La haine a ceci de particulier qu’elle se répand comme la peste, mais elle attaque l’âme, pas le corps.
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s’inscrit dans un cycle thématique des auteurs, commencé avec Vincent - Un saint au temps des mousquetaires (2016). Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins et les couleurs, avec un lettrage réalisé par Joëlle François. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, écrite par le scénariste dans laquelle il évoque la réputation de Charles de Foucauld, ainsi que la tentation qui fut la sienne dans le désert algérien. Il conclut avec ces phrases : Car l’autre, le frère d’en face, n’est qu’un enrichissement de notre moi. Il dédie ensuite cet ouvrage à ses amis musulmans, à ses amis juifs. Il y a une table où il partagera le pain et le vin avec eux. Vœu pieu ? Ainsi vont ses croyances, en tout cas.
I. Temps des extravagances. En France, dans la petite commune de Pont-à-Mousson, en 1880. La fête bat son plein, avec un bal organisé par l'école spéciale militaire de Saint-Cyr. Philippe Pétain demande à trois officiers s’ils savent où se trouve Charles, car il le cherche depuis une demi-heure. L’un d’eux répond qu’il est entré à l’intérieur, avec la petite Joséphine Gillain. Pétain se dit qu’il ne devrait pas le déranger, mais le Dom Pérignon manque, à rendre la situation intenable. Dans le grand salon, la jeune femme demande à Charles pour quelle raison, il ne veut pas d’elle. Elle l’aime, que doit-elle faire pour l’en convaincre ? Il lui répond qu’il ne connaît pas personne plus adorable, plus exquise qu’elle, mais il ne pourrait que la décevoir. Là où elle ne met que de la vie, de la gaieté, de la beauté, lui ne ressent que de la lassitude. Il se sent vide, sans consistance, comme ces épouvantails qui grincent au vent. Les convenances n’encombrent guère la vie qu’il mène, et il lui arrive parfois de le regretter.
Charles de Foucauld décide de partir de la fête et il enlève sa veste. Le régisseur le prend pour un assistant de cuisine et le charge de tâches de manutention. Il s’en acquitte, puis décide de suivre une jeune chanteuse juive dont le régisseur vient de refuser l’offre de service. II. Vipère à cornes. Dans le désert proche de Tamanrasset en Algérie, en 1916. Un groupe de bédouins montant des dromadaires s’arrêtent en découvrant un homme couché sur le sol, le visage tourné vers le sable. L’un d’eux descend de sa monture en dégainant son épée. Il tranche en deux la vipère à cornes qui vient de mordre Charles de Foucauld. Kaocen, de la tribu des Ikaskazen, demande à Saïd, de ramener le marabout au fortin. Le soir, Saïd a brûlé la plaie au fer rouge, mais le blessé ne réagit pas. Kaocen lui ordonne de lui brûler la plante des pieds : il réagira. Effectivement, Charles pousse un cri de douleur. Kaocen ordonne qu’on lui apporte du lait de chèvre, même si un de ses hommes lui répond qu’il ne comprend pas pour quelle raison sauver cet homme, vu que c’est un Français. Pendant plusieurs jours, la vie de Charles de Foucauld, le marabout, ne tient qu’à un fil.
Avec Vincent de Paul (1581-1660), les auteurs mettaient en scène un homme pieux dans une enquête qui lui faisait rencontrer des individus de tout horizon social, et le montrait pratiquer sa Foi au quotidien. Avec ce deuxième tome consacré à un saint homme, ils s’aventurent un peu plus loin en mettant en scène la tentation dans le désert, celle de l’orgueil. Dans l’introduction, le scénariste prévient que l’ouvrage ne constitue ni une biographie, ni une hagiographie de Charles de Foucauld (1858-1916), mais quelques moments de la vie d’un homme, pas d’un saint, la marche vers la lumière, le dépouillement. Il précise également qu’il y a eu plusieurs Foucauld, comme il y a eu plusieurs Philippe Pétain, et que le premier est parvenu à dépasser certains stéréotypes colonialistes de son époque, pour devenir un défricheur, un frère universel. Après s’être ainsi justifié, il commence son récit en rappelant ce lien entre Foucauld et Pétain, avec la scène introductive en 1880 : voici d’où vient le religieux, il fut un officier de cavalerie de l'armée française, il est sorti de Saint Cyr. C’est un homme de son époque. Après cette scène de six pages, le récit passe en 1916, pour les derniers jours de la vie de Charles de Foucauld, et sa tentation dans le désert.
Comme pour le premier tome, la narration visuelle appartient au registre descriptif et réaliste. Pour la scène introductive, Martin Jamar nage dans son élément : une reconstitution historique dans avec uniformes, belles toilettes de soirée pour les dames, un magnifique bâtiment, etc. C’est un vrai plaisir pour le lecteur de pouvoir ainsi se projeter dans ces lieux, de suivre Pétain passer du bal en extérieur à l’atmosphère plus feutrée à l’intérieur, de prendre le temps de regarder la multitude de détails : les violons, les boutons d’uniforme, les décorations florales, le modèle des verres en cristal, les cageots de légumes, les plans de travail en cuisine, etc. Puis vient le temps du désert, des bédouins, de fort Motylinski, situé à Taghaouhaout, à cinquante kilomètres environ à l'est de Tamanrasset. En fin de tome, l’artiste remercie deux membres de sa famille pour leurs photographies d’Algérie qui l’ont aidé plus qu’ils ne le pensent. Beaucoup de sable à perte de vue, de ciel bleu et quelques dunes, mais pas seulement. Le dessinateur se montre tout autant investi dans la représentation des costumes, des harnachements des dromadaires et des selles avec leur tapis, des armes et bien sûr des sandales. Il représente avec le même souci du détail authentique les constructions et le fort Motylinski, ou encore la tente de la Damassine et le festin qui s’y déroule. Le lecteur sait qu’il regarde des visuels fiables sur le plan historique. Il observe des êtres humains normaux en train d’interagir. Il peut croire pleinement et sans réserve à ce qui lui est montré.
Ces dernières semaines de la vie de Charles de Foucauld ne se limitent pas à une sortie dans le désert pour se confronter à la tentation de l’orgueil, à l’instar des quarante jours passés dans le désert par Jésus où il fut soumis à la tentation par le Diable. La vie de ce religieux s’inscrit dans un contexte historique : celui de confrontations entre tribus du désert, de la colonisation, de la cohabitation entre les Algériens et les blancs. La vie de cet homme est tributaire de la réalité géopolitique. Dans l’introduction, le scénariste indique qu’il a choisi de montrer un homme qui est parvenu à dépasser les stéréotypes de son époque : Charles de Foucauld parvient à mettre en œuvre la charité telle qu’elle est définie dans la théologie chrétienne, c’est-à-dire l'amour de l'homme envers son prochain en tant que créature de Dieu. Comme pour le tome consacré à Vincent de Paul, les auteurs ne font pas acte de prosélytisme, ils ne cherchent pas à convertir qui que ce soit. Ils souhaitent montrer un homme de Foi vivant conformément aux préceptes moraux de sa Foi, sans le dissocier de sa croyance. Ainsi, une fois passée la scène introductive à Pont-à-Mousson, Charles de Foucauld porte la bure blanche ornée du cœur surmonté de la croix. Il se livre à la prière à deux ou trois reprises. Il fait preuve de tolérance, de refus de combattre, d’acceptation des conséquences de s’en remettre à Dieu, d’amour envers son prochain quelles que soient son origine et ses croyances. Par ailleurs, lors d’une discussion avec Elizabeth Archer journaliste au San Francisco Chronicle, la discussion revient sur son parcours : cartes des pistes au Maroc (de par ses études et son investissement, il a étendu de plus de 2.250 kilomètres les itinéraires connus dans le pays), commentaires de poèmes touareg, éléments de grammaire sur le Coran, notes sur Les élévations sur les mystères, de Bossuet, dictionnaire français-touareg, etc. Ce à quoi, de Foucauld répond qu’on ne peut pas aimer son prochain sans le comprendre.
Le lecteur perçoit donc d’abord Charles de Foucauld comme un officier, puis comme un moine itinérant dans une région désertique de l’Algérie colonisée, étant la proie de guerres entre tribus, et parfois contre la présence française. Puis, il le voit accepter le dialogue avec tout le monde, officiers de l’armée française, comme bédouins. Ce n’est qu’ensuite qu’il perçoit la tentation qui donne son nom au titre du récit. En réponse à une remarque de la journaliste, il répond qu’il reste une proie pour l’ombre, l’ombre qui danse, qui invite l’individu à la rejoindre, une ombre prête à l’engloutir. L’ombre des facilités, des leurres, de l’orgueil de la lumière fausse, une ombre qu’il doit affronter. Il décide alors de s’éloigner, de s’avancer dans le désert pour se confronter à des convictions qu’il ne peut pas maîtriser. Le voilà confronté à un mirage, ou à des hallucinations dans une scène de quatre pages, planches trente-et-un à trente-quatre, entre manifestation de l’inconscient et expérience mystique, les auteurs laissant le choix de l’interprétation au lecteur. D’un côté, celui-ci peut n’y voir qu’élucubrations induites par une forme d’auto-persuasion, ou un moment de grâce divine. Dans un cas comme dans l’autre, ce moment participe à décrire un individu animé par une Foi qui connaît le doute, et par voie de conséquence la remise en question, et ayant un comportement guidé par des valeurs morales admirables. Pour la deuxième fois, les auteurs ont réussi leur pari : mettre en scène un croyant digne d’admiration qu’on partage sa Foi ou non.
Mettre en scène la vie d’un saint homme, ou même une partie de sa vie, voilà une gageure singulière, la proposition d’un récit générant des a priori irrépressibles, et les critiques qui vont avec, avant même d’avoir lu la première page. Comme d’habitude, le sérieux et la solidité de la narration visuelle de Martin Jamar désamorcent toute forme de moquerie ou de mépris, attestant de l’investissement d’un professionnel de très haut niveau. Ensuite, l’investissement de Jean Dufaux est indéniable : il a fait le choix de réaliser ce récit qui a de l’importance pour lui. Il s’en suit une lecture qui sort de l’ordinaire, qui ose mettre en scène un homme religieux, sans questionner le dogme qu’il vénère et ses pratiques, la réalité des actions guidées par une Foi, un être humain qui mérite le respect quelles que soient les convictions du lecteur.