Les tenants de la reprise individuelle
Il s'agit d'une bande dessinée de 58 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2019, écrite par Véronique Bergen (licenciée en philologie romane, docteur en philosophie, romancière, poétesse), mise en images par Winshluss (de son vrai nom Vincent Paronnaud, bédéaste et cinéaste). Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique. Le tome se termine avec un index des concepts (5 pages de Action Directe à ZAD) et un index nominum (4 pages, d'Auguste Blanqui à Henry David Thoreau).
Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 5 pages, plus 1 de notes. Im commence par citer une déclaration du Premier Ministre Édouard Philippe le 18 novembre 2018 à l'occasion du premier acte des Gilets Jaunes : La France, ce n'est pas l'anarchie. Il évoque à que point cette petite phrase n'était qu'un point secondaire dans son discours de 13 minutes, mais que c'est celle qui a été retenue car elle trahit une méconnaissance des mouvements anarchistes. Vandermeulen fait ensuite ressortir la différence entre le mouvement sans chef des Gilets Jaunes, et celui formellement organisé des Bonnets Rouges en Bretagne en 2013. Ensuite il passe par l'étape à l'étymologie du mot Anarchie et arrive à l'absence de hiérarchie dans la civilisation des Indiens d'Amérique quand les colons blancs sont arrivés en Europe, forme de société qui existe également chez les indiens Piaoras, une tribu du Venezuela qui prend ses décisions par consensus, sans hiérarchie établie, une forme de société anarchiste.
Une mère et un père font irruption dans la chambre de leur adolescent Jean-Baptiste, persuadés qu'il est en train de consommer de la pornographie sur internet. C'est pire : il se renseigne sur une paire de baskets qui a choisi comme slogan Ni Dieu, ni maître. Encore pire que le péché masturbatoire, le péché révolutionnaire ! Ils emmènent leur rejeton chez le psychiatre qui détecte la présence d'une bactérie anarchiste dans son système, en train de détruire le système capitaliste de Jean-Baptiste. Alors que le psychiatre le traite à l'électropropagande, Jean-Baptiste se montre violent et décide de s'enfuir. Il saute dans une barque et s'éloigne sur les flots. Ses parents sont restés chez le psychiatre et ce dernier commence à leur faire un cours sur l'anarchisme : les théoriciens et les acteurs, le point commun du refus de l'autorité et des formes de pouvoirs vues comme illégitimes, à savoir l'État, le Capital et Dieu. Il cite la formule de Louis-Auguste Blanqui (1805-1881) : ni Dieu, ni maître. Après avoir explicité l'étymologie du mot Anarchie. Il en évoque ses différentes formes : anarcho-syndicalisme, anarcho-féminisme, anarcho-écologique, anarcho-pacifisme, anarchisme chrétien. Au fur et à mesure de son exposé, le psychiatre s'échauffe jusqu'à avoir la bave aux lèvres, et les parents prennent congés.
Comme souvent, l'avant-propos de David Vandermeulen est parfait pour donner envie de lire la bande dessinée. Il commence par une anecdote qui atteste que la question de l'anarchie est toujours d'actualité, un mot qu'on brandit pour faire peur, un état de désorganisation chaotique, un spectre d'anéantissement de la société. Au fil de son texte, il rétablit le sens premier du concept, et fait apparaître qu'il évoque avant tout un état utopique, une société sans hiérarchie, sans oppression, un concept tellement incroyable que l'homme blanc éprouve es pires difficultés du monde ne serait-ce qu'à l'envisager. Les premières pages de la bande dessinée mettent en œuvre un humour ravageur : du soupçon d'utiliser internet comme un robinet à pornographie, à l'excitation du psychiatre, en passant par la révolte adolescente. L'artiste caricature ses personnages avec une conviction tordante, leurs émotions s'affichant sur le visage, dépourvues de tout filtre, les adultes semblant datés et obsolètes, l'adolescent semblant tout foufou, et le vieil anar ressemblant à s'y méprendre à Mr. Natural de Robert Crumb. Le lecteur sent qu'il est parti pour un ouvrage rentre-dedans, un exposé iconoclaste avec des réparties drôles et cinglantes.
D'un point de vue formel, ce tome de la petite bédéthèque des savoirs comprend 20 pages de bande dessinée, les autres pages s'apparentant plus à un texte illustré. Qu'il s'agisse d'un mode ou l'autre (BD ou illustrations), les dessins de Winshluss dégagent une énergie incroyable. Les personnages sont dans un état d'exaltation très régulièrement : le père qui se met à genoux avec des larmes coulant de ses yeux, le fils qui saute par la fenêtre pour échapper à la société normalisatrice, le psychiatre avec la bave aux lèvres, l'anar au regard blasé, Max Stirner (1806-1856) qui décoche un coup de pied dans les dents de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) en Godzilla, ou encore la tête de de Jean-Baptiste en train d'exploser en entendant les Bérurier Noir interpréter Makhnovtchina. Les pages de bande dessinée comportent entre 2 et 4 cases et montrent des choses aussi inattendues qu'un individu trépané bombardé de rayons, un tricératops, le drapeau noir, deux individus cheminant sous un soleil de plomb dans une route en terre au Mexique, un radeau de rondins de bois… Les pages de bande dessinée sont donc aussi vivantes qu'inventives, aussi exacerbées qu'énergiques.
Il y a donc une trentaine de pages dont la forme est celle d'un texte illustré par des dessins, l'autrice ayant choisi de ne pas essayer de faire semblant, ou l'artiste ayant préféré cette forme pour un texte qui lui a peut-être été livré clé en main. Après 5 pages d'introduction en BD, les auteurs passent au texte illustré pour dérouler leur exposé et déverser leurs informations. Il y a effectivement un volume certain d'informations à présenter. Le texte est en gros caractères manuscrits, avec une utilisation de couleurs pour faire ressortir certains termes, 2 à 4 dessins par page pour accompagner le texte. Il peut s'agir de têtes en train de parler (celle de Jean-Baptiste et celle de l'anar), de caricatures d'anarchistes célèbres, ou de tout autre élément évoqué par le texte, comme un fusil, une bombe, une manifestation, des barreaux de prison, un poing géant écrasant pressant des citoyens en se refermant, un pistolet encore fumant, des gants de boxe, un marteau et une faucille, et donc Godzilla. Il y a une réelle complémentarité entre texte et dessin, ce dernier ne reprenant pas une information déjà contenue dans le premier.
Comme pour tous les ouvrages de cette collection, le lecteur doit garder en tête qu'il s'agit d'une entreprise de vulgarisation, et non d'une somme analytique et historique sur l'anarchisme. Cette approche donne forcément lieu à des passages qui peuvent produire l'impression d'une énumération superficielle, en particulier en ce qui concerne les figures historiques associées au mouvement et à son développement : Auguste Blanqui (1805-1881), Max Stirner (1806-1856), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Mikhaïl Bakounine (1814-1876), Pierre Kropotkine (1842-1921), Francisco Ferrer (1859-1909), Louise Michel (1830-1905) la vierge rouge, Emma Goldman (1869-1940), Auguste Vaillant (1861-1894), Émile Henry (1872-1894), Caserio (1873-1894), Marius Jacob (1879-1954), Nicola Sacco (1891-1927) & Bartolomeo Vanzetti (1888-1927). Il en va de même pour les faits historiques, des apparitions du drapeau noir depuis qu'il fut brandi par les Canuts de Lyon le 21 novembre 1831, le congrès de Saint-Imier en Suisse (15 & 16 septembre 1875), la fusillade des Fourmies et l'impact des anarchistes sur la Commune de Paris, la révolution mexicaine, la révolution russe, la guerre d'Espagne.
Dans le même temps, cette énumération permet de se faire une idée de l'importance du concept d'anarchisme, de son développement et de sa transmission. Après ces présentations, le lecteur comprend la pluralité de l'anarchisme, comprend que l'autrice indique que la pensée anarchiste a joué un rôle déterminant dans le fédéralisme, l'autogestion, la journée de travail de 8 heures, l'arme de la grève, l'objection de conscience, le droit à l'avortement, l'abolition de la peine de mort, le droit à la contraception. Elle a survécu et a continué d'exister sous une multitude de formes : la révolte zapatiste au Chiapas, George Brassens, les gilets jaunes, la Kommune I et II à Berlin, Mai 38, les situationnistes, le Flower Power, les Blacks Blocs, No border, les zadistes, Occupy aux USA, les altermondialistes, The Dead Kennedys, les émeutes en Grèce dès 2008.... Il fait la distinction entre l'action directe (= la théorie politique) et Action Directe (le groupe terroriste anarcho-communiste).
Ce tome atteint son objectif de vulgarisation du concept d'anarchisme, au travers de son histoire, de ses penseurs, de ses acteurs et de son héritage moderne. L'ouvrage est à moitié une bande dessinée, à moitié un livre illustré, mais Winshluss réalise des dessins percutants et mordants qui ne se contentent pas de redire ce qui le texte, et Véronique Bergen fait preuve d'un esprit de synthèse didactique qui permet au lecteur de se faire une idée claire.