Heureusement que les forteresses sont faites pour éviter les entrées, pas les sorties.
Ce tome fait suite à Le mercenaire T01 Le feu sacré (1982) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour disposer des deux ou trois informations relatives à l’environnement dans lequel le personnage évolue. Ce tome a été publié pour la première fois en 1983, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : La formule.
Dans une des villes du Pays des Nuages, Mercenaire est chez l’armurier pour se racheter une armure, ayant perdu la sienne dans la cité du peuple du feu sacré. Il essaye un casque métallique : il n’est pas convaincu par le modèle car il n’y a pas assez de visibilité sur les côtés ou vers le haut. Il questionne le marchand sur une armure complète en exposition. Celui-ci lui indique qu’elle est merveilleuse, mais ces pièces sont très chères. Il ne peut pas lui proposer les conditions habituelles, il ne peut pas prendre ce risque du fait de la profession de son client. Leur discussion est interrompue par un autre client qui se présente : Claust, l’alchimiste. Peut-être ont-ils entendu parler de lui ? Il suppose que l’autre client est un homme de main, statut que lui confirme Mercenaire. Claust continue : il a besoin qu’on l’escorte pendant quelques jours. Il offrira cette armure en paiement. Mercenaire souhaite en savoir plus. Claust détaille : il s’agit de se rendre à la grande plaine glacée. Il ne pense pas que de toute sa carrière Mercenaire ait été aussi bien rétribué. Ce dernier n’a jamais foulé cette plaine, mais il sait que c’est une zone périlleuse et qu’il s’y trouve un labyrinthe. Claust répond qu’il y est déjà allé à plusieurs reprises et qu’il en est toujours revenu. Il servira de guide.
Peu de temps après, Mercenaire en armure tient les rênes du dragon qui leur sert de monture, et Claust est assis sur une selle derrière. Mercenaire aperçoit la frontière de la zone des grands froids : à partir de là, il pénètre dans des territoires qu’il ne connaît pas. Claust lui indique les directions : passer par la faille à leur gauche, et accéder ainsi au labyrinthe. Une fois engagé dans la faille entre deux pentes escarpées, il convient d’amorcer la descente car le dragon ne supportera pas ce froid longtemps. Il faut ensuite aller jusqu’à la première gorge à gauche. Attention : tomber à l’eau les conduirait à une mort certaine, et impossible d’escalader ces parois. Continuer par le boyau, en face. Tout d’un coup, ils constatent que la gorge est barrée par un éboulis. Il faut que Mercenaire fasse remonter le dragon : la distance est trop courte et l’envergure de l’animal l’empêche de faire demi-tour. Claust indique que l’éboulement est récent : il n’y était pas la dernière fois. Mercenaire évalue la situation : ils ne pourront pas décoller à moins que cette bête monte suffisamment et il n’a pas l’impression qu’elle y songe. Il a peur qu’elle ne soit trop âgée et trop lourde. Claust lui intime de mettre pied à terre et de l’obliger à bouger : le coin est infesté d’énormes carnivores.
Le premier tome ne définissait pas d’autres directions à la série que celle du métier du personnage principal : un mercenaire qui loue ses services à ceux en mesure de payer ses tarifs, pour accomplir des missions périlleuses. Ici, un alchimiste a besoin d’une escorte pour réaliser une livraison et récupérer son paiement, pour assurer sa sécurité au voyage d’aller et à celui du retour. Tout ne se passe pas comme prévu et Claust prend une initiative scélérate qui place Mercenaire dans une situation où il doit participer à sa neutralisation. La narration de l’intrigue s’effectue de manière linéaire. Le lecteur retrouve des illustrations aussi superbes que dans le premier tome, des combats physiques bien mis en scène, une jeune belle jeune femme qui se retrouve nue le temps d’une page, et des séquences spectaculaires : le compte est bon, l’horizon d’attente est comblé. Un récit de Fantasy, avec des épées, des armures, des dragons, et une croyance dans l’alchimie qui se révèle être une réaction chimique très classique. Et comme dans le premier tome, la personnalité de l’auteur irrigue la manière de raconter le récit qui s’avère plus riche et plus surprenant qu’une simple quête de sorcier et de guerrier.
Après la magnifique couverture avec Mercenaire dans son armure, chevauchant son dragon, se trouve une illustration en pleine page, tout aussi impressionnante du dragon se dirigeant vers la lamaserie. La majorité des planches contiennent de trois à six cases, un faible nombre montant à sept ou huit, et un nombre tout aussi restreint descendant à deux, avec également une illustration en pleine page pour la dernière page. L’artiste donne de la place à ses personnages et aux dragons pour exister, pour évoluer, pour déployer leurs ailes pour ces derniers. À deux ou trois reprises, il utilise un plan fixe pour décrire une action précise, par exemple quatre cases montrant un poignard venant se ficher juste au milieu de la hauteur du nez d’un bandit. À deux reprises, l’artiste s’affranchit de représenter les arrière-plans pendant trois ou quatre cases d’affilée : quand le poignard vient se ficher juste sous les yeux du bandit, dans la geôle. Aussi brefs et peu nombreux soient-ils, ces deux passages attirent l’œil du lecteur car ils lui font prendre conscience que partout ailleurs, le dessinateur représente le décor, ou réalise un camaïeu qui en rappelle les grandes lignes. Cet investissement dans la représentation apporte une consistance aux lieux qui fait une grande différence avec un récit de Fantasy produit au kilomètre. Le lecteur voit ce labyrinthe de failles qui serpentent entre les flancs escarpés de montagnes infranchissables en vol de dragon, parce que trop hautes. La découverte de la formation géologique qui permet d’accéder à la lamaserie coupe littéralement le souffle par son envergure, les fumées qui s’en échappent et les cascades. L’architecture de la lamaserie ne donne pas lieu à un plan large en extérieur : en revanche les intérieurs donnent une idée des matériaux et de l’inspiration qui a présidé à son aménagement. De même, le château de Claust semble bien sympathique, assez moyenâgeux. Si son esprit critique se met en marche, le lecteur se dit que l’artiste n’a peut-être pas pensé ces demeures dans leur intégralité, mettant plutôt bout à bout des pièces en fonction de ses besoins.
Au cours de la lecture, il est vraisemblable que l’esprit critique se mette en veille dès la troisième planche : une illustration en pleine page montrant le dragon avec ses deux passagers en gros plan, de dos, et au loin la muraille rocheuse et la faille s’ouvrant entre deux pans, avec un sentier et un pont en arc, sur laquelle ont été incrustées deux cases en insert. Avec cette planche et les deux suivantes, le lecteur peut suivre le vol du dragon : une magnifique prise de vue avec une continuité logique du relief d’une case à l’autre, d’un plan à l’autre. Le dessinateur semble plus à l’aise dans les décors naturels pour en assurer la cohérence spatiale, ce qui donne une plausibilité remarquable aux déplacements en dragon. La neuvième planche est découpé en quatre cases de la largeur de la page pour montrer le dragon volant au ras de la surface de l’eau en essayant d’échapper à l’énorme monstre aquatique qui l’a pris en chasse : efficacité narrative optimale. Sur le chemin du retour, Mercenaire et un guerrier de la lamaserie doivent affronter quatre brigands de la frontière, chevauchant eux aussi des dragons. Le plan de prise de vue permet de comprendre du premier coup d’œil la position relatives des uns et des autres dans le ciel, ainsi que leur trajectoire. La deuxième partie du combat se déroule à terre, là encore avec une logique de déplacements impeccable. Le lecteur est subjugué par cette narration solide et soignée.
L’intrigue s’avère donc très simple : Mercenaire assure la sécurité de Claust qui commet un vol dans la lamaserie. Il s’agit alors pour Mercenaire et un guerrier dépêché par le grand lama de se lancer à sa poursuite et de récupérer le médaillon dérobé avec la formule qu’il contient. Rien de très original, si ce n’est que la victoire n’est pas conquise par la bravoure de Mercenaire, ni sa témérité, ni ses compétences dans le maniement des armes. Comme dans le premier tome, le lecteur ne peut pas s’empêcher de penser que l’inclusion d’une femme dénudée dans le récit constitue un marqueur temporel : cela trahit l’époque à laquelle il a été réalisé, à destination d’un lectorat d’adolescents mâles. Sauf que Segrelles déconstruit ce cliché. Pour commencer, il s’agit du plan de cette femme, ce qu’elle explique à Mercenaire : son plan implique qu’elle se dénude intégralement. Puis elle le traite de benêt, et lui intime de se dépêcher plutôt que de la reluquer. Enfin, la victoire est acquise grâce à son intelligence, ce qui fait d’elle la véritable héroïne de l’histoire. Autre cliché qui se trouve réinvesti de sens : les combats. Au début, Mercenaire fait à nouveau la preuve de son adresse au tir à l’arc. Mais voilà que le guerrier de la lamaserie utilise un arc beaucoup plus lourd que le sien, tirant d’énormes flèches, très lourdes. Un concours de celui qui la plus grosse (flèche) ? La narration visuelle montre par la suite l’avantage de ces flèches s’apparentant à des lances, sur le modèle classique, mais aussi les limites ou inconvénients d’une telle arme.
Une histoire de mercenaire dont les services sont loués par un alchimiste qui le trahit : pas très originale comme intrigue, surtout quand elle est développée de manière linéaire, comme c’est le cas ici. Or Vincente Segrelles met tout son art de conteur et son énergie dans son récit, pour cette série qui est la sienne, à la fois avec des images superbes, une narration visuelle solidement construite, et un jeu sur les conventions du genre Fantasy. Le lecteur savoure pleinement cette histoire très classique, racontée avec un art consommé de conteur qui en fait une aventure originale, surprenante, détournant les codes du genre.
Complètement d'accord. Et tout comme ton commentaire sur le tome 1, tes descriptions du dessin et de la narration résument parfaitement leur rendu, rien à redire. Le plus étonnant réside dans cette malice à détourner les codes, ce qui est très bien vu et pérennise l'oeuvre.
RépondreSupprimerLes détournements pérennisent l’œuvre : ça m'a également agréablement surpris de voir que ces histoires peuvent être lues avec une sensibilité féminine sans avoir à s'offusquer d'une forme de machisme viriliste bas du front. Si ça se trouve, cette série pourrait passer le test de Bechdel.
Supprimerhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Bechdel
Je te remercie pour la référence.
RépondreSupprimerMercenaire est chez l’armurier - Je n'ai jamais su que penser de cette absence de prénom. Ça ne m'aurait pas déplu que Segrelles lui en donne un.
"Claust prend une initiative scélérate" - Quel vieux renard, ce Claust. Quelle fourberie ! J'avais adoré.
"Cet investissement dans la représentation apporte une consistance aux lieux qui fait une grande différence avec un récit de Fantasy produit au kilomètre." - Très bonne remarque. Je ne m'étais pas fait cette réflexion, je le reconnais volontiers.
"Le lecteur savoure pleinement cette histoire très classique, racontée avec un art consommé de conteur " - Difficile d'ajouter quelque chose. Et merci encore de faire remonter les souvenirs que j'ai de cet album.
La référence : ce n'est qu'un juste retour des choses.
SupprimerRécit de Fantasy produit au kilomètre : je m'en suis fait la réflexion en repensant aux nombreux comics de Fantasy et d'Heroic Fantasy que j'ai pu lire. Du fait du système de production à la chaîne de ces produits, les dessinateurs s'épuisaient vite et les environnements perdaient en substance, pour devenir générique, puis en carton-pâte, sans logique interne d'un plan à un autre. Avec Segrelles, rien de tout ça.
A mon tour de te remercier pour m'avoir incité à guetter une réédition, et convaincu qu'il y avait plus dans cette série que ce qu'en conservait mon vague souvenir.