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mercredi 1 février 2023

Vénus H. T01 Anja

Il arrive parfois aux hommes de prendre leurs responsabilités.


Ce tome est le premier d’une série comptant trois tomes, chacun consacré à une femme différente, ayant pour point commun d’avoir travaillé pour la société Vénus H. L’ensemble de la série a été écrit par Jean Dufaux, dessiné et mis en couleurs par Renaud Denauw. Le premier tome est sorti en 2005 et compte cinquante-six planches de bande dessinée. Ce duo de créateurs avait déjà réalisé ensemble les séries Jessica Blandy (24 tomes), Les enfants de la salamandre (3 tomes), Santiag (5 tomes). Le récit s’ouvre avec une préface de deux pages, un dialogue entre deux hommes, évoquant Corinthe, Madame H., son compagnon, la villa et les filles, sa fermeture, le destin d’Anja, une exception.


Anja est assise sur une chaise du jardin du Luxembourg, et ses pensées la présentent comme si, morte, elle considérait ce moment en jetant un regard en arrière. Elle s’appelle Anja. Elle est morte par un beau matin du mois de mai. C’était un jeudi. On a retrouvé son corps calciné dans la carcasse d’une voiture qui ne lui appartenait pas. Plus rien ne lui appartenait en fait. Pas même sa propre mort. Il paraît que c’était un accident. Certains y ont cru. D’autres… Son père est reparti en Norvège, le cœur brisé. Comment aurait-il pu se douter… Il faut qu’elle raconte. Elle se trouvait dans les jardins du Luxembourg. Elle attendait un client. Assise sur la chaise en métal, enveloppée dans sa gabardine, elle s’allume une cigarette. Un ballon finit sa course à ses pieds. Un jeune garçon arrive et demande à le récupérer. Elle lui demande ce qu’il lui donne en échange. Il s’exécute et lui donne une barre de chocolat. Elle lui rend son ballon. Elle aime bien les enfants. Mais pour les garçons, c’est comme pour les hommes. Elle ne donne jamais rien pour rien. C’est Mademoiselle qui lui a appris ça.



Son client arrive, lui aussi enveloppé dans un long manteau, avec une canne à la main, et un chapeau. Il se découvre en arrivant près d’Anja et la salue. Le docteur Seran s’assoit sur une chaise à côté d’elle et explique la mission : il s’agit de séduire un homme. Pas n’importe quel homme. Il lui tend une photographie et elle reconnaît que c’est du gros gibier, même pour elle. Il faut qu’il tombe amoureux d’elle. Il lui demande si elle a appris son rôle. Son père tient une galerie d’art à Oslo : elle connait donc un peu le milieu. Elle suppose que c’est pour ça qu’il l’a choisie. Il répond : pour ça et pour d’autres talents qu’elle semble parfaitement maîtriser. Elle le rassure : maîtriser est le mot ; quand le cœur se tait, le reste suit. Le lendemain, elle se rend à la galerie d’art qu’il lui a indiquée. Le docteur se trouve-là en compagnie du propriétaire Azzad Massi, et de l’acheteur potentiel Jacques Audry. Seran explique à ce dernier qu’un collectionneur privé a chargé mademoiselle Anja de vendre une de ses toiles : un Lucian Freud, un autoportrait du début des années quatre-vingts. Audry est impressionné : la coïncidence est troublante car il se fait qu’il a une passion pour Lucian Freud, une passion mais pas d’argent. Cependant il a des amis à la fondation Maeght qui pourraient être intéressés.


Après des années de collaboration, Renaud & Dufaux avaient mis fin à la série Jessica Blandy, publiée de 1987 à 2006. Juste avant ce dernier tome, il décide de lancer une autre série ensemble. En fonction de ses inclinations, le lecteur avait pu trouver que ladite série gagnait en qualité esthétique de tome en tome, mais pouvait avoir perdu une partie de sa noirceur désespérée initiale. Il retrouve le duo avec ce très bel écrin : belle dimension de l’objet, couverture et conception graphique soignées, introduction sous forme de dialogue évoquant une agence de charme d’élite qui a couru à sa perte dans des circonstances tragiques. La séquence d’ouverture en impose. Pour commencer, le scénariste indique d’entrée de jeu que la protagoniste est décédée dans un accident de voiture, la thèse de l’accident étant contestée. L’enjeu de l’intrigue s’en trouve ainsi déplacé : il ne s’agit pas de savoir comment tout va finir, mais de comprendre pour quelles raisons la fin en sera tragique. L’artiste est au meilleur de sa forme : associant des formes détourées par un trait d’encage fin et léger, et des zones réalisées en couleur directe. Le lecteur découvre l’élégance d’Anja tranquille et assurée en train d’attendre, et le tapis de feuilles mêlées à la terre, comme moins tangible qu’elle, les enfants jouant an arrière-plan, une femme passant avec deux sacs de course. À l’évidence, Anja n’évolue pas dans le même monde banal et un peu fade que le commun des mortels.



En fonction de sa familiarité avec ces auteurs, le lecteur peut retrouver tout ce qu’il en attend : une jolie jeune femme, des magouilles, des contraintes, voire des menaces physiques et la probabilité de violences brutales. Anja semble être une jeune femme sans passé, élancée, une belle blonde, un peu glacée, avec une coiffure très étudiée, et des tenues vestimentaires recherchées. Les dessins la montrent comme une jeune femme avec une belle assurance, et une forme de tristesse. Pas vraiment une allumeuse, plutôt une très belle femme élégante, une séductrice raffinée. Elle se retrouve nue à deux ou trois reprises dans des poses langoureuses sans être artificielles. Les hommes sont pour la plupart élégants, dans des tenues plus classiques en costume cravate. Les expressions de visage restent dans un registre naturaliste, sans exagération, sans touche romantique à l’eau de rose, sans cynisme surjoué. Il n’y a que la coiffure de Bertin qui s’avère aussi gonflée et sculptée que celle d’Anja pour un effet un peu bizarre.


L’artiste fait preuve d’une implication tout aussi remarquable dans la représentation des décors, en extérieur comme en intérieur. Le lecteur identifie aisément les sites parisiens : les allées du jardin du Luxembourg, des façades haussmanniennes, le boulevard périphérique, une galerie couverte, une vue imprenable sur l’Arc de Triomphe depuis une terrasse d’appartement, une magnifique vue sur les toits de Paris, une belle promenade en péniche, un moment d’attente au pied de la pyramide du Louvre avec l’arc de triomphe de la place du Carrousel en arrière-plan, et, hors de Paris, le très beau parc du château des d’Aubigny. En intérieur, le lecteur prend le temps de traîner dans des endroits somptueux : la galerie avec ses briquettes apparentes sur les murs, l’appartement spacieux et très lumineux d’Anja, la terrasse intérieure d’un restaurant select, une chambre d’un hôtel de luxe, la coursive en plein air du Café Marly donnant sur le Louvre, etc. Même s’il n’est pas sensible à ce travail d’orfèvre du dessinateur, le lecteur en prend pleinement conscience dans les planches 42 & 43 en vis-à-vis quant à l’occasion d’une discussion attablée, Renaud choisit de s’en tenir à des camaïeux bruns en arrière-plan : le contraste avec les autres planches est saisissant.



Comme à son habitude, l’artiste est pleinement investi dans chaque planche, soucieux avant tout d’en donner pour son argent au lecteur, soignant chaque détail, tout en préservant une lisibilité optimale. Cette approche renforce la conscience qu’Anja évolue dans des cercles de la société très aisés. Le scénariste plonge son rôle principal au cœur d’une affaire d’abus de bien sociaux, avec une mécanique solide. Il utilise des artifices narratifs conventionnels, comme le dessinateur : une jolie femme qui se retrouve dénudée, un juge incorruptible, une poule de luxe qui tombe amoureuse, un interrogatoire avec une balance rouée de coups, une mystérieuse organisation de call-girls, chantages feutrés et intimidations menaçantes. Il construit une page (planche 23) composée de quatre bandes chacune comprenant deux cases. Celle de gauche montre Anja au lit avec son amant, celle de droite un individu en train d’être violemment passé à tabac, pour l’effet de contraste choc. Mais Jean Dufaux met à profit ces codes pour une mise en scène de la société avec un regard personnel. Au fil du récit, des références culturelles sont mentionnées : un tableau de Jean Rustin (1928-2013), un autre de Lucian Freud (1922-2011), le roman Nadja (1928) d’André Breton (1896-1966), le chant des partisans chanté par Yves Montand (1921-1991), le voyage à Corinthe au travers d’une citation latine (Non licet omnibus adire Corinthum.). Le lecteur sent que le scénariste a souhaité fournir des points d’ancrage dans le monde de l’art, très spécifiques, pour son intrigue. De même, il apparaît en filigrane une peinture d’un cercle de la société fortuné, à la fois une forme de dégout, à la fois une forme de fascination et d’envie. Un homme influent explique à un autre qu’il s’agit de morale, mais de celle du plus grand nombre, celle sur laquelle s’appuie le plus petit nombre. Ceux qui décident de ce qui est bon ou mauvais pour le plus grand nombre. On paye le plus grand nombre par un salaire. Le plus petit, par des privilèges et ceux-ci ne peuvent se répartir que sur un petit nombre.


A priori, le lecteur peut être refroidi par ce qu’il peut percevoir comme des conventions de BD datant de la fin des années 1980 ou début des années 1990, et un polar un peu convenu dans des milieux aisés. Pour autant, il se retrouve vite subjugué par la qualité de la narration visuelle, très soignée et élégante, descriptive avec un souci d’authenticité, de plausibilité et de lisibilité. Il se laisse également entraîner par ce drame annoncé dès la première page, et sent le venin pernicieux de l’intrigue s’infiltrer en lui : un polar sondant la fascination qu’exerce la haute société sur le commun des mortels, la corruption inéluctable qui accompagne le pouvoir par exemple économique.



2 commentaires:

  1. Ah, le retour du tandem Dufaux Denauw.

    C'est marrant, en relisant ton résumé des premières planches (les paragraphes deux et trois), j'ai l'impression de lire un article sur "Jessica Blandy". Conditionnement, évidemment.

    Lucian Freud, Jean Rustin - Je ne connaissais pas ces peintres.

    "A priori, le lecteur peut être refroidi par ce qu’il peut percevoir comme des conventions de BD datant de la fin des années 1980 ou début des années 1990" - Une remarque assez juste, en tout cas elle trouve un écho en moi, surtout lorsque j'ai à nouveau observé les planches.

    J'ai un peu de mal avec la mise en couleurs, que je trouve, je ne sais pas... trop claire ? Trop pastel ? Pas suffisamment contrastée ? Difficile à expliquer.

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    1. La dernière collaboration de Denau & Dufaux que j'avais en stock dans mes piles. Le rapprochement avec Jessica Blandy me parle, avec la seule différence que le personnage principal change d'un tome à l'autre et exerce le métier de call girl.

      Je ne connaissais pas non plus ces peintre : je pense que Jean Dufaux dispose d'une culture en la matière qui lui permet d'aller chercher les artistes qui correspondent au milieu social et psychologique qu'il veut dépeindre.

      Des conventions datées : c'est une remarque qui m'a été inspirée par la lecture de critiques rédigées par des lecteurs plus jeunes que moi sur d'autres BD. J'avais offert la trilogie La route Jessica, à un neveu qui a été offusqué par le rôle des femmes dedans (nudité, maltraitance, réduites à faire la belle plante). D'un autre côté, j'ai grandi en lisant les BD et les romans de cette époque, et je n'y vois pas une apologie de la femme en tant qu'objet car à cette époque les auteurs avaient déjà baigné dans une culture féministe, dans les débats du MLF, et la place de la femme dans la société avait déjà bien évolué.

      A la lecture des pages de l'album physique, les couleurs sont un peu pastel, un peu douces, mais très nuancées, entre colorisation de formes détourées avec des traits encrés et couleur directe.

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