Ma liste de blogs

vendredi 31 juillet 2020

Dick Hérisson - tome 11 - L'araignée pourpre

Le simple fait qu'il y ait des gens pour y croire leur donne déjà une sorte de réalité.

Ce tome fait suite à Dick Herisson, tome 10 : La Brouette des morts (2002) qu'il n'est pas nécessaire d''avoir lu avant. La première édition date de 2004. Il n'a pas été intégré dans les deux tomes de l'intégrale. Il a fait l'objet d'une réédition en 2018 comprenant en plus une trentaine de pages : un texte de 2 pages de l'éditeur retraçant la vie de l'auteur, des photographies de l'auteur, des pages de sketchs, des pages de scripts, un texte du page de son fils sur l'état d'avancement du scénario de la deuxième partie, et 2 pages de notes de Didier Savard sur quelques éléments de cette deuxième partie. Il s'agit de la première partie d'un diptyque dont la seconde n'a jamais vue le jour du fait du décès de l'auteur. Il a été réalisé par Didier Savard (1950-2016), pour le scénario, dessins et encrage. Il compte 48 planches de bande dessinée.

En novembre 1933, monseigneur Cafarelli, le légat du pape, est en train de marcher dans les rues de la casbah d'Alger, accompagné pas des prêtres et des militaires. Il est interpellé par une vieille femme voûtée qui le tire par le bas de sa robe. Son mari est malade et elle souhaiterait qu'il bénéficie de la magie de l'évêque. Contre l'avis de son conseiller, il accepte de suivre seul la vieille femme. Ils arrivent dans un appartement et la silhouette ôte le capuchon qui lui recouvre la tête : il s'agit de Achmed Zobi Ben Zoba qui remet à Cafarelli une cassette fermée par un sceau. Ben Zoba attend son paiement. L'évêque vérifie que la cassette correspond bien à ce qu'il attendait, puis il éclate le crâne de son interlocuteur avec la lourde croix métallique qu'il porte en pendentif. Il rejoint son escorte dans une artère plus large de la casbah, en les rassurant sur le fait qu'il ne lui est rien arrivé. Quelques jours plus tard, l'évêque et sa suite rentrent à Rome à bord d'un paquebot. Une fois dans sa cabine, il brise le sceau apposé sur la cassette, et l'ouvre. Il pousse un hurlement d'effroi.


Passant devant la cabine avec des rafraîchissements, un serveur sursaute en entendant le cri et va alerter les autres membres du clergé. Un passager en profite pour rentrer dans la cabine et voler la cassette. Il est surpris par les autres en train d'arriver : ne voyant pas d'échappatoire, il décide de se jeter à l'eau, en pleine mer. Il ne refait pas surface. L'évêque reprend conscience et s'exclame : là, l'araignée pourpre ! À Paris, Dick Hérisson est allé assister au spectacle de madame Nevroska, une voyante extralucide qui se produit sur scène. Elle s'évanouit avant la fin de son numéro en prononçant ces mots : l'araignée pourpre. À la sortie, le professeur Hovny Ratzescú s'adresse à Dick Hérisson pour savoir ce qu'il en a pensé. Puis il se présente : il est professeur d'ethnologie à l'université de Bucarest. Hérisson explique qu'il ne s'autorise pas à exclure le phénomène de voyance auquel ils viennent d'assister, mais qu'il n'y porte pas plus d'intérêt que ça. Il n'est venu que parce qu'il avait reçu un billet d'invitation, envoyé anonymement par une personne qui ne s'est pas fait connaître ce soir. Le professeur Ratzescú ajoute qu'il doit bientôt participer à un symposium à (ou en ?) Arles, et il demande si Hérisson à un hôtel à lui recommander. Ce dernier lui suggère de descendre à l'hôtel, Nord-Pinus, sans hésitation. Ils se quittent. Dick Hérisson rentre à pied chez lui et, à sa grande stupéfaction, il reconnaît le docteur Istéric Nulpart, pourtant mort sous ses yeux. Ce dernier l'entraîne dans une fumerie d'opium clandestine en plein Paris.

En entamant ce récit, le lecteur doit avoir conscience qu'il ne lira jamais la fin de l'histoire. Les 2 pages de notes retrouvées par le fils de l'auteur constituent des pistes, contiennent des indications sur quelques éléments de l'histoire, sans en lever tout le mystère, sans apporter de résolution. Du coup, ce onzième tome s'adresse avant tout au complétiste, au lecteur tombé sous le charme des histoires de Didier Savard, de la saveur très particulière de ses récits, de sa narration visuelle. Depuis plusieurs tomes, il a constaté que l'auteur a développé des idiosyncrasies marquées : des scènes bizarres qui ne reçoivent pas d'explication, rationnelle ou non. Il a aussi noté, surtout dans le tome 10, que le dessin se fait moins élégant, s'éloignant toujours plus de la ligne, claire, pour apparence plus dense, des traits moins épurés. Dans son introduction, l'éditeur indique que ce trait plus fébrile est la conséquence de la maladie de Parkinson, occasionnant des difficultés de mouvement et des raideurs. Pour autant, il s'agit d'une nouvelle aventure de Dick Hérisson imaginée et racontée par son créateur. Il n'y a pas tromperie pour le complétiste ou pour le fan, et l'album est bien achevé, que ce soit pour les dialogues, les récitatifs, les dessins, l'encrage, la mise en couleurs.


S'il a apprécié les précédents tomes, depuis Dick Hérisson, tome 8 : La Maison du pendu (1998), le lecteur retrouve les coïncidences troublantes, les situations semblant frappées du sceau du surnaturel, les phases d'enquête intrigantes mais dont les conclusions donnent une impression de cul-de-sac laissant le lecteur perplexe (Est-ce que ça avait finalement un lien avec l'intrigue principale ?), les mystères annexes faussement expliqués qui demeurent entier (sans compter que l'intrigue principale ne connaît pas de fin). Comment la médium Nevroska a-t-elle pu avoir connaissance d’existence de l'araignée pourpre ? Comment le docteur Nulpar a échappé à la mort, alors que Hérisson y assisté ? Est-ce que Dick Hérisson a vraiment participé à la répression d'une manifestation qui ne se déroulera que dans deux mois et demi ? Césaire, un moine ayant vécu aux alentours de l'an 500 a-t-il prévu ce qui allait arriver au dernier archevêque d'Arles en 1792 ? Faut-il vraiment prendre pour argent comptant l'éventualité d'une forme de voyage dans le temps, ou au moins de prédiction de l'avenir, comme la référence à Nostradamus (1503-1566) le laisse supposer ? Autant de questions sans réponse, autant de figures relevant du genre d'enquête surnaturelle, où l'un des enjeux pour l'auteur est de se montrer inventif pour créer ce type d'incertitudes, de jouer sur la possibilité du surnaturel. Le lecteur se rend compte que l'auteur le fait sciemment quand Dick Hérisson répond à Hovny Ratzescú qui lui demande s'il croît au surnaturel : Je n'ai pas de préjugés sectaires qui m'autoriseraient à exclure tel phénomène, telle croyance ou pratique ; le simple fait qu'il y ait des gens pour y croire leur donne déjà une sorte de réalité.

Qu'il l'ait remarqué ou pas dans le tome précédent, le lecteur ressent que les cases semblent plus occupées, que les traits sont plus tourmentés, mais cela n'enlève rien a plaisir de la narration visuelle. Le lecteur retrouve bien Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu, fidèles à leur apparence initiale, et il peut même reconnaître le docteur Nulpar. Les têtes peuvent comporter une touche de caricature, parfois empruntée à Jacques Tardi, et les visages sont expressifs : la suffisance et la convoitise de l'archevêque Cafarelli, le regard possédé de madame Nevroska, le visage dur et fermé des Croix de Feu défilant dans la rue, les expressions de doute et de surprise de Dick Hérisson, le visage fatigué d'un client de bistrot, l'air excédée d'une voyageuse importunée par la fumée de la pipe d'Hérisson dans le compartiment, les marques de dégénérescence sur le visage des individus dans l'abbaye de Psasmody, etc. L'artiste est toujours attentif aux tenues vestimentaires : correspondant aux époques, aux fonctions, à l'occupation de l'individu. Le lecteur retrouve toute la richesse visuelle de la série, y compris pour les décors : les rues de la casbah d'Alger avec l'architecture des maisons, l'aménagement de la cabine de l'archevêque Cafarelli, les rues de Paris et les façades correspondantes, les nombreux détails de l'ameublement et la décoration du salon de Dick Hérisson, les venelles de Venise et leurs façades, etc. Il remarque également que Savard continue de faire des clins d'œil visuel à l'œuvre d'Hergé : Les Aventures de Tintin, tome 9 : Le Crabe aux pinces d'or et les étroites ruelles de la casbah de Bagghar, Les Aventures de Tintin, volume 5 : Le Lotus bleu lorsque Tintin est allongé dans une fumerie d'opium.


Didier Savard se montre facétieux à plusieurs reprises. Il fait donc revenir le docteur Nulpar, décédé dans l'album Une aventure de Dick Hérisson, tome 5 : La Conspiration des poissonniers (1993). Il joue avec la forme de la narration et avec les attentes du lecteur. Il y a ce moment fort inattendu où Dick Hérisson se laisse convaincre en 3 cases d'accepter une pipe d'opium, ce qu'il fait, en décalage totale avec ce que pouvait supposer le lecteur en comparaison du comportement de Tintin dans le Lotus Bleu, ou même des valeurs morales d'un héros. L'auteur n'hésite pas à s'éloigner du mode de narration classique (images avec des phylactères et le héros qui pense tout haut pour le bénéficie du lecteur), pour passer à des images avec le texte des mémoires du professeur Nulpar. Lorsque Dick Hérisson reprend sa lecture dans le train, la narration prend la forme de deux pages de texte en gros caractère, sans aucune image ou illustration. Pendant les 8 pages suivantes, Savard réintroduit les images (d'abord une seule pour illustrer le texte), jusqu'à revenir à des cases disposées en bande, avec toujours un texte prenant entre la moitié et un tiers de la place dans la case. Quand il découvre la forme de l'idole adorée par les moines de l'île Psalmody, le lecteur se dit qu'il l'a déjà vue quelque part. Revenant en arrière, il se rend compte qu'il y a la même sculpture en exposition dans le salon de Dick Hérisson, en planche 17.

Oui, il est un peu frustrant de se dire qu'on ne connaîtra jamais la fin de l'histoire. D'un autre côté, il est très satisfaisant de retrouver une fois encore Dick Hérisson & Jérôme Doutendieu pour une histoire toujours aussi déstabilisante, avec une narration visuelle soignée et riche en détails. Un album qu'on aurait souhaité ne pas être le dernier, car la qualité est intacte.


jeudi 23 juillet 2020

Rosa - Tome 02: Les hommes

Le seul geste qui vaille, c'est le don, réciproque ou non.

Ce tome est le deuxième d'un diptyque, pour une histoire complète et indépendante de toute autre. Il faut doc avoir lu premier tome avant : Le pari. La première édition de cet album date de 2019. Il a été réalisé à partir d'un texte de Bernard Ollivier, adapté, dessiné et mis en couleurs par François Dermaut (1949-2020). Il s'ouvre avec une introduction de Dermaut expliquant la genèse et la longue gestation du projet avec Ollivier. Il compte 54 planches en couleurs.

Ce dimanche matin, Rosa Lemoine se rend à l'église pour la messe, en évitant de croiser le regard des autres paroissiens. Elle se fait interpeller par Célestin Lebigot qui l'informe que le conseil paroissial lui interdit l'accès à la maison de Dieu. Il ajoute que c'est lui qui informé le curé Yves Meyer, et que la décision a été approuvée par le notable Arsène Raoul Sena, cette dernière information n'étant pas faite pour la surprendre. Rosa est profondément émue, et elle a compris qu'elle ne pourra remettre les pieds à l'église que si elle arrête de recevoir des hommes chez elle pour le pari. Elle rentre chez elle en passant par la grande rue du village, et reçoit des mots de soutien de Jean-François Mahé, le boucher-charcutier, qui lui offre même un pâté de lièvre aux cornichons, en lui demandant juste de lui rapporter la terrine. Rentrée chez elle, Rosa ne sait que faire entre mettre un terme au pari ce qui a pour conséquence qu'elle ne peut plus payer les soins de son mari Mathieu, ou continuer et se voir ainsi exclure de la vie sociale. Le soir, elle annonce aux clients de son bistrot qu'elle arrête le pari. Martin, le maire, comprend tout de suite qu'Arsène Raoul Sena est derrière la décision du conseil paroissial. Le lendemain, Rosa reçoit la visite d'Émilienne, la prostituée de la ville, accompagnée d'une vieille femme se prénommant Honorine. Avec l'accord de Rosa, Honorine va aller parler au curé Meyer et à Sena. Elle promet d'être de retour avant l'angélus, avec la levée de l'interdiction.


Émilienne conduit la voiture à cheval jusqu'à l'église : les deux femmes en descendent et croisent Sena en train de partir. Honorine lui indique qu'elle veut lui parler en même temps qu'au prêtre Meyer : contrairement à son habitude, Sena obtempère sans discuter. Lui, Meyer et Honorine rentrent dans la sacristie pour discuter. Honorine en sort peu de temps après, l'interdiction ayant été levée. Les deux femmes retournent à la ferme de Rosa, où elle la trouve en train de papoter avec sa copine Valine. Les voyant revenir si vite, Rosa est persuadé que la tentative de conciliation a échoué. Elles s'installent toutes les quatre à table avec un verre de vin, et Honorine expose les arguments qu'elle a utilisés et comment elle les a acquis. L'après-midi, Célestin Lebigot vient annoncer qu'il se retire du pari, et Rosa lui jette son argent à la figure. Puis elle va faire un tour et rencontre le berger Mathurin qui lui explique que lui n'a pas besoin d'église pour prier, et qu'il pense que ses discussions avec Dieu sont plus franches dans la mesure où il n'y a pas un toit entre eux. Le soir, les habitués reviennent au bistrot dans la ferme de Rosa et elle leur annonce que le pari reprend dès le lendemain. Dans la journée suivante, elle va trouver Arsène Raoul Sena et lui tient tête quant à ses menaces d'éviction. Elle emporte le morceau.

L'argument de l'intrigue reste scabreux dans ce deuxième tome : le pari suit son cours, avec des cahots et des arrêts inopinés. L'intrigue parvient à son terme : Rosa Lemoine désigne un gagnant, selon les modalités qu'elle a choisies, et non celles que les hommes aimeraient lui imposer. Le lecteur découvre avec plaisir le passage des candidats restants, ainsi que la façon de faire de Rosa. Comme dans le premier tome, cette histoire est bien plus qu'une suite de coucheries. Comme dans la première partie, il ne s'agit pas d'une bande dessinée érotique, encore moins pornographique, même s'il y a un peu plus de nudité dans cette partie-ci. Le lecteur se rend également compte qu'il est aussi impatient de reprendre le chemin vers le village, pour pouvoir y flâner, en côtoyant les personnages. Les planches de cette deuxième partie sont aussi soignées que celles de la première. François Dermaut continue d'habiller ses cases à l'aquarelle, pour un effet pastel doux et naturaliste. Le lecteur ressent aussi bien la lumière baissante avec l'amoncellement de nuages, la clarté limitée dans la pièce qui sert de bistrot dans la ferme des Lemoine, le soleil éclatant alors que Rosa vient remettre Sena à sa place devant sa luxueuse demeure, la froide lumière quand Rosa chemine sur une route de terre sous son parapluie, la douce tiédeur d'une journée de printemps assis dans un champ, adossé contre un arbre.


François Dermaut dépeint avec soin et justesse le petit village et ses alentours : vues extérieures et intérieures de l'église, devanture de la boucherie-charcuterie, magnifique demeure du notable Sena, bâtiment plus fonctionnel du sanatorium, jour de marché au chef-lieu, façade du tribunal d'instance du chef-lieu, façade de la mairie, vue du Mont Saint Michel. À chaque fois, il ne s’agit que d'une ou deux cases, juste pour situer l'action, mais l'effet cumulatif et la qualité descriptive de chaque case finissent par donner l'impression au lecteur d'avoir flâner alentours. De la même manière, Rosa côtoie de nombreux personnages, simple connaissance, ou habitué du bistrot. Le lecteur peut ainsi saluer ou discuter avec le boucher-charcutier et lui rendre son sourire, regarder les habitués en train de boire un coup, parfois en mal d'empathie pour Rosa, être admiratif de l'assurance d'Émilienne (la prostituée) qui ne se laisse pas rabaisser, partager le moment de connivence entre Émilienne, Valine, Rosa et Honorine quand cette dernière explique comment elle a fait plier le curé et le notable, apprécier la différence de caractère des différents habitués que ce soit au lit ou dans un interaction banale. L'artiste donne une personnalité distincte à chacun, aussi bien visuelle que comportementale. Il est visible qu'il porte une réelle affection pour chacun (même pour Sena, mais quand même à l'exception de Barnabé Rotic), ce qui transparaît dans chaque scène de dialogue : le lecteur ne ressent pas de manque d'intérêt visuel à voir parler les interlocuteurs. Il éprouve l'impression de regarder des individus bien vivants.

Comme dans le premier tome, le pari et son déroulement amènent Rosa Lemoine à coucher avec différents hommes, dans les conditions qu'elle a elle-même posées, et qu'elle fait strictement respecter, interrompant même le pari, sans qu'aucun participant ne bronche. Ces nuits sont d'abord un moyen qui sort de l'ordinaire pour payer les factures du sanatorium pour son mari. Elles sont également l'occasion pour Rosa de découvrir l'étreinte d'autres hommes, de ressentir physiquement leur effet. Il se dessine une forme d'apprentissage du plaisir pour Rosa. Les auteurs (Dermaut & Ollivier) montrent en même temps comment Rosa est à l'initiative des modalités et du déroulement de l'accueil de chaque participant. Elle n'est pas une victime, ni un objet passif. Le lecteur peut s'interroger sur le fait que cette histoire soit racontée par des hommes, mais il ne peut que constater le respect qu'ils ont pour elle, à la fois dans la manière dont ils la mettent en scène, à la fois dans l'évolution du regard que les hommes portent sur elle. Les modalités imposées par Rosa font que la visite de ces messieurs ne peut pas être réduite à une simple passe tarifée avec une professionnelle.


En fait, Rosa Lemoine a commencé à s'émanciper dès qu'elle s'est proposée pour arbitrer le concours. Elle a pris l'initiative, sortant de la place réservée aux femmes à l'époque dans ce milieu. Son choix l'a amenée à sortir du conformisme social pour s'aventurer dans un comportement inédit, et du coup automatiquement réprouvé par la société, conformiste par défaut. Cette histoire montre aussi comment elle peut assumer ce choix. Les auteurs ont, eux, fait le choix d'exprimer la réprobation de la société essentiellement par un notable, et par l'église. Ils chargent la situation avec un curé coupable d'actes ignobles, mettant ainsi le paquet sur l'hypocrisie de l'individu, et sous-entendant une généralisation à toute l'institution de l'Église, et par là-même à la religion, même si Rosa continue à prier. C'est peut-être la composante qui pêche un peu dans le récit : le lecteur comprend bien que Rosa ne peut pas envisager d'être athée, et qu'elle doit remettre en cause dans son esprit, l'image que la religion brosse du plaisir charnel. Cependant, il ne montre pas en quoi la Foi lui apporte un réconfort, ni que tous les fidèles ne sont pas des ordures.

En revanche, Bernard Ollivier & François Dermaut réalisent une étude de caractère très fine sur les différents personnages. Le lecteur voit Rosa gagner en assurance progressivement, et prendre conscience qu'en tant qu'individu, elle est tout aussi capable qu'un homme, que ses idées sont tout aussi valables que celles d'un homme, qu'elle n'est pas une citoyenne de seconde classe. En face, le lecteur voit arriver chaque participant au rendez-vous fixé par Rosa : à chaque fois, il découvre un être humain différent, dans sa façon de concevoir le rendez-vous, dans la façon dont il se représente Rosa et son rôle, et dans le déroulement de la soirée et de la nuit. La gente masculine n'est pas d'un seul tenant : il n'y a pas que des hommes qui viennent pour tirer leur coup et prouver leur virilité. Il y a des personnes avec leur vie, leur vécu, leurs insécurités, leur égoïsme plus ou moins affirmé. Sur ce plan, l'histoire est à l'opposé d'une enfilade de performances physiques avec des acteurs interchangeables. La découverte de ces insécurités montre à Rosa qu'elle n'est en rien inférieure aux hommes, voire que certains attendent qu'elle prenne les choses en main. Il est possible de trouver que Rosa Lemoine est un peu naïve ou crédule, mais cela correspond aussi à la place réservée aux femmes à l'époque, à l'image que leur en donne la société. C'est aussi l'histoire de sa prise de conscience de ces contraintes systémiques, et de la possibilité de ne pas s'y soumettre, une démarche universelle pour tout être humain.

Finalement, ce diptyque constitue une étude de mœurs d'une grande finesse, sur la base d'un pari scabreux. Les planches de François Dermaut racontent l'histoire avec précision et douceur, une reconstitution historique séduisante, et un respect pour les personnages, pour Rosa comme pour les hommes. Le lecteur accompagne une femme cantonnée à la place assignée par la société, prendre l'initiative pour sauver son mari, et découvrir qu'elle peut ne pas accepter de se conformer à ce qui est attendue d'elle, et mener une existence plus satisfaisante.


jeudi 16 juillet 2020

Rosa - Tome 01: Le Pari

Vider les bourses de la commune et remplir la tirelire de Rosa.

Ce tome est le premier d'un diptyque, pour une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition de cet album date de 2015. Il a été réalisé à partir d'un texte de Bernard Ollivier, adapté, dessiné et mis en couleurs par François Dermaut (1949-2020). Il s'ouvre avec une introduction de Dermaut expliquant la genèse et la longue gestation du projet avec Ollivier. Il compte 54 planches en couleurs.

Dans un hameau Normand au début du vingtième siècle, Rosa Lemoine tient, dans la ferme conjugale, un bistrot fréquenté par les rustauds du village. Ce soir-là, quatre habitués sont en train de descendre des verres : Gustave le maréchal-ferrant, Alphonse un fermier, Alex Carel sans emploi fixe et Florimond le facteur. Le ton monte entre Gustave et Alphonse : ils finissent par parier qu'ils sont plus virils l'un que l'autre. Les esprits étant échauffés, ils parient mille francs chacun. Alex se joint au pari, ne pouvant résister à l'attrait d'une telle somme. Rosa a écouté la conversation en lisant son livre et e moque d'eux : un pari entre hommes, ça ne va pas être facile pour déterminer le gagnant. Elle les met dehors et monte à l'étage pour s'occuper de Mathieu son mari, plus vieux de vingt-cinq ans qu'elle, et tuberculeux. Elle sent l'odeur de la goutte et en déduit que Martin, le maire du village, est encore venu lui apporter à boire. Elle lui raconte l'histoire du pari. Elle laisse son mari dans son lit, et va dormir dans la chambre d'ami à côté. Elle se souvient de leur mariage, dix-neuf ans plutôt, un mariage arrangé. Après la mort de sa première femme, Mathieu s'était mis à boire beaucoup trop, et les parents de Rosa l'imaginait déjà veuve et propriétaire.


Les premiers temps du mariage furent délicats pour Rosa. Elle n'avait pas besoin de travailler, et elle s'occupait de la maison, de préparer les repas pour son mari, de nourrir les poules et de temps à autre de faire son devoir conjugal. Un jour qu'il se montre plus brutal que les autres en la couchant sur la table, elle lui plante une fourchette dans la cuisse. Un autre jour, elle revient en retard de sa promenade avec Valine le long du canal, elle trouve Mathieu qui l'attend furieux à table, énervé de ne pas être servi à l'heure. Lorsqu'elle arrive, il enlève son ceinturon pour la corriger. Elle prend la fourche posée contre le mur, ce qui l'arrête tout de suite, et le calme pour le restant de leur vie commune. Au temps présent, alors qu'elle se couche, elle entend Mathieu tousser dans la chambre d'à côté et désespère qu'ils ne disposent pas de revenus suffisant pour le sanatorium. Le soir venu, les quatre habitués sont en train de papoter en descendant quelques verres. Soudain surgit Célestin Lebigot (premier commis chez Arsène Raoul Sena) qui leur fait la morale sur le projet de mesurer leur virilité. Puis c'est Barnabé Rotic (métayer d'Arsène Raoul Sena) qui pousse la porte pour informer les quatre amis qu'il est venu s'inscrire pour participer au pari. Il reste toujours à déterminer comment organiser la comparaison. Florimond propose de recourir aux services d'une prostituée. Il pourrait aller à la ville pour louer ses services, après les avoir testés, bien sûr.

Quel point de départ scabreux : une épouse accepte de coucher avec une dizaine d'individus pour payer la facture de soins de son époux tuberculeux. En plus ce récit a été conçu par un homme et réalisé en bandes dessinées par un autre homme. Le lecteur est en droit de craindre le pire. Pourtant, il ne s'agit en rien d'une bande dessinée pornographique, ni même érotique. C'est tout juste si on aperçoit un téton de Rosa au cours de ces 54 planches. Ensuite, oui, la situation est malsaine et indécente, à ceci près que c'est Rosa elle-même qui se propose pour servir d'arbitre, en toute connaissance de cause, sans aucune contrainte autre qu'économique, pas de manipulations psychologiques, pas de maltraitance. Tout commence doucement par des fanfaronnades d'hommes sous l'emprise de la boisson et un pari idiot (en fait, ils n'ont aucune idée de comment s'y prendre pour comparer leur virilité), chacun refusant de se dédire, plus têtu l'un que l'autre. Dès le départ, les hommes n'ont pas le beau rôle : vantards, entêtés, et très vite cupides du fait de la mise de 1.000 francs par participant, une sacrée somme pour l'époque. Enfin ce pari fait ressortir aussi bien les rancœurs des participants, souvent à l'encontre d'un autre participant, que l'insécurité de ces hommes.


François Dermaut est le dessinateur de la série Les chemins de Malefosse avec Daniel Bardet, puis Malefosse avec Xavier Gelot. Il est visible qu'il a pris grand plaisir à croquer les différents mâles. Malgré le nombre de participants, le lecteur les identifie tous au premier coup d'œil : Gustave avec sa chevelure blanche, sa moustache, sa forte carrure, Alphonse avec son front dégarni et son petit air méprisant, Alex le rouquin toujours le sourire aux lèvres, Florimond rondouillard et expressif, Mathieu décharné et alité avec l'œil qui pétille encore, Célestin Lebigot avec sa mine renfrognée et agressive, Barnabé Rotic avec son visage fermé et dur, etc. L'artiste a donné une trogne à chacun, en forçant un peu les traits, mais en s'arrêtant avant la caricature. Il se produit vite un phénomène étrange : alors que les scènes de dialogue occupent plus des deux tiers des séquences, et que les personnages sont souvent représentés en plan poitrine, en gros plan ou en très gros plan, le lecteur n'a jamais l'impression d'un raccourci pour s'économiser. Au contraire, Cette mise en scène des discussions rapproche le lecteur des personnages grâce à la justesse des traits et leur expressivité, correspondant à la sphère sociale, et plus souvent à la sphère personnelle en termes de proxémie. Il regarde avec tout autant d'attention Rosa, charmé par sa gentillesse et sa force de caractère.

La focalisation sur les discussions n'empêche pas François Dermaut de réaliser une reconstitution historique soignée. Les tenues vestimentaires sont variées correspondent à l'époque, et reflètent la condition sociale de chaque individu, ainsi que son métier. Le maréchal-ferrant et le berger ne sont pas vêtus de la même manière encore moins le riche propriétaire terrien. En comparant les vêtements du maire actuel (Martin) et de celui qui compte bien le devenir (Arsène Raoul Sena), le lecteur peut voir le paysan issu de la terre, et le riche propriétaire devenu homme d'affaires n'ambitionnant que de s'élever dans la société. Alors que cela ne semble pas très prégnant, le lecteur finit par prendre conscience que la reconstitution historique transparaît discrètement dans les ameublements, les maisons, et les accessoires de la vie quotidienne, des sabots de Mathieu, à la vieille cafetière, même en passant par le modèle de verre utilisé dans le bistrot. Une autre dimension apparaît progressivement : celles de l'environnement campagnard. Le lecteur peut voir Rosa distribuer le grain aux poules, se promener sur le chemin de halage, revenir du sanatorium sur une route de terre en carriole, être conspuée par les commères à la sortie de la messe, gratter le potager. Ces passages sont peu nombreux et souvent réduits à une case ou deux, mais très aérés, avec une belle luminosité, apportée par la mise en couleurs en aquarelle.


Même s'il peut entretenir des réticences a priori sur cette proposition indécente, le lecteur se prend au jeu, parce que Rosa Lemoine n'est jamais une victime. Elle n'est pas contrainte par la force (autre qu'économique) : c'est son choix. En outre, ce pari fait apparaître des comportements révélateurs. La force de caractère de Rosa ne vient pas de nulle part : elle a vite tenu tête à son époux violent et alcoolique et l'a remis à sa place refusant d'être violentée, imposant d'être respectée. Son choix de servir d'arbitre est engendré par sa volonté de sauver son mari, de lui permettre un accès aux soins. Rapidement, les participants au concours se rendent compte que Rosa dicte ses conditions et établit les modalités pratiques qu'elle impose aux participants, ce qu'ils étaient incapables de faire. D'une certaine manière, ils lui obéissent en se pliant à ses décisions. C'est un drôle de paradoxe : en acceptant de coucher avec d'autres hommes, Rosa Lemoine s'émancipe de sa condition de femme au foyer invisible. C'est même très drôle quand Rosa indique qu'elle va établir des fiches de performance pour pouvoir comparer chaque prestation. Le lecteur en vient à se demander comment un homme dans sa position aurait été perçu. Bien sûr, la comparaison est un peu faussée parce que la notion de gigolo diffère de celle de prostituée et la représentation de la sexualité féminine est moins dans la performance que celle de la sexualité masculine. Toutefois, il est vraisemblable qu'il serait apparu dans une lumière beaucoup plus favorable que Rosa.

Ce pari qui sort de l'ordinaire permet également de mettre en lumière les motivations de chaque participant. Au départ, il ne concerne que deux hommes, et c'est une question de fierté, de pouvoir se juger par rapport à l'autre, au travers de sa virilité, un combat de coq pour prouver sa valeur, sa supériorité à l'autre, valider son importance plus grande. Avec l'entrée en jeu d'un troisième, l'enjeu se déplace vers le gain. 3 participants fait monter la cagnotte à 3.000 francs, une somme considérable pour l'époque dans ce milieu social, pratiquement un an de salaire pour le facteur. Dans le même temps, la dimension égrillarde et la concupiscence demeurent. Ce n'est que lorsque Rosa se propose (et même s'impose) comme juge en indiquant qu'elle prend sa part pour les soins de son époux, que les participants se dédouanent en mettant en avant qu'il s'agit de participer financièrement à sauver un être humain d'une maladie… comme s'ils ne pouvaient pas donner une petite somme dans un geste de solidarité. Il apparaît également d'autres motivations très calculées, comme l'inscription du candidat au poste de maire pour faire douter de la virilité du maire en place, et l'inscription de ce dernier contraint de participer pour éviter une défaite électorale.


Bien évidemment, les participants ne peuvent pas garder secret ce pari, en particulier pour ceux qui sont mariés. Il est très amusant de découvrir ceux qui craignent leur épouse, usant de stratagèmes pour tenter de les maintenir dans l'ignorance. Cette réaction un peu caricaturale de la part des hommes emmène le lecteur à justement s'interroger sur le rôle des épouses. Il a un aperçu de leur réaction collective à la messe, où elles changent de banc quand Rosa arrive pour ne pas être assises à côté de cette pécheresse, de cette fornicatrice. Il est amusant de voir qu'il n'y en a qu'une seule qui a le courage de venir trouver Rosa chez elle et de lui parler en face. Il est vrai qu'une autre, Valine (la femme du facteur), est son amie et qu'elle est déjà consciente des infidélités de son mari, ce qui relativise les actions de Rosa. La nature des réactions des épouses s'avère à la fois révélatrice de leur condition soumise socialement aux hommes à l'époque, à la fois de leur motivation similaire pour l'appât du gain. Enfin, dans cette première moitié du récit, le lecteur assiste aux prestations des quatre premiers participants. Il n'y a pas de nudité, et le déroulement a été fixé par Rosa, sans beaucoup de rapport avec une passe avec une professionnelle. Il apparaît que le déroulement du rapport, mais aussi les échanges avant brossent le portrait de la manière dont le partenaire masculin envisage l'acte sexuel et son rapport avec sa partenaire. Le lecteur ressent que le jugement porté par Rosa ne sera pas limité à la durée ou à la vigueur.

Indéniablement, le point de départ est malsain et peut rebuter. Dans l'exécution, il s’avère que Bernard Ollivier et François Dermaut ont réalisé une étude de mœurs fine et intelligente, avec quelques touches d'humour et une narration visuelle plus riche qu'il n'y paraît. Quelles que soient ses a priori, le lecteur se retrouve vite pris par l'engrenage du pari, et par les personnages rendus très proches et très vivants par les dessins. Il se doute bien que le jugement aura un effet sur les participants, mais aussi sur Rosa.


lundi 13 juillet 2020

Caroline Baldwin, Tome 16 : La conjuration de bohême

Amuse-toi bien avec tes petits camarades psychorigides !

Ce tome fait suite à Caroline Baldwin, Tome 15 : L'ombre de la chouette (2011) qu'il est indispensable d'avoir lu avant car il s'agit d'une histoire en deux parties. La première édition date de 2011 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T4: Volumes 13 à 16. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Cette aventure comprend 46 planches.


Quelque part en Californie, Julia Peterson s'introduit subrepticement dans une propriété appelée Monte Rio, à la faveur de la nuit, en passant par les bois, déjouant ainsi la surveillance de la milice privée qui assure la sécurité. Elle arrive au bord d'un lac où se tient une cérémonie privée à la lumière des torches, au pied d'une statue de chouette de douze mètres de haut. Le maître de cérémonie récite une invocation à la chouette et aux bohémiens, pendant qu'un cercueil est amené en barque, puis placé au pied de la statue, et auquel il est mis le feu pour une cérémonie secrète de crémation. Julia Peterson repart après avoir assisté à la cérémonie, sans avoir été découverte. Le lendemain, l'inspecteur Philips se rend au bord du lac Berry en passant par les bois pour ne pas être repéré. Chemin faisant, il s'allume une cigarette. Il sort ses jumelles et observe ce qui se passe de l'autre côté du lac. Sur le ponton se tiennent une demi-douzaine d'agents de police, alors que trois hommes grenouilles remontent un cadavre du fond du lac. Philips est satisfait par ce qu'il vient de voir, il jette son mégot sur le chemin et repart.

Dans la grande ville la plus porche du lac Berry, un inspecteur de police sort du commissariat avec un dossier à la main. Il se rend dans un café proche où Philips l'attend. Il lui remet le dossier et le commente, en commençant par ironiser que ce ne doit pas être Philips qui les a prévenus pour les cadavres au fond du lac. L'inspecteur confirme à Philips que ces individus étaient tous les trois membres d'une milice privée chargée de la protection d'une sorte de club très sélect pour les grands de ce monde : le Bohemian Club. À Monte Rio, Julia Peterson rend compte au chef de cette milice privée de son infiltration de la veille au soir, en insistant bien sur le fait que leur dispositif de sécurité n'est pas au niveau exigé. Elle mentionne qu'elle aurait pu abattre Preston, l'ancien président des États-Unis, sans aucune difficulté. Gary Scott s'est réinstallé dans l'appartement qu'il partage avec Caroline Baldwin à Manhattan. Il constate qu'un nouveau courriel vient d'arriver pour Caroline : encore des photographies de vacances de celle qui se fait passer pour sa femme, cette fois-ci d'un séjour à Montréal, avec une photographie prise depuis la terrasse Dufferin, avec le château de Frontenac en arrière-plan. Dans un cimetière proche du lac Ferry, Philips présente Alan Hammerstein, un des meilleurs spécialistes des sectes et autres société secrète, à Caroline Baldwin.


Sous l'insistance de son nouvel éditeur, André Taymans avait accepté de réaliser une histoire sur deux albums, avec plus d'action que les précédentes, revenant vers les territoires du thriller politique. L'ombre de la chouette (au titre très mystérieux, parce que celle-ci n'intervient dans le présent tome) comprenait de beaux paysages (une des composantes principales de la série), beaucoup de mystères, et une intrigue qui laissait moins de temps aux personnages pour regarder le paysage. Dans cette deuxième partie du diptyque, l'auteur résout effectivement tous les mystères : le retour de la femme de Gary Scott, le numéro 1408 entouré sur un billet de banque de 1 dollar, l'assassinat d'un sénateur de retour d'une mystérieuse réunion dont le cadavre a été retrouvé dans la forêt, l'identité du mystérieux sauveur de Caroline Baldwin inconsciente et prête à être assassinée par un groupe d'individus cagoulés. S'il ne s'agit pas de moment contemplatif pour les personnages, le tome s'ouvre avec une séquence d'observation nocturne dans une forêt californienne, puis l'histoire passe à deux pages muettes quand Philips observe les plongeurs. La narration prend une autre forme, de la planche 11 à la planche 14, avec une séquence d'explication sur le Bohemian Club, et sur les symboles franc-maçonniques sur le billet de banque de 1 dollar. Le scénariste n'arrive pas à faire autrement que de consacrer la planche 21 à de copieux phylactères d'explication quand Scott, Philips et Baldwin croisent leurs informations, avec uniquement des têtes en train de parler. Les planches 33 à 35 sont à nouveau consacrées à de copieuses explications, mais avec une plus grande variété dans les dessins. Cette abondance d'explications s'était déjà produite dans des tomes précédents, mais pas sur autant de pages, et pas de manière aussi pataude pour la narration visuelle.

Le lecteur est un peu décontenancé : il pouvait penser qu'André Taymans avait assez de pages en deux albums pour développer une narration plus fluide. C'est presque comme s'il avait trop mis de choses dans son scénario. D'ailleurs l'explication des courriels de la défunte épouse de Gary Scott laisse le lecteur très dubitatif sur le choix de s'y prendre ainsi, pour faire passer des informations. La mort d'un personnage récurrent abattu par Gary Scott arrive comme un cheveu sur la soupe, avec un effet émotionnel nul parce que la scène est trop rapide. Quant au final spectaculaire avec avion de chasse, c'est une première dans la série. Cela n'empêche pas que l'intrigue se lise comme un divertissement rapide et sympathique, un peu échevelé, un thriller effectivement en décalage avec les précédentes aventures de l'héroïne. Caroline Baldwin, Philips et Gary Scott sont mis en scène comme des professionnels compétents, pas toujours prompts à la collaboration, parce qu'ayant chacun des intérêts propres, pas toujours convergents. C'est un plaisir de retrouver Julia Peterson, elle aussi très compétente dans cet album, avec une direction d'acteur qui montre son caractère et sa détermination. André Taymans crée d'autres personnages : le spécialiste des sectes et autres sociétés secrètes, un peu rondouillard avec une jolie chemise à fleurs, un cuisinier dans un diner qui sait comment laisser causer les clients exigeants en continuant de faire comme d'habitude, une équipe d'agents chargés de la protection de la présidente des États-Unis, très professionnels et formels.


Cette aventure détonne par rapport aux précédentes, mais le lecteur retrouve la marque de fabrique d'André Taymans : soigner les paysages. Cela commence avec cette intrusion dans l'immense propriété de Monte Rio. Le lecteur suit avec plaisir la progression de Julia Peterson à travers les arbres. Il ouvre les yeux plus grands en découvrant la rivière, la mise en scène de la crémation et la statue de 12 mètres de haut (pour le coup, c'est vrai qu'il y a bien plus bizarre comme statue aux États-Unis). Cette fois-ci en pleine journée, il regarde l'inspecteur Philips monter à pied à travers bois, vers un point de vue et observer ce qui se passe dans 2 pages silencieuses. La planche suivante montre la grande rue d'une ville de moyenne importance en province, et le lecteur prend le temps de regarder l'architecture. Puis il peut apprécier les façades en grès rouge du Trias (brownstone), depuis la fenêtre de l'appartement de Gary Scott à New York. Planches 15 & 16, Philips conduit Scott en voiture dans les rues de New York : le lecteur retrouve toute l'implication de l'artiste pour reproduire fidèlement l'architecture (les échelles en façade) et l'urbanisme. Au fil des séquences, il se rend compte que Taymans ne ménage pas sa peine : route de campagne avec éoliennes en bordure, hall monumental d'aéroport avec structure métallique au plafond, le nouveau complexe hôtelier Premières Nations à Wandake au Canada (une référence à Caroline Baldwin, n° 2 : Contrat 48-A, 1998) où le lecteur séjournerait avec plaisir, une autre longue marche dans la propriété de Monte Rio (de jour cette fois-ci), une belle vue sur Montréal depuis la terrasse du parc du Mont Royal. Le lecteur regrette pour les personnages qu'ils n'aient pas le temps d'apprécier ces différents environnements, ce qui ne l'empêche pas, lui, de prendre le temps pour le faire.

Cette deuxième partie laisse une impression étrange au lecteur. André Taymans a écrit un thriller politique étoffé avec de nombreux rebondissements, dans une intrigue cohérente. Il y a intégré tellement d'éléments qu'il n'a pas la place de tous les mettre en valeur. Quand il repense à l'appel du chef religieux exhortant tous les occidentaux atteints de maladies incurables à s'enrôler sous la bannière islamique radicale comme kamikazes afin de détruire le Grand Satan américain et ses valets, le lecteur se dit que cet élément a été très mal exploité, quasiment pas en fait. En outre le scénariste est obligé de caser beaucoup d'explications dans des pages qu'il n'arrive pas à rendre visuellement intéressantes, un comble quand c'est la même personne qui écrit le scénario et qui réalise les dessins. D'un autre côté, le lecteur prend plaisir à voir des personnages qui réfléchissent, qui coopèrent sans oublier leur personnalité. Il retrouve les paysages si soignés qui sont la marque de fabrique de la série, très diversifiés dans ce tome, un dépaysement toujours aussi agréable.


mardi 7 juillet 2020

Les Indes fourbes

Mais que vaut la vie de celui qui ne sert à rien ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2019. Le scénario est d'Alain Ayrolles, les dessins et les couleurs de Juanjo Guarnido, avec l'aide d'Hermeline Janicot Texier pour les couleurs, Jena Bastide ayant réalisé la mise en couleurs des pages 75, 77 à 79, 81 à 84. L'ouvrage s'ouvre avec un court avant-propos d'un paragraphe évoquant El Buscon la Vie de l'Aventurier Don Pablos de Segovie (1626) de Francisco Gomez de Quevedo y Villegas (1580-1645), un des chefs d'œuvre du roman picaresque.

Au seizième siècle, à la cour du roi d'Espagne, Pablos de Ségovie raconte son histoire : né gueux en Castille, il finit par décider de quitter l'Espagne pour gagner les Indes afin de connaître une vie meilleure. Il effectue la traversée vers l'Amérique du Sud sur un magnifique trois mats, en tant que membre d'équipage, tout en plumant les matelots aux cartes, en trichant. Mais l'un d'eux finit par comprendre la combine et Pablos est balancé par-dessus bord au large des côtes. Après une nuit difficile accroché à un bout de bois, il finit par échouer, épuisé, sur une plage. Quand il relève la tête, il constate qu'il est observé par une demi-douzaine d'africains. Au temps présent du récit, Pablos est allongé sur un chevalet de torture, en train d'être interrogé par l'alguazil de la place forte de Cuzco, assisté par l'intendant le seigneur Reyes. L'alguazil perd sa patience, mais Pablos insiste : il doit tout raconter dans l'ordre pour l'alguazil comprenne ce qu'il en est de l'Eldorado. Alors que Pablos perd conscience d'épuisement, Reyes fouille ses affaires et y trouve une tête réduite que l'alguazil identifie tout de suite : celle de don Diego, nom que Pablos pousse dans un cri soudain. Reyes lui conseille de raconter ce qu'il sait à l'alguazil. Pablos continue son histoire en reprenant au moment où il venait d'être intégré dans le petit village d'anciens esclaves africains, à qui il apprenait qu'une bulle papale interdisait de réduire les indiens en esclavage et que c'est la raison pour laquelle des africains avaient importés dans ce pays.


Un soir, alors que les anciens discutent de son sort, Pablos se met à mimer sa vie en Espagne devant les autres villageois : son père, sa mère, son petit frère, leur vie de gueux. L'alguazil recommence à s'impatienter, mais Pablos explique que tout est important pour comprendre comment il en est arrivé à l'Eldorado. Après quelques jours passés avec la tribu, Pablos a décidé de s'en aller en catimini, ne souhaitant pas être cantonné à une vie de villageois fermiers. En logeant la côte, il finit par tomber sur un campement d'espagnols, des ouvriers dans une exploitation de cannes à sucre. L'un d'eux lui temps une machette pour aller travailler aux champs. Pablos se souvient du conseil de son père : ne jamais travailler. Alors que les travailleurs l'accompagnent vers leur nouvelle tâche, Pablos demande au meneur où on peut trouver l'or des Indes. Le cavalier lui répond que toute la Nouvelle-Espagne a été grattée jusqu'à l'os et que pour l'or il faut aller au Pérou. Ils arrivent en vue d'un village et Pablos voit pour la première fois des Indiens, avec leur peau cuivrée. Il voit aussi le sort que leur réserve la main d'œuvre de la plantation, à ces indiens qui ne peuvent servir à rien.

Impressionnant de découvrir cette bande dessinée, d'un format un peu plus grand que d'habitude, avec une pagination plus importante (152 pages), et réalisée par le scénariste de De Cape et de Crocs (avec Jean-Luc Masbou), et le dessinateur de  Blacksad (avec Juan Díaz Canales). D'autant plus que la couverture annonce qu'il s'agit d'une bande dessinée picaresque, le tome 2 d'El Buscón, jamais écrit par son auteur. Mais il est aussi possible de le lire comme une bande dessinée comme une autre, et même de se sentir un peu plus à l'aise en découvrant qu'Alain Ayrolles ne manque pas d'humour. L'ouvrage est composé de trois chapitres et il a intitulé, avec malice, le dernier : Qui traite de ce que verra celui qui lira les mots et regardera les images. De fait, cette bande dessinée se lit très facilement, avec de jolies cases, et une intrigue simple à lire. Les pérégrinations de Pablos de Ségovie sont hautes en couleurs, comme on peut s'y attendre dans un ouvrage se réclamant du genre picaresque, avec un personnage de rang social très bas qui ne rêve que de s'élever sans travailler, raconté sous la forme d'une biographie (Pablos racontant sa vie à d'autres personnages, la mimant parfois), réaliste, avec une discrète touche satirique.


Le lecteur n'a pas besoin de disposer de connaissances préalables sur la conquête du Mexique par les espagnols pour apprécier l'histoire, même si le scénariste incorpore des éléments authentique. La reconstitution histoire réalisée par Juanjo Guarnido est très impressionnante. Le lecteur éprouve la sensation d'être un invité de marque à la cour du roi d'Espagne, de s'appuyer contre un montant du trois-mâts pour assister à la partie de cartes de Pablos avec les marins, de se trouver dans une cave de la forteresse de Cuzco pour écouter l'histoire de la vie de Pablos, de regarder le port de Callao depuis la mer, de descendre au fond d'un mine de mercure, etc. L'artiste réalise des dessins en détourant traditionnellement les personnages et les éléments de décor, puis en les habillant de couleurs à l'aquarelle, pour des planches très plaisantes à l'œil, gorgées de lumière. Le niveau de détails est épatant du début jusqu'à la fin, sans baisse de qualité, avec des décors représentés dans plus de 95% des cases, un travail descriptif de titan, de bout en bout. S'il souhaite prendre le temps pour savourer, le lecteur observe les différentes tenues vestimentaires, des officiels espagnols avec leurs armes aux simples indiens ruraux en passant par les mendiants, un prêtre, une matrone, le chef des rebelles péruviens… L'artiste sait donner des visages très expressifs à chaque personnage, parfois avec une touche d'exagération : la mine innocente de Grajalita qui explique que Pablos l'a forcée à tricher, l'alguazil excédé de la durée du récit de Pablos qui ne semble vouloir jamais aboutir à l'Eldorado, le visage souriant du prêtre Balthazar, le visage hostile de la tenancière de l'auberge La Mona de Gibraltar à Cuzco, etc. C'est un régal de côtoyer cette humanité si naturelle. C'est souvent irrésistible de comique, par exemple quand Pablos indique sa joie de revoir des figures de chrétiens, alors qu'en face lui il n'a que des individus à la mine patibulaire, et qu'il vient de quitter les africains réellement fraternels. Enfin, Juanjo Guarnido est passé maître dans l'art de tailler la barbe et la moustache aux personnages masculins, avec une variété inimaginable.

À plusieurs reprises, Pablos est amené à user de la pantomime pour distraire des individus plus ou moins amènes. La première fois se produit en page 21 et les dessins montrent à nouveau avec clarté et évidence à quel point Pablos se montre expressif et est compris par les africains, malgré la barrière de la langue et de la culture. Le spectacle des paysages s'avère tout aussi enchanteur : la mer et son écume (page 15), la dense jungle et sa faune (page 24), une superbe vue du dessus d'une crique (page 26), les routes et les chemins de montagne, les cimes enneigées, les rues et les bâtiments de Cuzco ainsi que sa forteresse, etc. Cela culmine avec l'expédition qui finit par aboutir à Eldorado, une séquence muette de 12 pages (de p.66 à p.77). Cette bande dessinée est un splendide spectacle visuel du début jusqu'à la fin, avec des moments étonnants. Le lecteur ne s'attend pas forcément à des combats avec massacre d'indiens (un passage difficile à regarder), ou à l'explosion d'un crapaud dans le cadre d'un jeu d'enfants cruel. Cette histoire est pleine de surprises visuelles découlant directement du moment ou du lieu. Alain Ayrolles met en scène un individu créé dans un roman et il évoque rapidement son passé, en particulier ce que sont devenus son père, sa mère et son petit frère. Sous des dehors parfois burlesques, il montre un individu issu d'une classe sociale inférieure, celle des gueux, et bien décidé à améliorer sa situation sociale. Le lecteur se lie tout de suite d'amitié avec lui, du fait de ses talents de conteur, formidablement mis en scène par le scénariste. Il lui faut presque faire un effort conscient pour reconnaître que ce même gugusse n'hésite pas à prostituer une de ses compagnes, en page 35.



Au fil de ces tribulations, Pablos de Ségovie se retrouve à côtoyer bien des personnages, et dans des situations sociales diverses. Cela le conduit à faire des remarques en passant qui sont autant de commentaires sur l'état de la société. Mais que vaut la vie de celui qui ne sert à rien ? se demande-t-il. Un peu plus loin, il fait le constat que partout les gros mangent les petits, et veillent à ce que jamais ils ne puissent enfler jusqu'à leur taille. Il ne peut que constater la façon dont les indiens sont traités, malgré la bulle papale sensée leur assurer une protection. Il grimace et il frémit quand le père Balthazar a pour objectif de faire de Pablos un bon pauvre, c’est-à-dire un individu qui reste à sa place sans chercher à la remettre en cause, à questionner l'ordre établi. Il ne perd aucune illusion quand les nobles révèlent leur véritable motivation, leur façon de faire. Cette dimension sociale reste toujours à l'arrière-plan, le lecteur étant totalement captivé par les aventures de Pablos, par sa ressource, par les revers de fortune, par la soif de l'or et ce qu'elle fait faire aux individus. Il se rend bien compte qu'il semble parfois y a voir plus que ce que raconte Pablos, ou un ou deux points pas si clairs que ça. Tout sera expliqué à la fin du récit dont l'intrigue ne se limite pas à trouver l'Eldorado, loin de là.

Les Indes fourbes est un de ces albums dont le lecteur sait qu'il sera excellent avant même d'avoir commencé la première page. En fonction de sa disposition d'esprit, cela peut l'allécher ou au contraire le rebuter. Une fois qu'il a commencé l'histoire, il a bien du mal à s'arrêter. La narration visuelle est extraordinaire, sans aucune faiblesse, descriptive et lumineuse, un spectacle de chaque page sans pour autant jamais sacrifier la clarté de l'histoire. L'intrigue articule une succession de tribulations sur un fil directeur très simple, offrant une richesse impressionnante. À la rigueur, le lecteur peut regretter que les commentaires de Pablos de Ségovie ne soient pas plus mordants vis-à-vis des différents cercles de la société où il évolue. Mais il est vrai que cette critique très feutrée est en cohérence avec sa personnalité.