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lundi 20 février 2023

Les étiquettes

Il ne faut pas réduire les gens à des étiquettes.


Ce tome constitue une anthologie de vingt-neuf histoires courtes, toutes réalisées par Clarke (Frédéric Seron) pour le scénario, les dessins et l'encrage. Elles sont toutes en noir & blanc, à l’exception d’une seule, celle intitulée Synesthésie. La première parution date de 2014.


Au jardin, trois pages. Frédéric est assis en tailleur dans son jardin, tranquillement en train de s’en griller une. Son chat passe à côté de lui, il lui caresse le dos. Il se dit qu’il va falloir qu’il s’occupe du jardin. Par quoi commencer ? À peine, seul, et il est déjà la proie de questions existentielles. Il s’allonge sur le dos, et il continue à fumer tranquillement. Facebook, trois pages. Frédéric est à sa table de dessin : son téléphone sonne. Il décroche et la discussion commence.il explique à son interlocuteur qu’il est en train de travailler. Il l’informe que son épouse est partie, que les enfants sont restés avec lui. Frédéric ne sait plus trop où il en est : c’est une expérience éprouvante, il a l’impression d’être en mille morceaux. Il raccroche car sa grande fille vient de rentrer. Elle s’enquiert de son état : il ne sait plus trop ce qu’il est maintenant. Elle lui répond que c’est comme un profil facebook : il a le choix entre Marié, Célibataire, ou C’est compliqué. Le dessinateur, 4 pages. Frédéric est installé à une terrasse de café, en train de dessiner et de fumer une cigarette. Il en tire une bouffée et la jette négligemment, sans faire attention. Il se rend compte que le mégot a atterri dans le verre de la jeune femme assise à la table d’à côté. Elle le regarde, lui sourit et lui demande s’il a du feu. Elle rallume la cigarette trempée et entame la conversation. Il lui confirme qu’il fait de la bande dessinée, mais pour l’instant il n’a pas grand-chose à raconter. Il se sent un peu comme une coquille vide, il n’arrive pas à ressentir d’urgence. Elle décrète qu’il aime les étiquettes.



Les ballons, trois pages. Sur une plage ventée, Frédéric et son amie Bénédicte admirent les cerfs-volants dans le ciel. C’est magnifique : elle a bien fait de prendre son appareil photographique, une véritable exposition. En plus, ce n’était annoncé nulle part. Un homme passe et suggère à Bénédicte de dire à son copain de faire attention : les câbles des cerfs-volants bougent, et ce genre de truc peut couper un bras. Le baudrier, trois pages. Frédéric pratique l’escalade avec deux amis et chacun a apporté son baudrier. Le sien lui a été offert par ses enfants. Il ressent des douleurs car son baudrier est trop serré. L’avocat, trois pages. Un pigeon se tient sur le rebord de le fenêtre fermée, du bureau de la juge où se trouvent Frédéric, son ex-femme et l’avocat de celle-ci. Son esprit se met en état de fugue, et il n’entend que quelques mots épars de ce qui se dit. Au vu des qualificatifs employés, il se demande s’ils sont en train de parler du fils caché d’Hitler et de Torquemada. Il comprend qu’ils parlent de lui. Blind dates, trois pages. Frédéric est en train de prendre un verre avec deux copains qui lui demandent où il en est, et qui l’invitent à une bouffe la semaine suivante. Il y aura une de leurs copines, Laura, une célibataire craquante.


Avec François Gilson, Clarke est le créateur de la série Mélusine, et son dessinateur. Il a collaboré avec Turk pour la série Docteur Bonheur, avec Midam pour la série Histoires à lunettes, et il a réalisé de nombreuses autres séries et histoires en un tome. Ici, il réalise une succession d’histoires courtes : six en deux pages, treize en trois pages, six en cinq pages et une en six pages. Chaque page est construite sur la base de trois bandes. La première page comprend les deux bandes inférieures, la première étant occupée par le titre écrit sur une étiquette occupant la place de ce qui aurait été la case de droite. Les autres bandes de cette page, ainsi que des suivantes sont calqués sur un découpage en trois cases, aménagé en fonction du la scène, deux ou trois cases pouvant être fusionnées entre elles. Les dessins sont réalisés dans un mode un peu lâche, des contours encrés présentant parfois des angles non arrondis, donnant une impression de dessin construit mais dont le rendu final n’a pas été peaufiné. Cela donne un aspect un peu brut, permettant au dessinateur de s’affranchir de rentrer trop dans les détails. Le résultat raconte bien les histoires en montrant les personnages et les environnements, avec des traits de contours parfois pas jointifs, des visages dont les yeux peuvent être réduits à des petits ronds, le nez soit un peu arrondi, soit pointu, les cheveux représentés à la va-vite, la bouche pas forcément dessinée, certains détails laissés à l’imagination du lecteur, incitant à une lecture rapide.



Au départ, le lecteur prend chaque histoire comme étant indépendante, s’attendant à une chute comique ou dramatique. Il se rend compte qu’elles mettent toutes en scène un homme quadragénaire, quarante-huit ans est-il précisé dans L’anniversaire, dont le prénom semble être Frédéric. Au travers de quelques scènes éparpillées, le lecteur se fait une idée de la situation de cet homme : un auteur de BD dont la femme l’a quitté récemment et qui a la garde de ses trois enfants. Une histoire invite même le lecteur à être présent lors d’une audience pour son divorce. D’un autre côté, la continuité peut s’avérer un peu lâche : il n’y a pas de précision de date, du temps qui passe, ni de suivi des enfants qui n’apparaissent que le temps de deux ou trois nouvelles. Le lecteur finit par assimiler ce Frédéric à l’auteur lui-même puisqu’il s’agit de son vrai prénom. En outre, il est bédéiste, et il participe à des festivals où il croise d’autres auteurs dont certains avec lesquels Clarke a effectivement collaborés comme Denis Lapière, Bob de Groot, Philippe Xavier, Dany, Janry et Turk. Le lecteur ne sait plus trop s’il convient de prendre ces tranches de vie comme étant autobiographiques, avec une dose de dérision, ou s’il s’agit d’une autofiction. Ce mode narratif apporte une forme de cachet d’authenticité aux situations personnelles, les rendant plus émouvantes, même si elles ne sont pas forcément vraies comme pourrait l’être une biographie réaliste et fidèle.


La première histoire apporte un ton un peu mélancolique, le lecteur comprenant plus tard que le personnage essaye de déterminer quelle direction donner à sa vie après le départ de son épouse. Les dessins le montrent en train de rêvasser, puis de s’allonger dans l’herbe, avec un naturel convaincant, pendant que les petits cartouches de texte permettent de savoir à quoi il pense. Il n’y a pas de colère ou d’amertume, plutôt une forme de résignation à un état de fait qu’il n’a nullement souhaité, mais sur lequel il n’a pas de prise. À partir de la deuxième histoire, la narration comporte de dialogues, plutôt de que des cellules de pensée. Frédéric est présent dans plus de neuf cases sur dix, toujours calme, souvent en train de fumer, avec ses lunettes rondes, une petite barbiche, un air doux et un visage ouvert. Les autres personnages sont traités graphiquement de la même manière : comme croqués sur le vif, avec une forme de simplification dans les visages, des vêtements génériques tout en étant reconnaissables. L’artiste sait leur donner des postures parlantes, ainsi que des expressions de visage naturelles, même quand il n’y apparaît que des points pour les yeux et un trait pour la bouche. En page 82 & 83, le personnage principal assiste à une injection létale dans un hôpital : il n’y a aucun mot, aucun dialogue, pour autant la gravité du moment saisit le lecteur. Avec ces cases en apparence toutes simples, des dessins parfois réduits à des esquisses, l’artiste fait voyager le lecteur dans des lieux différents : la pelouse d’un jardin de pavillon, l’atelier de l’artiste avec sa table à dessin, la terrasse d’un café, une plage, un site d’escalade sur un massif montagneux, le bureau impersonnel d’un avocat, le bas-côté d’une route de campagne, un supermarché, un restaurant, le sous-sol d’un pavillon servant de local de répétition pour un groupe rock, une cuisine, des rues d’une petite ville, le bord d’une rivière, un hôpital, un vol en planeur, les rues de Londres…



Dans un premier temps, au vu du format, le lecteur s’attend à des histoires courtes, des instantanés, avec une chute peut-être comique. La première historie s’inscrit dans un registre réaliste, avec une touche doucement humoristique dans la dernière case. La deuxième histoire appartient au même registre. La suivante relève d’une rencontre à la terrasse d’un café, avec une jeune femme donnant un conseil à Frédéric sous une forme inattendue, celle d’une étiquette collée sur front : possible, mais peu plausible. La suivante se termine dans une situation moins plausible, une exagération comique. Dans la dixième, il n'y a pas de chute à proprement parler, une conclusion mais pas avec une mécanique de révélation qui surprend ou qui choque, générant un effet comique ou une émotion intense. Avec les récits seize (Pistolero) et dix-sept (Le conducteur), l’auteur ajoute un léger décalage par rapport à la normalité de la réalité, un élément presque surnaturel pour la seconde. Un élément de même nature apparaît dans Synesthésie où il est rendu visible par l’utilisation de la couleur. En revanche dans la leçon de scooter, Frédéric suit en voiture sa fille pour sa première sortie en scooter, dans un récit naturaliste. L’auteur fait ainsi varier discrètement le dosage des ingrédients de chaque récit, que ce soit la situation de départ, sa localisation, les autres personnages, la forme du récit avec ou sans chute, la tonalité triste ou amusée, etc. Frédéric n'est pas présenté comme un héros surmontant le traumatisme de la séparation maritale, ni comme un père courage élevant seul ses enfants tout en continuant à travailler. Le thème commun qui court tout du long de ces scénettes réside dans l’état d’esprit de Frédéric. Est-il dans la résignation ou est-il dans l’acceptation ? Il vit avec la modification de son statut affectif et par voie de conséquence social, sans trop savoir quelle direction donner à sa vie, si ce n’est que de continuer à réaliser les tâches du quotidien.


Clarke sort des sentiers battus, de sa série Mélusine, ou de ses récits avec d’autres auteurs, pour une série de vingt-neuf histoires courtes comprenant entre deux à six pages. Elles présentent comme point commun de concerner Frédéric, un auteur de BD qui vient d’être quitté par son épouse et qui porte le même nom que l’auteur. Le lecteur tombe vite sous le charme de cet homme calme en toute circonstance, avec une narration visuelle simple en surface, sachant bien transporter le lecteur dans des endroits différents, auprès d’êtres humains agréables et vivants. Au fil de ces situations douces-amères, le lecteur ressent de l’empathie pour cet homme gentil qui ne mérite pas de se retrouver dans cette situation, de la compassion pour cet être humain faisant le travail de deuil de sa relation, de manière inconsciente, oscillant entre résignation et acceptation. Visiblement séduit par ce format, Clarke a ensuite réalisé des histoires courtes en quatre pages dans un format de quatre cases par page, avec un noir & blanc tout en contraste, pour des récits très noirs : Réalités obliques (2015), Mondes obliques (2016), Rencontres obliques (2018).



4 commentaires:

  1. Frédéric Seron - Je ne connaît pas non plus.

    "le mégot a atterri dans le verre de la jeune femme assise à la table d’à côté. Elle le regarde, lui sourit" - On est bien d'accord que cette scène est absolument improbable, elle n'a aucune chance de se produire. N'est-ce pas ?...

    "dessin construit mais dont le rendu final n’a pas été peaufiné" - Effectivement, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il s'agit de crayonnés, mais on n'en est quand même pas très éloignés.

    "un auteur de BD dont la femme l’a quitté récemment et qui a la garde de ses trois enfants." - Je voudrais serrer la main au juge qui a pris cette décision.
    Cela (et le coup du mégot) rejoint ton évaluation de la plausibilité des histoires.

    Réalités obliques (2015), Mondes obliques (2016), Rencontres obliques (2018) - Je suppose qu'ils attendent dans ta PAL ?

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    1. Entièrement d'accord : aucune chance que la scène puisse se produire dans la réalité.

      La garde des enfants au père : il m'est déjà arrivé de croisé des hommes ayant bénéficié d'un tel jugement, mais cela reste assez rare de mon expérience.

      Frédéric Seron : j'ai croisé son travail pour la première fois avec la série Mélusine que j'avais choisie pour lire à ma fille, et j'avais trouvé qu'elle va en s'améliorant de tome en tome. J'ai recroisé le nom de Clarke dans des critiques de sa série Réalités obliques (sous forte influence Idées noires, d'André Franquin), que j'ai lue et beaucoup aimée, d'où les liens en fin d'article vers les pages correspondantes de mon blog.

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    2. Mea culpa, j'avais lu ces articles et je me souviens de cette tonalité très noire que tu avais relevée.

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    3. Il m'arrive également d'oublier que tu as pu critiquer une bande dessinée.

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