Le simple fait qu'il y ait des gens pour y croire leur donne déjà une sorte de réalité.
Ce tome fait suite à Dick Herisson, tome 10 : La Brouette des morts (2002) qu'il n'est pas nécessaire d''avoir lu avant. La première édition date de 2004. Il n'a pas été intégré dans les deux tomes de l'intégrale. Il a fait l'objet d'une réédition en 2018 comprenant en plus une trentaine de pages : un texte de 2 pages de l'éditeur retraçant la vie de l'auteur, des photographies de l'auteur, des pages de sketchs, des pages de scripts, un texte du page de son fils sur l'état d'avancement du scénario de la deuxième partie, et 2 pages de notes de Didier Savard sur quelques éléments de cette deuxième partie. Il s'agit de la première partie d'un diptyque dont la seconde n'a jamais vue le jour du fait du décès de l'auteur. Il a été réalisé par Didier Savard (1950-2016), pour le scénario, dessins et encrage. Il compte 48 planches de bande dessinée.
En novembre 1933, monseigneur Cafarelli, le légat du pape, est en train de marcher dans les rues de la casbah d'Alger, accompagné pas des prêtres et des militaires. Il est interpellé par une vieille femme voûtée qui le tire par le bas de sa robe. Son mari est malade et elle souhaiterait qu'il bénéficie de la magie de l'évêque. Contre l'avis de son conseiller, il accepte de suivre seul la vieille femme. Ils arrivent dans un appartement et la silhouette ôte le capuchon qui lui recouvre la tête : il s'agit de Achmed Zobi Ben Zoba qui remet à Cafarelli une cassette fermée par un sceau. Ben Zoba attend son paiement. L'évêque vérifie que la cassette correspond bien à ce qu'il attendait, puis il éclate le crâne de son interlocuteur avec la lourde croix métallique qu'il porte en pendentif. Il rejoint son escorte dans une artère plus large de la casbah, en les rassurant sur le fait qu'il ne lui est rien arrivé. Quelques jours plus tard, l'évêque et sa suite rentrent à Rome à bord d'un paquebot. Une fois dans sa cabine, il brise le sceau apposé sur la cassette, et l'ouvre. Il pousse un hurlement d'effroi.
Passant devant la cabine avec des rafraîchissements, un serveur sursaute en entendant le cri et va alerter les autres membres du clergé. Un passager en profite pour rentrer dans la cabine et voler la cassette. Il est surpris par les autres en train d'arriver : ne voyant pas d'échappatoire, il décide de se jeter à l'eau, en pleine mer. Il ne refait pas surface. L'évêque reprend conscience et s'exclame : là, l'araignée pourpre ! À Paris, Dick Hérisson est allé assister au spectacle de madame Nevroska, une voyante extralucide qui se produit sur scène. Elle s'évanouit avant la fin de son numéro en prononçant ces mots : l'araignée pourpre. À la sortie, le professeur Hovny Ratzescú s'adresse à Dick Hérisson pour savoir ce qu'il en a pensé. Puis il se présente : il est professeur d'ethnologie à l'université de Bucarest. Hérisson explique qu'il ne s'autorise pas à exclure le phénomène de voyance auquel ils viennent d'assister, mais qu'il n'y porte pas plus d'intérêt que ça. Il n'est venu que parce qu'il avait reçu un billet d'invitation, envoyé anonymement par une personne qui ne s'est pas fait connaître ce soir. Le professeur Ratzescú ajoute qu'il doit bientôt participer à un symposium à (ou en ?) Arles, et il demande si Hérisson à un hôtel à lui recommander. Ce dernier lui suggère de descendre à l'hôtel, Nord-Pinus, sans hésitation. Ils se quittent. Dick Hérisson rentre à pied chez lui et, à sa grande stupéfaction, il reconnaît le docteur Istéric Nulpart, pourtant mort sous ses yeux. Ce dernier l'entraîne dans une fumerie d'opium clandestine en plein Paris.
En entamant ce récit, le lecteur doit avoir conscience qu'il ne lira jamais la fin de l'histoire. Les 2 pages de notes retrouvées par le fils de l'auteur constituent des pistes, contiennent des indications sur quelques éléments de l'histoire, sans en lever tout le mystère, sans apporter de résolution. Du coup, ce onzième tome s'adresse avant tout au complétiste, au lecteur tombé sous le charme des histoires de Didier Savard, de la saveur très particulière de ses récits, de sa narration visuelle. Depuis plusieurs tomes, il a constaté que l'auteur a développé des idiosyncrasies marquées : des scènes bizarres qui ne reçoivent pas d'explication, rationnelle ou non. Il a aussi noté, surtout dans le tome 10, que le dessin se fait moins élégant, s'éloignant toujours plus de la ligne, claire, pour apparence plus dense, des traits moins épurés. Dans son introduction, l'éditeur indique que ce trait plus fébrile est la conséquence de la maladie de Parkinson, occasionnant des difficultés de mouvement et des raideurs. Pour autant, il s'agit d'une nouvelle aventure de Dick Hérisson imaginée et racontée par son créateur. Il n'y a pas tromperie pour le complétiste ou pour le fan, et l'album est bien achevé, que ce soit pour les dialogues, les récitatifs, les dessins, l'encrage, la mise en couleurs.
S'il a apprécié les précédents tomes, depuis Dick Hérisson, tome 8 : La Maison du pendu (1998), le lecteur retrouve les coïncidences troublantes, les situations semblant frappées du sceau du surnaturel, les phases d'enquête intrigantes mais dont les conclusions donnent une impression de cul-de-sac laissant le lecteur perplexe (Est-ce que ça avait finalement un lien avec l'intrigue principale ?), les mystères annexes faussement expliqués qui demeurent entier (sans compter que l'intrigue principale ne connaît pas de fin). Comment la médium Nevroska a-t-elle pu avoir connaissance d’existence de l'araignée pourpre ? Comment le docteur Nulpar a échappé à la mort, alors que Hérisson y assisté ? Est-ce que Dick Hérisson a vraiment participé à la répression d'une manifestation qui ne se déroulera que dans deux mois et demi ? Césaire, un moine ayant vécu aux alentours de l'an 500 a-t-il prévu ce qui allait arriver au dernier archevêque d'Arles en 1792 ? Faut-il vraiment prendre pour argent comptant l'éventualité d'une forme de voyage dans le temps, ou au moins de prédiction de l'avenir, comme la référence à Nostradamus (1503-1566) le laisse supposer ? Autant de questions sans réponse, autant de figures relevant du genre d'enquête surnaturelle, où l'un des enjeux pour l'auteur est de se montrer inventif pour créer ce type d'incertitudes, de jouer sur la possibilité du surnaturel. Le lecteur se rend compte que l'auteur le fait sciemment quand Dick Hérisson répond à Hovny Ratzescú qui lui demande s'il croît au surnaturel : Je n'ai pas de préjugés sectaires qui m'autoriseraient à exclure tel phénomène, telle croyance ou pratique ; le simple fait qu'il y ait des gens pour y croire leur donne déjà une sorte de réalité.
Qu'il l'ait remarqué ou pas dans le tome précédent, le lecteur ressent que les cases semblent plus occupées, que les traits sont plus tourmentés, mais cela n'enlève rien a plaisir de la narration visuelle. Le lecteur retrouve bien Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu, fidèles à leur apparence initiale, et il peut même reconnaître le docteur Nulpar. Les têtes peuvent comporter une touche de caricature, parfois empruntée à Jacques Tardi, et les visages sont expressifs : la suffisance et la convoitise de l'archevêque Cafarelli, le regard possédé de madame Nevroska, le visage dur et fermé des Croix de Feu défilant dans la rue, les expressions de doute et de surprise de Dick Hérisson, le visage fatigué d'un client de bistrot, l'air excédée d'une voyageuse importunée par la fumée de la pipe d'Hérisson dans le compartiment, les marques de dégénérescence sur le visage des individus dans l'abbaye de Psasmody, etc. L'artiste est toujours attentif aux tenues vestimentaires : correspondant aux époques, aux fonctions, à l'occupation de l'individu. Le lecteur retrouve toute la richesse visuelle de la série, y compris pour les décors : les rues de la casbah d'Alger avec l'architecture des maisons, l'aménagement de la cabine de l'archevêque Cafarelli, les rues de Paris et les façades correspondantes, les nombreux détails de l'ameublement et la décoration du salon de Dick Hérisson, les venelles de Venise et leurs façades, etc. Il remarque également que Savard continue de faire des clins d'œil visuel à l'œuvre d'Hergé : Les Aventures de Tintin, tome 9 : Le Crabe aux pinces d'or et les étroites ruelles de la casbah de Bagghar, Les Aventures de Tintin, volume 5 : Le Lotus bleu lorsque Tintin est allongé dans une fumerie d'opium.
Didier Savard se montre facétieux à plusieurs reprises. Il fait donc revenir le docteur Nulpar, décédé dans l'album Une aventure de Dick Hérisson, tome 5 : La Conspiration des poissonniers (1993). Il joue avec la forme de la narration et avec les attentes du lecteur. Il y a ce moment fort inattendu où Dick Hérisson se laisse convaincre en 3 cases d'accepter une pipe d'opium, ce qu'il fait, en décalage totale avec ce que pouvait supposer le lecteur en comparaison du comportement de Tintin dans le Lotus Bleu, ou même des valeurs morales d'un héros. L'auteur n'hésite pas à s'éloigner du mode de narration classique (images avec des phylactères et le héros qui pense tout haut pour le bénéficie du lecteur), pour passer à des images avec le texte des mémoires du professeur Nulpar. Lorsque Dick Hérisson reprend sa lecture dans le train, la narration prend la forme de deux pages de texte en gros caractère, sans aucune image ou illustration. Pendant les 8 pages suivantes, Savard réintroduit les images (d'abord une seule pour illustrer le texte), jusqu'à revenir à des cases disposées en bande, avec toujours un texte prenant entre la moitié et un tiers de la place dans la case. Quand il découvre la forme de l'idole adorée par les moines de l'île Psalmody, le lecteur se dit qu'il l'a déjà vue quelque part. Revenant en arrière, il se rend compte qu'il y a la même sculpture en exposition dans le salon de Dick Hérisson, en planche 17.
Oui, il est un peu frustrant de se dire qu'on ne connaîtra jamais la fin de l'histoire. D'un autre côté, il est très satisfaisant de retrouver une fois encore Dick Hérisson & Jérôme Doutendieu pour une histoire toujours aussi déstabilisante, avec une narration visuelle soignée et riche en détails. Un album qu'on aurait souhaité ne pas être le dernier, car la qualité est intacte.