun moment ne ressemble à un autre, chacun étant rendu unique par la personnalité et l’histoire des êtres humains rencontrés. Le lecteur découvre la Syrie grâce au guide qu’est Vincent Gelot, grâce à sa connaissance du pays, et par le biais de la sensibilité d’Edmond Baudoin. Chaque rencontre apporte une réponse personnelle aux deux questions posées : Quel est votre rêve personnel ? Celui pour la Syrie ? Comme il peut s’y attendre, le lecteur découvre des réponses exprimant un désir de paix, soit à aller chercher ailleurs, soit à rétablir en Syrie, un rêve ou un espoir d’avenir pour soi-même, pour les enfants. Le désir que tous les enfants puissent retourner à l’école, que l’électricité revienne. Que l’on puisse acheter du pain sans faire une queue de plusieurs heures… Juste la possibilité de vivre. Il sent sa gorge se serrer en observant les destructions de la guerre. Il sent les larmes monter quand les auteurs évoluent dans des zones en ruines : Si on est attentif, on peut distinguer quelles sont les ruines dues aux bombardements de celles dues au tremblement de terre. Dans les ruines causées par les bombes, il y a de l’herbe et même des arbres qui ont eu le temps de pousser. Il est admiratif de la force vitale des personnes participant à reconstruire et à construire. Il se demande comment Baudoin peut résister émotionnellement à ce qu’il découvre, et il sourit en constatant qu’il pense encore aux arbres : Ça fait mal, tous ces palmiers déchiquetés par les bombes. Il ressent toute la vérité contenue dans le constat du père Jihad qui rêve d’une guérison politique. Il déclare tranquillement que : On leur a menti depuis quarante ans en leur disant qu’ils formaient un seul peuple, alors que certains pillent les richesses en écrasant les autres. Il rêve de danses, de musiques qui ne s’arrêtent pas.


Une lecture triste et plombante ? Bien plus que ça : l’expérience de vie dans ce pays du poète et la sensibilité humaniste de l’artiste donnent à voir la diversité des habitants d’un pays en ruine, leurs espoirs simples et clairs, constructifs, les conséquences concrètes de la guerre pour ces civils, des paysages mêlant beauté naturelle et dévastation destructrice. Le lecteur en ressort meurtri et plein de compassion, ses valeurs essentielles s’en trouvant régénérées, par ces désirs communs, par cette démarche d’opposer la vie à la mort. Vital.