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jeudi 16 octobre 2025

Cézanne: Sur la route Cézanne

Cette montagne était apaisante, rassurante… Sainte-Victoire !


Ce tome contient une histoire complète, ne nécessitant aucune connaissance préalable sur le peintre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Bernard Fauconnier pour le scénario, et par Alexandre Aré pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante pages de bande dessinée. Il se termine par un dossier de quatre pages intitulé Petite histoire de la route Cézanne, comprenant plusieurs parties : Une route ancienne, Un pays pour les peintres, Des peintres des écrivains, Le baptême de la route.


Novembre 1987, place des Quatre Dauphins, Aix-en-Provence. Ce n’est pas simple d’arriver dans une nouvelle ville, en abandonnant et laissant tout derrière soi, pour construire une nouvelle vie ! On se sent un peu perdu dans ce grand labyrinthe de l’inconnu quand on a que onze ans. Maman avait réussi à trouver une petite maison à louer pas très cher, à la sortie d’Aix, vers le Tholonet. Manon, sa fille la trouvait vieillotte, sans âme et sans intérêt. Son appartement parisien lui manquait, avec ses grandes rues, ses grandes avenues et tout ce monde qui grouille ! Mais soudain son regard se posa au loin… Là, devant elle, quelque chose de grand, de fort et de majestueux se dressait ! Cette montagne était apaisante, rassurante… Sainte-Victoire ! Quelques jours plus tard, sa mère a réussi à l’inscrire en cours d’année au collège Mignet. Manon se sent un peu perdue, et pas trop à sa place. Certaines élèves le lui font bien comprendre : en la traitant de tête de veau, en l’enjoignant de retourner voir les rats à Paris. Il faut qu’elle prenne sur elle, qu’elle encaisse. Évitant les railleries, elle s’isole dans la cour de récréation et elle se dit que tout cela finira par s’arranger avec le temps.



L’hiver s’installe doucement, la mère de Manon trouve du travail dans un hôpital, mais les horaires sont compliqués et souvent décalés. La jeune fille se retrouve souvent seule à la maison. Alors, pour s’occuper, elle s’installe dans le jardin, elle dessine, elle peint la nature et les paysages qui changent de couleur autour d’elle. Elle ne se sent pas vraiment seule : elle sait que leurs voisins veillent sur elle. Les jours passent : elle et ses voisins apprennent à se connaître. La dame s’appelle Thérèse, elle est calme, douce, très gentille avec Manon qui lui montre ses dessins. Mais la demoiselle sent quelque chose de triste, de cassé, de brisé dans la vieille dame. Et il y a son mari… Un vieux monsieur assez étrange. Une sorte d’ours qui sort de temps à autre de sa tanière. Il a le visage fermé et ne parle jamais. Chaque jour, Manon le voit partir, marcher vers la montagne, avec tout son matériel de peinture. Il disparaît toute la journée, puis quand la lumière du jour s’éteint, il rentre chez lui, toujours sans un mot. Les semaines et les mois passent, les beaux jours réapparaissent et se dessinent avec la nature. Le ciel et les arbres ont retrouvé leur éclat lumineux. Thérèse propose à Manon de l’aider à cueillir des cerises. La jeune fille monte à l’échelle et elle mange autant de cerises qu’elle n’en cueille, se faisant gentiment sermonner par la vieille dame qui lui dit qu’il n’en restera plus assez pour faire un clafoutis.


Pas tout à fait une bande dessinée de plus sur Cézanne : dans un premier temps, le lecteur se rend compte que cet ouvrage se lit très facilement, écrit dans un registre tout public. Le personnage principal que suit le lecteur est âgé de onze ans, et rentre au collège dans une ville qu’elle ne connaît pas, avec une intégration difficile car les enfants du coin voient d’abord en elle une parisienne. Ensuite les dessins présentent une apparence très douce, identique au mode de réalisation de l’illustration de couverture : des traits de contour de couleur plutôt que du noir sec et tranchant, une impression de rendu de crayons de couleur, voire de pastels, des visages arrondis avec des émotions faciles à lire, de jolies couleurs vertes et lumineuses pour les paysages naturels, également très lumineux pour quelques rares scènes en intérieur. Le récit est majoritairement raconté par des dialogues, avec des phrases courtes, faciles à lire. François a l’âge d’être un grand-père et il joue le rôle de passeur bienveillant, racontant la vie de Cézanne, avec une sensibilité particulière, à la fois pour le métier de peintre, à la fois pour la région d’Aix-en-Provence, et plus particulièrement pour ce site appelée Route Cézanne.



La lecture s’avère d’une grande facilité, accessible et didactique, ancrée sur le point de vue de la jeune fille. La narration visuelle est tout aussi agréable, fortement influencée par les œuvres du maître, majoritairement celles réalisées sous le soleil de Provence. Enfin… Les couleurs claires évoquent également les œuvres de Vincent van Gogh, celles d’Alfred Sisley, tout en étant foncièrement différentes. D’une certaine manière l’artiste combine les techniques picturales traditionnelles de la bande dessinée (détourage des formes avec un trait) et quelques touches impressionnistes (en particulier dans le rendu de la verdure et bien sûr dans la silhouette de la montagne Sainte-Victoire). Il combine une approche représentative et descriptive adaptée à une bande dessinée tout public, et une évocation de l’esprit de l’impressionnisme, de la démarche de rendre compte de la sensibilité de Cézanne, de la beauté de luminosité et du paysage dans cette région. Très régulièrement, le lecteur se retrouve ainsi sous le charme d’une impression, de l’évocation d’une perception en appelant aux sensations : le feuillage de l’arbre devant lequel se dresse la colonne de la fontaine de la place des Quatre Dauphins en planche un, le premier aperçu de Sainte Victoire en planche deux, la silhouette des autres enfants en arrière-plan dans la planche trois, la ribambelle de paysages accrochés au mur de la maison de Thérèse et François, la végétation verdoyante de la région en particulier le long de la route Cézanne, les tuiles de la demeure du toit des Cézanne, les toits des maisons de l’Estaque, les mouvements d’air dans un ciel bleu (du pur Van Gogh) en planche trente-huit, et bien sûr les différentes vues de Sainte Victoire, y compris après l’incendie du vingt-huit août 1989.


Dans le même temps, les cases constituent une narration visuelle, proprement dite, tout aussi parlante. Le lecteur s’interroge parfois sur l’âge réel de Manon qui peut sembler plus enfantine dans certaines cases. Toutefois, la différence d’âge est bien marquée avec les retraités Thérèse et François. Les pages semblent dégager une sorte d’uniformité : le lecteur constate qu’il convient plutôt de parler d’unité, ou de cohérence. Le dessinateur découpe sagement ses planches en bande avec des cases rectangulaires… tout en faisant régulièrement usage de variations parfaitement intégrées. Par exemple : une case sans bordure de ci de là, des cases de la largeur de la page, deux cases comme fondues en une seule (planche cinq avec à gauche Manon devant la maison et à droite François déjà loin sur le chemin), une discrète case en trapèze en planche quatorze pour accentuer la violence d’un mouvement, la tête de François en insert en planche dix-neuf, des dessins enfantins en planche vingt-trois pour rendre compte de la terreur d’un cauchemar de Manon, un dessin en double page de Sainte Victoire avec des cases en insert, un paysage en format panoramique découpé en trois cases contigües avec la progression des personnages (Manon & Thomas) qui s’éloignent d’une case à l’autre, etc. Le lecteur remarque également que tout aussi discrètement l’artiste intègre les éléments de ses recherches dans l’évocation de l’époque de la vie de Cézanne, qu’il s’agisse des tenues vestimentaires ou des bâtiments, de leur décoration intérieure.



Totalement sous le charme de la narration visuelle, le lecteur se laisse emmener dans cette délicieuse promenade. L’adulte chemine aisément dans cette narration à la portée de tous et… Il prend conscience que le propos des auteurs s’avère solide et qu’ils s’adressent à tout le public potentiel. François raconte la vie de Paul Cézanne (1839-1906) de manière simple et parfois elliptique à la jeune Manon, tout en intégrant de nombreux faits qui parlent aux lecteurs plus âgés. Ils mettent en scène l’amitié entre le peintre et Émile Zola (1840-1902), la rencontre avec Éléonore Alexandrine Meley (1839-1925, future Alexandrine Zola), et celle avec Hortense Fiquet (1850-1922). Il est question de l’amitié entre les deux hommes et de son terme lors de la parution de L’Œuvre (1886), quatorzième volume de la série Les Rougon-Macquart. L’adulte compatit à la situation du jeune peintre se heurtant à la volonté paternelle quant au métier à exercer par son fils, assortie de cette terrible maxime du banquier : On meurt avec du génie, et l’on mange avec de l’argent.


Chaque lecteur relève les différents séjours à Paris et les rencontres avec Claude Monet (1840-1926), Berthe Morisot (1841-1895), Camille Pissarro (1830-1903), Auguste Renoir (1841-1919), Alfred Sisley (1839-1899), Gustave Caillebotte (1848-1894), Frédéric Bazille (1841-1870). Il identifie la création du salon des Refusés, sous décision de Napoléon III. Il apprécie l’anecdote relative au nom du mouvement, donné par Louis Leroy (1812-1885). Il se rend compte que dans le même temps il s’est attaché aux personnages, que ce soit la curiosité et la confiance en elle de Manon, ou la forme de résignation sous-jacente de François. Il sent son empathie prendre le dessus quand François exprime avec émotion sa déception vis-à-vis de ses propres limitations d’artiste : une horrible frustration, née de son ressenti d’être incapable de voir la lumière, les couleurs, la matière, de ne pas ressentir. Il sent aussi son cœur se serrer à l’évocation de l’incendie se déclarant au pied de Sainte-Victoire, et de la promenade faite quelques jours après dans un paysage calciné. Il en vient à planifier des vacances pour découvrir cette route Cézanne, et voir par lui-même le barrage de Bimont, le barrage Zole, le moulin de Tholonet, le château noir, et bien sûr la montagne.


Une histoire tout public, dans laquelle Manon, onze ans, découvre l’art de Cézanne grâce à un voisin, lui-même peintre, et marchant dans les pas de Cézanne sur la route portant son nom. Une balade gentille et prévenante, avec de magnifiques couleurs, dans l’esprit des impressionnistes. Et aussi beaucoup plus que cela avec une biographie partielle du peintre, son amitié avec Émile Zola, la naissance du mouvement impressionniste et son importance dans l’histoire de la peinture. Sans oublier une narration visuelle sensible, belle et engageante. Une grande réussite.



mercredi 15 octobre 2025

Le cœur couronné, T02 Le piège de l'irrationnel

Tu es en train de réaliser ton rêve, non ? Te départir de ton identité !


Ce tome est le second d’une trilogie portant le titre de : Le cœur couronné. Il fait suite à La folle du Sacré-Cœur (1992) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre l’histoire. Son édition originale date de 1993. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Mœbius pour les dessins, avec des couleurs réalisées par Scarlet Smulkowski. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. La trilogie se termine avec Le fou de la Sorbonne (1998).


Alain Mangel a loué une villa à Deauville, où il subvient aux besoins de sa jeune compagne Elizabeth qui est enceinte de lui, de Mouhammad qui se fait appeler Saint Joseph, et de Rosanna Galvez, fille d’un baron de la drogue colombien. Il vient d’aller acheter des sandwichs et des boissons et il leur apporte sur la plage. Tout en marchant i s’interroge sur l’amour : ils l’aiment bien sûr, mais qu’entend-on juste par aimer ? Oh… Tous l’aiment, bien sûr ! Certes… Mais qu’entend-on au juste par aimer ? […] Dans ce même vocable convergent tant charité que convoitise, désir égoïste qu’abnégation sans réserve, dans une apothéose du souci de soi-même et du souci d’autrui poussé à son paroxysme. Mais en dépit de ces oppositions dramatiques, l’amour reste don de soi ! Offrande… Aux côtés de ce professeur de philosophie, se tient le spectre incarnant toute la partie refoulée de sa personnalité. Ce spectre répond qu’il n’est offrande qui ne trahisse un besoin tyrannique de manipuler l’autre pour le posséder. Il continue : tout don est prédateur dans son essence, et tous les agissements de l’individu sont avant tout lucratifs. Ce cynisme laisse Alain pantois : oui, l’existence à jamais renouvelée s’impose à lui avec toute la pesanteur d’un contrat irésiliable. Il se force à aimer puisqu’immergé, submergé dans l’horreur d’être, il en vient à penser comme Sartre que Exister, c’est se boire sans soif. Le spectre répond que pour Alain, la souffrance amoureuse n’est qu’une manière sournoise d’être heureux.



Alain et le spectre arrivent auprès des trois jeunes gens. Alain Mangel fait un état des lieux de la situation : il a toujours voulu répudier ce monde, sans jamais y parvenir, et aujourd’hui c’est le monde qui le répudie, jamais plus il ne le laissera lui revenir. Alain continue : il est désormais le complice d’un drogué assassin de deux aides-soignants, de la fille d’un gangster colombien qui se prend pour la concubine du Seigneur, et il a engrossé cette pauvre folle qui s’imagine qu’elle va donner le jour à un prophète. Lequel pourrait se révéler être un mongolien, étant donné ses problèmes génétiques passés. Ce à quoi le spectre répond que le philosophe est en train de réaliser son rêve : se départir de son identité. Le philosophe se concentre sur les jeunes gens et il leur tend les victuailles. Mouhammad prend deux sandwichs. Elizabeth lui fait une longue liste de courses : des ortolans, du fromage, du foie gras et du caviar, un bon kilo, plus deux bouteilles de champagne. Eux vont aller se baigner, puis ils l’attendront à la maison. Elle ajoute enfin : du chocolat, et un grand gâteau plein de crème chantilly.


Ce tome commence immédiatement après la fin du premier, et le personnage principal présente sa version des faits en résumé dans les planches deux et trois. Le lecteur se souvient que tout avait commencé dans un amphithéâtre de la Sorbonne, avec un professeur d’université et une jeune femme qui est amoureuse de lui et qui veut qu’il lui fasse un enfant. Viennent se greffer une fille de narco-trafiquant colombien, et un une jeune arabe avec un pistolet, ainsi que des graves problèmes de digestion. L’histoire se poursuit dans la même veine avec des éléments religieux, des réflexions philosophiques et des événements sortant de l’ordinaire. Elizabeth est censée accoucher d’un nouveau prophète, Rosanna est considérée comme la réincarnation de la vierge Marie et elle se proclame comme le Christ androgyne, et Mouhammad se fait appeler Saint Joseph. Ils évoquent régulièrement la foi et Dieu. Alain Mangel, Zacharie Mangelowsky de son vrai nom, subit un baptême très particulier et très charnel, réalisé par eux trois. Il doit également retourner à la basilique du Sacré-Cœur pour dérober la fiole des saintes huiles, et il tombe en pleine réunion d’une convention œcuménique. Sans oublier la vieille clocharde et son chien, déjà apparus dans le premier tome qui pose une question redoutable : Où est Dieu ? à laquelle le représentant de chaque religion propose une réponse différente et exclusive des autres.



Rien que dans cette dimension religieuse, le lecteur retrouve toute l’outrance du scénariste, qui s’éloigne de manière significative d’un réalisme plausible, pour lui préférer une veine de comédie mêlée d’absurde. Il n’y a qu’à voir le jeu d’acteur dramatique de la clocharde qui se proclame être Dieu devant tous les représentants religieux. Les auteurs font montre d’un solide sens humoristique s’exprimant sous différentes formes comiques. Alors que la carte de crédit du professeur est refusée parce que son compte en banque est vide, Elizabeth le tance vertement, en lui expliquant qu’il suffit de s’en remettre à la providence divine. Cela donne lieu à une scène de choix de chevaux pour parier dans un PMU, à base d’analyse ésotérique des noms des canassons : un moment d’anthologie entre absurde et pseudo-mysticisme. Le dessinateur participe lui aussi à la narration humoristique et iconoclaste. Il s’amuse bien avec les onomatopées de bruitage quand Mangel se retrouve en urgence aux toilettes pour déféquer, sans oublier les feuilles de papier toilette qu’il sème derrière lui parce qu’Elizabeth le sort de force des WC et ne lui laisse pas le temps de remonter son pantalon. Il s’amuse tout autant avec les émotions qui passent sur le visage de Mangel et les mimiques correspondantes. Le jeu d’acteur du spectre devient de plus en plus expressif. Et rien de cela ne prépare le lecteur à la scène finale de quatorze pages qui mêle les protagonistes, avec un gang de narcotrafiquants, les services secrets colombiens, un commando de la DEA (Drug Enforcement Administration), avec un enlèvement en zodiac, un hélicoptère, un sous-marin, un groupe de trois autres hélicoptères et un avion !


Comme dans le premier tome, Mœbius gère la narration visuelle de main de maître. Il rationnalise la représentation des décors, les dessinant très régulièrement, dans plus du trois quarts des cases, et s’en affranchissant quand la scène se focalise sur le dialogue des personnages, tout en mettant en œuvre une direction d’acteurs organique et expressive. Majoritairement, ce deuxième tome reste dans un monde assez réel, et l’artiste emmène ainsi le lecteur dans des lieux ordinaires : à la plage avec les baigneurs et ceux qui bronzent, au supermarché pour faire les courses, dans un troquet pour parier sur les chevaux, sur l’emmarchement de la basilique du Sacré-Cœur, à l’intérieur de cet édifice religieux, dans les rues chaudes de Pigalle. Il s’éloigne un peu de l’ordinaire avec la décoration intérieure de la chambre de Rosanna Galvez, transformée en une sorte de chapelle à sa gloire. Il se déchaîne avec la prise de vue de l’affrontement entre les différentes factions pour déterminer qui parviendra à enlever la fille du narcotrafiquant. Un très grand moment de scène d’action, qui fait repenser aux autres séquences rendues plausibles par la narration visuelle, malgré leur caractère énorme.



Le voyage d’éveil d’Alain Mangel continue. Comme dans le tome précédent, il cite quelques philosophes : Edmund Husserl (1859-1938), Martin Heidegger (1889-1976), Épictète (50-125 ou 130), Carl Gustav Jung (1875-1961). Il se retrouve confronté aux convictions religieuses du trio qu’il a pris en charge, et au doute. Il se trouve pris dans un mouvement de balancier entre les croire sur parole, ou les considérer comme de doux dingues animés par une ferveur religieuse. Il est mis face à des événements improbables, survenant comme s’il y avait un dessein divin, et qu’Elizabeth sait comment accéder à la compréhension de certaines bribes. Il reste également déchiré entre les choix qu’il a fait pour mener sa carrière de professeur de philosophie en université avec la discipline à laquelle il s’est astreint, et la responsabilité qu’il ressent vis-à-vis d’Elizabeth qu’il a mise enceinte. Ses émotions refoulées s’incarnent dans un jeune homme aux oreilles pointues qui lui enjoint de céder à ses pulsions, qu’elles soient de nature sexuelle, ou qu’elles relèvent d’une forme d’instinct de survie égocentré.


Dans le même temps, le spectre incarnant ses pulsions refoulées fait observer à Alain Mangel que ce dernier est en train de réaliser son rêve : se départir de son identité. Dans sa démarche philosophique, le professeur fait enfin l’expérience d’une autre vie, avec d’autres valeurs, d’autres objectifs. Il vit l’expérience de remettre en cause ses principes et ses convictions intimes patiemment construites sur le long terme. Il glisse du rationnel vers l’émotion. Au fil de ce second tome, le personnage principal se retrouve à s’attacher à l’autre, pour annihiler la souffrance d’être lui-même, à essayer de pardonner en secret, de donner de l’amour, pour finir par le recevoir en retour, à remettre en cause la croyance invétérée en la toute-puissance de la causalité, à accepter que tous les fantasmes qu’il a refoulés lui appartiennent encore, que tout jugement de valeur n’est qu’illusion, ainsi que toute opinion sur autrui, etc. Le lecteur ressent que l’auteur lui-même a progressé sur ce même chemin, sûrement de manière plus prosaïque (sans les hélicoptères), se posant ces questions, s’interrogeant sur ces alternatives.


Une quête spirituelle, une profonde remise en question de ses valeurs et de son mode de vie, des interrogations sur le sens de la vie et sa recherche. Et aussi, une aventure hors du commun, un professeur de philosophie se trouvant impliqué, voire responsables de trois jeunes adultes illuminés, entre synchronicité et absurde. Une narration visuelle de haute volée, rendant tout plausible et évident, quel que soit le degré de folie. Un voyage essentiel qui ne se prend pas au sérieux. Comme le résume le personnage principal dans la dernière page : Où ces rebondissements vont-ils le mener ? En quoi va-t-il devoir encore se transformer ? Qu’est que la folie ? Serait-il possible que Dieu existe ?



mardi 14 octobre 2025

Aciae z79

Le Jeu du Hasard est truqué.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par l’artiste se faisant appeler emg, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comporte quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il se compose d’une histoire courte intitulée Trinitrate glycérol z7 de sept pages, puis de l’histoire principale Adoremus christum in aeternum z79.


Trinitrate glycérol z7, sept pages. Une molécule flotte sur un fond uni, elle est composée de trois atomes de carbone, trois d’oxygène et huit d’hydrogène. Plus loin flotte une molécule composé d’un atome d’hydrogène, un d’azote et trois d’oxygène.


Un court récit dans lequel l’auteur montre des molécules en train de dériver dans un milieu qui n’est pas précisé, jusqu’à se combiner entre elles. Le titre donne une signification très particulière à ces pages, indiquant qu’il s’agit du processus de combination de la nitroglycérine, c’est-à-dire la réaction de nitration du glycérol avec l'acide nitrique. Ainsi il représente un ballet chimique doux et coloré d’entités se combinant entre elles, ce qui l’oppose à la nature même du produit ainsi formé, à son utilisation destructrice par l’homme qui a imaginé ce processus.



Adoremus Christum In Æternum z79, soixante-dix-neuf pages. Dans un champ, un homme dans une tenue habillée tient un panier avec des fruits à la main. À côté, une jeune fille d’une dizaine d’années pousse une brouette légèrement chargée. L’oncle indique à sa nièce Marta que c’est peut-être écrit dans la Bible, et il lui demande si après y avoir réfléchi, elle y croit. Elle s’écrie qu’une goutte de pluie lui est rentrée dans l’œil. De nuit, au même endroit, se détache la silhouette d’une femme tenant une grande crosse avec une roue à son extrémité, s’exclamant : Lilith ! Dans les salons du palais de l’empereur, des nobles en habits discutent. L’une de ces dames en robe s’adresse à son interlocuteur en lui disant qu’elle le pensait plus patient, elle devrait leur présenter Maximilien. Il répond qu’il ne lui sera d’aucune utilité dans son entreprise, et regrette que von Tiesenhausen ne revienne pas. Une autre s’adresse à un officiel, en le mettant au défi d’évoquer le sujet au Conseil, et devant sa propre épouse de surcroît ! Un homme en uniforme explique à un autre qu’ils craignent que le mal ne s’étende aux Deux-Provinces. Les discussions continuent alors que les serviteurs présentent des plateaux avec des boissons. Dans une chapelle, un noble prie et s’adresse au Seigneur. Il lui dit qu’il L’a fait veuf, cujus regnis non erit finis, et maintenant la misère s’enracine dans le domaine qu’Il lui a confié. Puissent ses prières arriver jusqu’à Lui, et sauver les récoltes. Dans le palais, les invités sortent à l’extérieur, et ils se dirigent vers la terrasse avec une vue sur le magnifique jardin à la française. Ils continuent à parler de choses et d’autres.


Dire que la narration est singulière est un euphémisme. S’il n’a jamais lu d’œuvre de cet auteur, le lecteur se demande dans quoi il est tombé. Première évidence : le parti pris graphique hors du commun. L’artiste utilise un outil infographique, et représente aussi bien les personnages que les décors et les accessoires par un assemblage de formes géométriques simples : cercle, cylindre, sphère, parallélépipèdes, cônes, trapèzes et autres, en leur appliquant les lois de la perspective. Les personnages présentent des singularités telles que l’absence de traits de visages, l’absence de coudes, de genoux, de chevilles, les différentes parties du corps humains n’étant pas reliées entre elles. Pour autant il est possible d’identifier certains personnages d’une séquence à l’autre par leur taille et leur tenue vestimentaire. Deuxième particularité narrative : un dessin par page, il n’y a donc pas d’action décomposée en suite de cases, ni de cases disposées en bandes, ou reliées entre elles sur une même page. Troisième particularité : la forme des phylactères qui sont des parallélépipèdes rectangles, c’est-à-dire avec un volume, plutôt que des bulles en deux dimensions. L’auteur joue avec cette forme en trois dimensions, les propos d’un personnage pouvant se trouver sur deux faces contigües d’un tel phylactère. Autre particularité déstabilisante : la numérotation des pages. Déconcerté par l’apparente absence de continuité d’une page à la suivante, le lecteur regarde la numérotation des premières : 01, suivie par 66, puis par 02 à 09, puis 11, puis 10, puis 12 à 16, puis 18…



Il faut donc un temps d’adaptation au lecteur pour choisir comment lire cette bande dessinée. Le réflexe naturel est de de se focaliser dans l’intrigue, en relevant les ressemblances entre les assemblages de formes géométriques 3D pour identifier des personnages, pour s’accrocher à la récurrence de leurs apparitions, afin de déterminer les rôles principaux. Il repère également les événements évoqués par les personnages, et l’incidence qu’ils peuvent avoir. Il laisse de côté les informations qui lui semblent sans signification sur le moment, telle cette silhouette en ombre chinoise qui en appelle à Lilith dans la deuxième planche, qui est numérotée soixante-six, au lieu de deux. Il faut relativement peu de temps et peu d’effort pour situer les deux personnages principaux : le veuf Flavius et sa fille Marta. Le premier s’en va chercher du travail ce qui l’éloigne durablement de sa famille, la seconde éprouve une passion pour la lecture, ce qui l’incite à se tenir autant à l’écart qu’elle le peut de la vie mondaine et de la cour de l’empereur. Elle est élevée par son oncle et l’épouse de celui-ci. À part une ou deux bizarreries chronologiques en cours de route, l’intrigue s’avère facile à suivre jusqu’à son dénouement qui clôt effectivement le récit.


Comme en atteste la couverture, la narration visuelle apparaît très personnelle, au-delà même des caractéristiques déjà évoquées. L’auteur opte donc pour une composition immuable d’une unique image par page, sans jamais que deux cases à suivre, ou deux pages à suivre, ne se déroulent au même endroit ou ne concernent le même personnage. Une fois acclimaté aux caractéristiques graphiques à base de formes géométriques en trois dimensions, le lecteur ressent que chaque case est composée comme un dessin traditionnel avec une bonne densité d’informations visuelles. Dans la première, il peut voir l’oncle et la nièce, un arbre au premier plan deux paniers, une brouette, et en arrière-plan l’ondulation du terrain et le cône de plusieurs arbres qui dépassent. Dans la suivante, il y a l’ombre chinoise de la jeune fille, la crosse, deux arbres, les ondulations de terrain, la silhouette d’autres arbres, la pluie, un croissant de Lune, avec un bel usage des couleurs sombres. Le mode de dessin ne constitue pas une excuse pour des compositions simplistes. Dans la page suivante, une quinzaine de personnages interagissent dans une réception mondaine, avec en plus les tableaux accrochés au mur, un grand tapis, et les phylactères massifs. Nonobstant des couleurs parfois acidulées, le lecteur se rend compte que l’immersion fait son effet : il peut se projeter aussi bien dans cette cour inspirée de l’Europe centrale du début du XIXe siècle, que dans une chapelle, une zone naturelle boisée, la modeste demeure de l’oncle, le labyrinthe des jardins à la française, une forêt épineuse, un champ de bataille à côté des servants d’un canon, une cité fortifiée en bord de mer, à bord d’un navire traversant l’océan par une mer houleuse, au beau milieu d’une cérémonie religieuse dans une église, sur une route enneigée, etc.



La tête des personnages se limitant à une sphère à laquelle peuvent être accolés une poignée de cylindre figurant la coiffure, sans aucune marque pour la bouche, les yeux, les oreilles ou le nez, elle s’avère inexpressive au possible. De la même manière les postures des personnages s’inscrivent dans un registre fonctionnel, sans participer d’un langage corporel. Ainsi l’état d’esprit d’un personnage n’est accessible au lecteur que par ce qu’il dit, dans des phrases courtes et peu nombreuses, c’est-à-dire de façon très concise et limitée. D’un autre côté, ces dessins à base de formes minimaliste aboutissent parfois à des images saisissantes. Il en va ainsi de celle retenue pour la couverture, presque identique à celle se trouvant en page numérotée 63, située entre les pages numérotées 28 et 30. Outre cette composition quasi abstraite, le lecteur s’amuse du jeu avec la forme des phylactères qui peuvent être cylindriques, ou comme pliés sur eux-mêmes, masquant ainsi une partie de leur contenu. Il voit les notes de musiques flotter dans l’air du salon, un trait pointillé qui est désigné comme une colonne de fourmis par Marta, des formes de labyrinthe à bille pour le dessin des jardins à la française, une série de disques disposés en arc de cercle pour figurer la course du soleil dans le ciel, des feuillages d’arbres qui semblent flotter au-dessus du sol car ils sont dépourvus de tronc, un nuage qui pleut sur un phylactère pour indiquer que le personnage pleure, un oiseau qui profite d’une ouverture dans un phylactère comme dans un nichoir, et un grand nombre de chats.


Finalement une histoire sympathique et intelligible malgré les bizarreries. Certes… Pour autant ces dernières sont bien présentes et intentionnelles, une construction à la chronologie sciemment déconstruite par l’auteur. Premier effet : une mise en évidence de l’arbitraire de la construction d’un récit par un auteur, puisque celui-ci décide de l’ordre des pages comme bon lui semble, il est le maître du temps de cet assemblage. Deuxième effet : rapprocher des moments temporellement éloignés dans le récit, ce qui casse la causalité d’une page à l’autre. Troisième effet : faire constater au lecteur que ce dernier établit lui-même des liens de cause à effet, par pur automatisme de pensée, en lui indiquant a postériori que la cause de l’action d’un personnage était bien différente de celle qu’il avait subodorée. Il se produit également une mise en abîme de l’acte de lecture puisque Marta elle-même s’y adonne avec passion et qu’elle explicite la nature de son plaisir. Elle dit que : il y a du soleil dans ces livres, et toutes les saisons de tous les pays, et puis les sentiments y sont plus forts, et elle peut sauter les passages qui ne lui plaisent pas… Un peu comme le désordre des pages fait sauter des passages au lecteur, et l’auteur lui fait y revenir après, plusieurs pages plus loin. Plus loin Marta explique également que : Ce qu’elle aime avec les Évangiles, c’est qu’ils parlent d’un pays lointain où elle n’ira jamais. Et encore : L’année dernière, sa tante l’a invitée à venir voir les Danses de mars, au Palais ; Marta a refusé car elle avait lu un très beau poème à propos de ces danses, et elle a eu peur d’être déçue, que la réalité efface l’idée. Le lecteur préfère retenir cette explication pour le choix d’un fil narratif restructuré, plutôt que celle des fourmis qui se suivent à la queue-leu-leu : il ne souhaite pas être une de ces fourmis suivant un chemin bien balisé, ou pire celles qu’un cousin tue si elles empruntent le chemin qu’il ne veut pas.


Un nouvel ouvrage de l’auteur, une nouvelle expérience de lecture hors du commun. Il recompose son récit dans un savant désordre chronologique se traduisant par un mélange des pages pour une numérotation non linéaire. Une fois passé le moment d’adaptation nécessaire à l’apparence des dessins réalisés à partir d’assemblage de formes géométriques simples, le lecteur se laisse porter par les dessins et les dialogues, estimant qu’il finira bien par s’y retrouver. En effet, il capte sans trop d’effort la dynamique et l’enjeu de l’intrigue, et comprend aisément sa résolution. Il vit également de vivre une expérience de lecture entre déconstruction et mise en lumière de l’arbitraire, rupture de la causalité linéaire, et mise à nu de la causalité à plus ou moins long terme. Expérience unique.



lundi 13 octobre 2025

Les nageuses de minuit

L’espoir est notre résistance.


Ce tome contient une histoire indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025 pour la version française, traduite par Claudia Migliaccio. Il a été réalisé par Valentina Grande pour le scénario, et par Francesco Dibattista pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-soixante pages de bande dessinée.


En apnée. Au petit matin à New York, un équipage d’éboueurs est en train de collecter les poubelles. À cette époque, Viktoria Maria Matos Amato est enseignante et elle va bientôt avoir quarante ans. Les seuls choix qui s’offrent à elle sont de rester seule chez elle à se morfondre, ou bien de rentrer chez sa mère pour s’entendre dire que c’est de sa faute si elle est seule. Elle vit dans un petit cocon, et ça aurait pu continuer ainsi indéfiniment… mais ce ne fut pas le cas. Un jour, quelqu’un lui demanda un service. Ce matin-là, Vik suit sa routine : boire son café, laver sa tasse, laver son assiette, changer son regard devant le miroir de la salle de bain, donner à manger à son chat, sortir, prendre le métro tout en écoutant un podcast intitulé : Be creative. Une équipe de chercheurs de l’université du Colorado a récemment démontré que certaines actions quotidiennes permettent de se sentir heureux. Lesquelles ? La première : caresser un animal domestique. En effet, donner de l’amour fait se sentir bien. La deuxième : se rendre au travail en marchant. Faire bouger son corps au lieu d’utiliser sa voiture ! La troisième relève plutôt de la réflexion : donner un sens à sa vie. Qu’est-ce qui vous fait vous lever chaque matin ? La quatrième : être parmi les autres. Toujours assise dans le métro, Vik rabat la capuche de son hoodie sur sa tête.



Sous une pluie légère, Vik arrive à l’établissement scolaire où elle enseigne. La dame à l’accueil l’informe que la psychologue la cherchait, elle a demandé que Vik la rappelle, et elle lui donne le numéro. La psychologue a vraisemblablement besoin que Vik lui ramène quelque chose qu’elle a oublié ici. Vik l’appelle et la psychologue lui demande de lui ramener une sacoche rouge qu’elle a oubliée dans la salle des profs près de la machine à café, lui donnant rendez-vous à seize heures à la piscine du coin. À l’heure dite, la professeure se dépêche, la pluie ayant cessé. Elle arrive en retard à la piscine : elle l’a ratée. Elle regarde machinalement le panneau d’affichage : il y a une proposition pour des leçons de natation. Elle entend des notes de musique s’échapper et elle va voir le bassin par curiosité. Depuis la coursive en étage, elle découvre le bassin en contrebas, et un groupe d’une dizaine de femmes en plein exercice de nage synchronisée. Elle les regarde, fixant le visage serein de l’une d’elle, émergeant de la surface de l’eau les traits détendus, tenant la main de sa voisine. Puis elle regarde un groupe de quatre d’entre elles en train de sortir de l’eau, de papoter sur le rebord. Elle s’en va et retourne chez elle. Le soir dans son appartement, elle se prépare un œuf tout en téléphonant à sa mère. Elle finit par mettre le téléphone en haut-parleur, et elle la laisse parler toute seule, de son frère Jack et de ses soucis. Le chat interrompt la conversation en bondissant sur la table. Vik y met un terme et va regarder la verrière de l’’immeuble en face où quelqu’un est en train de jardiner la nuit.


Le texte de la quatrième de couverture évoque une histoire entre grand événement qui change la vie, ou peut-être simplement l’image que l’on a de soi-même. Dans les premières pages, le lecteur fait connaissance avec Viktoria Maria Matos Amato, une femme qui vit seule, qui sera bientôt quadragénaire, qui vit un quotidien tranquille, dans lequel la solitude semble lui peser. Atteignant cet âge symbolique, elle constate qu’elle ne vit pas en couple, que les conditions ne sont pas réunies pour qu’elle devienne mère, que la communication avec sa mère est à sens unique, que sa mère accorde plus d’attention à Jack, le frère de Vik. Au cours du récit, les auteurs montrent leur personnage dans des scènes du quotidien, dans sa démarche pour apprendre à nager, sans s’aventurer dans sa salle de classe. Dans la scène introductive, il n’est pas question d’un événement, mais d’un service demandé. De fait, ce roman reste dans le registre du quotidien, sans grande catastrophe, sans bouleversement extraordinaire. Vik prend le métro, se rend au boulot, s’inscrit à un cours de natation, rend visite à sa mère, effectue une promenade dans un parc avec son frère, accepte l’invitation à manger chez l’une des nageuses du groupe, fait plus ample connaissance avec certaines d’entre elles, un récit naturaliste.



Il faut un peu de temps au lecteur pour comprendre que l’illustration de couverture correspond plus à un songe qu’à un élément réel du récit. En revanche, il retrouve dans les pages intérieures une approche personnelle de la mise en couleurs, différente d’un rendu réaliste. Le premier chapitre baigne majoritairement dans une ambiance bleu-gris avec quelques teintes plus foncées, en particulier pour les cheveux de Vik, quelques fonds de case jaune pour un moment au cours duquel un frémissement d’émotion chez Vik semble possible, et quelques touches vertes pour le feuillage des arbres dans le parc. Tout du long, l’artiste utilise ainsi la palette de couleurs à des fins expressionnistes. Lorsque Vik va prendre sa première leçon de natation, les couleurs passent en négatif, avec des traits de contour blancs et des surfaces entre bordeaux et marron foncé. Los d’une séquence onirique les gouttières deviennent noires, en lieu et place du blanc dans le reste des planches. De temps à autre, la mise en couleurs se rapproche plus du naturalisme, essentiellement lors de séquences en extérieur, ou dans l’école. Pour la dernière séance de piscine, nocturne, c’est l’eau elle-même qui prend une teinte jaune très pâle pour un effet quasi féérique… qui se rapproche de la teinte de jaune utilisée pour l’éclairage de la serre au sommet de l’immeuble en face de celui de Vik. Le lecteur prend alors conscience que la mise en couleurs rapproche ainsi différents éléments visuels, participant à des associations d’idées.


Le récit commence avec une structure de page en gaufrier : trois bandes de deux cases avec une bordure tracée avec un trait fin. La page dix-sept est construite sur la base d’une illustration en pleine page, avec deux cases en incrustation dans la partie supérieure. Le lecteur va ainsi découvrir quelques autres illustrations en pleine page, avec ou sans incrustation, et quelques dessins en double page. En pages quatre-vingt-huit et quatre-vingt-neuf, le dessinateur joue sur la disposition des cases pour le soir de Noël, comme de petites cases collées sur la page blanche, sans être alignées en bande. Dans les vestiaires de la piscine, les cases sont dépourvues de bordure. Enfin l’album compte quarante-trois pages muettes, dépourvues de tout mot. Cette diversité dans la forme des pages met en avant certains moments contemplatifs, certains lieux, certaines interactions, pointe du doigt vers quoi se tourne l’attention de Vik. Par exemple un ballon de baudruche coincé dans les branches d’un arbre : le lecteur comprend alors qu’elle y voit une forme de métaphore, comme sa progression dans la vie coincée par des circonstances immuables. Dans le même temps, les dessins s’inscrivent dans une veine descriptive et concrète, emmenant le lecteur aussi bien dans la piscine, dans son bassin, dans les vestiaires, que dans une rue encore trempée par la pluie, dans un grand parc, dans le passage sous le bassin d’un aquarium avec les poissons qui passent au-dessus des visiteurs, etc.



Le lecteur se rend compte qu’il est très sensible à la symbiose entre récit et narration visuelle, comme si les deux étaient la création d’une seule et même personne. Il éprouve tout de suite de l’empathie pour cette femme à la vie régulière et bien tranquille, se sentant habitée par un sentiment de passer à côté de la vie. Arrivée à cet âge, elle doit se résoudre à constater qu’elle n’aura vraisemblablement pas d’enfant, pas de vie de couple. Elle se heurte également au fait que la relation avec sa mère est au mieux superficielle, au pire consacrée à Jack le frère de Vik. Par curiosité, elle découvre également le contenu de son évaluation par la psychologue de l’école, et ce n’est pas terrible. Il la prend en sympathie avec la même facilité, car elle ne se lamente pas, elle accepte le désagrément causé par le constat de la situation de sa vie. Elle aurait peut-être pu mieux faire, elle peut encore mieux faire. En réaction au podcast, il n’y a finalement qu’une action quotidienne qu’elle ne parvient pas à réaliser : Être parmi les autres.


Petit à petit, le lecteur remarque que les principaux personnages sont tous féminins. Ce constat se fait progressivement car la tonalité de la narration n’embrasse pas ouvertement le féminisme, et est dépourvue de revendications. En revanche, plusieurs questionnements relèvent de la sphère féminine : être mère ou pas, la sécheresse du corps (évoqué dans un poème déclamé sur scène par l’une des amies nageuses), concilier la vie professionnelle avec élever ses enfants, etc. D’autres sujets sont universels : le temps qui passe, les possibilités qui diminuent, la relation avec sa mère, l’envie de sortir d’une routine découlant de sa personnalité propre, la difficulté à surmonter ses appréhensions, le poids du passé sur le présent, etc. Dans une scène très réussie, Vik parvient à exprimer ses conseils à l’enfant qu’elle fut, pour la réconforter. Une démarche et des émotions parlant aussi bien aux lectrices qu’aux lecteurs.


Une couverture un peu cryptique, entre promesse d’une amitié entre deux femmes, et un environnement quasi onirique mélangeant serre et piscine. Un récit à la narration visuelle riche et variée, parfaitement en phase avec le récit, exprimant avec justesse les ressentis des personnages. Le constat d’une trajectoire de vie en décalage avec l’image du bonheur et de la normalité sociale. Cette prise de conscience en douceur amène le personnage principal à trouver l’’envie nécessaire pour entamer tranquillement un nouveau projet. Réaliste et chaleureux.



jeudi 9 octobre 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 4 - T01 Lord Heron

Voler n’est pas recevoir.


Ce tome est le premier d’un cycle en cinq tomes. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-huit planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993. Ce tome comprend un texte introductif de deux pages, rédigé par le scénariste, évoquant les origines de la série, les différents cycles, son voyage en Écosse, l’influence du personnage Sioban : Elle avait pris vie comme tous ces personnages que l’on croit inventer et qui se sont, en fait, simplement durablement imposés à nous. Que devenait Sioban ? Avait-elle su vaincre ce Mal qui se loge au cœur de l’amour ? Avait-elle gardé à ses côtés son fidèle Seamus ? Tant d’autres questions dont je commençais à entrevoir les réponses, encore fallait-il trouver le dessinateur capable de se confronter à ce monde perdu aux résonnances si contemporaines cependant par ses déchirements, cette fatalité qui veut que jamais rien n’est vraiment défini, ni ombre, ni lumière, ni mal, ni bien. Il faut des rencontres heureuses dans ce métier, sinon l’on n’y survit pas.


Alors qu’ils arrivaient au terme de leur voyage, Sioban, voulut passer par le lac de Nortfangh, Seamus s’en étonna. Elle lui explique qu’elle veut se rendre à la porte des Gardiens. Avant que son oncle Lord Heron ne lui parle, elle tient à vérifier par elle-même, et s’ils pressent le pas de leurs montures ils seront au château en fin de journée. Les deux voyageurs approchent de la porte des Gardiens. Sioban ne l’imaginait pas aussi impressionnante. Depuis la nuit des temps, elle ne s’est plus ouverte, les gardiens veillent. Alors qu’ils ne sont plus qu’à quelques mètres de la porte, ils constatent qu’ils ne sont pas seuls. Seamus commente sur ce misérable orgueil qui pousse les hommes et les femmes à se croire investis d’une mission sacrée, d’un dessein exceptionnel.



Bien campé devant le gardien, les mains sur les hanches, le guerrier Sobold indique qu’il veut tenter sa chance pour ouvrir la porte, car celui qui ouvrira cette porte sera maître de ce qui se cache derrière, maître d’une force qui dominera les landes perdues. Le gardien exige un mois de l’existence de Sobold pour le laisser passer. Le guerrier accepte et il s’avance vers la porte, sur laquelle il abat de vigoureux coups avec sa hache. Sioban et Seamus en profitent pour aborder le gardien. Celui-ci demande à lire les lignes de la main de la jeune femme. Elle accepte, et il découvre dans son déchiffrage qu’elle n’est pas qu’une Sudenne, qu’il y a sur sa peau un autre goût. Il ajoute que le mal est tapi en elle, car il y a un monstre qui s’est tapi au cœur de sa famille, au cœur de l’amour. Sobold les interrompt car il s’est heurté à un échec, et il exige que le gardien lui rende son mois de vie. Il le menace même avec sa hache. Sioban intervient.


Le scénariste aguerri explique en introduction que le personnage de Sioban s’est imposé à lui, qu’il ne fait que raconter la vie qui lui vient à l’esprit par bribes d’informations. Le lecteur en est ravi, car il avait bien perçu que le dénouement du cycle portant le nom de cette jeune femme avait le goût d’un chapitre dans une histoire plus grande. Le lien de ce cycle avec le précédent coule de source puisqu’il met en scène deux personnages identiques : Sioban et Seamus. Le lecteur guette les autres éléments récurrents de la série : le territoire de l’Eruin Dulea bien sûr, et aussi la mention de Wulf le Loup Blanc (le père de Sioban), également Cryptos même si son apparence n’a plus rien à voir avec celles de autres cycles, le Niddhog qui n’est autre que la forme qui apparaissait au-dessus de Bedlam dans le cycle initial. Il est à nouveau question de la présence du Bien au cœur du Mal et réciproquement, du rite du sang mêlé lors de la cérémonie de mariage, et du sort du clan O’Kallan. Éventuellement, le lecteur peut se trouver un peu déçu de l’absence de tout fitchell, du moindre ouki et de l’absence apparente de toute Morigane. En revanche il semble bien impossible qu’un mariage puisse connaître une issue heureuse dans cette série. De son côté, le dessinateur se coule dans le moule des dessins s’inscrivant dans un registre réaliste et descriptif, bien aidé par la coloriste qui a également œuvrée sur les deux derniers tomes du cycle II.



Le lecteur découvre avec curiosité les dessins de l’artiste de ce cycle. Il commence par retrouver la mise en couleurs naturaliste, très sophistiquée. Elle vient compléter et nourrir les formes détourées par des traits encrés, et rehaussées par des petites zones noires et des griffures à l’intérieur. Dès la première page, le talent de la coloriste apparaît : la teinte grisée de l’eau pour évoquer l’ambiance lumineuse, les camaïeux de vert pour transcrire les reliefs des montagnes, les volumes changeant avec le vent des prairies, l’estompage de certaines couleurs pour évoquer un discret banc de brume, l’usage de variation de teintes pour accentuer discrètement le modelé d’un visage, un premier plan plus foncé pour augmenter la profondeur de champ, etc. L’effet naturaliste fonctionne parfaitement. Régulièrement, les sensations du lecteur se trouvent amplifiées par la mise en couleurs : le vert de la végétation, le brun mordoré d’un repas dans une grande salle de château avec le feu de la grande cheminée, le blanc des oiseaux dans le ciel dans une vue en plongée profonde vers les oubliettes d’Asfar, le rouge brun du feuillage de l’arbre de Vérité, l’immense dragon dont les écailles se fondent avec la couleur de la roche des cavernes, etc.


Dans un premier temps, les dessins apparaissent moins énergiques que ceux de Rosiński, moins mythologiques que ceux de Delaby, moins romantiques que ceux de Tillier, plus prosaïques. Cette caractéristique fait toute leur qualité, dans ce côté plausible et commun de quotidien. Inconsciemment, le lecteur absorbe ces détails concrets : les cailloux qui dépassent du chemin détrempé par la pluie, la présence d’un cerf dans le paysage, les écailles ternies de la représentation du dragon sur la porte des Gardiens, la ceinture de Sobold maintenant le tissu drapé sur sa cuirasse, la motte de beurre sur la table du dîner, les chiens présents dans la grande salle du château, les éléments de fer forgé sur les lourdes portes, une courte échelle laissée contre un mur, des grimoires empilés sur une table, la délicate couronne de fleurs de la mariée, les crânes de cerfs avec leurs bois accrochés sur la hotte monumentale de la cheminée, une discrète frise de décoration au mur, etc. L’artiste sait ancrer la narration visuelle dans un réel concret et plausible, de manière discrète et très palpable, attestant d’une solide documentation et d’un important travail préalable de recherches. Ainsi les moments d’action ou les éléments fantastiques s’intègrent de manière organique au récit et apparaissent tout autant naturels.



Après les événements du premier cycle, Sioban décide de rendre visite à un de ses oncles : Lord Heron. Sur la route avec Seamus (un chevalier du Pardon), elle fait un petit crochet pour voir par elle-même la porte des Gardiens. Le scénariste reste fidèle au principe de la série : des aventures dans le genre médiéval fantastique, sur la base d’une intrigue de pouvoir dans une famille noble, voire royale. L’héroïne manie les armes avec dextérité et elle a gagné en maturité par suite des épreuves du cycle précédent. Comme dans les autres cycles, la conquête du pouvoir constitue le moteur de l’intrigue, avec traîtrise et combats physiques pour pouvant mobiliser des dizaines d’individus. Sans doute possible, Sioban lutte pour le camp du Bien, ce qui fait de ses opposants des agents du Mal. Comme dans les cycles précédents, le Mal se loge au cœur de l’Amour : le scénariste brouille ainsi la dichotomie simpliste, reprenant le concept de Yin et de Yang.


Au fur et à mesure, le lecteur constate que ce cycle s’éloigne des thèmes du quatrième tome du Cycle Sioban. D’un côté, il reste le thème de la famille puissante et des machinations, les actions de Sioban en toute indépendance. De l’autre côté, la libération des petites créatures noires qui ont emporté avec elles les mots sacrés, le langage des grands Anciens semblent bien avoir délivré la génération de Sioban du poids du passé, elle ne semble pas condamnée à reproduire les erreurs du passé. Seul Seamus l’accompagne, le petit frère Wulff n’apparaît pas dans ces pages. Cependant… Les légendes anciennes n’ont pas complètement disparu, puisqu’il est question d’un Cryptos, et d’un dragon. Puis il est question d’une action passée de Wulff Loup Blanc, le père de Sioban, et l’échange du sang lors de la cérémonie des noces ramène aux cérémonies identiques dans les autres cycles. Et le scénariste ne se prive pas de susciter la curiosité du lecteur en mentionnant l’image de Sioban qui se reflète à la surface des yeux du Niddhog qui se déforme jusqu’à présenter une autre vérité… qui n’est pas montrée au lecteur. Finalement, les thèmes de ce tome reviennent sur le poids du passé sur les jeunes générations, la soif de pouvoir, les forces souterraines métaphores de l’inconscient qui modèlent la vie des individus.


Revenir sur le personnage central du premier cycle pour raconter le chapitre suivant de sa vie ? D’un côté, c’est faire revenir la série dans une succession de saisons classique et permettre au lecteur de retrouver cette jeune femme qui a déjà surmonté de terribles épreuves. De l’autre côté, l’artiste apporte sa propre personnalité à la narration visuelle, très solide et riche, admirablement complétée par la mise en couleurs. Les auteurs savent s’inscrire dans la continuité des autres cycles, tout en questionnant l’inéluctabilité de la rémanence des forces issues de l’héritage du passé. Se renouveler.



mercredi 8 octobre 2025

Épouvantail

Les mamans ne reviennent pas toujours, mais ne partent jamais vraiment.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, et par Stéphane Sénégas pour les dessins. Il comporte cent-soixante-sept pages de bande dessinée en noir & blanc.


Au beau milieu d’un champ, au sommet d’une butte, se tient un épouvantail à l’ancienne, un mannequin grossier de bois avec un grand manteau flottant au vent, et un chapeau à large rebord. Une personne a fait un cauchemar. Un de ceux qui se nourrissent des vivants. L’épouvantail lui tournait le dos, il se rapprochait. Cette personne glissait lentement au-dessus du sol. Et soudain, dans le silence assourdissant de l’obscurité, il s’est retourné. Les coutures de son sourire ont sauté. Ces yeux faits de deux boutons se sont allumés d’une lumière jaune. Elle ne pouvait pas bouger. Ses bras de bois se sont soudain agités et à leur extrémité ont proliféré des serpents de doigts, entortillés telles les racines d’un arbre mauvais. Son manteau s’est ouvert sur un cep de treille noueux et putrescent qui ondulait comme une vis sans fin. Son sourire écartelé par les lames de ses dents affutées lui mangeait le visage. Elle ne pouvait détacher son regard de ses yeux de lune fauve. Il chantait… Chapitre un : Lily. Dans la cour d’une ferme, Lily, une enfant de cinq ans, chantonne la comptine Promenons-nous dans les bois, en ayant substitué l’épouvantail au loup, tout en nourrissant un groupe de poules. La fillette est rappelée à l’ordre par Belle-Mère, la nouvelle compagne de son père. Cette dernière lui fait une remontrance : Lily ne devrait pas donner à manger aux poules avec ses baskets toutes neuves et toutes blanches, elle lui avait dit de mettre ses bottines. Père intervient pour appuyer les dire de sa compagne, et Lily se fâche, et décide d’aller voir l’épouvantail dans le champ.



Alors que la fillette vient de partir, une voiture de police arrive et s’arrête dans la cour. Capitaine et son adjoint entre dans la ferme et posent quelques questions supplémentaires à Père, pendant que Belle-Mère leur sert un verre d’eau. Ils souhaitent avoir des détails supplémentaires sur le matin où s’est produit l’accident. L’heure, ce qu’a fait Père. Ce dernier raconte : Sept heures, sept heures quinze, oui. Le jour venait de se lever. C’est là qu’il s’est rendu compte que la barrière était mal fermée, et que deux chèvres en avaient profité pour s’échapper. Ça arrive régulièrement. Faut qu’il répare cette fichue barrière ! D’un autre côté, elles ne partent jamais bien loin. Mais parfois, elles vont jusqu’au bois. Et là, c’est plus coton pour les retrouver. Avant, il avait son chien, un beauceron, qui les retrouvait en deux temps, trois mouvements. Mais il est mort il y a quelques mois. Évidemment, cette fois-là, ça n’a pas loupé, elles étaient dans leur bois. Il n'aime pas y aller au bois. Et il n’aime pas quand les chèvres y vont pour boire dans l’étang… parce qu’il y a la route de l’autre côté, juste derrière le versant. Il a toujours peur que les chèvres traversent et se fassent renverser par une voiture ou un camion.


Ce récit présente plusieurs particularités qui lui donne une forte personnalité dès la première page. L’artiste réalise dessins un registre descriptif et réaliste, avec un degré de simplification, une forme d’exagération dans l’anatomie des personnages et dans leur visage, des traits de contour fins et cassants, des aplats de noir aux formes irrégulières et souvent acérées, un usage parcimonieux des nuances de gris en lavis, des exagérations ponctuelles de perspective pour rendre un moment plus dramatique. Deuxième singularité : dès le prologue, l’épouvantail incarne une force surnaturelle, dont la nature n’est pas explicite. Troisième caractéristique : Lily a un fort caractère et elle chante une comptine dans le premier chapitre, ce qui fait tout de suite penser le lecteur à un conte, association d’idées se produisant comme un automatisme, rapprochement également induit par la couverture, avec cette nuée noire émanant de l’épouvantail comme une sorte d’émanation d’une force surnaturelle. Autre caractéristique : le scénariste a fait le choix de ne nommer que deux personnages : Lily et sa mère biologique Ophélie. Charge au lecteur de nommer les autres personnages : Père, Belle-Mère, Capitaine pour l’inspecteur de police menant l’enquête, et encore quelques seconds rôles. En fait ce n’est pas tout à fait aussi restreint. Par la suite, Lily nomme trois animaux de la ferme : Poulette, Minette, Chevrette. Au cours du récit, une évidence s’impose à elle : elle doit trouver un nom à Épouvantail.



Régulièrement, les dessins et la mise en page dégagent un décalage, une étrangeté, entre menace potentielle, non-dit flagrant, réaction bizarre, et manifestation surnaturelle qui ne se trouve peut-être que dans l’esprit du personnage. Pour commencer, il en va ainsi de l’apparence de l’épouvantail : ses dents trop blanches et trop longues en page trois, les sortes de fins troncs entremêlés en page quatre. Toutefois, il faut attendre la page dix-neuf pour le revoir, une minuscule ombre chinoise au sommet de la colline. Par la suite, Épouvantail (avec une majuscule pour désigner le personnage) conserve une apparence quasi identique, immuable, si ce n’est pour son pardessus parfois agité par le vent, ou trempé par la pluie. Il retrouve un peu d’animation lors d’un cauchemar de Capitaine. Et pourtant, la narration visuelle en fait plus qu’une présence immobile, un personnage à part entière, aidée en cela par le fait que certains personnages l’entendent parler. La combinaison des dessins et des dialogues place le lecteur dans le doute, entre un conte dans lequel un objet inanimé est doté de conscience et d’une forme de parole, et la possibilité que tout cela ne soit que dans la tête des personnages qui l’entendent parler, ou peut-être même seulement l’interprétation qu’en fait un unique personnage, en l’occurrence Lily, en tant que narrateur possiblement non fiable.


D’ailleurs le traitement graphique de Lily donne l’impression qu’elle est constituée des mêmes éléments que Épouvantail. Un visage simplifié, presque chérubin, une coupe de cheveux avec une frange masquant tout le front, des yeux souvent réduits à deux points, un nez représenté par un petit trait horizontal, et une bouche soit également sous forme de court trait horizontal, soit parfois grande ouverte pour un sourire éclatant. Elle est le plus souvent vêtue d’une large robe d’enfant avec une poche centrale sur le devant, et elle porte ses bottes, après la première séquence. À deux ou trois reprises, une sorte d’ectoplasme d’une grande noirceur plane au-dessus de sa tête, alors qu’elle est sous l’influence de la colère. Les autres personnages présentent également chacun une caractéristique dans le visage qui fait hésiter le lecteur entre une touche caricaturale, ou une exagération inquiétante, comme si le récit pouvait basculer à tout moment dans l’horreur, ou en tout cas dans une sensation de bascule à tout moment. Le lecteur regarde ainsi Père costaud et au visage calme qui semble ne pas percevoir les accusations sous-jacentes, le petit visage de Belle-Mère avec ses yeux cachés derrière ses énormes lunettes comme si elle souhaitait rester en retrait, le visage un peu trop allongé de Capitaine comme s’il était capable de s’enfoncer comme un clou dans la vie des gens pour découvrir tout ce qu’ils préfèreraient laisser caché.



Les paysages eux-mêmes prennent souvent une allure expressionniste. Les troncs d’arbres du bois qui évoquent des tentacules en ombre chinoise. Les ondulations de la butte qui peuvent laisser penser que Épouvantail va dévaler sur la pente herbue. Un carré d’herbe isolé dans lequel Lily menace de s’enfoncer comme dans des sables mouvants. Une pluie dense dans un ciel gris, comme la pluie du jugement dernier prête à engloutir le monde. Un long couloir interminable avec une porte tout au fond de cette perspective ressemblant à un abyme. Dans le même temps, les personnages interagissent avec ces décors parfois presque animés, qui influent sur leur état d’esprit. À d’autres moments, c’est l’entrain de Lily qui va dominer, telle cette course en cariole, évoquant Calvin & Hobbes dans une activité similaire. Bien souvent, le lecteur ressent un vrai plaisir à découvrir et à savourer ces moments visuels, la prise de vue et la construction de page très vivantes.


Séduit par la narration visuelle et par le caractère entier de Lily, le lecteur se prête bien volontiers au jeu de relever une pièce de puzzle à la fois pour l’intrigue et de chercher comment elles s’assemblent, d’essayer de devancer les révélations pour comprendre ce que cachent les non-dits, ce que cherche Capitaine dans son enquête, qui est coupable de quoi. Peut-être un meurtre ? Peut-être deux ? En quoi Ophélie, la mère de Lily, et son absence sont liées au mystère ? Intriqué avec cette intrigue policière, le lecteur perçoit que les éléments de conte peuvent s’interpréter comme des métaphores. À l’évidence, la relation que Lily entretient avec Épouvantail constitue une image de des émotions et de leurs fluctuations de la petite fille vis-à-vis de l’absence de sa mère, du souvenir qu’elle en garde. Les propos tenus par Épouvantail peuvent être considérés comme l’inconscient de Lily qui exprime ce qu’il a capté, mais que la petite fille ne peut exprimer faute de mots. Puis d’autres personnages réagissent à Épouvantail comme s’il incarnait quelque chose pour eux, à chaque fois différent. Comme si le fait qu’il ait été fabriqué par Ophélie l’avait également doté d’une charge émotionnelle rémanente, l’avait chargé d’une énergie occulte. Inconsciemment, Lily ressent que Père ne lui a pas dit la vérité sur le sort de sa mère. Inconsciemment Capitaine ressent que la présence de Épouvantail a dû influer sur le déroulement de l’accident. Progressivement Épouvantail change de statut grâce à l’honnêteté de l’enfance, le fait de le nommer changeant sa nature.


Un album singulier. La narration visuelle en noir & blanc exprime à merveille les sensations de ce récit entre polar et conte, entre éléments factuels, ressentis, et non-dits, mensonges et culpabilité d’ordre divers. La narration met le lecteur en mode participatif, cherchant à deviner qui a fait quoi, à déterminer le lien entre des événements funestes, reconfigurant ses hypothèses à chaque nouvelle information. C’est encore Lily qui le dit le mieux : Ce qu’il y a de bien, quand on joue à refaire l’histoire, c’est qu’on peut changer la fin…



mardi 7 octobre 2025

Charlotte impératrice T01 La princesse et l'archiduc

La vie d’adulte est un exercice solitaire parfois pénible.


Ce tome est le premier d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2018. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins et les couleurs. Il comporte soixante-huit pages de bande dessinée.


En octobre 1850, la reine Louise d’Orléans, première reine de Belgique, vient de rendre son dernier soupir. Philippe et Léopold viennent chercher leur jeune sœur Charlotte dans cuisine, là où elle s’est cachée derrière un immense panier. Le premier la prend par la main en lui assurant qu’ils seront avec elle : leur père a besoin d’eux, a besoin d’elle. Ils sortent de la cuisine par le grand escalier, et Léopold indique au personnel de maison qu’ils doivent reprendre le travail. Les enfants se rendent jusqu’au bureau du roi des Belges, Léopold premier, passant entre deux rangées de personnes bien alignées, leur jetant un regard attristé. Charlotte entre seule dans le bureau et son père affalé dans un fauteuil la prend dans ses bas. Il la réconforte en lui disant qu’elle doit voir sa mère, il le faut. Il continue : il aurait aimé que tout cela arrive plus tard, qu’elle soit plus grande. Mais tous les enfants doivent un jour voir leurs parents morts. Car la seule alternative serait que les parents voient leurs enfants morts. Et ce n’est pas ce que voudrait le Seigneur. Il l’embrasse sur le front et lui dit d’y aller, ses frères sont avec elle. Elle se rend dans la chambre mortuaire, et elle a le courage d’embrasser sa mère une dernière fois. C’est ensuite au tour de Philippe et Léopold.



En mai 1856, Charlotte fait la connaissance de Maximilien d’Autriche : ils se promènent ensemble dans l’immense serre. Chacun semble sur son quant-à-soi, et la jeune fille demande au jeune homme s’il n’est pas censé lui faire la cour. Il répond gentiment : À quoi bon ? Il s’explique : Charlotte est séduisante, bien sûr, il ajoute qu’elle est même très belle. Il est certain que sa famille à lui s’est assurée que Charlotte a de grandes qualités humaines et morales. Mais d’après ce qu’il sait, elle a un autre prétendant, le futur roi Pierre V de Portugal. Elle lui assure qu’il s’agit juste d’un ami. Il reprend : Elle est jeune et naïve, les princesses de seize ans n’ont pas d’amis. Il lui assure : C’est son prétendant, c’est un roi, et lui n’est qu’un archiduc. Voilà. Fin de partie. Elle lui demande pourquoi il est ici alors ? Il explique gentiment, tout en gardant une allure très droite, que c’est parce que c’est ce qu’on attend de lui, il doit sauver les apparences. Mais il n’empêche qu’à Lisbonne, ils ont déjà commencé à négocier la dot. Il dit qu’elle ne doit pas se sentir vexée, c’est très flatteur, il y a bien des princesses en Europe qui ne suscitent pas tant de convoitises. Il en connaît une que son père essaye de caser depuis qu’elle a douze ans. Aujourd’hui elle en a vingt-quatre, presque une grand-mère. Charlotte s’étonne que Pedro ait ce genre d’idées, car il s’en est toujours défendu pourtant, il a même juré le contraire. Maximilien lui conseille de ne pas en vouloir au jeune roi : il ne dit pas ce qu’il veut, il fait simplement ce qu’on attend de lui. Comme le disait Shakespeare : Lourde est la tête qui porte la couronne.


Les auteurs prennent gentiment la main du lecteur pour le placer aux côtés de la jeune Charlotte à dix ans, ce qui permet de prendre pied facilement dans l’époque, dans cette région du monde. Puis six ans plus tard, la discussion entre elle et Maximilien est de nature explicative, permettant de comprendre l’enjeu des prétendants dans l’union des familles. La suite du récit est tout autant chargée d’Histoire, généralement en arrière-plan. Par exemple, la bataille de Solférino est évoquée en passant, le temps de deux pages, sans détail sur les forces en présence (France et Autriche) ou sur le coût en vies humaines. Le lecteur est tenté de rapprocher ces deux pages, des deux beaucoup plus fastueuses consacrées au mariage de Charlotte et Maximilien, pour l’effet de contraste. Les auteurs n’évoquent pas non plus l’historique de la maison Habsbourg-Lorraine, laissant le lecteur curieux aller se renseigner, et le lecteur connaisseur du sujet apprécier comment l’incidence de l’histoire de cette maison est intégrée à la fois dans le sort réservé à Ferdinand Maximilien de Habsbourg-Lorraine, à la fois dans les alliances. En revanche, Félix Eloin expose à Charlotte et son époux, la situation contemporaine du Mexique pendant six pages : en particulier l’arrivée au pouvoir de Benito Juárez (1806-1872), et l’intervention de la France, de l’Espagne et de l’Angleterre, et son exil en 1864. Par curiosité, le lecteur se renseigne également sur deux autres personnages historiques : Charles de Bombelles (1832-1889, Karl Graf von Bombelles, le fils du précepteur de Maximilien) et Félix Eloin (1819-1888, Édouard Joseph Félix Éloin)



Le récit se révèle être donc profondément enraciné dans l’histoire, sans se transformer en un cours d’histoire. Pour autant, l’artiste se livre à une reconstitution historique ambitieuse et remarquable. À l’évidence, il a effectué de solides recherches pour les tenues vestimentaires. Le regard du lecteur commence par s’attarder sur les toilettes de Charlotte : ses robes, les rubans, les couvre-chefs, un éventail, un voile, un nœud dans les cheveux, une ombrelle, un camé, les rangs d’un collier de perle, la forme de ses cols, etc. Cela l’incite à accorder également une attention particulière aux costumes plus stricts de Maximilien : chemises, redingotes, nœud au col, magnifique costume d’apparat pour son mariage, et son bicorne, jusqu’à la parure munificente portée sur sa veste lors de sa cérémonie de prise de pouvoir au Mexique. Le lecteur oublie toute retenue et se délecte tout autant des décors : depuis la hauteur sous plafond impossible dans le palais du roi des Belges, jusqu’à la muraille depuis laquelle Maximilien s’adresse à son nouveau peuple, en passant par la serre royale (que le lecteur aimerait bien visiter), la chapelle dans laquelle Charlotte va se confesser (encore une hauteur sous plafond rendant insignifiante les êtres humains), la salle de bal, le large lit du couple, la décoration du palais autrichien, les façades le long des canaux de Venise, la Scala de Milan, les différentes phases de la construction du palais de Miramar, etc.


L’artiste compose également de somptueuses scènes visuelles : la luxuriance de la végétation dans la serre, l’attelage de la voiture transportant les nouveaux mariés, une entrevue très formelle et quelque peu cruelle dans les jardins du palais entre Charlotte et la reine d’Autriche, les cadavres sur le champ de bataille de Solférino, la hauteur impossible de l’escalier dans le palais des Tuileries avec le tapis rouge sur les marches, etc. Le lecteur se rend compte qu’il est tout aussi captivé par des moments personnels montrant un personnage ou un autre dans une situation mémorable. Grâce à sa direction d’acteur et son talent de mise en scène, le dessinateur sait faire exprimer la singularité d’un comportement : la tristesse insondable de la petite fille subissant le protocole formel à l’occasion du décès de sa mère sans pouvoir laisser éclater son chagrin, la connivence amicale entre Charlotte et Maximilien se promenant dans la serre, la timidité de la jeune femme lors de sa nuit de noces, la joie exubérante de Maximilien lorsqu’il lui annonce que son frère vient officiellement de le nommer gouverneur de Lombardie-Vénétie, l’application démesurée avec laquelle Maximilien épingle un papillon sur un tableau, l’onctuosité doucereuse avec laquelle Charles de Bombelles propose des relations perverses à Charlotte, le calme implacable avec lequel Philippe remet à sa place Sebastian Scherzenlechner qu’il fait cingler de coup de ceinturon, etc.



Progressivement, le lecteur, qu’il soit familier de l’histoire de Charlotte de Belgique ou non, prend conscience que les auteurs réalisent une étude de caractère fouillée. A priori, elle semble être une enfant inexpérimentée dans les choses de la vie : confiante dans le fait que les hommes puissent entretenir une véritable amitié avec elle (sans avoir conscience du jeu de pouvoir constitué par chacune de ces rencontres arrangées), confiante dans l’amour de son époux, dans l’honnêteté de son meilleur ami Charles de Bombelles, dans les promesses des uns et des autres, dans le respect mutuel qu’elle est en droit d’attendre. Pour autant les auteurs n’en font pas une oie blanche : elle comprend parfaitement le comportement infidèle de son mari et l’accepte, elle fait montre d’une compréhension politique et diplomatique, elle s’adapte aux circonstances défavorables de la vie sans se complaire dans le rôle de victime. De séquence en séquence, elle se révèle comme un individu complexe, à la fois le fruit de son éducation, à la fois capable d’autonomie. Le lecteur revient en arrière pour apprécier et évaluer certains visuels symboliques : le traumatisme du rôle que les adultes lui font jouer lors de la mort de sa mère, la fascination pour l’étrangeté et la fragilité des papillons, ainsi que la passion que Maximilien entretient pour eux, le motif de la plume qui commence par celle de la cuisine gardée précieusement.


En creux, apparaît le portrait d’autres personnages. L’ignoble Charles de Bombelles, répugnant à plus d’un titre. Le manque de toute empathie de Sebastian Scherzenlechner qui fait son devoir obéissant sans hésitation, sans questionnement. La droiture de Félix Eloin qui obéit avec la même implication, tout en faisant montre d’empathie. Et bien sûr, Maximilien lui-même. Les auteurs ont pris le parti de le montrer sous le jour de sa vie privée, sans évoquer ses convictions politiques, par exemple son libéralisme en Lombardie-Vénétie. Le lecteur lui accorde immédiatement toute sa sympathie pour sa franchise vis-à-vis de Charlotte, concernant l’inutilité de la courtiser en se sachant en concurrence avec un roi, pour sa passion pour les papillons, pour son amitié véritable vis-à-vis d’elle, conduisant à un beau mariage d’amour. La suite le révèle sous un autre jour, à la fois quant à sa recherche de plaisir, à la fois quant à sa conscience de passer en second en tout après son frère aîné François-Joseph (1830-1916). Les auteurs brodent un peu sur la vérité historique de sa relation avec Napoléon III pour dramatiser leur rencontre en 1864, et accentuer une forme de faiblesse de caractère. Le lecteur voit ce que cela peut laisser augurer pour la suite au Mexique.


Le titre annonce clairement une série consacrée à Charlotte de Belgique (1840-1927), et ce premier tome à son mariage avec l’archiduc. Le lecteur s’immerge dans une reconstitution historique soignée et même léchée, avec une sensibilité élégante dans la mise en scène, et des visuels mémorables. Il assiste à l’appréhension progressive de la réalité par la jeune Charlotte, son adaptation révélant et forgeant son caractère et en parallèle une interprétation finement ouvragée de la personnalité de Maximilien de Habsbourg-Lorraine. Une étude de caractère pénétrante dans un contexte historique hors norme.