Nous ne sommes plus seuls et il va falloir apprendre à partager.
Ce tome fait suite à Renaissance - Tome 2 - Interzone (2019) qu’il faut avoir lu avant. Il est le troisième d’une trilogie qui constitue le premier cycle de la série. La première édition date de 2020. Le scénario a été écrit par Fred Duval, les dessins et la mise en couleurs par Emem, et le design par Fred Blanchard. Il s’agit d’un tome en couleur comprenant cinquante-quatre planches.
La nuit, des vaisseaux extraterrestres arrivent au-dessus du mur érigé à la frontière des États-Unis et du Mexique, et commencent à le démanteler, pan par pan. Les Américains regardent le spectacle, soulagés par le fait qu’ils vont pouvoir entrer au Mexique et y demander la qualité de réfugiés. Pendant ce temps-là, le journaliste de Radio Paris continue d’annoncer et de commenter les nouvelles. Trois jours que l’expédition Renaissance a débarqué, et ils ne chôment pas : les vaccinations contre la fièvre ont commencé, alors qu’il n’y a toujours aucune nouvelle des grands de ce monde, ou de ce qu’il en reste. Pas un appel à collaborer ni à résister. Des centaines de Texans sont traqués depuis des mois par des machines commandées par des algorithmes hostiles. La chute du mur de Donald, abattu par les vaisseaux. Les Mexicains ne sont pas rancuniers. Les extraterrestres aident les Américains à traverser le Rio Grande à un endroit de faible profondeur, pendant que leurs vaisseaux se battent contre les machines de guerre commandées par les algorithmes.
Dans une zone désertique du Texas, Swänn pilote à fond la caisse un véhicule sur coussin d’air, avec Liz Hamilton à ses côtés. Ils sont poursuivis par un autre véhicule flottant avec à son bord un groupe de Skuälls qu’ils ont surpris en plein activité illicite de contrebande, leur présence étant même prohibée par le Complexe. En son for intérieur, Swänn se dit qu’il est un forestier du clan de Känalä, qu’il vient de la planète Näkän. Ses trois premiers jours sur Terre ont été très compliqués : il a retrouvé Liz Hamilton qui était partie sans autorisation à la recherche de sa famille, portée disparue au milieu du Texas. Il n’a pas encore pu lui dire la vérité. Il y a eu un terrible accident lors d’un saut temporel. Le rapport d’interzone est sans appel : son mari et ses filles sont décédés. Il faut qu’il lui dise. Mais pour l’instant, il faut s’occuper des Skuälls à leurs trousses, car ces derniers n’hésiteront pas à les tuer. Swänn engage l’autopilote, ordonne à Liz de rester dans le véhicule. Il se lève, se retourne et saute sur le véhicule de leurs poursuivants. L’un d’eux sort de l’habitacle et un combat à main nue commence. Swänn réussit à blesser son adversaire, mais celui-ci le déconcentre et l’envoie valdinguer à terre. Puis le véhicule skuäll effectue un saut. Swänn se relève et effectue des prélèvements du sang skuäll pour stockage et analyse à verser au dossier. Puis il revient vers Liz et l’informe qu’il faut qu’il lui parle.
Le scénariste reprend le même dispositif que pour les deux premiers tomes : l’éditorialiste de Radio Paris qui commente l’actualité, ce qui permet au lecteur de se rafraîchir l’esprit sur la situation. Il se dit que les auteurs ne perdent pas de temps puisque que ce n’est que le troisième jour de la présence des extraterrestres. Il sourit quant à l’événement du moment : la destruction du mur qui fut maintes fois promis par le quarante-cinquième président des États-Unis, à la fois pendant sa campagne électorale, à la fois pendant son mandat. Il y a là une inversion savoureuse et moqueuse de la situation : les citoyens américains se retrouvent coincé par ce mur, dans leur pays devenu invivable. À nouveau le design de Fred Blanchard et les des dessins et les couleurs de Emem font des merveilles : la scène nocturne, le recul de la prise de vue qui donne à voir l’ampleur de l’intervention, les individus sans défense ne sachant où se réfugier dans ce no man’s land, le dessin en pleine page qui montre une vue générale avec un horizon lointain, les combats désincarnés en arrière-plan entre des machines.
Cette raillerie contre le mur tant évoqué par Donald Trump rejoint les discrètes remarques sur des sujets d’actualité déjà présentes dans les tomes précédents. S’il y est sensible, le lecteur en relève d’autres sur les vaccins, les réfugiés, la prolifération des armes nucléaires, le racisme, les budgets serrés, livrer des criminels à la justice du pays concerné, le réchauffement climatique, le braconnage, l’histoire des Indiens, des conquistadors et la variole. Elles n’agissent pas comme un prétexte plaqué artificiellement, mais participent à la situation, envisagées avec le recul généré par un récit d’anticipation. L’auteur ne prêche pas : ce sont des éléments de l’intrigue qui reflètent l’époque contemporaine, comme cette fièvre (pourtant imaginée avant) évoquant la situation générée par la pandémie de COVID-19, les réfugiés qui doivent être accueillis, ou encore le réchauffement climatique et la consommation irraisonnée des ressources de la planète Terre par l’humanité. Ils agissent comme des échos du temps présent, allant d’un usage très littéral comme la pandémie, à une mise en abîme moins immédiate comme la problématique de livrer des criminels après arrestation, à la justice dont ils sont des ressortissants. En toile de fond, la trame du récit agit également comme une mise en abîme : que faudrait-il pour que l’humanité accepte l’action de sauveurs ? Ou plutôt le récit semble dire qu’il faudrait que la situation ne soit plus préoccupante, mais catastrophique, pour que l’humanité se retrouve au pied du mur et doive changer ou périr.
La deuxième séquence change de nature : une course-poursuite et un affrontement physique en trois pages. À nouveau le lecteur est complètement pris par la narration visuelle : l’environnement désertique, la texture des roches, la faible luminosité de la nuit, la forme des véhicules en cohérence avec ceux vus dans les tomes précédents, le découpage de la séquence pour rendre compte de la vitesse, de la prouesse physique de Swänn, du corps à corps. À la fin de ce tome, c’est au tour de ce dernier de traquer les fuyards, cette fois-ci dans un bayou. Là aussi, l’artiste apporte un soin visible à rendre compte de la végétation, à concevoir un plan de prise de vue qui mette en valeur l’action et les stratégies de camouflage dans les arbres et les buissons, avec des essences d’arbre identifiables. Le lecteur s’en retrouve presque surpris, car il ne s’agit pas d’une histoire fonctionnant sur des scènes d’action spectaculaires. D’un autre côté, cet extraterrestre fait partie d’une force d’intervention militaire, et il est entraîné pour ce genre de situation. Le lecteur se souvient qu’il l’a vu pratiquer la chasse dans une zone sauvage sur sa propre planète.
À la page 18, le lecteur se retrouve sur la planète Näkän, dans l’aire urbaine de Känalä, à assister à un entretien diplomatique délicat entre Lisä, une Nakän, et Gäry un Skuäll. L’artiste réalise des décors tout aussi soignés, que ce soit pour la faune, la flore ou l’architecture des bâtiments. Même l’ambiance lumineuse apparaît spécifique à cet endroit. À plusieurs reprises, le lecteur se rend compte qu’il ralentit sa lecture pour profiter du spectacle : la discussion très étrange entre Hélène et une intelligence artificielle à l’allure très particulière, la récupération d’une ogive nucléaire dans un bâtiment militaire coulé, à Corpus Christi dans le golfe du Mexique, les déplacements de Liz Hamilton, Sätie et Pablö à l’intérieur d’une Porteuse dont l’aménagement évoque l’architecture des grands bâtiments extraterrestres, lors de l’exploration d’une zone arctique autrefois recouverte par le permafrost, ou encore les rues de Paris recouvertes de boue alors que la décrue a commencé à s’amorcer.
En entament ce troisième tome, le lecteur a conscience qu’il s’agit de la fin du premier cycle, et qu’un deuxième suivra. Il voit que ce qu’il avait commencé à percevoir dans le tome précédent, c’est-à-dire les trois fils d’intrigue (celui au Texas, celui à Paris, et celui sur Näkän), ont pour objet un même événement, présenté sous trois facettes différentes. Comme dans les deux autres tomes, le lecteur se retrouve un peu décontenancé par le mode narratif qui ne joue pas sur la surprise de la révélation, pourtant énorme. En cela, le scénariste reste dans un registre réaliste, sans sensationnalisme. Le lecteur note qu’il avait bien préparé le terrain, et que cet événement se rattache à la mention précédente qui avait été faite sur la guerre des trente planètes. L’auteur manie avec toujours la même habileté et la même élégance les deux genres que sont la science-fiction et l’anticipation. Arrivé à la fin, il ne s’est écoulé qu’une semaine sur Terre dans le temps du récit, et pourtant le changement est advenu et il s’avère irréversible. Les auteurs ont su créer une réalité très tangible, raconter une intrigue politique de grande ampleur, avec une narration vivante à partir du point de vue de Liz et d’Hélène, mais aussi de Swänn et de Lisä. Le lecteur se rend compte de l’originalité et de la solidité du récit, avec une composition originale, déroutante au début, révélant progressivement sa richesse.
Ce premier cycle constitue un récit entremêlant science-fiction et anticipation, pour un retournement de situation : les humains ont besoin d’aide, et ils en bénéficient sous la forme d’une expédition appelée Renaissance, fondamentalement bien intentionnée. L’association de Fred Blanchard au design et de Emem au dessin aboutit à une narration visuelle très solide, avec des éléments SF originaux, et un mode descriptif consistant et fourni qui permet de se projeter et de s’immerger dans ce futur proche. Le scénario prend le temps pour révéler le mystère central, sans tomber dans les poncifs, avec des points de vue variés, des enquêtes, des drames humains, une touche de politique, une touche d’éthique et de dilemme moral, des problématiques résonnant avec des éléments d’actualité sans les singer ou les caricaturer. Un très bon récit de science-fiction.