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jeudi 16 mai 2024

Klimt

Seules les femmes sont capables de sauver les hommes de leurs démons.


Ce tome contient une biographie très partielle de l’artiste Gustav Klimt, correspondant à l’année 1907, qui ne nécessite pas de connaissance préalable de cet artiste. La première édition date de 2017. Il a été réalisé par Jean-Luc Cornette pour le scénario, par Marc-Renier pour les dessins, et par Mathieu Barthelemy pour les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il se termine par un dossier de huit pages, intitulé Gustav Klimt (1862-1918), l’artisan aux doigts d’or, rédigé par Dimitri Joannidès. Ce dossier est structuré en sept chapitres : Un succès précoce, Vers la libération esthétique, Insaisissable style fin de siècle…, L’objet du scandale, Adèle Bloch-Bauer ou la Joconde autrichienne, Vers la peinture de chevalet, Une postérité à retardement. Il comprend également la reprographie de plusieurs œuvres de l’artiste : Judith et la tête de Holopherne (1901), Pallas Athéna déesse de la guerre, de la sagesse, des artisans et des techniques (1898), Les puissances ennemies (1902), L’attente (1905-1906), Portrait d’Adèke Bloch-Bauer (1907), Maison à Unterach (1916), Femme au chapeau et au boa de plume (1909).


À chaque époque son art, à l’art sa liberté. À Vienne en 1907, Gustav Klimt rend visite au couple Bloch-Baeur. Il sonne à la porte et il est accueilli par leur servante Rosa. Elle le reconnaît immédiatement et lui la salue par son prénom. Il ajoute que les années passent et qu’elle est toujours aussi belle, elle leur manque à l’atelier. Elle va pour l’embrasser, mais son geste est interrompu par Adèle Bloch-Bauer qui trouve que Rosa met légèrement trop de passion dans sa façon d’accueillir les invités. D’un autre côté, elle reconnaît qu’il est difficile de résister à ce cher Gustav. Celui-ci indique qu’elle l’a convié et qu’il est venu aussitôt car c’est elle qui est irrésistible. Il lui offre un gugelhupf, il est passé à la pâtisserie Demel. Il salue également le petit chat Prodigo. Le peintre prend ensuite le café avec Ferdinand Bloch-Bauer et son épouse Adèle. Ils se rappellent qu’ils ont fait connaissance il y a six ans, au moment de l’affaire de La Médecine. Le mari pense que le temps est venu pour lui de demander à Klimt de peindre sa femme. L’artiste prend congé et promet à Adèle de la couvrir d’or.



Six ans plus tôt, les critiques se déchaînent en contemplant le tableau La Médecine : Ignoble, c’est ignoble ! Tous ces corps mélangés les uns aux autres ! Qu’a-t-il voulu représenter, une orgie ? C’est censé représenter la médecine, et on dirait qu’il fait l’éloge de la maladie et de la vieillesse. C’est clairement pornographique ! Dans la salle, Gustav Klimt écoute ces commentaires désagréables. Un ami lui propose d’aller boire un coup, mais il décline car sa mère l’attend. Celle-ci lui a préparé de la soupe aux pommes de terre, comme il aime. Il lui lâche tout ce qu’il a sur le cœur, contre tous ces médecins qui ont critiqué son œuvre : c’est à Hypocrite que tous ces médecins ont prêté serment ! La nuit, il rêve qu’il est le général Holopherne que Nabuchodonosor envoie en campagne, pour assiéger Béthulie.


Une portion assez courte de la vie de Gustav Klimt (1862-1918), qui se focalise sur les affres de la création de l’un de ses tableaux les plus célèbres : Le portrait d’Adele Bloch-Bauer (également appelé La dame en or, ou La femme en or), réalisé entre 1903 et 1907. Le début déroute car un cartouche indique que la première scène se déroule en 1907, c’est-à-dire après la réalisation de ce tableau, mais au cours de la discussion Ferdinand Bloch Bauer indique qu’il est temps pour le peintre de réaliser le portrait de son épouse, mais Rosa est au service du couple, et effectivement sept ans plus tôt elle était une des muses de l’artiste dans son atelier. Et en page quatorze, Klimt se rêve en général de l’empire néo-babylonien, recevant les ordres de Nabuchodonosor II (-642 à -562), évoquant le Livre de Judith de l’Ancien Testament. Le lecteur comprend que certaines séquences sont à envisager comme teintée d’onirisme, s’inspirant de la réalité, sans pour autant relever de la reconstitution historique rigoureuse ou exacte. Dans un premier temps, la narration visuelle peut provoquer un même décalage cognitif. La première page semble fermement ancrée dans un registre descriptif, avec un savant équilibre entre ce qui est montré dans le détail (la façade de l’immeuble des Bloch-Bauer), et ce qui est suggéré (la circulation dans une large avenue). Puis le rêve se charge d’éléments visuels symboliques, les dimensions de l’escalier intérieur dépassent la réalité, certains fonds de case ne sont habillés que par des camaïeux.



Les auteurs naviguent entre des repères historiques concrets et avérés, et des interprétations personnelles ou des métaphores. Parmi les premiers, le lecteur identifie Ferdinand Bloch-Bauer (1864-1945), fabricant de sucre austro-tchèque et amateur d'art, époux d’Adele Bloch-Bauer, visiblement peu jaloux. Klimt a peint au moins deux portraits d’Adele Bloch-Bauer (1881-1925), entre 1903 et 1907, et en 1915, à la suite d’une demande adressée par courrier écrit par le mari. Lors d’une discussion avec le peintre, cette dame lui conseille de ne pas aller voir le docteur Sigmund Freud (1856-1939) s’il veut éviter d’entendre des choses ignobles sur sa mère. S’il est allé regarder les photographies de cette dame, le lecteur peut constater une bonne ressemblance des dessins, et il apprécie la sophistication de ses toilettes, ses robes comme ses chapeaux. Il relève encore la présence d’Anna Finster-Klimt (1836-1915, la mère de l’artiste), d’Emilie Louise Flöge (1874-1952, styliste et créatrice de mode), et du ministre Johannes Wilhelm Rittér von Hartel. Il est également fait mention de l’exposition du tableau La médecine (1901) au Palais de la Sécession à Vienne, sa qualité du peintre comme membre de la Sécession viennoise. Les cases nourrissent la reconstitution historique : les façades des rues de Vienne, la devanture d’une pâtisserie aux desserts aussi appétissants que viennois, l’intérieur d’un café, le superbe bâtiment du parlement autrichien, le parc du château de Schönbrunn, l’atelier de Klimt, le lac de l’Attersee, et le Palais de la Sécession, avec la devise À chaque âge son art, à chaque art sa liberté, et son magnifique dôme. Dessinateur et coloriste assument également la tâche délicate de reproduire des œuvres d’art, les peintures Klimt : ils le font avec conviction, les fac-similés reprenant une partie des intentions artistiques, entre tracé, composition et fidélité à la représentation, avec une prise de recul empreinte d’humilité.


Le lecteur observe que dessinateur et coloriste reprennent des éléments de l’œuvre picturale de Klimt, par petites touches discrètes dans un détail ou un autre d’une case, introduisant ainsi un glissement entre symbole et onirisme. Ce décalage entre réalité et rêve prend une forme explicite dans la séquence de la page douze à la page quinze. Gustav Klimt dort profondément et il est réveillé par deux de ses modèles, Edith & Margarethe, nues : elles l’enjoignent à les suivre en l’appelant général, car il est attendu. Le peintre se lève, les suit et traverse des pièces aux proportions gigantesques, évoquant aussi bien un palais qu’un tombeau, pour être mené devant Nabuchodonosor. Le lecteur voit flotter des symboles comme l’œil dans la pyramide, ou la présence de félins. Puis dans un dessin en pleine page, il assiste à une scène fantasmagorique dans laquelle Klimt est un guerrier, maniant le sabre et l’arc sur son char, donnant l’assaut à une citadelle, des cadavres d’ennemis à ses pieds. Les auteurs laissent le lecteur libre de son interprétation. Peut-être une mise en perspective de l’artiste se mesurant à grands maîtres qui l’ont précédé et qui ont eux aussi interprété cette scène biblique : Donatello (vers 1455-1460), Sandro Botticelli (trois fois, 1470, 1472, 1495), Lucas Cranach l'Ancien (vers 1530), Paolo Veronese (1581), Le Titien (1565), Rubens (vers 1616), Le Caravage (vers 1598), etc.



Il est également possible de voir en Holopherne assiégeant Béthulie, une métaphore de Klimt assiégeant l’Académisme, comme s’il était envoyé par le courant artistique La sécession de Vienne qui serait Nabuchodonosor pour anéantir ce bastion de l’art officiel. Toutefois, l’issue de ce récit biblique n’est pas à l’avantage du conquérant. Dans la décapitation d’Holopherne, le lecteur peut voir l’artiste au service de la beauté féminine, conquis par elle, et ne pouvant que s’y soumettre, le jeu avec l’ordre chronologique déroutant encore le lecteur puisque ce tableau date de 1901, vraisemblablement avant que Klimt n’ait fait la connaissance d’Adele Bloch-Bauer. Les auteurs montrent également trois modèles féminins, Rosa, Edith et Margareth, vivant dans l’atelier du peintre, très sensuelles, parfois érotiques. En fonction de sa sensibilité, il peut prendre cette représentation au premier degré, entre comportement licencieux et vieil homme libidineux, ou comme une métaphore des muses qui inspirent l’artiste que la force créatrice ne laisse jamais en repos, pour une vie en perpétuel déséquilibre. De ce point de vue, les chatons présents dans son atelier constituent cet élément perturbateur, joueur, espiègle, indifférent, épris de liberté. Le lecteur poursuit sa découverte de cet artiste avec le dossier qui contextualisent la bande dessinée dans le cours de la vie de l’artiste, le mouvement de la Sécession viennoise, la qualification de Joconde autrichienne, la longue lutte de la famille Bloch-Bauer pour récupérer la propriété du tableau après la seconde guerre mondiale, la période d’oubli de l’œuvre de Klimt après sa mort.


Évoquer la vie de Gustav Klimt lors de la création de son tableau Judith et Holopherne (1901), et aussi lors de la réalisation du portrait d’Adele Bloch-Bauer (1907), dans une intrication des deux années : cela peut déconcerter le lecteur dans un premier temps. Le dessinateur et le coloriste mettent en œuvre un équilibre sophistiqué entre description détaillée pour la reconstitution historique, pour les tableaux du maître, évocation plus impressionniste, utilisation de symboles, reprise d’éléments des tableaux de Klimt dans son quotidien. Le lecteur s‘abandonne à cette narration sophistiquée, pas toujours conventionnelle, se laissant emporter dans la métaphore du récit biblique de Judith et Holopherne, succombant à la séduction de la Joconde autrichienne. Déroutant et séduisant.



mercredi 15 mai 2024

L'Héritage d'Émilie T03 L'Exilé

Il s’endort ! Et la rêveuse s’éveille !


Ce tome fait suite à L'Héritage d'Emilie, tome 2 : Maeve (2003), troisième tome dans une série de cinq racontant une histoire complète. Sa première édition date de 2004. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Dans une cité futuriste, il était alors le conseiller des dieux, maître des galaxies. Il possédait les neuf planètes et les clés de passages qui les lient. Ses vaisseaux sillonnaient l’espace sans limite. Le narrateur siège sur un trône dans son palais et les hommes viennent se prosterner devant lui. Il était puissant, il était craint. Et puis… Ce fut la guerre : sa cité est attaquée par une flotte de vaisseaux spatiaux. Ce fut la défaite : les conquérants règnent d’une main de fer et le peuple erre dans les ruines en mourant de faim. Le nouveau seigneur délivre sa sentence : le condamné sera dépossédé de ses biens et de ses titres, son nom sera effacé des livres et des pierres, ses serviteurs dispersés. Il poursuit : un transporteur le conduira sur Thétys d’où il quittera ce monde. Le déchu connaît Thétys : la première porte fut créée des milliers d’années auparavant, la porte folle désormais ouverte sur l’inconnu, celle dont aucun condamné n’était jamais revenu pour dire vers quel enfer le hasard l’avait conduit. Quelques temps plus tard, un vaisseau spatial atterrit dans une zone désertique de Thétys le seigneur ordonne de libérer le condamné et il lui indique qu’il lui déconseille de fuir car l’atmosphère de Thétys le tuerait en trois jours. La petite procession entre dans une citadelle de pierre. Elle s’avance sur une passerelle, au milieu d’une énorme installation technologique. Le seigneur précise que la porte ne s’ouvre qu’au coucher du soleil. Il est temps !



Le seigneur enjoint le condamné de s’avancer de lui-même vers la porte et de la franchir. Le déchu tente d’amadouer ses exécuteurs, peine perdue. Il finit par franchir la porte de force. Justice est faite. Dans le domaine Hatciff, à l’intérieur du château, Émilie Bertin claque le couvercle de sa valise. Elle peste contre la pluie qui tombe à verse, et elle prend la montre à gousset, tout ce qui reste de son héritage, de quoi payer un terme ou deux. Elle constate que la montre fonctionne de nouveau. Elle passe devant la cuisine où Nancy est en train de se servir une généreuse rasade de whisky dans son thé, sans remarquer le passage de la jeune femme. Émilie traverse le jardin vers le kiosque où elle retrouve Christopher Jenkins en train de peindre à l’abri. Elle lui souhaite au revoir, ce qui trouble le peintre qui estime que c’est impossible, elle ne peut pas les quitter ainsi. Elle s’emporte un peu : non seulement cet endroit est hanté, mais on y trouve aussi, elle bute sur le mot, des leprechauns. Sans même parler que Jenkins et les autres vivent au-dessus d’un gigantesque labyrinthe qui servait autrefois de passage vers un autre univers.


Avec le tome deux, l’intrigue apparaissait toute dévoilée et prévisible : Émilie Bertin a hérité d’un domaine ayant la propriété de communiquer avec le monde du petit peuple, et elle va servir de catalyseur pour restaurer le monde de la magie ou devenir reine chez les farfadets, euh non, chez les leprechauns. Du coup, le lecteur se retrouve pris à contrepied avec la première scène, de la pure science-fiction avec voyage dans l’espace, race extraterrestre et technologie futuriste. D’accord, il y a une histoire de porte transdimensionnelle : cela fait le lien avec un point de jonction entre le monde des hommes et le monde des fées… Encore que rallier des planètes et rallier un monde magique, cela ne ressort pas vraiment des mêmes conventions de genre. Dans cette première scène, le lecteur retrouve la même façon d’envisager la narration visuelle que dans le monde réel ou les manifestations féériques des deux tomes précédents. Des traits de contour fins et assurés, solides et délicats : les différents éléments sont clairement délimités, avec une forme précise et nette, de nombreux détails pour chaque élément, et en même temps un peu trop propre comme si tout était neuf sans avoir servi. Cet aspect est contrebalancé par la mise en couleurs qui vient apporter la patine du temps, des ombrages, quelques aspérités, attestant qu’il ne s’agit pas d’un décor en toc, mais bien d’endroits habités, utilisés. L’artiste sait rapprocher des éléments disparates (fusées spatiales, statues grotesques, désert de sable, temple à colonne, rayon laser) en un tout cohérent et harmonieux, un véritable environnement de science-fiction.



Avec cette scène d’ouverture, l’autrice développe un personnage qui était resté dans l’ombre jusqu’alors. Voilà donc un individu qui arrive sur terre en 1223 et que le lecteur va suivre dans ses pérégrinations au fil des siècles, jusqu’à rejoindre le fil principal initial de l’intrigue. D’un côté, le lecteur voit que l’autrice met à profit ce vagabondage géographique et temporel pour dessiner des lieux et des situations qui lui plaisent. Les images passent d’un environnement de science-fiction à un environnement historique, au gré de la fantaisie de l’artiste, guidé par l’envie. Le lecteur ressent cette invitation à se projeter ailleurs et il prend le temps d’apprécier ce qui lui est montré. Tout commence avec cette belle cité du futur, entre technologie et architecture antique : un pâté de maisons qui flotte dans les airs, des tourelles élancées avec des bulbes, une soucoupe volante, des voitures volantes flottant doucement entre les bâtiments. Quelques pages plus loin, des religieux prient dans une chapelle à l’occasion d’un office, il ne manque pas un bloc de pierre aux piliers, aux ogives, il ne manque pas une stalle dans le chœur. Le lecteur part alors à la suite du voyageur, détaillant un pont en pierre avec des arches, le fronton d’un temple dédié à une entité démoniaque, les pyramides d’Égypte, les rues et les bâtisses d’une grande cité médiévale densément peuplée, la traversée de l’Atlantique à bord du vaisseau marchand Mayflower en 1620, les rues de Londres en décembre 1806, et une nouvelle cité futuriste dans la dernière page.


À chaque nouvel environnement, le lecteur voit bien que la démarche artistique est animée par l’envie d’inviter le lecteur dans ces endroits, de les rendre les plus concrets possibles, plutôt que d’en mettre plein la vue. La dessinatrice prend le temps de représenter de nombreux détails, comme si elle voulait rendre compte d’une réalité très concrète pour elle. Dans les souterrains de l’abbaye, es moines soumettent le voyageur à la question, et dans cette case, le lecteur peut voir les soupiraux, les chaînes accrochées à des anneaux, les escaliers et les arches, les poulies et les treuils, une cage en fer suspendue, les poutres et les madriers formant la structure qui soutient le chevalet de torture, les cordages et engrenages, et le pauvre supplicié. Un peu plus loin, Meghan tire les cartes du tarot pour Lady Darkmooth, dans la bibliothèque du château Hatcliff : la pièce s’organise autour d’un espace central, avec de nombreuses étagères, des galeries, des escaliers, des échelles permettant d’accéder aux rayonnages les plus hauts, une fenêtre, des piliers, il s’agit d’une description qui va bien au-delà d’une pièce générique avec des livres. Plus loin encore, la reine Maeve se livre à une cérémonie d’invocation dans une pièce là aussi décrite avec minutie et avec le sens du détail : l’autel avec son urne ouvragée, les piliers et les murs avec de la mousse, les bouquets de fleurs au pied de l’autel, le brûle-encens, les nénuphars dans le cours d’eau, Maeve tendue vers les cieux, les prêtresses, un lieu tangible et pleinement concrétisé.



L’enchantement de la narration visuelle agit à plein sur le lecteur entre les scènes du passé, et celles du présent du récit, avec un fond de folklore, Émilie Bertin circulant dans la campagne irlandaise, et Lady Darkmooth passant d’une pièce à l’autre dans le château Hatcliff. L’intrigue prend de l’ampleur avec ce voyageur venu d’un autre monde, en même temps qu’elle gagne en cohérence et en épaisseur, les motivations du mystérieux individu âgé manipulant Émilie à distance s’élevant au-dessus d’un manichéisme entre bons et méchants. Le lecteur peut ressentir ce récit comme une intrigue imaginative, curieux de découvrir comment l’héroïne va s’en sortir, alors qu’elle subit les événements, plus qu’elle ne les anticipe. Il peut aussi prendre un peu de recul et considérer les différents thèmes présents : le pouvoir des vainqueurs sur les vaincus, l’intolérance religieuse, la précaution de vivre caché pour vivre heureux, la force incroyable d’un geste désintéressé (celui de frère Anselme), un étrange regard sur la condition humaine (le voyageur estimant qu’il subit une horrible contagion, alors qu’il devient de plus en plus humain au fil des siècles). Le lecteur relève également quelques touches d’humour bien senties. Par exemple, Émilie décide de quitter ce château dont le domaine est fréquenté par le petit peuple, préférant revenir à une vie urbaine à Paris, alors que le lecteur, lui, n’aspire qu’à profiter de l’évasion que lui procure le fantastique, comme si l’autrice l’asticotait en le menaçant de la priver des éléments spectaculaires de genre.


Le lecteur commence ce tome, sûr de lui, certain d’avoir anticipé le développement de l’intrigue dans ses grandes lignes. D’entrée de jeu, l’autrice lui montre qu’il n’est pas au bout de ses surprises, le séduit avec sophistication et élégance par des lieux d’une grande richesse. En outre, les personnages échappent à une dichotomie bien/mal, et le récit se nourrit de thèmes adultes sous-jacents. Encore une fois la gentillesse de la narration n’induit pas une faiblesse du récit : cette série révèle de nouvelles saveurs à chaque tome.



mardi 14 mai 2024

Le champ des possibles

Allez, viens ! On va jouer !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Véro Cazot pour le scénario, et par Anaïs Bernabé pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-sept pages de bande dessinée. La scénariste a également réalisé Betty Boob (2017) illustré par Julie Rocheleau, et Les petites distances (2018) avec Camille Benyamina.


Quelque part sous les tropiques, sous un soleil chaleureux, en bordure d’une plage de rêve, dans une construction de plusieurs étages de forme ovoïde, l’architecte Marsu Chevalier est en train de parler à ce bâtiment qu’elle a conçue. Elle le rassure en lui indiquant qu’ils arrivent, ils viennent pour le rencontrer, des architectes comme elle, ou des bâtisseurs. Ils vont le regarder sous toutes les coutures et chercher tous ses secrets. Il n’a pas à s’inquiéter, ils vont l’adorer. Elle éprouve un petit recul quand le Cocon lui répond. Il a peur qu’ils ne s’essuient pas leurs pieds avant d’entrer, qu’ils lui trouvent des défauts, qu’ils ne le comprennent pas. Marsu comprend qu’il s’agit d’une personne en train d’imiter l’hôtel de l’autre côté de la cloison du balcon. Le monsieur se présente : Thom Robinson. Il a assisté à la présentation de son projet à Nantes, pas loin de la salle de concert qu’elle construit. Elle répond que son mari Harry parle aussi beaucoup aux objets. Il est potier, il parle à ses pots, à ses outils, il a même donné un nom à son four. Thom s’allume une cigarette, Marsu lui demande du feu et elle s’allume une cigarette imaginaire. Elle a arrêté il y a cinq ans.



Plus tard, Marsu Chevalier présente son projet aux séminaristes rassemblés dans le grand hall : Les organes vivants sont capables de développer des stratégies complexes pour s’adapter aux contraintes de leur environnement. C’est une source d’inspiration extraordinaire pour construire des villes et des habitations écorégénératrices et durables. Conçu en collaboration avec des biologistes, le Cocon s’intègre parfaitement à l’écosystème qui l’accueille. Sa forme ovoïde est l’une des plus résistantes à l’usure et aux intempéries. Composé de matériaux issus du vivant, le Cocon respire et réagit à la lumière et aux températures intérieures et extérieures. Et elle commence à se demander s’il n’est pas sensible à aux émotions humaines. Elle demande aux auditeurs du premier rang s’ils ne l’ont pas vu rougir. Puis c’est au tour de Thom Robinson d’effectuer sa présentation : il est un architecte en réalité virtuelle et créateur de l’univers Athome. Il continue : Athome propose des espaces de rencontres de la simple salle de réunion à la villa de luxe. Il souhaite développer le marché du tourisme avec des lieux de vacances virtuels, une excellente alternative pour voyager à moindre coût. Athome recherche des partenariats avec des architectes de tous horizons, pour reproduire virtuellement les plus beaux hôtels, afin qu’un maximum de vacanciers puissent en bénéficier, l’hôtel étant dupliqué à volonté. Il s’adresse à Marsu car ce serait un immense honneur d’avoir le Cocon dans leur catalogue.


L’immersion produit son plein effet dès la première page : le lecteur se retrouve dans cet endroit ensoleillé, paradisiaque, se sent immédiatement proche de Marsu Chevalier, il est en agréable compagnie. Le premier contact entre elle et Thom Robinson se déroule de manière naturelle et unique, apportant à la fois des informations sur leur personnalité et leur caractère comme lors d’une première prise de contact, un début d’information sur ce qu’ils font là, et également les prémices de leur relation. Le lecteur observe leurs postures, leurs petits gestes : leur langage corporel montre qu’ils s’entendent bien dès cette rencontre, une forme de compatibilité d’état d’esprit. La seconde séquence se déroule avec la même sensation d’évidence : un congrès réunissant différents types de bâtisseurs, à la fois la présentation à d’éventuels investisseurs ou acheteurs, à de simples curieux, mais aussi des contacts potentiels entre différents professionnels. Le lecteur déambule dans le hall monumental qui accueille les interventions des professionnels, il assiste tout naturellement à leur prise de paroles, dans ce cadre prestigieux à la lumière dorée et chaude. Il assiste en direct à la proposition de l’architecte virtuel d’intégrer la réalisation de l’architecte dans le monde réel. En trois pages, les autrices ont mis en place la dynamique du récit avec une élégance rare, une complémentarité parfaite, le lecteur étant déjà devenu l’ami et confident des deux principaux personnages, scénariste et artiste racontant comme une seule et unique personne. Du grand art.



Avant toute chose, ce récit constitue une histoire d’amour, une variation sophistiquée sur plusieurs configurations, mettant à profit les nouvelles technologies. De ce point de vue, il s’agit d’un récit d’anticipation : dans un futur proche, les mondes virtuels ont acquis une consistance et une cohérence permettant à chaque individu de s’y créer un chez soi personnalisé, voire un foyer, d’y accueillir des invités, et, pourquoi pas, de le faire évoluer à deux ou plus. Les autrices mettent en place cette évolution technologique avec une grande habileté : l’accès à ce monde virtuel se fait par l’utilisation d’un simple casque de réalité virtuel, un modèle à peine plus performant que ce qui existe déjà, plus accessible. La narration visuelle montre la facilité de s’en servir, le rendant très plausible, ainsi que l’effet d’immersion dans la réalité virtuelle : l’artiste réalise les dessins correspondant à la réalité avec un encrage au crayon et une mise en couleur numérique, ceux correspondant au virtuel sont réalisés au crayon de couleur. Le passage d’une réalité (physique) à l’autre (virtuelle) s’opère en douceur, sans contraste spectaculaire, ce qui contribue encore plus à rendre ce monde virtuel plausible et tangible, accessible, concret, un simple pas de côté par rapport à la réalité, tout en y étant très semblable, avec des éclairages différents permettant au lecteur de savoir s’il se trouve dans l’une ou l’autre.


S’il est familier des récits d’anticipation relatifs aux mondes virtuels, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de la mise en œuvre qui permet de croire à ce procédé de vie virtuel, et de concomitance avec le réel. Il peut prêter attention aux détails : le nom Athome (une combinaison entre At home, c’est-à-dire au foyer, et avec le prénom Thom), la manière de nourrir ce monde virtuel avec les créations du réel, le confort qu’il présente visible dans chaque image avec des accessoires, des meubles, des lieux des aménagements qui combinent une sensation douillette et sécurisante, détente et relaxation à l’abri des agressions quotidiennes de la réalité. Les autrices ont conçu un équilibre qui rend cette virtualité d’autant plus plausible et probable, un dosage très bien pensé. Il se retrouve vite convaincu de la pertinence de baser ce monde sur les créations du réel, que ce soient les constructions architecturales, ou les éléments de la nature (faune et flore), avec quelques adaptations. Le principe de transposer les grandes créations de la nature et de l’humanité dans le virtuel offre de fait une richesse et une diversité infinies, une familiarité rendant ce monde plus plausible et facilitant l’adaptation, limitant la déréalisation. Au cours du récit, le lecteur peut voir comment les personnages y apportent leur touche personnelle entre suppression des inconvénients (par exemple air pollué et bruits pour un fac-similé de New York), expurgeant les éléments considérés comme nuisibles ou indésirables, un monde toujours neuf et propre, nettoyé et désinfecté, assaini et édulcoré, dépourvu de besoin de maintenance, insensible aux effets de l’entropie. D’un côté, ce parti pris fait sens pour créer un monde virtuel cohérent d’une telle ampleur, restant simple à appréhender par chaque individu ; de l’autre côté le questionnement sur les attentes relatives à un tel monde est bien présent de manière sous-jacente. À chaque immersion dans ce virtuel, le lecteur éprouve un plaisir esthétique de chaque case qui lui fait, lui aussi, éprouver l’envie irrépressible d’y retourner, d’y séjourner.



Les autrices intègrent d’autres questionnements sur les mondes virtuels de manière tout aussi pragmatique. Marsu Chevalier (un autre nom chargé de sens) éprouve a priori une défiance pour cette technologie qui la coupe du réel, et elle fait l’expérience du temps qu’elle y consacre, presqu’à son insu, en tout cas contre son gré. Le lecteur y voit le principe implicite du fonctionnement des réseaux sociaux dématérialisés : capter l’attention, la retenir, pour monopoliser un temps de cerveau disponible allant toujours en augmentant. Les échanges entre personnages et les mises en situation emploient un vocabulaire et des mises en scène terre à terre, tout en fonctionnant sur les principes du système de récompense, du conditionnement opérant, du processus de renforcement. Sous la narration douce et prévenante, les thèmes de fond sont bien présents. Vu sous cet angle, les autrices mettent en œuvre un mode narratif ouvert à tous, avec la possibilité d’identifier différents éléments culturels pour ceux qui s’y sont déjà intéressés. Un exemple parlant réside dans la réparation d’une tasse par Harry : il l’a offerte à Marsu qui la laisse tomber dans un moment d’inadvertance, et il la répare avec une technique à base de laque saupoudrée de poudre d’or. L’image est très belle, servant également de métaphore pour recoller les morceaux dans une relation, et celui qui en est familier identifie l’art japonais du Kintsugi (ou Kintsukuroi).


Comme l’évoque la première scène, il s’agit également d’une histoire d’amour : Marsu et Thom partagent une même façon de penser pour ce qui est de leur mode de création, ce qui se traduit par une affinité spirituelle, et une attraction amoureuse. Le lecteur peut littéralement la voir dans leur langage corporel, les expressions passant sur leur visage, leurs petites attentions l’un envers l’autre. Il est touché par leur gentillesse respective et cette intimité d’esprit. Le champ des possibles du titre évoque celui de la virtualité, ainsi que celui des modes amoureux. Harry et Marsu forment un couple qui n’entrave pas leur liberté, l’un comme l’autre pouvant aller voir ailleurs, ce qui n’entame pas leur amour réciproque. Thom découvre même qu’il existe une forme de trouple avec leur amie Clémence. Le monde virtuel ouvre le champ des possibles à d’autres configurations amoureuses pour la relation entre Marsu et Thom. Le lecteur voit leur relation évoluer, l’attirance, les émotions positives qui en découlent et qui renforcent même les sentiments de Marsu pour son époux. Il voit et il ressent leur frustration quand le rapprochement physique ne fonctionne pas, quelles que soient leur envie et leur tendresse. La relation dématérialisée s’offre alors comme une évidence, y compris pour le lecteur, à la fois par la solidité et l’intelligence du dispositif Athome, à la fois par les dessins qui montrent ce monde virtuel, avec des touches expressionnistes discrètes et raffinées. Même s’il s’agit d’une évidence, cette relation est à construire, à développer, à faire croître en s’y impliquant, en s’adaptant à ses conséquences, pour les amoureux et pour le conjoint. Ce n’est pas du tout la même dynamique entre une relation physique et une relation dématérialisée.


Une histoire d’amour, un récit d’anticipation, une intrigue romantique non-conformiste avec des beaux dessins : tout ça et bien plus encore. Le sentiment amoureux s’avère protéiforme : les réseaux sociaux et le distantiel, la réalité virtuelle offrent de nouvelles possibilités, ou en tout cas des moyens différents, s’inscrivant ainsi dans de précédents modes alternatifs comme les relations épistolaires, les textos, les sextos, les visios, etc. Les deux autrices explorent ce potentiel, au travers d’un roman chaleureux et solaire, avec gentillesse, et sans faiblesse. Comme le dit Clémence, Marsu est toujours à fond : à la fois consciente des risques d’addiction, à la fois déterminée à rendre féconde cette nouvelle forme de relation. Ces deux créatrices réenchantent le monde, savent en mettre en valeur le merveilleux, avec un esprit ludique. Un enchantement.



lundi 13 mai 2024

Histoire de Jérusalem

En fait, Bonaparte n’est jamais venu à Jérusalem


Ce tome retrace l’histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu’en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd’hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d’Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur.


Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s’appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d’une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d’altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n’y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l’eau, beaucoup d’eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé.



Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D’abord, Jérusalem est presque dépourvue d’eau potable. Jusqu’au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C’est autour de ce point d’eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l’époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n’a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l’année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l’écart des routes commerciales. De fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n’y vient pas par hasard.


L’histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d’un ouvrage sérieux et documenté, et celle d’une lecture plus facile grâce aux dessins. L’auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l’époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L’ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l’Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L’héritage de Saladin, l’empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), Le rêve de Sion (1897-1947), L’impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L’exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d’ouvrage historique, l’exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l’indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l’évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc.



Le lecteur constate rapidement qu’il s’agit d’un livre d’histoire d’un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d’aucune manière de prosélytisme pour l’une ou l’autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L’exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l’approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d’Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l’administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L’auteur met l’accent sur l’installation des tenants d’une religion puis d’une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l’autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation.


Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu’il s’agit d’une bande dessinée, c’est-à-dire une forme narrative particulière qu’il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d’une bande dessinée d’aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l’incarnation du narrateur sous la forme d’un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d’une colombe. Puis il voit bien ce qu’apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l’exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d’un manque de matériau source pour représenter l’aspect d’un mur, ou l’aménagement d’une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville.



Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d’informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L’artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s’incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d’état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. Le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l’auteur a conçu un mode d’exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé.


Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l’évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu’ils évoquent, et ce qu’ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d’histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l’appropriation et l’accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l’alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l’instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles.


Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d’une ville, encore plus ambitieux du fait qu’il s’agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu’une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l’importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s’exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.



jeudi 9 mai 2024

Fox, tome 2 : Le miroir de vérité

Ce que l’on croit peut effacer ce que l’on voit.


Ce tome est le deuxième d’une heptalogie, il fait suite à Fox, tome 1 : Le Livre maudit (1991). Sa première édition date de 1992. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005.


Dans les années 1950, Allan Rupert Fox vient d’arriver au Caire. Il découvre la ville en compagnie de Bayla, son guide. Celui-ci s’écrie : Attention ! Il explique à l’américain qu’il marche trop vite. Il ne faut pas : il va écraser ces malheureux scarabées. Il comprend bien que Fox se dise que s’il fallait éviter tous les insectes qui courent sol on n’avancerait plus. Il reconnaît que c’est assez juste en soi. Il lui recommande cependant d’éviter les scarabées dans la mesure du possible, car à Héliopolis ils furent tenus pour la manifestation du dieu Khépri, le soleil levant en personne. Il ajoute : autant ne pas froisser la susceptibilité des divinités qui gouvernent les humains. Soudain, un klaxon se fait entendre en continu. Une voiture est arrêtée en pleine rue, son conducteur en est descendu et il moleste un vieil homme à terre avec sa canne, parce que son âne est couché au sol et l’empêche de passer. La jeune nièce du vieil homme essaye de s’interposer, mais elle est trop petite pour retenir les coups de l’Anglais qui s’apprête à la corriger sévèrement parce qu’elle a osé porter la main sur un blanc. Alors que son bras s’apprête à s’abattre, il est arrêté par une poigne solide.



Allan Fox s’interpose et empêche Timothy Puckett de continuer à s’en prendre au vieil oncle et à sa nièce. Le klaxon continue de retentir en continu. Allan Fox fait quelques pas pour s’éloigner en tournant le dos au conducteur qui en profite pour essayer de le frapper. Fox l’empoigne et le colle fortement contre le capot de la voiture : Puckett perd conscience et le klaxon s’arrête d’un coup. Une élégante femme dans une robe noire chic et serrée descend de la voiture et félicite Fox : l’avertisseur est enfin stoppé, même si la méthode est un peu brutale, et son frère Timothy a tendance à se laisser emporter par sa colère, ce qui fait que sa conduite devient alors indigne d’un vrai gentleman. Enfin, l’âne se relève et dégage la voie. Fox prend congé d’Adrianna Puckett, et repart avec Bayla. La fillette vient le remercier quelques ruelles plus loin : elle ne l’oubliera pas. Ils arrivent enfin à leur destination : la boutique d’Atoumnah. Quand ils pénètrent, ils découvrent une vingtaine de babouins qui ont tout saccagé, et qui ont mis à mort le marchand Atoumnah. Dérangés dans leur saccage, les singes s’en prennent à Fox et à Bayla. Soudain une injonction retentit : Raïs el djemat !! Les singes s’arrêtent net, puis ils sortent de la boutique et se dispersent dans les rues du souk. Bayla et Fox remarquent une inscription en lettres de sang sur le mur : Khmounou. C’est le nom égyptien de Hermopolis.


L’influence Indiana Jones se confirme dans ce deuxième tome : le mystère des pyramides, Héphraïm, un professeur de l’université du Caire qui évoque la légende d’Osiris, Isis et Seth, avec le dieu Bès pour faire bonne mesure, les pyramides du plateau de Gizeh (Khéops, Khéphren et Mykérinos), les statues de pierre géantes du pharaon Aménophis III, près de la Vallée des Rois à Louxor, un trajet en voiture le long du Nil, une traversée en felouque, un passage par le site archéologique de Karnak, avec de très belles cases pour chacun de ces sites touristiques, en reproduisant avec fidélité la végétation locale. La pauvre Edith doit même affronter un groupe de cobras dans des ruines, avec la même terreur que Henry Walton Jones. Certes, personne ne s’exclame : Par Horus demeure !, et pour autant il n’y a pas à s’y tromper : en planche vingt-sept, Allan Rupert Fox est en train de lire en marchant dans une grande salle de l’université du Caire et il heurte de plein fouet un autre individu qui lui aussi lit en marchant, la pipe au bec, une barbe et des cheveux châtain-roux qui s’exclame By Jove ! Le professeur Philip Mortimer, personnage créé en 1950 par Edgard Félix Pierre Jacobs (1904-1987), échange quelques phrases sèches et discourtoises avec ce malotru d’Américain qui l’a heurté. Le lecteur relève également quelques situations qui peuvent lui évoquer Le temple du soleil (1949) et l’aide que Zorrino apporte au héros.



Le scénariste fait le nécessaire pour nourrir son intrigue au-delà des clins d’œil à la littérature de genre, qu’elle soit sous la forme de roman, de bande dessinée ou de film. Le héros est à la recherche d’un mystérieux Livre maudit aux propriétés étranges et mal définies. Il voyage à l’étranger, avec ses particularités rendues plus exotiques par le fait que le récit se déroule dans le passé. Il met à profit les sites archéologiques, sachant qu’il peut compter sur l’artiste pour les représenter fidèlement et en tirer parti pour la mise en scène, par exemple la progression hasardeuse d’Edith dans la pyramide, ou son vagabondage dans le temple Karnak. Il met en valeur des vestiges comme témoin d’une culture oubliée : les statues de pierre géantes du pharaon Aménophis III ou celle d’un babouin géant au milieu du désert (renvoyant directement à la mise à mort grotesque d’Atoumnah), les dessins rendant bien compte des dimensions, de l’usure du temps, de la texture de la pierre. Le personnage principal a droit à l’évocation d’un récit mythologique par un sachant local : le scénariste utilise de manière personnelle et assez superficielle le mythe d’Osiris, en aménageant les sources des textes des pyramides, des textes des sarcophages et du Livre des Morts.


Le scénariste ajoute dans la recette un soupçon de surnaturel : le comportement inexpliqué des babouins, l’absence de conséquence de la morsure du cobra sur Edith, et une deuxième attaque de babouins. Jean-François Charles dose ses traits d’encrage entre des lignes discrètement irrégulières pour apporter plus d’aspérité et de relief, aux personnages comme aux décors, et des lignes plus nettes et propres s’approchant de la ligne claire, par exemple lors de la rencontre irritante avec Mortimer. Il s’investit pour donner à voir chaque lieu. Ça commence par les rues du Caire dans un quartier populaire, avec des marchands de rue, sans aller jusqu’à la densité d’un souk, les façades conformes à l’architecture de la ville, et les étals provisoires. En planche six, une case de la largeur de la page et de la moitié de sa hauteur montre les toits de la ville et les tours élancées. L’encrage se fait plus appuyé avec des aplats de noir aux formes irrégulières pour la progression difficile d’Edith à la lueur de la torche dans la pyramide. Les traits deviennent plus fins et net pour la séquence dans l’université. L’artiste combine ces deux approches pour la déambulation dans le site de Karnak, entre la lumière crue de l’extérieur et les aspérités de la pierre. Il joue également de la densité de noir dans les cases pour accentuer l’horreur des attaques de babouins.



Comme dans le tome un, Allan Fox apparaît comme un bel homme à la chevelure argentée, athlétique sans être musculeux. Il intervient sans hésitation pour faire cesser les coups de Timothy Pluckett sur le vieil homme et sa jeune nièce, sans grand risque car il est évident qu’il a le dessus physiquement. Il en va différemment lors des deux attaques des babouins qui ont l’avantage du nombre et de la sauvagerie.il peut apparaître un peu impulsif : sa façon de percuter une voiture sur un bac pour avoir de la place, ou même dans sa relation charnelle avec Edith, évidente mais aussi immédiate. Il apparaît un peu dépassé par les aspects culturels ou historiques : pendant les explications du professeur Héphraïm, lors de sa rencontre avec Mortimer. Il se montre à nouveau incapable de protéger efficacement Edith. Le rôle de cette dernière dépasse celui de la victime, de la demoiselle en détresse à sauver par le fort et beau héros. En fait, elle se trouve entre les deux : mordue par un cobra, lapidée par des mineurs, et dans le même temps elle prend régulièrement l’initiative, pour sortir de la pyramide, dans sa relation avec Allan, pour rechercher la Princesse. Ces deux principaux personnages dépassent les conventions basiques des héros, tout en en conservant plusieurs traits. Ils acquièrent un minimum d’épaisseur, sans pour autant devenir pleinement incarnés. Côté ennemis, le lecteur tombe immédiatement sous le charme de la beauté d’Adrianna Pluckett, magnifique dans sa robe noire moulante, légèrement hautaine vis-à-vis de Fox, avec une assurance de dominatrice. À ses côtés, son frère Timothy est inexistant, tout juste bon à servir de ressort comique en se faisant assommer. Le clown blanc est cantonné à un rôle d’observateur à distance, toujours aussi décalé comme Pierrot maléfique. Et le Pénitent remplit parfaitement son rôle d’artifice narratif : intervenant pour aider au sauvetage d’Edith, parlant de manière énigmatique pour délivrer le juste nécessaire d’informations à Allan Fox afin qu’il puisse aller de l’avant.


Les auteurs racontent un nouveau chapitre dans leur série B, mettant à profit les conventions de genre attendues (mystère d’un pays exotique, mythologie de surface, héros valeureux, McGuffin en forme de Livre maudit, course-poursuite, méchant mystérieux, etc.). La narration visuelle apporte une consistance parfaite aux décors exotiques, une prestance réelle aux personnages, une narration variée et divertissante. L’intrigue progresse avec un ratio équilibré entre révélations, nouveaux mystères, dangers et moments de bravoure. Le lecteur est satisfait de s’être embarqué dans cette aventure. Une bonne série B.



mercredi 8 mai 2024

Cerveaux augmentés (humanité diminuée ?)

Le cerveau ne voit pas, n’entend pas ne parle pas, ni ne pense.



Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, plutôt une réflexion sur le sujet. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé conjointement par Miguel Benasayag pour le livre original Cerveau augmenté, homme diminué (2016) et pour la discussion, avec Thierry Murat bédéiste qui en a réalisé cette adaptation, ou plutôt cette lecture commentée. Il s’agit d’un ouvrage en noir & blanc avec une teinte marron. Il comprend cent-quatre-vingt-deux pages de bande dessinée.


Un courriel du 21 juillet 2021 à 15h32 : Thierry indique à Miguel qu’il est en possession de son adresse mail. Les éditions Delcourt via les éditions La Découverte la lui ont gentiment communiquée, à la demande du philosophe. Il le remercie pour cette délicate attention, et lui propose de se parler un peu au téléphone, un de ces jours d’été afin de faire connaissance. Miguel lui répond un peu plus tard : il est très content de la proposition et indique qu’ils peuvent aussi se parler par Skype, un de ces prochains jours. Cela désole le bédéiste car il déteste Skype, il déteste tous ces moyens de communication où l’on est obligé de regarder bouger virtuellement les lèvres de son interlocuteur. Ça le stresse et il déteste le stress. Malgré tout il lui répond que ça lui va, et que l’application est installée sur la tablette de sa fille dont il lui communique l’adresse. S’en suivent quelques échanges. Thierry se souvient que chez Paul Auster, dans Cité de verre, c’est un faux numéro de téléphone qui déclenche tout. Là, c’est une véritable lettre qui est à l’origine de cette bande dessinée, celle que Thierry a adressée au philosophe pour adapter son livre.



Après des échanges téléphoniques, l’artiste met son projet en suspens quelques semaines car il est invité par l’alliance française en Colombie. Dans l’avion, n’arrivant pas à choisir dans la multitude de films à regarder, il repense au dilemme de l’âne idiot de Buridan. Finalement il s’endort. Rêver que l’on est en train de dormir, ou rêver que l’on est en train de rêver, est un état de conscience tout aussi vertigineux que l’étude de l’objet par l’objet lui-même. Depuis la nuit des temps, le cerveau humain observe, connaît, étudie, s’explique des choses, comprend… Mais à partir du XXIe siècle, grâce aux récentes avancées en imagerie médicale, en biochimie, en neurosciences, le cerveau humain en est arrivé au stade où il est devenu… son propre sujet d’étude. Cette auto-rencontre est une rupture anthropologique sans précédent, certainement la quatrième blessure narcissique de l’humanité. Les trois premières blessures narcissiques, infligées par la science à l’homme dans l’histoire de l’Occident, on le sait, furent douloureuses et le sont peut-être encore. La première déclenchée par Copernic et Galilée : non seulement la Terre n’est pas au centre de l’univers, sous le regard de plein d’amour paternel de Dieu, mais elle n’est qu’un simple caillou parmi tant d’autres, perdu dans l’infini intersidéral. La deuxième, causée par Darwin…


Au cours de la bande dessinée, le bédéiste indique que les éditeurs qualifient ce genre d’ouvrage d’Essai graphique, terme repris dans le texte de la quatrième de couverture. S’il lui prend l’envie de feuilleter l’ouvrage pour s’en faire une première idée, le lecteur découvre des illustrations disposées en case, à raison en moyenne de trois par page, avec des cartouches de texte plus ou moins copieux, une forme de bande dessinée, mais pas de narration séquentielle. S’il n’est pas a priori attiré par le sujet ou par l’auteur, il est possible qu’il en reste là, craignant une lecture fastidieuse, et peut-être intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Sinon, il franchit le pas en pleine connaissance de cause, et il éprouve la surprise de d’une lecture agréable, même s’il ne s’agit pas effectivement d’une narration traditionnelle en bande dessinée. Le bédéiste aborde explicitement cette question au cours de l’ouvrage en disant : On s’imagine souvent que la bande dessinée doit formellement et absolument mettre en scène des bonshommes à gros nez, bavardant frénétiquement à grands coups de phylactère ovoïde… Il continue : Certains lecteurs auront alors été un peu déstabilisés à la lecture des premières pages du présent ouvrage, où il s’essaie librement à ce genre nouveau que les éditeurs, les libraires et les journalistes de la modernité ont baptisé : l’essai graphique. Il s’agit surtout, là aussi, de créer un monde pour inventer une forme narrative. Ne pas prendre le lecteur pour un âne. Ne pas se contenter de penser que l’on a trouvé ce qu’on cherche en illustrant un catéchisme savant… Ne pas se faire croire que le lecteur doit systématiquement être en position confortable. Chercher. Essayer… Oser surestimer ce qui se passe entre les cases, et y explorer cette temporalité alternative de la lecture que permet le médium Bande dessinée. Les idées visuelles enfermées dans des cases ne sont rien avant de prendre corps entre les mains du lecteur. Libre à lui d’en faire des points d’exclamation, d’interrogation, ou de suspension.



Seconde originalité dans cet ouvrage, Thierry Murat fait plus que simplement mettre en image le livre du philosophe franco-argentin : il en reprend la structure, les thèmes, la logique, et il évoque son dialogue avec l’auteur sur différents passages, sur certains questionnements, évoquant également la résonnance avec son quotidien ou ses propres choix. Ce parti pris constitue effectivement un prolongement de l’ouvrage initial, et le lecteur peut faire l’expérience de la rencontre entre ces deux auteurs, de leurs idées communes, exprimées chacun à leur manière. Ce principe est affiché dès les première pages dans lesquelles le bédéiste alterne des images de circuits imprimés schématisés, avec les paysages des Landes en mode semi-nocturne, alors qu’il conduit sa voiture, opposant ainsi le minéral du silicone au paysage ouvert des silhouettes d’arbres et des oiseaux dans le ciel. Dans le même temps, il évoque le processus laborieux de prise de contact directe avec le philosophe, et sa réticence à utiliser un logiciel de visioconférence. Les auteurs mettent en scène l’opposition entre l’artificialité du monde numérique et le vivant organique du réel. Enfin une première conversation téléphonique peut avoir lieu, puis Murat doit différer la réalisation de ce projet du fait de son départ pour la Colombie. Puis le dessinateur évoque le paradoxe de l’âne de Buridan (Jean Buridan, 1292-1363, philosophe français) : cette question philosophique est reprise par la suite sous un angle de logique, en évoquant Deep Blue, développé par IBM au début des années 1990, le logiciel qui a battu Gary Kasparov aux échecs en 1997.


Le lecteur se prend rapidement au jeu de la lecture : les échanges entre les deux auteurs qui reprennent le processus de création de l’adaptation et de la bande dessinée, induisant à la fois une forme légère de mise en abîme, une lecture personnelle de l’œuvre, une invitation à la prise de recul de la part du lecteur. Le titre annonce clairement le positionnement des auteurs sur le sujet : le point d’interrogation étant quasiment superflu. En effet, Murat annonce qu’il a abandonné l’usage de tous les réseaux sociaux, Benasayag insistant dès le début sur la comparaison erronée entre le fonctionnement d’une intelligence artificielle et celle du cerveau. Le titre de ses ouvrages parle d’eux-mêmes : La singularité du vivant (2017), Fonctionner ou exister (2018), La tyrannie des algorithmes (2019). Conscient du parti pris des auteurs, le lecteur relève plus facilement que tous les arguments contre le monde du numérique sont à charge. Il se rend compte des omissions sciemment effectuées ou de l’absence de mention des apports du numérique au sens large dans la vie quotidienne, ce qui ne diminue en rien le point de vue des auteurs. Dans cette forme unique, ils évoquent aussi bien les spécificités du fonctionnement organique du cerveau humain, que les techniques de captation de l’attention, le circuit de récompense de la dopamine, ou encore les conséquences des fonctions déléguées aux machines informatiques et aux algorithmes. Il s’agit donc d’une lecture active, se faisant tout naturellement, sans avoir besoin de s’arrêter pour réfléchir sciemment aux liens entre textes et images, au pourquoi du choix de telles illustrations.



L’artiste impressionne par son usage de silhouettes, d’icônes, de paysages naturels, de rapprochements visuels, de métaphores imagées. Il couvre tout le spectre de la représentation du dessin descriptif réaliste au symbole visuel, en passant par l’image conceptuelle à en être parfois abstraite si elle est prise hors de contexte de celle d’avant ou celle d’après (ce qui illustre le travail du cerveau pour identifier les schémas et produire du sens, ce qui se passe entre les cases), le facsimilé de bande dessinée humoristique (Les aventures de Thierry & Miguel), des dessins reproduisant des artefacts culturels comme un écran de Pac-Man, le tableau La Joconde, des affiches de réclame, des logos d’entreprise, d’autres œuvres d’art (une sculpture d’Alberto Giacometti, 1901-1966), des écrans d’ordinateur d’avant l’interface graphique, des kanjis, etc., pour une grande diversité graphique que ne laisse pas supposer un simple feuilletage préalable.


Cet exposé graphique s’avère fort riche dans son ensemble. Il fait appel à de nombreux éléments cultures, par exemple : La cité de verre (1987) de Paul Auster, Moby Dick (1851), d’Herman Melville (1819-1891), la notion d’apercetion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), La grande vague de Kanagawa (environ 1830) de Katsushika Hokusai (1760-1849), la qualité des pensées que l’on a en marchant d’après Friedrich Nietzsche (1844-1900), Blade Runner (1982) de Ridley Scott, l’invention de l’imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), la fable du scorpion et de la grenouille de Lev Nitoburg (1899-1937), le corps sans organe d’Antonin Artaud (1896-1948), l’utilité de l’inutile développé par Tchouang Tseu (-369 à -288), l’autobiographie de Corto Maltese (Le désir d’être inutile) par Hugo Pratt (1927-1995), lé dégénérescence des utopies par Claude Shannon (1916-2001, mathématicien, un des fondateurs de la théorie de l’information) & Norbert Wiener (1894-1964, père fondateur de la cybernétique), Bug (2017-2022) d’Enki Bilal, la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault (1926-1984), Le petit Prince (1943) d’Antoine Saint Exupéry (1900-1944), etc. Les auteurs savent apporter les informations nécessaires pour que tous les lecteurs puissent comprendre ces références et leur rapport avec l’exposé. Ainsi le lecteur saisit aisément la différence fondamentale entre le fonctionnement du cerveau et une intelligence informatique (Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau.), la réalité déjà présente du transhumanisme (l’impact de l’omniprésence de l’information disponible en permanence par exemple), le problème avec le progrès (on voit ce qu’on gagne, mais on ignore ce qu’on perd), l’avènement de la société normative (ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas), le principe de mariage parfait qui unit aujourd’hui les technosciences et la macroéconomie néolibérale (deux formes d’une même dérégulation), etc.


Le titre indique clairement que les auteurs adoptent un point de vue partial sur la question, certainement pour compenser la généralisation et l’enthousiasme pour les technologies numériques sous toutes leurs formes. Malgré une apparence éloignée d’une bande dessinée traditionnelle, le lecteur se rend vite compte du confort de lecture, de l’intelligence de la mise en images, conçue sur mesure pour cet exposé graphique. Il apprécie les points de vue du philosophe grâce à la richesse des références, la clarté du propos, sans pour autant perdre son propre esprit critique. Du grand art, de la réflexion très humaine.



mardi 7 mai 2024

Chimère(s) 1887, tome 2 : Dentelles écarlates

À la Perle Pourpre, quoi qu’il arrive, les clients doivent être satisfaits.


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887, tome 1 : La perle pourpre (2011). Son édition originale date de 2012. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Piero. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


À Paris en 1874, dans la boutique d’un marchand d’art, le jeune Vincent entre et se fait fraîchement accueillir par monsieur Boussod qui lui fait observer qu’il est en retard et que ça devient une habitude. Vincent s’excuse. Le patron continue en lui demandant si ça ferait plaisir à son oncle de savoir que son neveu ne prend pas son travail au sérieux. Il enchaîne en lui demandant de l’aider : ils ont reçu un nouvel arrivage de La Haye. Le propriétaire parie que le frère de Vincent lui envoie encore de ces maudits impressionnistes. Le jeune homme répond que Théo sait ce qu’il fait : un jour, les gens s’apercevront qu’il n’y a pas qu’une seule vision de la peinture. Boussod s’emporte en découvrant une toile : N’importe quoi ! Une caricature ! C’est d’une vulgarité sans nom. Il estime qu’ils ne vendront pas un seul de ces machins. Il insiste lourdement pour que Vincent comprenne : C’est la boutique d’un marchand d’art, pas un atelier d’excentriques qui barbouillent comme des enfants. Il s’en va, en demandant à son apprenti d’assurer la fermeture de la boutique. Quelques moments plus tard, Louis entre et propose à Vincent qu’il ferme, pour qu’ils puissent assister à l’inauguration de la réouverture des salles Tuileries, celles qui avaient brûlé. Vincent ne se fait pas prier. En s’y rendant, ils passent devant une affiche pour Olympe qui se produit à l’Opéra Bouffe.



Dans les locaux de la Perle Pourpre en mai 1887, Gisèle s’adresse sèchement à Chimère devant les autres prostituées. Elle lui assène que même si les hommes s’arrachent ses prestations, elle ne se montrera pas plus indulgente avec la jeune adolescente. La patronne la charge de faire le tour des pots de chambre et de remplir le seau qu’elle lui confie. Quand Chimère aura fini, elle pourra revenir, et Gisèle aura autre chose pour elle. Alors que l’adolescente effectue la tournée des pots de chambre, Marguerite la rejoint et elles discutent. L’aînée fait observer qu’en détruisant son carnet devant Gisèle, Chimère est allée un peu loin. Ce à quoi son interlocutrice répond que c’était son journal intime, c’est personnel. Marguerite répond tristement que Chimère n’a plus rien de personnel ici. Elle appartient à la maison jusque dans ses pensées, ce qu’elle a fait était un affront direct. La jeune fille n’est pas plus impressionnée que ça : si la maquerelle ne lui a pas trouvé plus terrible châtiment que de vider les thomas, elle devrait y survivre. En fait, c’est d’Élise qu’elle se soucie, elle espère qu’elle est loin maintenant. Elle confirme qu’elle l’a aidée à s’enfuir, ce que chacune d’entre elles aurait fait. Marguerite est impressionnée, et elle ajoute que Chimère n’a que treize ans, qu’elle peut prendre en main son destin.


Le lecteur ouvre ce tome deux avec la ferme envie de savoir ce qu’il advient de la jeune adolescente Chimère (treize ans) qui se retrouve comme prostituée à l’établissement la Perle Pourpre à Paris, et dont la virginité a été mise aux enchères dans le premier tome. Celui-ci commence par un marchand d’art, en 1874, alors que le temps présent du récit se situe en l’an 1887. Puis l’histoire revient à Chimère et à la Perle Pourpre, et passe une page et demie après à Élise que le lecteur avait peut-être déjà enterrée. Sans oublier Ferdinand de Lesseps (1805-1894) et ses difficultés à financer la poursuite des travaux du canal de Panama. Et même le passé de Gisèle la tenancière de la maison close. L’intrigue peut donc apparaître suivre des méandres qui modifient la perception qu’en a le lecteur. D’un autre côté, cela le renvoie au titre qui se présente avec un S entre parenthèses : cela induit que l’histoire est celle de Chimère, et qu’elle évoque d’autres chimères, c’est-à-dire des projets vains ou impossibles. Le lecteur y voit un commentaire sur le projet du canal de Panama, une chimère entretenue par De Lesseps. Par ricochet, cela peut également s’appliquer au projet de Gustave Eiffel (1832-1923), c’est-à-dire sa tour qui est en construction et dont le premier étage apparaît comme décor en fond de case. Dans le registre des personnages historiques, le lecteur relève le prénom de deux frères : Vincent et Théo, dans une séquence où il est également des premières toiles de peintres impressionnistes. Il n’y a pas à s’y tromper : il s’agit des frères Van Gogh et de la naissance de ce mouvement pictural qui va à l’encontre des canons de l’art établi et des règles académiques, une autre chimère.



La notion de chimère s’applique également aux personnages du récit : le projet de fuite d’Élise, le projet d’un avenir meilleur pour Chimère, et par jeu de miroir le projet de vie de Gisèle (Olympe) jeune, le récit au temps présent montrant ce qu’il en est advenu. De séquence en séquence, l’histoire personnelle de l’adolescente apparaît bien comme le fil conducteur du récit : les vies des uns et des autres se croisent dans l’établissement de la Perle Pourpre, et croisent celle de Chimère. Cette demoiselle voit passer les clients dans les salons de la maison close de luxe, les personnages historiques précités, et quelques autres dont Guy de Maupassant (1850-1893) en personne. Les dessins participent à cette reconstitution historique en montrant l’époque. Dans les décors : les visions de rues de Paris aussi bien en 1874 qu’en 1887, comme une grande avenue de Paris ou une ruelle désaffectée, les toits des bâtiments aux alentours de la Perle Pourpre ou sa cour intérieure, la tour Eiffel en construction ou un bateau sur la Seine, et un peu plus loin l’île de la Jatte avec son temple de l’Amour. Le dessinateur investit également beaucoup de temps pour représenter les intérieurs : le grand salon de la Perle Pourpre et quelques chambres, l’atelier de Leonardo avec ses outils et son établi, la boutique du marchand d’art avec ses tableaux et ses caisses, le bureau du commanditaire de l’enquête de Blandin.


Le lecteur retrouve cette esthétique qui amalgame des caractéristiques visuelles de bande dessinée tout public, avec des situations adultes, entre amour tarifé et violence horrifique. Le coloriste met en œuvre une palette de nature proche du réalisme, avec quelques touches un peu plus vives de ci de là pour mettre en valeur un élément visuel ou une réaction plus intense sous le coup de l’émotion, une giclée de sang, ou un visage faussement amical. Il passe parfois discrètement dans un mode plus allégorique comme l’ambiance très lumineuse du piquenique à l’île de la Jatte pour évoquer un moment hors du temps, enchanteur. L’artiste joue avec des expressions de visage parfois exagérées, comme un sourire trop large, des yeux trop grands et trop humides, des tailles trop fines, des pieds un peu trop effilés. Il peut également accentuer une posture ou un geste, donner un air faussement romantique à une affiche, exagérer le mouvement d’un triporteur dont les roues ne touchent pas le sol dans une course-poursuite, accentuer la giclée de sang jaillissant d’une blessure. Ces caractéristiques visuelles donnent un air de bande dessinée d’aventure tout public, une lecture accessible et facile.



Dans le même temps, le récit se déroule majoritairement à l’intérieur de la maison close, pour un total de trente-et-une pages. L’héroïne est âgée de treize ans, et si la majeure partie des clients vient comme à une soirée mondaine, une bonne partie d’entre eux vient également pour acheter une relation tarifée. Les auteurs se montrent honnêtes avec le lecteur et représentent des femmes pas toutes majeures dans des tenues mettant en valeur leurs rondeurs sexualisées, les dénudant souvent pour appâter le client avec de la chair. Les caractéristiques des dessins font que ces scènes restent dépourvues de caractère érotique : il s’agit d’une transaction commerciale avec des professionnelles qui n’y mettent pas de sentiment. Les hommes obtiennent uniquement ce pour quoi ils payent, la pratique apparaissant globalement comme mécanique, sans joie, aggravée parfois par des coups, tout le temps par les conditions d’emploi de ces femmes et de ces adolescentes, proche de l’extorsion par la tenancière, qui n’hésite pas à les humilier, et mêmes à les faire frapper par Fernand. La narration visuelle devient difficilement soutenable lors d’un avortement pratiqué sans consentement par un médecin, et pire encore lors d’un assassinat ç l’arme blanche, d’une sauvagerie telle que le lecteur pense immédiatement à une série de meurtres immondes dans le quartier de Whitechapel en 1888.


La narration visuelle et l’intrigue montre que l’établissement de la Perle Pourpre voit passer des personnages historiques et des clients influents, des individus vivant selon les mœurs de l’époque, mais manquant toutefois de l’empathie ou de l’humanisme qui leur permettrait de prendre du recul sur les conditions de vie, sur les modalités d’exercice de leur métier par les prostituées de l’établissement qu’ils fréquentent. Pour le lecteur, certains ne peuvent prétendre à aucune circonstance atténuante. C’est ainsi qu’il considère initialement Gisèle la tenancière, et pour autant au cours de ce tome, il sent poindre un début d’empathie pour cette femme marquée par la vie, qui reproduit peut-être des schémas qu’elle-même a subis. Sa sympathie reste tout acquise pour Chimère, et même un réel respect pour cette adolescente qui ne se voit pas en victime, qui d’un côté fait l’expérience de toute la cruauté et l’égoïsme de certains adultes, et de l’autre a déjà adapté pour son propre usage, des stratégies qu’elle a observées.


A priori, la nature du récit semble évidente : les malheurs d’une pauvre adolescente se retrouvant à travailler comme prostituée dans une maison close, à l’âge de treize ans, un drame sordide. À la lecture cette nature présente un goût bien différent : un récit plutôt agréable du fait d’une narration visuelle mêlant descriptions solides et une forme inattendue d’entrain propre à récit d’aventure, avec une saveur feuilletonnante. Avec une composante historique par touches chorales à laquelle les dessins donnent une solide consistance : les prémices du scandale de Panama, la construction de la tour Eiffel, la montée en puissance de l’impressionnisme et un tueur en série tristement célèbre. Avec l’histoire de la jeune Chimère oscillant entre les coups du sort arbitraires, et une solide idée de la stratégie à mettre en œuvre pour atteindre son objectif. Le lecteur côtoie des personnages complexes et adultes, compromis pour la plupart et ayant en tête des projets déraisonnables qu’ils comptent bien mener à terme. Singulier.