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jeudi 27 juin 2024

Borges : Le labyrinthe de l'infini

Comment imaginait-il son rédempteur ?


Ce tome contient une évocation biographique de l’écrivain Jorge Luis Borges (1899-1986). L’édition originale en langue espagnole date de 2017 en Colombie. Il a été réalisé par Õscar Pantoja pour le scénario, par Nicolás Castell pour les dessins et les couleurs. La traduction a été effectuée par Benjamine des Courtils, et l’adaptation française par Emmanuel Proust. Il compte cent-trente-cinq pages.


1926, la maison de la rue Tronador : Anglaise, innombrable et un ange. Jorge Luis Borges et sa petite sœur Norah Lange arrivent à pied de nuit vers une grande demeure. Elle fait observer que les lumières sont éteintes, il en déduit qu’ils sont sûrement sortis. Elle propose de passer par la porte de derrière. La porte du sous-sol est béante : ils y descendent, bien que Jorge ait des problèmes de vue. Ils remontent à l’intérieur par l’escalier. Il n’y a personne, Norah se demande ce qu’elle va pouvoir se mettre. Elle rétorque à son frère que c’est la réception la plus élégante du mois, elle doit porter quelque chose de spécial. Il ne l’écoute que distraitement, il admire la maison, elle est devenue son refuge. Elle va se préparer et elle choisit une belle robe de soirée verte. Pendant ce temps-là, il observe les livres dans la bibliothèque, puis il prend une photographie de de sa sœur dans un cadre, posée sur une étagère. Elle revient dans la pièce, magnifique dans sa tenue de soirée. Elle lui demande comment il la trouve, il répond qu’elle est un ange. Il lui propose d’aller à pied à la soirée. Il aime bien se promener dans Buenos Aires, ses rues ressemblent à de vieux patios, mais c’est elle qui l’inspire. Il pense que tout écrivain a une muse, un univers dont il s’inspire. Elle rétorque que ce n’est pas elle, elle écrit aussi, et elle ne veut inspirer personne. Ils reprennent leur marche.



Jorge et Norah arrivent à l’adresse où se tient la soirée. Ils rentrent dans la demeure. Dans la grande salle, le poète Girondo se tient debout devant l’assemblée attablée et il fanfaronne : La littérature est un prétexte ! Une imposture ! Ce qui compte, c’est vivre, jouir, bomber le torse. Il continue : il est un ivrogne, et aussi un génie, mais un génie avant tout. Norah demande à son frère de lui présenter le poète, ce qu’il fait. Elle est sous le charme. Après quelques verres et de la musique, Girondo et Norah sortent et prennent la voiture du poète. Jorge les voit partir et il reste en arrière. 1900, la bibliothèque du père. Le tout jeune Jorge est sur les genoux de sa mère, qui tient un livre. Son père indique à Jorge que voilà où est sa place dans cette maison, il sera écrivain, dans le meilleur des cas ils le seront tous les deux. Quelques années plus tard, le jeune Jorge va prendre un tome dans la bibliothèque : Les Aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain. Il lit le livre posé sur une table, avec à côté une assiette de gâteaux et une boisson chaude. Sa petite sœur vient lui demander ce qu’il est en train de faire. Il répond qu’il veut traduire un conte, l’histoire d’un prince et d’une hirondelle, écrit par Oscar Wilde. Elle aime bien cet auteur. Un peu plus tard, elle revient lui demander d’arrêter de lire, pour aller jouer avec Quilos et Moulin-à-vent, leurs deux amis imaginaires.


Découvrir un écrivain par une bande dessinée biographique : une proposition aguichante, surtout si les auteurs s’aventurent un peu au-delà d’un déroulé chronologique factuel, et mettent en lumière le lien entre la vie et l’œuvre de l’auteur. Les titres des dix chapitres montrent en effet une chronologie légèrement réarrangée : 1926 La maison de la rue Tronador, 1900 La bibliothèque du père, 1954 Un coucher de soleil singulier, 1927 La blessure infinie, 1934 L’hôtel à Adrogué, 1934 Le rêve, 1939 La divine comédie, 1944 L’univers infini, 1960 Les grands-mères, 1960 La bibliothèque. Les auteurs font en sorte que Jorge Luis Borges soit immédiatement identifiable du début à la fin, quel que soit son âge. D’un autre côté, le lecteur ressent rapidement que la narration s’appuie sur une connaissance préalable de l’écrivain. Les auteurs n’évoquent pas son œuvre, ni par ses titres d’ouvrage, ni par leurs thèmes. Il vaut mieux disposer d’une connaissance superficielle de son recueil Fictions (1944, et des nouvelles Tlön Uqbar Orbis Tertius, Les ruines circulaires, La Bibliothèque de Babel), et le recueil L’Aleph (1967, en particulier les nouvelles La demeure d’Asterion, L’Aleph), pour saisir certains passages comme celui sur le Minotaure, l’obsession pour les bibliothèques, ou encore le concept de possibilités infinies.



Pour autant, le lecteur ne se sent pas trop intimidé pour débuter sa lecture. Les auteurs ont choisi de mettre en exergue une citation très explicite sur leur approche de la vie de l’auteur, en s’appuyant sur ses propres mots : En définitive, toute littérature est autobiographique, tout est poétique lorsqu’il est question de destin et qu’il se laisse entrevoir. D’un certain point de vue, ils montrent des moments clé de la vie de Jorge Luis Borges : sa relation possessive avec sa sœur Norah et l’abandon qu’il ressent quand elle vit sa vie à elle. Les différentes bibliothèques qui ont laissé une marque indélébile dans son esprit, influençant son imaginaire à jamais, à commencer par celle de son père. La liberté de son imagination en inventant deux amis imaginaires avec sa sœur, et en inventant des aventures avec eux. Les vacances familiales dans la pampa. Le jouet Kaléidoscope. La cécité qui s’installe progressivement. En revanche, il faut être familier de sa biographie pour reconnaître une bibliothèque municipale quand il y travaille en 1938, puis la bibliothèque nationale quand il en devient le directeur en 1955.


Toujours de ce premier point de vue, la narration visuelle facilite l’accès au récit. L’artiste réalise des dessins descriptifs et réalistes. Il utilise un trait de contour assez fin, et assuré pour détourer chaque forme. Il s’investit dans la représentation des environnements pour leur donner une réelle consistance : les différentes habitations, aussi bien vues de l’extérieur que les pièces en intérieur. Le lecteur regarde aussi bien cette grande maison avec un étage que l’ameublement de son salon, une vue du ciel du quartier de Buenos Aires traversé à pied que la décoration de la grande salle ou se tient la réception donnée en l’honneur de Girondo, les automobiles garées dans la rue, le tigre dans sa cage, une grande gare avec une ligne de tramway devant, le paysage ouvert et désertique de la pampa, les quais bondés d’une gare, une armurerie où Borges va acheter un revolver, l’intérieur d’une voiture de tramway, l’immense salle de lecture de la bibliothèque nationale, etc. Les personnes sont également représentées de manière réaliste, sans exagération anatomiques, si ce n’est des silhouettes parfois un peu allongées. La mise en couleurs montre un monde un peu terne, ou plutôt un peu assombri, à l’exception de belles journées ensoleillées comme à la campagne pour les vacances, ou en pleine rue.



D’un autre point de vue, le récit de cette vie porte la marque des thèmes principaux de l’écrivain, y compris des éléments fantastiques. Le mode de représentation du dessinateur se prête très bien à ces éléments : l’imagination des enfants alors qu’ils accompagnent leurs deux amis imaginaires, la révélation de la nuée infinie des anges alors que Jorges s’apprête à se suicider, le cadavre du Minotaure dans son labyrinthe, la découverte de la cité des immortels et d’Argos, l’apparition de Norah en plein désert, la vision de l’Aleph, la perception de l’immensité de l’univers par Jorge Luis encore enfant. Ainsi les auteurs réussissent à faire apparaître le lien organique entre la vie de l’auteur et son œuvre, la nature autobiographique de celle-ci. D’une certaine manière, ils mettent en lumière quelques-unes de ses sources d’inspiration, illustrant le fait que personne ne crée à partir de rien, tout en faisant également ressortir le caractère unique de ce que l’écrivain a fait de ces matériaux.


D’une autre manière, il est possible de considérer que les auteurs sont partis à rebours : en ayant connaissance de l’œuvre de Jorge Luis Borges, ils interprètent les éléments biographiques connus pour leur faire porter un sens prédéterminé. Par ce truchement, ils font ressortir les circonstances de la vie qui leur semblent avoir le plus de poids sur l’individu qu’est Borges. Cela amène le lecteur à considérer ces circonstances à s’interroger sur leurs conséquences, sur l’impact qu’elles auraient pu avoir sur sa propre vie. Le lien très fort qui unit Jorge Luis à sa petite sœur, jusqu’à la voir comme sa muse, et à devenir possessif. La valeur que son père donne aux livres au travers de la taille imposante des meubles de sa bibliothèque aux étagères chargées de livres, empreinte psychique et émotionnelle renforcée par les propos de sa mère. La perception que la vie ne tient qu’à des détails, qu’elle pourrait être différente, partir dans de nombreuses autres directions si les circonstances étaient différentes. Dans le même temps, cela implique que le déroulement de la vie vécue écarte toutes ces autres potentialités, qu’il convient de découvrir ce cheminement unique comme au travers d’un labyrinthe. Les auteurs parviennent même à faire ressentir le trouble généré par la répétition des caractères MCV : chaque lettre pouvait influencer la suivante, et la valeur de MCV sur la troisième ligne de la page 23 n’était pas la même que si elle se trouvait sur la première ligne de la page 71…


Pour évoquer la vie de Jorge Luis Borges, les auteurs prennent le parti de partir des éléments contenus dans son œuvre, pour interpréter sa biographie à travers ses thèmes de prédilection. S’il n’est pas familier de l’œuvre de l’écrivain, le lecteur pourra rester dubitatif devant des scènes dont certains éléments semblent parachutés, avec une narration visuelle parfois planplan. S’il connaît quelques-uns des thèmes de l’écrivain, le lecteur ressent immédiatement une familiarité avec cet éclairage qui fait sens, et la cohérence de la narration visuelle lui apparaît, tout à fait adaptée pour mettre sur le même plan les faits concrets et la vie intérieure de l’écrivain.



mercredi 26 juin 2024

La synagogue

Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, de nature autobiographique. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et le lettrage, et par Brigitte Findakly pour la couleur. Il comporte cent-soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de tente-et-une pages composé de quelques textes de l’auteur (sur sa recherche de documentation après coup, la protection des personnes âgées pour Shabbat, Nice & l’extrême droite), une météorologie antijuive du 11 mai 1972 (un colis piégé au domicile des époux Klarsfeld) au 19 juin 2022 (8 sièges à l’Assemblée nationale pour le RN), des articles de presse de l’époque (la profanation du cimetière de Carpentras, la dissolution du mouvement néo-nazi FANE, l’attentat de la rue Copernic, le mitraillage de la rue des Rosiers à Paris, 64 tombes juives cassées à la masse, la violence des skinheads, les bombes dans un foyer Sonacotra à Gagnes, Le Pen à Nice, etc.), ainsi que des photographies du père de l’auteur.


Joann a dix-sept ans. Il monte la garde devant la synagogue de Nice. Enfin, au coin de la rue. Le camarade qui est devant la porte a beaucoup plus d’expérience que lui dans cette étrange discipline. Attendre un ennemi qui ne viendra jamais. Si un terroriste passe le coin de la rue Deloye, il doit lui emboîter le pas. Et au premier geste suspect, il doit se jeter sur lui quitte à crever avec lui. Pour protéger la synagogue. Il doit avertir les amateurs de récits d’action que personne ne va mourir dans cette histoire. Et qu’il y aura peu de vraies bagarres. Tout ça pour éviter d’être dans la synagogue. Il préfère passer des heures dehors, même sous la pluie. Même parfois sur le toit de la synagogue, sous l’œil légitimement étonné des habitants du meublé d’en face. Tout plutôt que de faire la prière avec les autres Juifs ! Dieu existe… La preuve que Dieu existe ? Et qu’il a de l’humour ? Et que dès qu’il le regarde, il est content de sa blague : il a pris le Juif qui a toujours tout fait pour fuir la synagogue, et il lui a offert la fortune grâce à un ouvrage intitulé Le chat du Rabbin.



Joann a 49 ans. Il vient de faillir mourir du Covid. Après trois semaines d’hospitalisation, il a le nez dans la sainte Torah. Pas par piété ! Mais pour écrire le prochain Chat du Rabbin qui est en retard. Il écrit un chat au sujet des miracles. Peut-être parce que le pneumologue qui lui téléphone tous les jours lui a dit qu’il était un miraculé. On n’a pas assez de pneumologues. Alors quand on a le Covid, un pneumologue retraité téléphone tous les soirs. C’est ce qu’ils appellent l’hospitalisation à domicile. Bizarrement, Joann a vu très peu de vrais docteurs pendant son séjour à l’hôpital. Des infirmières, des internes. Et un jour, un vrai toubib. Ce dernier précise à son patient que sa spécialité, c’est la digestion. Le bédéiste est dans un service de gastro-entérologie transformé en aile Covid. Le médecin ajoute que le patient doit se battre. Joann trouve que c’est assez inquiétant lorsqu’on lui demande de se battre.


Planches un et deux : Joann Sfar monte la garde devant une synagogue avec un autre camarade. Planche trois, il est intubé sur son lit d’hôpital pendant le Covid. Planche vingt-et-un, enfant, il s’est caché dans un placard pour échapper à la corvée d’aller à l’office à la synagogue. Planche vingt-huit, son père lui raconte d’où lui vient sa vocation d’avocat. Planche quarante-six, son père et lui regardent la déclaration de Raymond Barre alors premier ministre, à la suite de l’attentat de la rue de Copernic le trois octobre 1980. Le lecteur peut vite éprouver une sensation de souvenirs égrainés au fil de l’eau, comme ils viennent. Le bédéiste dessine comme à son habitude, avec des traits très fins, non jointifs, un peu tremblés, qui donnent une sensation d’esquisse, avec des éléments exagérés ou simplifiés comme les visages (en particulier les yeux, soit des gros ronds noirs, soit des petits points noirs) et les silhouettes humaines (par exemple les doigts où les phalanges ne sont pas marquées), et des zones qui peuvent sembler pas tout à fait finies, comme certaines parties de décor. Les bordures de case renforcent cette impression : tracées à main levée irrégulière, avec des coins arrondis, comme si la main du dessinateur manquait d’assurance. Le lettrage participe également de cette impression plus proche d’une réalisation amateur que professionnelle, assez irrégulier, avec l’objectif de réaliser une quantité de pages importante.



Dans le même temps, le lecteur découvre que l’auteur a explicité ses intentions, sa démarche et son mode de travail, en les intégrants dans différents passages. Concernant son objectif, il explique que : il veut bien décortiquer toutes les raisons profondes qui l’ont conduit à ce sacerdoce, à condition de ne pas omettre son besoin vital d’échapper à l’office du vendredi, de Kippour et des autres fêtes. Concernant la structure de cette bande dessinée, il détaille son processus d’écriture en milieu d’ouvrage : On n’est ni dans un jeu ni dans un film, c’est une bande dessinée, écrite par quelqu’un qui tente de ne raconter que des choses vraies. Il continue : Et qui n’a aucune idée de comment il va dessiner ça. Il indique qu’il a ses grands cahiers blancs, il rédige le texte, il accumule de petits storyboards, il regarde des photos de lui à tous les âges. Enfin pour l’approche graphique, il développe : Il fait des carnets de bande dessinée autobiographique depuis 2002. Il en existe une quinzaine de volumes. Et avant qu’un éditeur ne décide de les publier, il tenait déjà ces carnets, depuis 1991 dans son souvenir. Ici, il a deux difficultés : la première, il souhaite que ce soit vraiment mis en scène, comme pour un film. Donc il faut du décor, de la précision. Il a dit à Dargaud : ce sera dessiné comme Le chat du rabbin. Mais tout le style du chat du rabbin dépend du chat. Si on enlève ce diable gris aux yeux citron vert, ça ne marche plus. Comme si on prenait une page de Mike Mignola et qu’on enlevait le singe rouge. Il faut donc qu’il invente une nouvelle façon. Il adore ça, mais ça l’angoisse. Les planches bénéficient d’une mise en couleurs plutôt lumineuse, améliorant la lisibilité et rendant compte de la lumière de Nice.


Aussi, même s’il ne le perçoit pas de manière consciente, le lecteur ressent bien qu’il s’agit d’un récit autobiographique structuré : la remémoration linéaire et chronologique appelle des précisions, des anecdotes, des informations sur le contexte au fur et à mesure. L’auteur intervient régulièrement au temps présent pour rappeler qu’il s’agit de souvenirs, d’une reconstruction. Il évoque régulièrement son père, forcément un modèle dans la construction de sa propre personnalité. Il effectue également une reconstruction historique. De temps à autre, le lecteur remarque un petit cartouche de texte, écrit dans une taille plus petite : il s’agit régulièrement du nom du lieu où se déroule la scène, une rue ou une avenue avec le numéro, ou encore un endroit comme le carré juif du cimetière de l‘Est à Nice. Le lecteur se rend vite compte que plus de quatre-vingt-dix pourcents des cases comprennent un décor en arrière-plan, et que celui-ci est chaque fois spécifique, et conforme à la réalité du lieu et de l’époque. Derrière une apparence de traits malhabiles et vite faits, se trouve en fait une reconstruction solide et documentée, l’auteur citant ses références. Intégré à ces représentations, se trouvent également des évocations d’informations relatives à des actes antisémites datant de ces années, avec parfois une représentation des réactions d’un homme politique.



Dans le même temps, le bédéiste reconstitue également l’adolescent qu’il était, ses influences autres que son père et sa grand-mère, sa vie de lycéen, ses amitiés, la présence de skinheads, etc. En particulier, il fait intervenir le spectre de Joseph Kessel (1898-1979) avec qui il discute alors qu’il est allongé, intubé dans son lit d’hôpital, un écrivain qui l’a marqué pour son recours à la force physique. Il évoque la rencontre de l’écrivain avec Adolf Hitler (1889-1945) dans un bar en Allemagne. Il est également question de Romain Gary (1914-1980). Il parle de Jacques Médecin (1928-1998) maire de Nice de 1966 à 1990, dont André Sfar (1933-2014) fut un adjoint au conseil municipal pendant un temps. Il évoque aussi l’engagement d’Abba Kovner (1918-1987), poète, écrivain et partisan juif d'origine lituanienne. Au fur et à mesure, il rappelle les actes antisémites ayant eu un retentissement national, comme l’attentat à la bombe rue de Copernic le 3 octobre 1980, la profanation de trente-quatre sépultures du cimetière juif de Carpentras le 9 mai 1990, le moment où Jean-Marie Le Pen a fait applaudir un ancien Waffen-SS, Franz Schönhuber (1923-2005) à Nice au palais Acropolis en 1990, l’attentat au collège-lycée juif Ozar Hatorah àToulouse le 19 mars 2012, et malheureusement d’autres.


Le lecteur découvre un pan de la jeunesse de Joann Sfar, l’auteur ne portant pas de jugement sur l’adolescent et le jeune homme qu’il a été. Avec les années passées, l’auteur porte un regard à la fois autobiographique, à la fois analytique sur l’individu qu’il a été, l’époque qu’il a vécue, l’incidence de son milieu familial, de l’engagement et de la personnalité de son père, du contexte social à Nice, et bien sûr de sa forme personnelle de judéité. Il s’agit pour lui de faire œuvre de mémoire d’une époque, et aussi de voir comment se sont construites ses convictions. L’ouvrage se termine par une discussion virtuelle entre lui et Abba Kovner : il fait le constat qu’il n’est pas capable de réaliser un récit qui témoignerait du génocide de la seconde guerre mondiale. Le thème de fond de cette bande dessinée, c’est pourquoi il ne dessine pas Auschwitz. Il montre également comment s’est développé une de ses convictions profondes : il est certain que la violence ne sert à rien. Et aussi : Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi.


A priori, juste des souvenirs de jeunesse, une phase sortant de l’ordinaire de la vie de l’auteur quand il faisait partie des personnes assurant la sécurité devant la synagogue de Nice. A priori, des pages habituelles de ce bédéiste, avec son graphisme si personnel, entre esquisses à l’apparence mal assurée, et expressivité remarquable à la lecture. Au fur et à mesure se dessine le parcours de vie unique d’un être humain façonné par l’histoire de sa famille et de son père en particulier, par son milieu socio-culturel, par la ville dans laquelle il réside, par une volonté d’engagement, et aussi de se soustraire aux rites religieux. Au final, une évocation d’une richesse extraordinaire à la fois d’une époque, à la fois de la vie d’une jeune Juif à Nice dans la seconde moitié des années 1980, à la fois des formes ordinaires d’antisémitisme, et aussi d’un questionnement sur la manière de vivre avec cette haine, de lutter contre.



mardi 25 juin 2024

La vengeance

Là-haut, la neige a déjà commencé à tomber.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par David Wautier pour le scénario, les dessins, les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.


Wyoming, avril 1876. Dans une petite ferme à l’écart de tout, le père Hatton s’apprête à partir avec sa carriole, pour se rendre en ville. Il est accompagné par sa grande fille Anna. Sur le porche, le jeune garçon Tom demande s’il peut venir avec eux. Le père estime qu’il risque de s’embêter pendant que sa sœur essaiera sa robe. Mary Hatton, la mère, suggère qu’ils l’emmènent car ça fera une sortie à l’enfant. Elle ajoute que, s’il trouve un livre qui lui plaît, il pourra l’acheter. Le père accepte, l’enfant serre sa mère dans les bras pour la remercier. Le père et ses deux enfants s’éloignent tranquillement dans la carriole, Tom agitant la main en signe d’au revoir, la mère les observant depuis le porche. Quelques temps plus tard, un groupe de trois hommes à cheval approche de la ferme. Le meneur fait observer aux autres la présence du ranch. Un des compagnons propose d’y aller, Jim Pickford ne le sent pas trop. Les deux autres font observer qu’ils ont faim : Pickford décide d’y aller.



Montana, novembre 1876. Dans les montagnes enneigés, Hatton et ses deux enfants progressent à cheval dans le froid. Le père demande à sa fille Anna ce qu’il reste comme nourriture. Elle répond : deux tranches de lard et un peu d’avoine. Il indique qu’il essaiera de chasser s’il le faut. Tom demande s’ils s’arrêtent bientôt, mais ils doivent encore avancer. Ils parviennent devant une rivière gelée : le père fait observer que la glace a l’air solide, et il décide qu’ils vont traverser ici. Ils s’engagent en file indienne pour rejoindre l’autre rive. La glace commence à se fendiller sous les sabots du cheval de Tom, qui est en dernière position. Le père et Anna ont rejoint la rive. Hatton ordonne à son fils de bien rester accroché au cheval. Ce dernier effectue des soubresauts pour reprendre pied sur des parties gelées encore intactes : il parvient à gagner l’autre rive. Le père prend son fils dans les bras pour le réconforter, le rassérénant pour qu’il retrouve son calme. Il prend la décision de s’arrêter pour aujourd’hui. Il fait un feu à l’abri des pins, et à la nuit tombée il regarde ses enfants dormir paisiblement. Quelques semaines auparavant, Hatton se tient devant le shérif, dans son bureau. Celui-ci lui montre une affiche, un avis de recherche pour Jim Pickford, mort ou vif. Le jour du drame, le vieux Bedler l’a vu passer avec sa bande, à proximité du ranch. Hatton lui demande de les attraper et de les pendre : il veut les voir crever, ces ordures, de ses propres yeux. Le shérif lui présente ses excuses : il va le décevoir, car cela est tout à fait irréalisable. Il est seul, voilà des mois qu’il attend des renforts, il est impensable qu’il quitte la ville. Il sait ce que Hatton ressent, la haine qui monte en lui, le désir de vengeance. Il continue : mais ça finira par passer, tout finit par passer, et puis les gens comme eux tombent toujours… tôt ou tard.


Un titre succinct et explicite, à l’image de l’histoire. La scène d’ouverture ne laisse aucun doute sur ce qu’il va advenir : la couverture annonce un périple de trois personnes que le lecteur identifie immédiatement comme étant le père avec ses deux enfants. Les premières pages les montrent quittant la mère de famille, et trois brigands arrivant devant cette ferme isolée. L’imagination du lecteur fait le reste : la suite logique s’impose, horrible, sans avoir besoin d’être racontée. Le lecteur a fait des suppositions : le massacre de la mère, un mari qui décide de partir la venger, emmenant ses deux enfants avec lui, obnubilé par le châtiment qu’il souhaite dispenser lui-même, par manque d’une intervention policière. Tom et Anna n’ont pas d’autre choix que de suivre leur père, avec une endurance physique moindre pour supporter le froid, pour tenir le choc lors de longues chevauchées, sans son expérience. La scène dans le bureau du shérif confirme la simplicité de l’intrigue : un banal manque de personnel, et les criminels ne seront pas inquiétés. Aussi Hatton n’a d’autre exutoire que de se faire justice lui-même. La poursuite semble avoir atteint un stade décisif : le trio familial est sur les traces des trois coupables, dans une zone sauvage, une montagne enneigée, un beau décor qui recèle des dangers, comme celui de la glace. L’intrigue semble basique : la vengeance s’accomplira-t-elle et comment ? Du sang sur la neige, d’autres vies brisées, peut-être un sursaut moral ?



Le lecteur part donc pour un western sous forme d’une poursuite dans une zone sauvage. Il commence par absorber les rayons du soleil du Wyoming, une douce chaleur. Les traits de contour sont délicats, presque fragiles, un peu secs et irréguliers, un degré de simplification dans les visages, une précision discrète dans la carriole et la maison. Une apparence qui semble minimaliste dans un premier temps pour le désert, en fait une complémentarité entre les petits traits secs pour la maigre végétation et la mise en couleurs évoquant l’aquarelle, évoquant les nuances de couleurs apportées par le soleil, le relief, les ombres portées chétives, pour un rendu global très immersif. Puis vient le périple dans la neige en novembre. Le mode de dessin reste similaire : des traits secs à l’apparence parfois esquissée, une mise en couleurs évoquant l’aquarelle apportant relief, texture et luminosité. En page dix, un dessin en pleine page : le petit groupe du père et de ses enfants à quelques dizaines de mètres de distance du lecteur sur la berge de gauche, une largeur de deux ou trois mètres du fleuve libre de glace et une grande étendue recouverte de neige ne permettant d’apprécier la distance à laquelle se trouve la berge de droite, un beau ciel bleu, une ligne de pins dans le lointain et une chaîne de montagne à l’horizon. Les deux tiers du récit se déroulent dans cette région montagneuse enneigée : chaque endroit présente des caractéristiques qui le distinguent d’un autre, que ce soit par le relief, la végétation ou la luminosité, et les conditions climatiques.


L’artiste rend compte de la diversité des zones traversées, des plaines et des pentes, des cavernes et des gorges, de l’épaisseur de la couche de neige sur le sol, sur les branches, sur les rochers. Ces informations visuelles se trouvent tout naturellement réparties dans les cases, dans les pages, intégrées organiquement dans le fil de la narration, au point que le lecteur puisse ne pas en avoir conscience. L’affrontement passe par une phase de combat à main nue dans une rivière peu profonde, un décor magnifique par la pureté de l’eau, le naturel du lit du cours d’eau, la belle luminosité d’un ciel sans nuage, l’air pur. Le lecteur peut ressentir le froid sec, le calme et le silence loin de toute agitation humaine, parfois le froid mordant lors de la tempête de neige. Bien équipé, il effectuerait volontiers une randonnée à ski ou à raquette, ou encore à cheval. Dans le même temps, il voit comment les conditions climatiques affectent le père et ses enfants, comment ces deux derniers sont éprouvés par le froid et le vent. Par comparaison, le père et les trois criminels font montre d’expérience, endurant le froid sans avoir l’air d’en souffrir. Ils se déplacent naturellement, comme des personnes habituées à ce genre d’environnement.



Dans ces paysages naturels, l’intrigue se déroule linéairement : le père Hatton (son prénom n’est jamais prononcé), avec ses deux enfants, mènent une traque contre le trio de tueurs ayant assassiné son épouse Mary, jusqu’à les rattraper et à la confrontation inéluctable, promise par le titre. La scène d’introduction montre la séparation, le lecteur ayant conscience qu’elle est définitive, les personnages ne le sachant pas. Trois scènes supplémentaires de deux pages reviennent sur l’impossibilité pour le shérif de poursuivre les criminels, sur l’arrivée des époux devant leur terrain encore nu, avec le projet de construction de leur ranch, la dernière montrant le début de l’agression de Mary Hatton. Puis une poignée de cases éparses intercalées dans le déroulement du duel final sur la suite de l’agression. Au premier degré, l’histoire se lit rapidement, de par sa simplicité, des séquences sans beaucoup de texte. Jusqu’au dénouement, qui peut surprendre par son immoralité. Dans le même temps, certaines juxtapositions suscitent des contrastes ou des oppositions inattendues.


Voilà un père aimant, qui est attentif aux besoins de ses enfants, et qui dans le même temps leur fait courir des risques inconsidérés car sa vengeance passe avant toute autre considération. À l’opposé d’un récit ou d’un conte moral, il ne se produit pas de prise de conscience chez le père que sa vengeance ne le contentera jamais, ou que ses enfants risquent d’y laisser leur vie à leur tour, que ce soit la glace qui cède sous les sabots du cheval de Tom, puis Tom perdu dans une tempête de neige, et Anna prise en otage par Jim Pickford. Rien n’atteint Hatton, rien n’initie un début de remise en question. Le lecteur rapproche ce comportement du conseil du shérif, issu de sa longue expérience, en parlant des criminels : Les gens comme eux tombent toujours, tôt ou tard. L’auteur pousse ce constat un peu plus loin quant à l’occasion d’un bivouac à la belle étoile, Jim Pickford s’adresse à ses deux acolytes leur confiant que des fois il croirait presque en l’existence de Dieu, une confidence sous-entendant qu’une possibilité de remise en question existe en lui. La vengeance aboutit à une confrontation jusqu’à ce que mort s’en suive, avec une conclusion immorale, provoquant une prise de position du lecteur, pour ou contre ce principe de vengeance, le bousculant dans ses propres convictions. Les cases d’agression de Mary viennent en contrepoint du fil narratif lors de l’affrontement final, rapprochant et confrontant une forme de violence avec une autre.


Un récit dans lequel le créateur se fait à l’évidence plaisir. Il montre les espaces naturels du Montana avec une simplicité et une sensibilité épatantes, le lecteur ayant l’impression d’accompagner Hatton et ses enfants dans leur chevauchée, à la poursuite des assassins de la mère de famille. Il raconte une histoire de vengeance simple et tranchée, jusqu’à son terme, sans jouer sur les hommages aux classiques du Western, plutôt en en donnant sa version personnelle, ce qui fait tout l’intérêt du récit. Le lecteur se trouve en position de témoin privilégié, prenant partie ce qui remet en cause ses principes, ce qui le conduit à remettre en question ses certitudes. Troublant.



lundi 24 juin 2024

Blake & Mortimer T10 L'affaire du collier

Mais soudain… une vitre vient d’être fracassée par un projectile qui rebondit sur le tapis.


Article coécrit avec Barbüz 

L'affaire du collier est la septième aventure (du point de vue de l'historique de publication) de Blake et Mortimer. Elle fut publiée dans le Journal de Tintin (version belge), du 24 août 1965 (nº34) au 19 juillet 1966 (nº29). En septembre 1967, Le Lombard la réédite en un album de soixante-deux planches. L'histoire a été entièrement produite par Edgar P. Jacobs (1904-1987), avec l’aide de Gérald Forton pour les premières planches, reprises ensuite par Jacobs. Pour cet article, la mission de Barbüz était de réussir à faire voir la lumière à Présence quant à l’excellence de ce créateur.

Intrigue

Paris, par une journée orageuse. Blake et Mortimer, arrivés de Londres par l'aéroport d'Orly, se sont installés dans un taxi qui, aux abords du boulevard de Port-Royal, ne peut que suivre le flot des voitures prises dans les embouteillages. Pour patienter, Mortimer demande un exemplaire de France-Soir à un vendeur de journaux à la criée. Parmi les gros titres, l'affaire du collier : sir Williamson, un richissime collectionneur anglais, aurait l'intention d'offrir le fameux bijou de Marie-Antoinette à la reine d'Angleterre. L'auteur de l'article s'indigne. Mortimer remarque que cette affaire ne laisse personne indifférent et que le ton monte, ce sur quoi Blake ironise. Il ajoute néanmoins que sir Williamson risque de commettre une lourde faute ; pourtant, leur compatriote connaît bien la France. La circulation est à nouveau stoppée par un agent de police. Les deux Britanniques regrettent de ne pas avoir pris le métro ; à ce rythme-là, ils n'arriveront jamais à temps au palais de justice, où ils sont attendus pour le procès d'Olrik. Lorsque Mortimer interroge Blake sur leur ennemi juré, son compagnon d'armes lui répond qu'il étudie l'archéologie parisienne, et qu'il aurait dévoré la bibliothèque de la prison de la Santé. Leur taxi s'arrête une nouvelle fois : contrôle de police…

Gna gna gna

Les aventures de Blake & Mortimer, les albums d’Edgar P. Jacobs constituent une pierre angulaire de la culture BD, une part essentielle des fondations de ce mode d’expression. Pour autant, malgré leur classicisme, leur lecture peut sembler ardue, voire rebuter certains (on ne citera pas de nom, promis Présence). Parmi les caractéristiques qui peuvent apparaître datées ou maladroites, se trouvent la densité de la narration, en particulier la quantité de texte (deux cases interminables en planches vingt-huit et vingt-neuf avec juste le dessin d’un magnétophone à bande), les cartouches redondants, c’est-à-dire décrivant ce que montre le dessin (dès la troisième planche avec la description de la pierre qui brise la vitre), des commentaires qui auraient pu être remplacés par un dessin ou un détail dans une case (par exemple : Puis soudain, il tourne le commutateur), des passages où le lecteur peut faire l’expérience de soit lire le texte soit regarder les dessins et disposer des mêmes informations (la planche six en est un cas d’école), des effets de colorisation qui peuvent sembler hasardeux par leur artificialité dans une représentation réaliste et descriptive, un jeu d’acteurs parfois appuyé comme au théâtre ou à l’opéra, et même des coïncidences opportunes pour faire fonctionner l’intrigue (par exemple Blake et Mortimer arrivant exactement au moment où Olrik vient de s’échapper par les égouts, la cavalerie qui arrive juste à temps pour le dénouement, Olrik réussissant à intercepter Duranton alors qu’il fuit du parc Montsouris, etc.).


Structure et mécanismes narratifs

Ouste, le râleur ! place au connaisseur pour évoquer cet album dans la perspective de l’œuvre de l’auteur, et développer un avis informé et nuancé. Pas d’introduction longuette ici : le lecteur retrouve Blake et Mortimer dès la première case, ce qui n’est pas systématique dans les albums de la série. Évidemment, le lecteur exigeant pourra voir dans les premières pages une invraisemblable accumulation de coïncidences (comme par hasard…), bien qu’elles restent du domaine du plausible.

S’ensuit un jeu du chat et de la souris qui dure une bonne vingtaine de planches, dont certaines (les 10 et 11) ne rappelleront que trop le second tome du Mystère de la grande pyramide. Le lecteur fidèle devra l’admettre : le maître se répète. Soit il rend hommage à son propre travail (et peut-être s’agit-il d’un clin d’œil à ses fidèles), soit il recycle les idées d’autres aventures pour celle-ci. Il en va de même avec l’itinéraire de Duranton (planche 33) ; Blake fait à ce sujet preuve d’une clairvoyance similaire à celle qu’il montre dans S.O.S. Météores.

Néanmoins, Jacobs instaure dans cet acte un climat de suspense qui fonctionne : la disparition du joyau, le nom d’Olrik qui circule comme celui d’un brigand insaisissable, alors que son visage n’apparaît pas, les appels téléphoniques stressants (un bel exemple d’itération : même vignette, même dessin, mêmes onomatopées, seules les couleurs changent), la nervosité croissante de Duranton et les tentatives d’enlèvement, dont la seconde – avec un Duranton effrayé et à bout de forces – est un modèle absolu en la matière.

Il y a des longueurs dans cet album : elles trouvent autant leur origine autant dans la réutilisation de certaines situations que dans la linéarité qui en découle, bien que Jacobs s’efforce – sans y parvenir – de dérouler ses fils narratifs avec un souci d’équilibre. Par exemple, les séquences de la chambre forte (planches 10 et 11) et l’errance de Blake et Mortimer dans les carrières souterraines (44 et 47). Deux moments spectaculaires compensent largement : la descente de police dans le quartier général des malfaiteurs et la fusillade spectaculaire qui s’ensuit, et le face-à-face entre Olrik et ses ennemis, sans oublier la conclusion finale. Alors, on se plaint toujours de la densité ?

Personnages

Par ailleurs, le lecteur est venu pour retrouver ses héros récurrents. Blake et Mortimer émettent une aura de confiance en soi, de certitude et d’aisance. Ils ont été convoqués par la justice française pour témoigner contre Olrik. Ils résolvent la question de l’évasion en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ils ont toujours une réflexion d’avance sur Pradier. Ils affichent toujours les mêmes manières distinguées, que vient pimenter un imperturbable sens de l’humour. Des personnages établis, autant que pouvait l’être Jacobs dans son art. Cependant, ils se jettent parfois tête baissée dans l’action sans se soucier de qui peut les suivre.

Sosie de Jean Gabin, le commissaire Pradier brille plus par son opiniâtreté que par son flair. Il est plus fort en gueule que vraiment malin. Il sait néanmoins faire montre d’autorité lorsque c’est nécessaire et ne fait pas traîner les choses. Il parvient donc à une certaine forme d’efficacité, malgré son indéniable défaut d’inspiration et son singulier manque de lucidité. Une façon pour Jacobs de railler le Français moyen ? Olrik n’a ici qu’un rôle secondaire. Jacobs l’a utilisé parce qu’il lui fallait un méchant d’envergure et surtout parce qu’il n’avait pas d’autre choix. L’aventurier n’apparaît pas forcément à son avantage, d’ailleurs. En fin de compte, il ne maîtrise aucun élément de cette affaire ; cela ferait presque peine à voir, mais son sens de l’improvisation, son intrépidité et sa crise de colère finale réjouiront le lecteur. Duranton-Claret est la véritable vedette de cet opus. Mondain et élégant, malin, rusé et roublard, le joailler est aussi et surtout un acteur de premier plan qui n’a pas froid aux yeux et qui ne manque pas de ressources, bien qu’il n’ait pas le répondant nécessaire face aux bandits endurcis qui le mettent sous pression. Dès lors, la panique s’empare de lui. Assez curieusement, aucune précision n’est révélée quant à son sort lors du dénouement.

Vincent est l’archétype du majordome discret, parfaitement professionnel, efficace et dévoué. Mais Jacobs soigne également – avec un plaisir évident – les petits rôles, tout particulièrement les gangsters de la bande d’Olrik : Sharkey, Herrman, Jo et Gros Louis, avec leurs dialogues souvent truculents. Enfin, les figurants ont leur petit mot à dire. Les journalistes sont obsédés par le scoop, et Jacobs s’est amusé à imaginer quelques répliques du Français de la rue. Voir notamment la planche 4.

Cadre

Le cadre, c’est Paris. Mais le Paris souterrain autant que celui de la surface. En surface, ce sont les élégants hôtels particuliers, et quelques lieux choisis, tels que la place Denfert-Rochereau, le passage des Postes ou encore le parc Montsouris. Sous terre, ce sont les carrières, les galeries, ces labyrinthes qui n’en finissent plus et qu’il serait bien téméraire d’arpenter seul. Ce sont aussi des endroits incroyables, tels que ce quartier général de la Résistance, dont Jacobs nous offre une belle vue de coupe (planche 49). 

Les dessins

Sadoul a écrit que les vingt premières planches n’étaient pas suffisamment soignées. C’est un peu dur, mais ce n’est pas entièrement faux (Hé ho, c’est quoi c’t’histoire, je croyais que Présence faisait les critiques négatives). Le trait de Jacobs n’est pas d’une régularité irréprochable. Prenons l’exemple de Harry Adams, l’attaché culturel de l’ambassade britannique : il est présent dans les planches 4 à 8, mais son premier portrait en planche 4 ne ressemble pas aux autres. En planche 8, une mèche blanche fait son apparition dans sa chevelure, alors qu’il n’y en avait pas avant. En outre, la mise en couleurs présente de nombreux petits débordements. Et la colorisation de la moustache de Blake a été oubliée à plus d’une reprise (Ah ben j’l’avais bien dit pour les couleurs !). Les postures ne sont pas toujours plausibles : ainsi, Mortimer heurte la porte de façon presque horizontale dans la dernière case de la planche 21 ; et en planche 52, l’enchaînement des deux premières cases semble avoir été inversé tant il est irréaliste. Autre détail rigolo : Mortimer n’a pas d’alliance dans la case deux de la planche 31, mais il en a une dans la quatrième case de cette même page !

Cela étant, Jacobs brille par bien d’autres aspects. Il y a évidemment ces personnages instantanément identifiables. Ce sens du détail, malgré quelques cases très rationalisées : l’embouteillage parisien (planche 1), la réception chez Duranton-Claret (la 4), les journalistes avec leurs appareils en pleine discussion (la 13), sans oublier les superbes véhicules (les Peugeot 404, le Citroën Type H, les Citroën DS) et les différents endroits de Paris. Le découpage et la lisibilité – faut-il encore le préciser – sont irréprochables et ses compositions dont d’une lisibilité exemplaire.

Une remarque supplémentaire à propos de la mise en couleurs. Beaucoup de scènes se déroulant dans une quasi pénombre, Jacobs fait souvent le choix de la bichromie en variant les couleurs utilisées (orange, jaune, vert, beige, kaki). Le rendu n’est pas des plus convaincants et pourra peut-être finir par irriter certains lecteurs.


Narration visuelle

Oui, mais quand même, côté face la lecture demande donc un investissement significatif du lecteur, qu’il accepte de prendre le temps nécessaire pour lire le texte et pour regarder les dessins en détail, pour s’adapter aux idiosyncrasies du mode narratif d’E.P. Jacobs. Le côté pile de cette lecture réside dans le fait que ces caractéristiques reflètent le degré d’investissement de l’auteur, sa rigueur et la densité de sa narration. Dès la première planche, le lecteur peut constater la minutie avec laquelle l’artiste représente les différents modèles de voiture, les vêtements conformément à la mode de l’époque, puis les façades des immeubles parisiens, l’aménagement du parc Montsouris jusque dans ses clôtures, et bien évidemment les galeries des carrières mentionnées ci-dessus. La biographie de l’auteur indique qu’il a contacté le Service des carrières du département de la Seine. Celui-ci lui a fourni des cartes détaillées des galeries souterraines, et a délivré l’autorisation pour qu’il puisse les visiter. Jacobs a parcouru les trajets décrits dans l’album, à la fois sur la voie publique, et dans les carrières. Ainsi, les itinéraires de filature en voiture dans les rues de Paris, de fuite à pied dans le quartier du parc Montsouris et de parcours souterrain dans les carrières présentent une épatante plausibilité et une cohérence remarquable, jusqu’à l’utilisation de quelques termes techniques à bon escient, comme celui de Fontis.

Sous une apparence aussi monolithique que contrôlée, rigide pourrait-on même dire, la narration visuelle met en œuvre des techniques et des dispositifs très diversifiés. Au fil des pages le lecteur relève l’utilisation d’un article de journal, l’intégration de plusieurs émissions de radio, un dessin en coupe du repaire d’Olrik, un ancien poste de commandement de la Résistance. Il note le recours à une palette des couleurs inattendues, pour rendre compte de l’éclairage, de la luminosité et parfois de la violence avec une couleur orangée en fond de case. La première fois en planche quatre, il sourit en voyant un dessin de téléphone en gros plan avec plusieurs onomatopées de sonnerie, un exemple de représentation très littérale. Puis il remarque que l’auteur en insère une deuxième en planche treize, une troisième en planche quatorze, encore une autre en planche dix-neuf, et avec facétie uniquement l’onomatopée de la sonnerie en planche vingt-sept. Il crée ainsi un leitmotiv visuel, un événement anodin (un téléphone qui sonne) qui devient une menace répétée, qui génère une sensation d’oppression et de malaise chez le joailler, et un danger lancinant dans l’esprit du lecteur. Dans le même esprit, le bédéiste réalise quelques cases composées uniquement d’une onomatopée, avec éventuellement une mise en scène de l’effet sonore (par exemple planche huit : BRRROOM), le texte passant ainsi la frontière des lettres pour acquérir le statut d’élément visuel.

Toujours dans le registre de la variété visuelle pour raconter, le lecteur retrouve également l’usage des ombres chinoises pour une scène nocturne, dispositif utilisé régulièrement par l’artiste depuis la première partie de Le mystère de la grande pyramide, pour quelques cases ou pour une séquence. Il sourit en voyant que Jacobs pousse le principe de la case minimaliste jusqu’à en réaliser deux ou trois totalement noires, une autre de nature très conceptuelle noire avec une sorte de bandeau irrégulier (seul le texte permet de comprendre qu’il s’agit de la fumée d’une cigarette qui s’élève dans l’obscurité), ou encore une case noire avec deux phylactères (une conversation dans l’obscurité). Chaque case donne l’impression d’une description très claire, très construite pour être le plus lisible possible. Pour autant, le lecteur découvre régulièrement une case avec une construction sophistiquée, contenant un niveau d’information très élevé. Par exemple, planche seize, Blake et Mortimer regardent par la fenêtre, plan sous-entendu dans l’hôtel particulier, premier plan dans la cour avec le livreur, arrière-plan avec l’ombre qui fuit. En prenant un peu de recul, il détecte un autre leitmotiv visuel d’une nature différente et plus métaphorique. Régulièrement, le décor (dans l’hôtel particulier de Duranton) comprend une rampe, et un personnage s’y tient d’une main. Cet aménagement de l’escalier devient alors un symbole d’un support pour le personnage qui l’utilise sciemment pour se soutenir, voire un dispositif qui le guide quant au chemin à suivre. Presque un signe avant-coureur que son absence dans les carrières induira les errements des personnages.



Les thèmes abordés

En filigrane, le lecteur prend conscience que l’auteur met en scènes de nombreux thèmes. Cela commence par le sensationnalisme des médias, avec des gros titres bien orientés. À la lecture, il apparaît que le commissionnaire divisionnaire et son équipe de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST) sont des individus compétents et professionnels, une forme de reconnaissance de l’auteur dans les capacités de la police. Il montre leur travail comme étant très pragmatique et concret, sans le romanesque des enquêtes à la Sherlock Holmes. Il intègre également la part de hasard qui intervient dans ces enquêtes, l’un des exemples les plus patents étant la manière dont Mortimer découvre les symboles au plafond qui vont lui permettre avec Blake de retrouver leur chemin dans les galeries souterraines. L’intrigue repose sur les conséquences d’événements historiques, tels que l’affaire du collier de 1784 à 1786. Au travers du comportement d’Olrik, le lecteur voit une façon de vouloir impliquer ses ennemis, de les manipuler par de la désinformation, d’établir une forme d’emprise sur eux. De contrariétés en échecs, le lecteur constate également que les personnages ne renoncent jamais : les héros à déjouer les plans du criminel, Olrik à mettre la main sur le bijou, le joailler à tirer son épingle du jeu, une véritable ode à la persévérance et à la résolution.


Conclusion

Blake et Mortimer ratissent Paris pour retrouve le joyau le plus iconique de l’histoire de France dans une enquête qui exhale des parfums hitchcockiens. L’affaire du collier demeure un album à part. C’est le témoignage d’une tentative du maître de s’éloigner de son fonds de commerce habituel pour proposer quelque chose de différent. Bien que l’exercice présente quelques faiblesses, notamment dans les longueurs, n’oublions pas à quel niveau d’excellence l’on se situe. D’autant qu’il s’agit de la dernière histoire entièrement réalisée par Jacobs. Cette affaire sait embarquer le lecteur, l’immerger dans ce lieu et cette époque très concrets, le convaincre de la plausibilité et de la réalité de ce vol complexe. Intemporel.



jeudi 20 juin 2024

Fox, tome 5 Le club des momies

Son âme n’est que le linge du sépulcre…


Ce tome est le cinquième d’une heptalogie, il fait suite à Fox, tome 4 : Le Dieu rouge (1994). Sa première édition date de 1996. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-huit pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005, puis en un tome en 2024.


Quelque part dans la campagne anglaise, dans la cave d’un château, Lord Greggar, en tenue de chasse traditionnelle, est en train de déguster un verre de whisky avec Myles, un autre chasseur en tenue. Ce dernier lui indique qu’ils sont prêts, ils attendent le Lord. Celui-ci trinque au sang des bêtes, à tout ce qui s’arrêtera de battre. Et à Lady Rowena, le plus doux fantôme qui ait jamais hanté ses nuits, ajoute-t-il en tenant le cadre dans lequel se trouve un portrait de cette femme. Myles s’adresse timidement au Lord : il lui conseille de ne pas y aller, l’horloge a encore sonné treize coups chez la vieille Mary Land. Il ajoute que cette fois elle a prédit au Lord, la mort, une mort atroce s’il passe par les terres de Culloween. Greggar ajoute qu’l apprécie beaucoup Mary, et son humour si particulier. Il lui rendra la visite après la chasse. Il ne renoncera pas, alors que son jeune neveu se trouve parmi les chasseurs et qu’il lui a promis cette chasse. Mary après la chasse, c’est décidé. Il sort sur le perron extérieur et s’adresse à la vingtaine de chasseurs à cheval, autour de la meute de chiens : il s’excuse de les avoir fait attendre, et il donne le signe du départ. Son neveu Ralph le salue, une fois monté à cheval : il demande s’ils se retrouvent toujours ce soir, car il souhaite rejoindre le club, et il a des arguments pour cela, son oncle ne sera pas déçu. Greggar répond : après la chasse. Le groupe de cavaliers et la meute de chiens se mettent en chasse.



L’équipage de vénerie à cheval galope à travers la campagne, au son du cor. Ce dernier sonne pour annoncer que le gibier est repéré, en direction de Culloween. Lord Greggar s’élance, pendant que son neveu s’éloigne discrètement vers les bois. Le cheval du seigneur refuse de sauter un mur de pierre, et son cavalier est projeté de l’autre côté. Le neveu arrive en vue d’un château sur une petite presqu’île et voit un chalutier rouge amarré à proximité. L’équipage découvre le cadavre de Greggar empalé sur la herse d’une remorque agricole. Dans les bois, Ralph se retourne en entendant un bruit, puis il hurle alors qu’il est agressé. Quelques semaines plus tard, Rowena, une jeune femme, est projetée contre son gré dans la rivière peu profonde. Sur la berge, deux hommes se tiennent hilares, se moquant d’elle, n’acceptant qu’elle sorte de l’eau froide, qu’à condition qu’elle se déshabille comme ils lui ont demandé : il paraît que les sorcières ne sont pas faites comme les autres, qu’elles auraient une grosse tache noire au bas du ventre. Allan Fox intervient leur demandant de lui ficher la paix.


Les quatre précédents tomes forment un cycle, et le lecteur ne sait pas trop ce qui l’attend avec ce cinquième tome. Il relève les éléments présents dans l’histoire précédente : le héros récurrent Allan Fox bien sûr, mais sans Edith à part une photographie d’elle dans un cadre. Il guette les mentions au Livre de Toth et au dieu rouge : ils sont effectivement très rapidement évoqués, plutôt le séjour en Égypte de Fox, ce qui fournit le lien avec sa présence en ces lieux, invité par les membres du club de la Momie. Le lecteur sourit en voyant qu’il se déplace toujours à moto, enfin pour la première séquence dans laquelle il apparaît, c’est-à-dire à partir de la planche huit. En revanche il n’est pas question de la formule Raïs el Djemat, ni du pouvoir qu’elle confère. Et le Pénitent ne montre pas le bout de son nez. D’un autre côté, il est question d’une momie passée en contrebande en Écosse, et un scarabée passe le temps d’une bade de quatre cases. Le héros mène l’enquête pour élucider deux meurtres, car il ne s’agit pas d’un accident dans la première scène. Il est à nouveau soumis à la tentation par deux femmes : la jeune Rowena peut-être pas encore vingt ans, et Madge habillée d’un tailleur avec une jupe serrée, avec des chausses à talon ce qui s’avère peu commode pour suivre Scott dans les bois ou sur la lande. L’artiste prend toujours un grand plaisir à représenter les différents environnements, sauvages ou à l’intérieur d’un manoir, et le coloriste fait des merveilles.



Dès la première page, c’est un plaisir de l’œil : le tonneau avec les veines dans le bois et les cerclages, les chais et les fûts, le millésime inscrit sur les barriques, l’étiquette sur la bouteille. Le dessinateur investit du temps pour décrire les lieux. Le lecteur tourne la page et il découvre une case de la largeur de la page occupant la bande médiane : une vue en plongée inclinée sur une quinzaine de cavaliers sur leur monture se tenant devant le perron, avec la meute de chiens, trois hommes en kilt avec leur cornemuse, un équipage qui en impose. En vis-à-vis sur la page de droite, une case montre le château du Lord à nouveau dans une vue en plongée légèrement inclinée, et toute la chasse partant de la cour. Tout du long, le lecteur se régale du spectacle qui lui est donné à voir. Planche quatre, quatre cases de la largeur de la page montrant les cavaliers et les chiens à différents endroits de la lande, passant sur un pont pour franchir un cours d’eau, montant sur une colline, passant à côté d’un mur de pierre avec une herse abandonnée là (celle qui joue un rôle majeur dans la mort de Lord Greggar). Planches huit et neuf, Allan Fox intervient pour tirer Rowena hors du cours d’eau : le lecteur découvre différentes vues du paysage au fur et à mesure des cases avec différents angles de vue. Il ressent la menace d’orage dans les nuages gris. Plus tard, il serre les dents alors que Fox s’agrippe sur la banquette arrière d’une belle voiture conduite par un chauffeur en état d’ébriété avancé, retenant son souffle quand le véhicule en croise un autre sur un pont vraiment très étroit avec des parapets de pierre. Il visite les ruines de la tour avec Scott & Madge, distinguant l’irrégularité de chaque pierre. Il prendrait volontiers place dans un fauteuil avec les autres invités dans la bibliothèque pour déguster un whisky, laisser son regard errer sur les étagères chargées de livres, admirer les motifs du tapis, s’interroger sur chacun des portraits accrochés au mur. Une promenade nocturne dans la lande fait frissonner le lecteur. Plus tard, Fox se rend dans un port de pêche et il descend sur la grève pour rejoindre l’épave d’un bateau, avec l’aspect si particulier du sol d’où l’eau vient de se retirer puis à l’intérieur avec ces parois métalliques rouillées.


L’artiste détoure les personnages et les éléments avec un trait un tout petit peu gras, aux ondulations nerveuses, donnant beaucoup de consistance aux visages, aux tenues vestimentaires, aux décors, beaucoup de personnalité à chaque protagoniste. La mise en couleurs semble avoir été réalisée par l’artiste, tellement elle est en phase avec les dessins, les habillant, les nourrissant, les complétant, sans jamais supplanter les traits de contour. Chaque séquence bénéficie d’un plan de prise de vue spécifique, permettant au lecteur de se projeter dans la scène, de jeter un coup d’œil autour de lui à l’environnement, de regarder les réactions des personnages, de les accompagner dans leurs actions et leurs interactions. Allan Fox en impose par sa retenue et son calme. Il est impossible de résister à la séduisante jeunesse de Rowena. Les membres du club installent directement une forme de distance palpable par leur tenue formelle. Les chasseurs en tenue deviennent un groupe où l’identité individuelle est gommée, pour laisser la place à un comportement de foule. Il n’y a que Madge vis-à-vis de qui le lecteur éprouve quelque difficulté pour la prendre au premier degré, avec ses talons hauts qui rendent la marche peu plausible dans les bois ou sur les pierres glissantes.



Totalement sous le charme de la narration visuelle, le lecteur se laisse emmener dans cette Écosse à la fois typique, à la fois convaincante, sans se focaliser sur l’intrigue. Allan Fox se retrouve parmi ce club composé de Sir Allfred Tennyon, Sir Nelson Ashbury, Mr Surreya Bodda, Milord Clam, et sir Liam Oggin, chacun avec leur occupation personnelle allant d’une traduction nouvelle du Munquidn min al-dalâl, écrit vers 1105 par le soufiste Abû Hâmid al-Ghazzali à une application originale du Corybantisme pour être précis, ou comment guérir par la folie. Ainsi le scénariste assaisonne son récit avec quelques éléments ésotériques décoratifs, et il ajoute une momie perdue, ainsi qu’une sorcière et sa fille. Le récit se lit avec plaisir, entre le questionnement sur la nature du coupable, créature surnaturelle ou meurtrier très humain, des éléments pas toujours expliqués (l’épouvantail), et des réminiscences vagues du premier cycle, avec la présence d’un scarabée par exemple. Rowena et sa mère vivent en marge de la bonne société, ayant pris leur indépendance par rapport aux hommes et mettant à profit des connaissances liées à leur féminité, à la fois ostracisées parce que craintes, à la fois maltraitées parce différentes. Allan Fox conserve sa retenue jusqu’au bout fidèle au souvenir d’une femme, ne se laissant gagner ni par les obsessions des membres du club de la Momie, ni par les convictions marginales de Rowena et sa mère.


Le lecteur succombe dès la première scène au charme de la narration visuelle, l’investissement patent de l’artiste, la mise en couleur en phase parfaite avec les dessins. Le scénario présente un niveau de divertissement satisfaisant, entre le charme d’une enquête sur des meurtres, pimentée de surnaturel, et l’intégrité personnelle du héros plus souvent spectateur qu’acteur. Une lecture dépaysante et agréable.



mercredi 19 juin 2024

Un autre regard sur Blake & Mortimer - L'art de la guerre

Quand on voit la science, c’est que l’armée n’est pas loin.


Ce tome contient une histoire indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable particulière des personnages. Elle recèle plus de saveurs si le lecteur connaît les grandes lignes du Secret de l’Espadon. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Floc’h (Jean-Claude Floch) pour les dessins et les couleurs, et par Jean-Luc Fromental & José-Louis Bocquet pour le scénario. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée.


Vol BOAC 534 London-New York, 7:30 pm. Francis Blake se tourne vers Philip Mortimer, se plaignant que traverser l’Atlantique pour aller une fois de plus palabrer sur la paix constitue une belle perte de temps. Son ami lui répond qu’il paraît que le nouveau siège des Nations Unies est une merveille d’architecture, ça les changera de leurs vieilles pierres. Et puis il faut entretenir la flamme si fragile de la liberté. Il continue : La plume est plus forte que l’épée, ce n’est pas à Blake qu’il va rappeler ce vieil adage. Mortimer a hâte d’entendre le discours de son cher ami. L’avion atterrit à l’aéroport d’Idlewid, dans le Queens. Les deux Britanniques prennent un Yellow Cab pour se rendre au Penn Club, 44e Rue. Blake se félicite que le Penne soit une filiale de leur vieux Centaur. Au même moment, une silhouette progresse sans bruit dans la section des antiquités égyptiennes du Metropolitan Museum. S’arrêtant devant l’un des trésors exposés, l’intrus entreprend un mystérieux travail. Quand soudain un gardien en train de faire sa ronde l’interrompt dans sa besogne. L’intrus réagit avec une vivacité imprévisible, et d’un bond traverse la fenêtre. Fuyant le lieu de son forfait, l’homme se fond dans l’obscurité de Central Park. Mais… il est arrêté par des agents de police.



Siège des Nations Unies, New York, 09:00am. Ici, les nations de bonne volonté s’efforcent de maintenir l’ordre mondial dans une époque menacée par la guerre. Trois architectes, un Suisse, un Brésilien et un Américain ont uni leurs talents pour donner à cette maison des peuples l’élan et l’optimisme d’un futur radieux. L’agent Spécial O’Rourke du FBI se présente au contrôle, pendant que Black & Mortimer échangent avec Lord Bolton. Ce dernier espère que la communication de Blake mettra l’accent sur l’impérieuse nécessité d’un désarmement bilatéral. Leur discussion est interrompue par l’arrivée d’O’Rourke qui se présente car il a un mot urgent à leur dire : Cette nuit, un individu s’est introduit dans la section égyptienne du Metropolitan Museum et a vandalisé une pièce de grande valeur. Il précise qu’il s’agit de la stèle d’Horus, sur laquelle a été gravé un message inachevé, Par Horus, dem… Le conservateur du Met était au Caire lors de l’affaire de la Grande Pyramide, le graffiti l’a mis sur leur piste. O’Rourke a su qu’ils étaient à New York pour la conférence sur la paix et le voilà. Il les emmène au bureau de New York, du FBI. Derrière une glace sans tain, Blake et Mortimer observe un individu barbu et amnésique être interrogé par l’agent spécial.


En fonction de sa familiarité avec la série Blake & Mortimer, le lecteur peut s’être préparé à une lecture très dense en phylactères et en cartouches de texte, avec des dessins précis et détaillés, marque de fabrique d’Edgar Félix Pierre Jacobs (1906-1987). Il fait l’expérience d’une lecture fluide et facile, ce qui lui fait comprendre que cet album ne fasse pas partie de la continuité classique, mais qu’il ait trouvé sa place dans les albums hors-série après L’aventure immobile (1998) de Didier Convard et André Juillard, Le dernier pharaon (2019) de François Schuiten, Jaco van Dormael, Thomas Gunzig et Laurent Durieux, La fiancée du Dr Septimus (2021) de François Rivière & Jean Harambat. D’un autre côté, les références aux aventures emblématiques sont bien présentes : en particulier sont cités Razul Bezendjas, Doktor Grossgrabenstein, Guinea Pig, Basam-Damdu, mais aussi l’affaire Septimus l’onde Mega du docteur Wade, et le Centaur Club, l’Aile Rouge. Francis Blake apparaît toujours aussi chic et quelque peu raide dans son trenchcoat. Philip Mortimer sourit un tout petit peu plus, avec une personnalité plus accessible. D’un autre côté, les auteurs ont fait le choix de délocaliser les deux héros, ainsi que leur ennemi de l’autre côté de l’Atlantique. Dans les conventions du genre Blake & Mortimer, le lecteur relève également le rôle mineur des femmes : un seul personnage féminin parmi les seconds rôles. Si elle exerce une profession médicale, elle n’en reste pas moins susceptible aux élans du cœur.



Dans la mesure où le récit référence explicitement les événements du Secret de l’Espadon et du Mystère de la grande pyramide, le lecteur peut en déduire que le récit se déroule au début des années 1950. Il situe donc le contexte : la guerre froide, c’est-à-dire de fortes tensions géopolitiques entre les États-Unis et leurs alliés (le bloc de l'Ouest) et l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et alliés (le bloc de l'Est). Dans la mesure où la conférence pour la paix se tient au siège des Nations Unies à Manhattan, le lecteur peut même situer le récit après l’inauguration de ce bâtiment en 1951. L’ossature de l’intrigue s’avère assez simple : Blake doit prononcer un discours au cours de la conférence, mais la découverte de la présence d’Olrik semble pointer vers l’existence d’un acte terroriste. Le lecteur reconnaît le jeu avec l’état de conscience de l’ennemi habituel du duo : est-il en pleine possession de ses moyens ? A-t-il perdu la mémoire pour de bon ? Est-ce que la machination qu’il a ourdie ira à son terme malgré son état ? Il est certain que Blake et Mortimer vont devoir mener l’enquête, tout en respectant leurs obligations vis-à-vis de la conférence.


Dès la couverture, le lecteur apprécie l’élégance de la composition de l’image, entre l’influence d’EP Jacobs et une épure plus spécifique à Floc’h. L’artiste s’inscrit dans la tradition de la ligne claire, avec des aplats de couleur unis, des traits de contour bien nets, et une approche descriptive et réaliste. Il ne fait que quelques écarts par rapport à la forme pure de cette tradition : quelques petits traits dans les étoffes des vêtements pour figurer les plis, et de rares aplats de noir parfois pour les ombres portées. Le lecteur est séduit dès la première page, par ces cases à la lisibilité immédiate, une vision très claire de la réalité, débarrassée de tout superflu. Il laisse son regard absorber les différents décors : la statue de la Liberté, les gratte-ciels de Manhattan, l’immeuble des Nations Unies et les immeubles qui l’entourent, le sommet du Chrysler Building, une courte balade dans Central Park avec des feuillages superbes, les échelles de secours caractéristiques en façade d’immeuble, Brooklyn Bridge, une forêt du Massachusetts, une forêt du Vermont. Les intérieurs sont représentés avec la même clarté, le même art de l’essentiel : l’aile égyptienne de Metropolitan Museum, la clinique Scarsdale du docteur Rosalind Shapiro à Westchester County, la grande salle de conférence des Nations Unies, le salon du club Centaur, un Delicatessen, une tour de contrôle, etc.



Floc’h impressionne par sa capacité à donner une apparence simple et naturelle à tout ce qu’il représente, alors même qu’il joue avec des artifices. Pour peu qu’il y soit sensible, le lecteur s’en aperçoit dès la première case avec ce ciel rose dragée chaud, puis cet océan rose framboise, couleurs fort éloignées d’une approche naturaliste. Il est également frappé par les coiffures : un contour simple, quelques traits courts à l’intérieur pour évoquer les ondulations, et le coup de peigne donnant la direction des cheveux. Cela s’avère particulièrement frappant avec la chevelure totalement blanche de Rosalind Shapiro quand sa tête se trouve de profil : de courts traits noirs ondulés bien parallèle sur fond blanc, quasiment une figure abstraite. Ou encore la blancheur immaculée des grands carreaux de la salle de soin de la clinique. L’artiste prend visiblement plaisir à jouer sur les représentations avec des caractéristiques ponctuelles : quelques cases dépourvues de bordure, une scène en ombre chinoise, Olrik semblant comme tomber dans une spirale (rappelant une composition similaire dans Vertigo -1958 – d’Alfred Hitchcock, la coiffure de Shapiro évoquant celle de Kim Novak), une page composée d’une alternance de têtes en train de parler, l’usage d’un rouge vif comme fond de case pour souligner la violence de manière expressionniste, etc.


Le lecteur prend plaisir à cette aventure progressant rapidement, facile à suivre, à la narration visuelle d’une accessibilité exemplaire. Alors que deux blocs géopolitiques semblent condamnés à s’affronter du fait d’idéologies incompatibles, les personnages impliqués dans le récit, britannique, russe, américain, semblent au contraire s’impliquer dans l’effort de paix, établissant ainsi un contraste entre les nations et les individus. Le titre fait référence à L’art de la guerre, de Sun Tzu (-544 à -496) dont un exemplaire est retrouvé dans l’appartement d’Olrik, et dont Mortimer lit quelques passages. Cet ouvrage s’oppose thématiquement à la volonté des héros qui, eux, œuvrent pour la paix. Alors que le lecteur vient avec l’a priori d’une confrontation, d’une opposition entre des camps, il découvre un récit qui fonctionne sur l’entraide et la bonne volonté, sans manichéisme… à l’exception d’Olrik lui-même. En cours de récit, les auteurs semblent justifier ce choix lorsque le personnage s’adresse à ses deux ennemis pour leur demander : S’il n’y a plus d’Olrik, à quoi servent Blake et Mortimer ?


Une aventure de Blake & Mortimer hors-série : les auteurs peuvent donc s’affranchir d’une partie des caractéristiques de la série, ne pas en respecter la lettre, mais en respecter l’esprit. Ils diminuent sciemment le niveau de densité de l’intrigue, des phylactères et du nombre de cases, ce qui aboutit à une narration plus digeste, plus accessible peut-être, pour une aventure bien inscrite dans son époque, avec des résonances très actuelles sur la tentation d’être dans l’affrontement permanent. Une bande dessinée raffinée, respectueuse et intelligente.