Tu attends un enfant, et tu ne sais pas qui est la mère ?
Ce tome fait suite à Monsieur Jean, tome 2 : Les nuits les plus blanches (1992) qu’il vaut mieux avoir lu avant car les auteurs développent une continuité assez lâche en arrière-plan. Cet album a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Philippe Dupuy et Charles Berberian, avec une mise en couleurs réalisée par Claude Legris & Isabelle Busschaert. Sa première édition date de 1994, et il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il se compose de cinq histoires courtes.
Les femmes et les enfants d’abord, quatre pages. La nuit, Monsieur Jean fait l’étoile de mer dans son lit quand la sonnette retentit. Il émerge difficilement du sommeil et va ouvrir. Sur le pas de la porte l’attend Véronique, enceinte, avec un mouchoir à la main. Elle pleure et lui explique qu’elle sait que ce n’est pas une heure pour le déranger, mais elle vient de se disputer avec son mari Jacques. Il lui prépare un café et vient s’assoir en face d’elle. Elle lui raconte que Jacques est rentré très tard vers trois heures du matin, qu’ils se sont disputés et qu’elle a choisi de partir en le plantant là. Elle ne lui reproche pas vraiment de sortir, mais du fait de son état elle dort tout le temps et ils ne passent plus de temps ensemble. Le téléphone sonne : Jean répond, et il indique à Jacques qu’il peut passer. En fait, ils sont sortis ensemble ce soir-là. Manureva, onze pages. Dans la voiture, Jean raconte son cauchemar à son ami Clément qui conduit : ils se retrouvent assiégés dans un château fort, lui et tous ses avatars qui montent la garde. Dehors des femmes guerrières en armure ont ramené des machines de guerre et elles les bombardent avec des bébés vivants, affamés et hurlants. Les deux amis sont arrivés à destination : une salle de sport. Une femme vient prendre le vélo à côté de celui de Monsieur Jean et elle entame la conversation. Le courant passe bien entre eux deux.
Cathy (Norvegienne Woude), huit pages. Monsieur Jean est dans son bain, en train d’essayer de se remettre de sa rupture avec Manureva. Il repense à sa première rupture. Il était troufion, et il revenait pour une permission. Étonnamment, sa copine Catherine n’était pas venue l’attendre à la gare. Il avait fallu qu’il se rend chez elle par ses propres moyens, en faisant du stop. Sur place, Cathy recevait Brigitte une copine et Christophe un copain. Une folle jeunesse, quinze pages. Félix sonne à la porte de l’appartement de son ami Monsieur Jean, ce qui oblige ce dernier à sortir de son bain. Félix lui explique qu’il vient de se faire larguer par Marlène, sa compagne depuis deux ans. Les pompiers toquent à la porte car il faut évacuer l’immeuble pour cause de fuite de gaz. Les vacances de Monsieur Jean, huit pages. Monsieur Jean et son ami Jacques sont en train d’essayer des manteaux. Jacques indique que Véronique a accouché de jumeaux. Il lui propose de se joindre à eux pour des vacances en Bretagne début juillet. Monsieur Jean accepte : sur place, il découvre que le couple a invité une amie, Catherine.
Le titre de ce troisième tome laisse sous-entendre que Monsieur Jean serait en train de virer sa cuti, qu’il serait susceptible de s’encombrer de responsabilités avec femme et enfants. La première histoire permet de se rassurer : il s’agit de la femme d’un ami, et de son enfant à venir. La deuxième évoque une courte relation entre Monsieur Jean et Pascale qui se fait appeler Manureva. Dans la troisième, le lecteur découvre la première rupture avec une femme. Dans la quatrième, Monsieur Jean doit héberger temporairement son ami Félix, avec Eugène, un jeune garçon, fils de l’ancienne compagne de Félix. Enfin, il accepte de passer des vacances avec son ami Jacques, ainsi que son épouse Véronique, et leurs jumeaux, sans oublier une invitée de dernière minute. Il est donc bien question de femmes, deux amours du personnage principal, celle de son ami Jacques, celle de son ami Félix même si elle n’apparaît pas, et des enfants des autres. Les dessins restent également dans le même registre que ceux des tomes précédents. Sans qu’il ne soit possible de savoir qui a dessiné quoi, les artistes ont conservé leur goût pour les exagérations des personnages : femmes filiformes sauf madame Poulbot la concierge et son amie madame Colin, hommes avec un visage marqué (le gros nez de Monsieur Jean, le gros menton de Clément, le nez pointu de Félix, la bouche légèrement de travers de Jacques), représentation des décors oscillant entre le simplisme et l’épure élégante. Pas de doute, le lecteur retrouve bien ce jeune trentenaire dégagé des contingences matérielles, un peu falot dans ses relations sociales, indolent dans son comportement, vaguement neurasthénique même, dans des aventures inconséquentes dépourvues de toute action spectaculaire, souvent parisianistes.
Dans le même temps, dès la première page, le lecteur remarque de petites évolutions, en particulier graphiques. Il note que les traits du visage de Monsieur Jean ont encore gagné en épure : ce gros nez qui tire son visage vers le bas, cette absence de menton, ce gribouillis pour ses cheveux, tout cela s’assemble parfaitement pour une allure générale, mais ne résiste pas à un regard soutenu qui les sépare un par un. L’arrivée de Véronique le conforte dans ce constat : un rendu très éloigné d’une apparence photographique, avec un arrondi pour le contour du visage, deux traits un peu plus épais pour les yeux à demi-clos, quelques traits en arabesque pour les cheveux, et apposition de couleurs qui donne une cohérence au tout. Quelques pages plus loin, il fait connaissance avec Manureva dont le dessin est tout aussi épatant, lui conférant un charme fou : une sorte de gribouillis pour les cheveux en chignon, un demi-triangle très allongé pour le nez, un body de sport très collant, des sous-vêtements noirs très basiques. Cathy est tout aussi craquante avec ses cheveux courts et son petit nez en trompette. L’âge a apporté une grâce peu commune à Madame Fabienne Delboise avec ses cheveux blancs sa longue silhouette mise en valeur dans sa robe noire. Monsieur Boris Zajac apparaît maigre, avec également un visage des plus réussis avec ses gros sourcils broussailleux, ces quelques traits qui forment une chevelure grisonnante et ce long nez aquilin.
Dès la première page, le lecteur constate également une évolution significative dans la représentation de l’aménagement intérieur du petit appartement de Monsieur Jean. Les artistes effectuent un véritable travail de décoriste, de décorateurs d’intérieur même : choix du modèle de lampe de chevet, modèle des fauteuils du salon, motif imprimé des rideaux, utilisation de l’âtre de la cheminée pour ranger les bouteilles d’alcool. Par la suite, il note un autre modèle de fauteuil dans le salon de Véronique & Jacques, la décoration plus datée chez les parents de Jean, une décoration plus jeune chez Catherine il y a quelques années, des pièces beaucoup plus spacieuses chez Mme Delboise, le retour de la fenêtre de la chambre de bonne parisienne. Il prend un plaisir similaire à s’attarder sur les environnements en extérieur : une promenade au parc des Buttes Chaumont, les rues de Lille sous la pluie, la rue parisienne devant l’immeuble où loge Monsieur Jean, une belle maison au bord de la plage en Bretagne, et bien sûr le château fort.
En effet, les auteurs ne se cantonnent pas de ronronner en progressant tranquillement : ils introduisent également de vrais éléments nouveaux. C’est ainsi qu’ils mettent en œuvre une métaphore visuelle avec laquelle ils s’amusent bien : le détachement de Monsieur Jean prend la forme d’un château fort avec un mur d’enceinte, un pont-levis, et même des assiégeantes en armure médiévale. Cette indolence apparente peut alors s’interpréter comme la volonté de se mettre émotionnellement à l’abri derrière un mur. Les ébauches de relation amoureuse deviennent alors des assauts donnés par la femme correspondante pour essayer de pénétrer dans l’enceinte fortifié. C’est une belle inversion de la représentation habituelle où l’homme fait des pieds et des mains pour développer une relation qui lui permettra de pénétrer sa partenaire sexuelle : ici, la femme essaye de pénétrer son partenaire affectif. De même, sur le plan narratif, les histoires se font plus longues, il n’y en a plus en deux trois pages. Il apparaît également une continuité plus consistante. Monsieur Jean part en vacances avec le couple Véronique et Jacques qui ont fini par se réconcilier dans son appartement. Ils sont rejoints par Catherine, la première relation amoureuse sérieuse de Monsieur Jean, qui est racontée dans la troisième histoire de ce tome. De même, apparaissent des thèmes plus adultes comme les disputes de couple, la peur de ne plus plaire, le sexe passion, les familles recomposées ou plutôt décomposées avec un enfant balloté d’adulte en adulte, le suicide des personnes âgées isolées souffrant de solitude, la peur de l’engagement, les blessures affectives, les attentes des parents vis-à-vis de leurs enfants. Les auteurs savent conserver un dosage élégant entre ces questions adultes, et un humour entre comédie de situation, autodérision, enfantillages.
Le lecteur était prêt à reprendre une portion de tranches de vie sans conséquence, de vague à l’âme dans un milieu parisien, témoignage d’une époque et d’un certain pan de la société. Il remarque que les dessins gagnent encore en élégance et en chic, que ce soient les personnages ou les environnements. Par ailleurs, les scénaristes se montrent plus ambitieux dans leurs histoires qui deviennent un peu plus longues et qui présentent une continuité entre elles. Dans le même temps, ils ont conservé leur humour pince-sans-rire qui participe au charme de la série, tout en évoquant des sujets moins frivoles. Le lecteur sent qu’il devient plus intime avec Monsieur Jean et que celui-ci sent que sa vie pépère ne le satisfait pas.
La nuit, Monsieur Jean fait l’étoile de mer dans son lit - Le personnage est donc toujours sujet à des troubles du sommeil ? Sur la planche, je n'arrive pas à voir s'il somnole ou s'il dort profondément.
RépondreSupprimerqu’il serait susceptible de s’encombrer de responsabilités avec femme et enfants. La première histoire permet de se rassurer - Les lecteurs sont impitoyables avec les personnages des séries qu'ils affectionnent. Imagine-t-on Tintin ou Mortimer (pour ne citer qu'eux) se marier ?
le gros nez de Monsieur Jean - Ainsi que celui de ses parents, sans que l'on sache s'il le tient de sa mère ou de son père.
À la conclusion, je retiens donc une évolution intéressante de cette série, que ce soit du scénario ou des dessins ; on verra si ça se confirme au tome suivant.
Monsieur Jean m'avait l'air de dormir et d'être tiré d'un sommeil profond mais pas forcément réparateur par le bruit de la sonnette. C'est toute la magie d'un dessin qui permet plusieurs interprétations en fonction de l'état d'esprit du lecteur qui le découvre.
SupprimerJe n'ai jamais imaginé Tintin, ou Blake & Mortimer, se marier parce que je les ai toujours considéré immuables, sans possibilité d'évoluer afin que le lecteur les retrouve toujours à l'identique. Avec les années qui passent, je vois mieux comment l'auteur, lui, a évolué entre deux albums.
Il est révélateur de comparer les planches de l'album avec la couverture de l'intégrale : cela donne une idée de l'évolution esthétique des dessins, plus épurés, plus élégants.