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mardi 30 juin 2020

Lone Sloane - Babel

Babel n'est pas un mythe, c'est une escroquerie.

Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute autre. Une connaissance superficielle des aventures de Lone Sloane permet de mieux apprécier certaines références. Elle a été initialement publiée en 2019, écrite par Xavier Cazaux-Zago et mise en images par Dimitri Avramoglou, sur la base d'une idée de Serge Lehman. Elle comprend 78 pages de bandes dessinées Le tome s'ouvre avec une introduction d'une page de Philippe Druillet indiquant que son personnage est devenu autonome et qu'il est favorable à ce qu'il soit repris par des auteurs plus jeunes, pour une transmission de la création.


Le néant n'aura bientôt plus aucune limite. Pas même celle des champs infinis mais trompeurs de l'imagination (extrait de Les contemplations de Shaan). - Quelque part sur une planète isolée dans le vide de l'espace, un vieil homme est grimpé sur un haut rocher en forme de colonne et il vitupère contre les dieux qui permettent que sa planète soit bientôt effacée par l'Écume, hurlant que les siens ne sont pas nés que pour souffrir et mourir, ne comprenant pas pourquoi ceux de là-haut veulent les réécrire. Bientôt les vaisseaux de l'Écume atterrissent à la surface de la planète, comme une écume noire déchiquetée. Shaan sort du vaisseau amiral et indique qu'il veut que l'épuration de la bordure extérieure se poursuive. Il se rend devant un cercueil noir qui s'ouvre et dont sort une vrille métallique articulée qui vient transpercer sa main droite. Elle absorbe un peu du sang de Shaan qui indique qu'il a le goût de la proie du monstre robotique lupin dans le cercueil. Shaan lui enjoint de libérer l'univers de la complexité qui le dévore. Il lui ordonne de trouver son double asymétrique et corrompu de naissance, et de le tuer. Le monstre mécanique doit trouver et tuer Sloane.

Sur la planète Kazhann, les militaires viennent de voir apparaître un cercueil volant géant dans leur spatioport. Un détachement d'une douzaine de soldats se rend devant et réfléchit à ce qu'il convient de faire. L'un d'eux ouvre le feu dessus y créant une grande brèche. Il ne leur reste plus qu'à pénétrer à l'intérieur. Dans une salle, ils se retrouvent face à un individu derrière un pupitre. Il dit s'appeler l'Abbé et salue les dignitaires de Kazhann au nom du collectif. Il ajoute qu'il en sera la parole et le visage, dépêché parmi eux pour s'entretenir d'urgence avec les esthètes pontifes de ce monde. Il demande à parler à leurs maîtres, les barons bleus. Il a à leur parler de Shaan. Dans son lit, Lone Sloane est tiré de son sommeil de dix ans par Légende. Cette dernière lui indique qu'il est attendu. Il s'habille et il est amené devant l'Abbé assis sur un trône, entouré par cinq barons bleus. L'Abbé se présente : il est l'ambassadeur suprême du collectif de Babel. Il espère être le témoin de la chute de Shaan. Lone Sloane lui répond qu'il arrive un peu tard parce qu'il a déjà réglé le compte de Shaan. L'Abbé le détrompe : Shaan, l'ennemi naturel de Lone Sloane, a su retrouver la source d'une entité-force appelée l'Écume, un fragment aveugle du non-être, un principe perverti et privé de substance qui se nourrit de tout ce qui fut, est ou sera un jour. Elle nage dans le sillage de l'empereur se répandant comme une tâche qui dévore les étoiles, une contagion pour être exact.




Lone Sloane est donc un personnage créé par Phillipe Druillet au milieu des années 1960, ayant bénéficié d'une première aventure rééditée dans Lone Sloane 66 : Le mystère des abîmes (1966). Il a réalisé 5 autres histoires consacrées à Lone Sloane : Les Six Voyages de Lone Sloane (1972), Delirius (1973, scénario de Jacques Lob), Gail (1978), Salammbô (d'après Gustave Flaubert, 1980, 1982, 1986), Chaos (2000), Delirius 2 (21012, scénario de Jacques Lob & Benjamin Legrand). Il s'agit donc de la reprise d'un personnage par de nouveaux auteurs, avec la bénédiction de son créateur encore vivant. Il est un peu difficile d'envisager cette reprise pour un lecteur ayant déjà lu une des aventures originelles, tellement elles sont façonnées par la forte personnalité de son auteur, à la fois dans le ton de la narration, à la fois par sa flamboyance visuelle démesurée. Le lecteur s'attend donc à retrouver ces éléments : c'est le cas. Xavier Cazaux-Zago a repris les caractéristiques d'écriture de Philippe Druillet : des personnages qui emploient des gros mots, des pavés de texte emphatiques et lyriques, pas toujours explicites. Lone Sloane a toujours son caractère de cochon : il envoie promener ses interlocuteurs qui l'ennuie avec des insultes ordurières, et il est en colère. Le scénariste fait également apparaître des personnages de précédentes aventures : Zearl le néomartien, Vuzz le fou, Légende, Kurt Kurtsteiner. Il le fait en donnant assez d'information pour qu'un nouveau lecteur sache de qui il s'agit et ce qu'il vient faire là.

Le lecteur attend également beaucoup de retrouver la démesure visuelle et barbare de Philippe Druillet, tout en sachant que c'est vain car il n'y a que Druillet qui réalise des pages de Druillet. Malgré tout, la couverture est prometteuse, avec une composition dérivative de Druillet, tout en en ayant la force. La première planche est un dessin en pleine page : une vision d'une ville avec des statues colossale et une petite tour de Babel, avec un cadre autour qui reprend des ornements typiquement Druillet, en particulier des visages extraterrestres grimaçants. On s'y croirait presque, si ce n'est la colorisation plus sophistiquée, sans cette saveur psychédélique. Dans les planches 4 & 5, le lecteur retrouve d'autres éléments spécifiquement Druillet (ses vrilles au découpage géométrique), ainsi que l'absence de silhouette humaine permettant de se projeter de trouver un point de vue humain. Au fur et à mesure des séquences, le lecteur retrouve des sensations propres à la narration visuelle de Druillet : un découpage de planche toujours changeant, avec parfois des cases en forme de disque, des cases de la hauteur de la page, un dessin en double page qui nécessite de faire faire un quart de tour à la BD pour la tenir à la verticale, des visions cyclopéennes (un gigantisme écrasant les silhouette humaines, les rendant insignifiantes), des cases en trapèzes qui s'emboîtent les unes dans les autres, des images encadrées par des têtes de soldats en train de regarder, des vrilles technologiques faisant des angles aigus agressifs et déchirants, des cases tenant de l'illustration. Malgré tout, il n'est pas très satisfaisant de considérer cette bande dessinée uniquement sous l'angle d'une histoire à la manière de Philippe Druillet parce que ça n'en est pas, sous l'angle de l'ersatz forcément moins bien.




Néanmoins, il n'est pas si simple de la considérer comme une œuvre autonome parce qu'elle est fortement marquée par sa genèse de continuation d'une œuvre existante. Le lecteur ne peut que constater que Dimitri Avramoglou réalise des planches avec une forte personnalité graphique, pour partie héritée de Philippe Druillet (le caractère obsessionnel en moins dans le niveau de détail) dont il sait manier les idiosyncrasies graphiques avec intelligence, pour partie plus personnelle avec des traits de contour plus fins et plus réguliers, un usage du noir plus inquiétant par sa propension à infecter les surfaces attenantes, un goût réel pour concevoir des vaisseaux spatiaux aux formes originales, et une belle capacité à faire s'exprimer la tension et la rage des personnages. De temps à autre, le lecteur se dit que certaines cases manquent de décors. La plupart du temps, il est impressionné par le spectacle visuel qui s'offre à lui. De la même manière, il n'est pas si simple de faire abstraction de la parenté avec Philippe Druillet dans la manière de raconter l'histoire. L'intrigue est assez linéaire et facile à suivre : Lone Sloane, Légende et l'Abbé se dirige vers la mythique Babel pour y trouver un livre qui permettre de défaire Shaan. La page de crédits précise qu'il s'agit d'une idée originale de Serge Lehman, et le lecteur peut effectivement percevoir le goût de cet auteur dans les saveurs métaphysiques du récit. Lorsque le récitatif évoque l'antique sceau de Borges, le lecteur fait également le lien avec la nouvelle La bibliothèque de Babel (1941) de Jorge Luis Borges (1899-1986), présente dans le recueil Fictions.




Xavier Cazaux-Zago fait un usage libéral des récitatifs et des personnages qui déclament des phrases empathiques et lyriques. Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à cette forme d'expression le lecteur se rend très vite compte que ces phrases sont porteuses de plusieurs sens, et se prêtent bien à l'interprétation. Par exemple, en lisant la question prononcée par un personnage (Pourquoi qu'ils veulent toujours nous réécrire là-haut ?), le lecteur peut le lire au premier degré, mais aussi comme un écho du fait que Cazaux-Zago & Avramoglou sont en train de procéder à une réécriture de Lone Sloane, à leur façon. Cela fonction aussi avec les images : quand Shaan lâche un loup robotique pour traquer Lone Sloane, le lecteur peut y voir une forme de conte de fées déformé. Parfois cela aboutit à une touche d'humour pas forcément faite sciemment : difficile de ne pas sourire en lisant Le temps des retraites est révolu, en plein débat sur la réforme des retraites. Très vite, la dimension métaphorique du récit crée une mise en abîme : les personnages ont pour objectif de trouver un ouvrage contenant le récit qui décrit comment défaire leur ennemi, et ils vont participer à son écriture, soit un questionnement sur la nature même d'une fiction et du rôle des protagonistes. La conclusion boucle d'ailleurs la boucle en faisant explicitement référence aux cycles du champion éternel (créé par Michael Moorcock) et à et son épée maudite, le porteur d'orage (traduction littérale de Stormbringer), déjà une vision cyclique des héros de fiction, un éternel recommencement.

Cette bande dessinée est pétrie d'idiosyncrasies, à commencer par celles de Philippe Druillet. Ce n'est pas du Druillet, mais le lien spirituel est présent, respectueux, et conforme à l'esprit. À bien des égards, la narration reprend des caractéristiques d'écriture de bande dessinée des années 1970, rendant la lecture différente, moins fluide, avec des récitatifs moins polis par une écriture normalisée. En cela, cette bande dessinée s'apprécie au regard de l'œuvre de Philippe Druillet, avec la conscience d'être réalisée par des disciples et pas par le maître, sans pouvoir prétendre faire aussi bien, en particulier sur le plan graphique. D'un autre côté, il est quand même possible de l'envisager pour elle-même, comme un récit de science-fiction métaphysique, autoréflexif, sur la nature même d'un récit et sa façon de s'autoalimenter dans une littérature ayant conscience de sa propre existence, de ses prédécesseurs.


mardi 23 juin 2020

Monet, Nomade de la lumière

Ainsi de la bête qui tourne sa meule.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première parution de l'album date de 2017. Il a été écrit par Salva Rubio (scénariste, écrivain et historien) et peint par Efa (Ricard Fernandez, bédéaste). Il comprend 88 pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une préface rédigée par Hughes Gall, directeur de la Fondation Claude Monet et du musée de Giverny. Il se termine avec un article de 17 pages intitulé Le miroir de Monet, l'envers des toiles, montrant de quelles toiles se sont inspirés les auteurs pour certaines cases, avec une reproduction de l'œuvre et la case correspondante à côté. Pour une autre vision, l'article de Barbüz : Monet, nomade de la lumière.


Le 10 janvier 1923, dans le cabinet du docteur Charles Coutela, George Clémenceau fait tout son possible pour que Oscar-Claude Monet accepte de subir l'opération de la cataracte, plutôt que de devenir aveugle. Finalement, il s'y résout. Après Clémenceau raccompagne l'artiste en voiture avec chauffeur jusqu'à sa propriété de Giverny. Il aide son ami à se coucher et lui indique qu'il va s'occuper de son cher jardin pendant les trois jours où Monet doit rester couché les yeux bandés. Dans son lit, Monet se souvient de la première fois où il a eu l'impression de vraiment voir. En 1857, peu de temps après la mort de sa mère, il observe Eugène Boudin (1824-1898) en train de peindre sur une plage du Havre. En classe, il se met à dessiner des caricatures qu'il revend ensuite à 20 francs pièce. Un jour il est présenté à Eugène Boudin dont il n'aime pas trop les peintures. Celui-ci l'emmène peindre à Rouelle en bordure du Havre, en plein air, au grand étonnement d'Oscar-Claude qui pensait qu'il allait encore se taper une séance en atelier avec un maître très directif. Boudin et Johan Barthold Jongkind (1819-1891) le convainquent d'aller s'installer à Paris. Sa tante l'aide à convaincre son père. Il commence par fréquenter l'Académie suisse, située quai des Orfèvres. Puis il réalise son service militaire en Algérie au sein du premier régiment de chasseurs d'Afrique. À son retour, il rejoint l'académie du peintre Charles Gleyre (1806-1874), où il côtoie Auguste Renoir (1841-1919), Jean Frédéric Bazille (1841-1870), Alfred Sisley (1839-1899).


Les quatre amis décident de quitter l'atelier de Gleyre et de développer leur propre manière de peindre la nature. Monet a conscience qu'il lui faut commencer à gagner sa vie et il décide de convaincre ses amis de présenter leurs toiles au Salon de peinture et de sculpture, appelé le Salon. Mais en 1863, l'organisation du Salon est perturbée par le refus de 3.000 œuvres par le jury. À la demande de Napoléon III, il est organisé un Salon des refusés qui accueille les œuvres de Pissaro, Fantin-Latour, Guillaumin, Jongkind, et Cézanne. Intrigué, Monet s'y rend et son attention est attirée par l'œuvre la plus scandaleuse : Le déjeuner sur l'herbe, d'Édouard Manet (1832-1883). Cela agit comme un déclic pour Monet de voir que l'artiste a laissé des coups de pinceau apparents sur les personnages, que les ombres et les lumières s'opposaient vaillamment, que même si le sujet n'est pas très novateur l'artiste a réalisé un tableau d'extérieur. Les amis peintres profitent de la fermeture de l'atelier de Gleyre en faillite pour se délocaliser et aller peindre à Chailly-en-Bière, près de Fontainebleau.

Oscar-Claude Monet a vécu 86 ans de 1840 à 1926, et a peint de nombreuses toiles durant toute sa vie. Même avec 88 pages, les auteurs ont dû faire des choix. Après l'introduction en 1923, L'histoire débute en 1857 alors que Monet a 17 ans et s'arrête en 1883, soit 26 ans plus tard, les 40 années entre 1883 et 1923 étant évoquées en seulement 2 pages. Ces 26 années correspondent au début d'Oscar-Claude dans le métier d'artiste peintre, jusqu'à ce qu'il s'établisse à Giverny, avec un revenu financier consolidé. En fonction de sa familiarité avec l'artiste, le lecteur découvre ou redécouvre une partie emblématique de son parcours : depuis les premiers cours avec Eugène Boudin (1824-1898), jusqu'à la reconnaissance par le grand public, en traversant de nombreuses années de pauvreté et des années moins mauvaises. Il observe un individu animé par une solide conviction : celle de réaliser des tableaux en extérieur et de peindre la lumière plutôt que des sujets académiques de façon académique. Le lecteur fait donc connaissance avec cet homme, sa vocation et d'une manière certaine son entêtement.


Les dessins montrent quelqu'un de sympathique et enjoué, au visage parfois préoccupé quand il est rattrapé par les dettes. Salva Rubio dépeint Oscar-Claude Monet comme une personne menant une vie de bohème, refusant de se laisser dicter sa conduite par des questions d'argent. Il n'hésite donc pas à emprunter à ses amis sans grand espoir qu'il les rembourse un jour (sauf reconnaissance de ses qualités d'artiste, reconnaissance qui ne vient pas), à faire des dettes auprès des commerçants, de son propriétaire, de ses employés, de ses fournisseurs de matériel de peinture, et souvent à la recherche d'un mécène compréhensif. Il est difficile de ressentir de la sympathie pour ce mari et ce père de famille qui fait passer son art avant le bien-être de sa famille. Il est difficile de saisir l'intention des auteurs : ont-ils supposé que la sympathie du lecteur fût tout acquise à Monet parce que la postérité lui a donné raison ? Au contraire, ont-ils voulu montrer l'homme derrière l'artiste, ainsi que les épreuves qu'il a dû traverser, luttant contre l'adversité toutes ces années durant jusqu'à être reconnu à sa juste valeur ?

Indépendamment de ce placement moral déstabilisant, les auteurs savent raconter la vie d'Oscar-Claude Monet sur plusieurs plans. Il y a donc sa vie personnelle qui reprend la rencontre avec Eugène Boudin, Charles Gleyre, Auguste Renoir, Jean Frédéric Bazille, Alfred Sisley, et plus tard bien d'autres impressionnistes, ainsi qu'avec Camille Doncieux (1847-1879, sa première épouse), Alice Hoschedé (1844-1911, sa seconde épouse). Cette facette de sa vie est indissociable de sa vie d'artiste et donc de la naissance du mouvement impressionniste. Efa & Rubio évoquent sa vocation de peindre la lumière, générée par les étincelles que furent Boudin et le tableau Le déjeuner sur l'herbe (1863) d'Édouard Manet. Ils recréent également les conditions d'exposition de l'époque, en particulier le Salon et la création du Salon des Refusés. S'il n'est pas familier de ces éléments historiques, le lecteur comprend aisément ce qui se joue, grâce à une narration claire et synthétique. Il note d'autres éléments historiques évoqués ou montrés comme la guerre franco-prussienne de 1870 et la Commune de Paris, ou l'amitié entre Monet et Georges Clemenceau (1841-1929).


Cette dimension du récit, la reconstitution historique, est également nourrie par la narration visuelle, très impressionnante. Efa utilise des couleurs chaudes et douces, très agréables à l'œil. Il met en œuvre une technique entre détourage des formes avec un trait encré, et couleur directe, dosant les deux en fonction de la case correspondante. Il représente les personnes avec une approche naturaliste que ce soit pour leur morphologie, leurs tenues vestimentaires ou leurs postures. Dès la première page, le lecteur est impressionné par le niveau de détails : les différents outils professionnels dans le cabinet du docteur Charles Coutela. Ainsi la représentation des différents intérieurs leur donne une forte consistance, une unicité, avec le souci de l'authenticité historique. Le lecteur prend un temps pour observer une des galeries du Louvre, puis laisse son regard errer le long des hauts murs sur lesquels sont accrochés les œuvres présentées au Salon. Tout du long, il découvre des endroits sympathiques : l'intérieur d'un compartiment de train (page 20), l'atelier de Monet dans une soupente (page 32), la pièce unique de son appartement au hameau Saint-Michel (page 38), le café de la Nouvelle Athènes (page 49), le château de Rottembourg (page 59), etc.

Efa se montre tout aussi épatant pour les prises de vue en extérieur. Le lecteur remarque vite que l'artiste s'essaie à des effets impressionnistes, dès la page 8 avec l'effet sur soleil sur la chaussée d'une route ombragée bordée d'arbres. En fait, il ne pas en mode impressionniste d'un coup : là aussi il trouve le bon dosage entre des effets impressionnistes et une approche descriptive. Monet travaillant majoritairement en extérieur, le lecteur a tout loisir d'admirer les paysages : la plage du Havre (page 10), une vue prise à Rouelles (page 12), la création du Déjeuner sur l'herbe de Monet (pages 24 & 25), une magnifique fin d'après-midi en banlieue de Ville d'Avray (page 31), le fog sur la Tamise (page 44), le tapis de neige (page 53), le tapis de feuilles d'automne à Montgeron (page 58), etc. Cela culmine avec la découverte sous une lumière quasi magique de Giverny (pages 86 & 87), et par les nymphéas (pages 92 & 93). S'il est familier de l'œuvre de Monet, le lecteur aura repéré plusieurs clins d'œil à des toiles célèbres. S'il ne l'est pas, les 17 pages de fin (Le miroir de Monet), permettent au lecteur de découvrir comment les auteurs ont intégré certains de ses tableaux en se les appropriant dans la narration, comment ils parviennent à en respecter l'esprit, sans essayer de les reproduire en plus fade.

Cette bande dessinée remplit son objectif d'évoquer une part de la vie d'Oscar-Claude Monet, un tiers à peu près. Le choix effectué par les auteurs peut déstabiliser par la manière de présenter la vocation de l'artiste, sans concession morale. La narration emporte le lecteur dès la première page, à la fois par le flux de pensée de Monet qui apporte sa manière de voir les choses, à la fois par l'extraordinaire narration visuelle qui combine reconstitution détaillée avec impressionnisme de manière naturelle et évidente. En refermant l'ouvrage, le lecteur peut ressentir une forme de manque, à la fois du fait de cet étrange contradiction apparente entre la façon égoïste de se conduire de Monet et ce qu'il accomplit, à la fois parce que sa vie de créateur ne s'arrête pas en 1880 avec la découverte de Giverny, et qu'il a continué à innover (Le pont japonais, 1920-1922). D'un autre côté, les images d'Efa transportent le lecteur dans un monde d'impressions d'une douceur et d'une force remarquable, un incroyable travail de passage vers Monet.


mardi 16 juin 2020

Dick Herisson, tome 10 : La Brouette des morts

Votre chantilly morale, vous pouvez vous la garder.

Ce tome fait suite à Les Aventures de Dick Hérisson, tome 9 : Le 7ème cri (2000) qu'il n'est pas nécessaire d''avoir lu avant. La première édition date de 2002. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 2 qui regroupe les tomes 6 à 10 (sans le 11). Il a été réalisé par Didier Savard (1950-2016), pour le scénario, dessins et encrage. Il compte 48 planches de bande dessinée.


Au tout début des années 1930, Trégomeur arrive à Tonquédec en voiture, sous la pluie. Il s'arrête devant le château de Tonquédec et y pénètre à pied. Au détour d'un passage, il a la tête tranchée par un individu avec un heaume sur la tête, maniant une épée. Deux jours plus tard, Clarence Beaufixe arrive à Locquémeau en voiture. Il s'arrête chez un antiquaire et y déniche une photographie du manoir de Coat an Drez, mais situé dans la forêt, alors qu'en réalité il est situé en plein bourg. Il veut acheter la photographie, mais l'antiquaire lui dit qu'elle n'est pas à vendre. Déçu, Clarence Beaufixe reprend la route et parvient au château de Coat an Drez, en peine forêt. Il est dans un état de délabrement avancé. Beaufixe pénètre à l'intérieur et constate le fort état de dégradation. Il monte à l'étage et a la surprise de trouver une pièce en parfait état. Il y pénètre : il s'agit du bureau de son psychothérapeute le docteur Schnitt. Il s'allonge et lui raconte son rêve : la mort de Trégomeur, et que c'est lui qui portait le masque et qui l'a décapité sans pouvoir s'en empêcher. Lorsqu'il s'arrête de parler et qu'il rouvre les yeux, il se rend compte que Schnitt a arrêté de parler. Il se retourne et découvre que son analyste a lui aussi été décapité. Puis il se réveille au volant de sa voiture, arrêtée sur un bas-côté. Quelques jours plus tard, il se rend à sa consultation chez le docteur Schnitt, s'allonge et lui raconte tout ça. Quand il a fini, il se retourne et découvre que Schnitt a été décapité. Il pense qu'il va se réveiller, mais la police arrive et l'arrête.

Le lendemain, Mathilde Beaufixe, épouse de Clarence, (ex Mathilde de Kercroix), contacte Dick Hérisson et le rencontre dans un café de Montparnasse. Elle lui demande son aide pour innocenter son mari. Il accepte et se rend à l'asile Saint Yves à Tréguier. Grand admirateur de ses aventures, le responsable de l'établissement accepte de lui faire rencontrer Clarence Beaufixe dans sa cellule, restreint par une camisole de force. Beaufixe raconte toute son histoire à Hérisson. Ce dernier se rend à Locquémeau pour visiter la boutique de l'antiquaire. Il y retrouve le cadre, mais il n'y a plus la photographie du manoir de Coat an Drez situé dans la forêt. Alors qu'il hèle l'antiquaire, il en découvre le cadavre dans l'arrière-boutique, décapité. Il décide de retourner à l'asile Saint Yves, ce nouveau meurtre disculpant sans doute possible Clarence Beaufixe. Lorsqu'il y arrive, le responsable de l'établissement lui apprend que Clarence Beaufixe s'est évadé.



Depuis le tome 8, c'est devenu une marque de fabrique de la série de jouer ce qui est réel ou non. Didier Savard s'en donne à cœur joie avec la séquence d'ouverture. D'abord un meurtre à l'épée dans un château abandonné, puis une visite sans aucun rapport chez un antiquaire qui refuse de vendre une photographie, puis une visite dans un manoir abandonné avec une unique pièce en parfait état… mais c'était un cauchemar, mais les faits se reproduisent à l'identique dans la réalité. Au fil des pages, le lecteur se rend compte que l'intrigue est très dense, et il a bien du mal à distinguer l'anecdotique de ce qui relève du fil directeur. Par exemple, il s'attache à cette question de manoir situé en plein bourg et pas dans la forêt. Le scénariste fournit une première explication impliquant le retour de Pendrouët d'Amérique du Sud avec une diva et qui fait construire ledit manoir. Mai en fait cette première explication en planche 16 est complétée par une deuxième en planche 19 qui vient complexifier l'histoire, sans vraiment être très claire. L'enchâssement des séquences oniriques est également construit pour déstabiliser le lecteur. Finalement le premier décolletage à l'épée est un rêve, mais en fait non. Le deuxième dans le manoir abandonné en est un aussi, en fait oui, mais en fait non. Le troisième est un, en fait non pas du tout puisque que Clarence Beaufixe est bel et bien arrêté… mais le scénariste n'explique pas par la suite comme le psychothérapeute a été décapité à côté de Beaufixe, ni ce qu'est devenu la tête manquante, ni la raison pour laquelle la police fait irruption dans le cabinet juste à ce moment-là. Le lecteur se demande si le scénariste lui-même n'a pas rajouté des éléments au point de ne plus tout maîtriser, comme par exemple le personnage appelé Trégomeur au début, qui est appelé Kergomeur par la suite.

Ce n'est pas d’ailleurs la seule fois où Didier Savard raconte un événement, souvent un meurtre, qui ne reçoit pas d'explication rationnelle par la suite. Il avait déjà utilisé ce genre de dispositif narratif dans des tomes précédents, dans celui-ci il l'utilise à plusieurs reprises. Cela induit une certaine gymnastique de l'esprit pour le lecteur pour distinguer les faits qui font avancer l'intrigue, et les moments qui relève de la licence artistique, et qu'il est prié d'accepter en l'état. Le lecteur fournit un petit effort pour suivre le déroulement de l'intrigue qui s'avère dense et un peu échevelée, macabre et peuplée d'individus peu recommandables. Il constate également que Mathilde de Kercroix est de retour : elle était l'un des personnages principaux dans Dick Hérisson, tome 7 : Le Tombeau d'Absalom (1996). Il est également question de Tom Carr, cinéaste, personnage de premier plan dans Dick Hérisson, tome 8 : La Maison du pendu (1998). Enfin, Dick Hérisson fait une référence explicite à une situation similaire à celle où il se trouve avec Jérôme Doutendieu, survenue dans Une aventure de Dick Hérisson, tome 5 : La Conspiration des poissonniers (1993). L'auteur tisse ainsi une continuité entre plusieurs de ses albums, sans que le récit ne devienne inintelligible si le lecteur ne les a pas lus. Il effectue d’autres références explicites, à Chéri-Bibi (1913, 1919, 1925) de Gaston Leroux (1868-1927), Les contrebandiers de Moonfleet (1955) de Fritz Lang (1890-1976), Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock (1899-1980). Il reprend également une scène tirée d'un Tintin comme il l'avait fait dans le tome précédent : cette fois-ci il s'agit d'un individu enfermé dans une cave et tapant sur les canalisations pour se faire remarquer, à l'identique d'une scène dans Les Aventures de Tintin, Tome 18 : L'affaire Tournesol (1956).



Comme pour l'histoire, le lecteur observe que la narration visuelle s'est également densifiée. Au fil des albums, Didier Savard s'est éloigné d'une ligne claire propre et aérée, ses traits de contour devenant plus fins, moins réguliers, donnant une sensation d'images plus compactes et un peu rugueuses. Cela ajout fortement à l'impression que l'histoire est complexe et difficile à bien saisir. Pour autant, cette évolution n'enlève rien au plaisir de la lecture. Les personnages restent visuellement bien définis et fidèles à leur apparence pour Hérisson, Doutendieu et Mathilde de Kercroix/Beausite. Comme à son habitude, l'artiste exagère les autres personnages en leur donnant des trognes marquées, que ce soit Trégomeur, l'antiquaire, les pensionnaires de l'asile Saint Yves dont un se tourne vers le lecteur pour lui faire un signe, les trois habitués du café Le Korrigan qui semblent être en provenance directe de la partie de cartes de Pagnol, ou encore la mère Marchandeux. S'il y prête attention, le lecteur remarque que Savard s'amuse aussi avec des personnages apparaissant le temps d'une case, par exemple la vieille matrone bretonne en costume traditionnel qui emprunte un livre de Sade à la bibliothèque (planche 28), ou encore le gros monsieur qui lit un livre dans la même bibliothèque, livre contenant une lettre de l'alphabet par page.

Cette fois-ci l'enquête n'emmène pas Dick Hérisson à Arles, et c'est Jérôme Doutendieu qui fait le déplacement en Bretagne. Didier Savard a choisi des lieux existants pour la plupart comme Belle-Îsle en terre ou Tonquédec, Tréguier, Saint-Brieuc. Le lecteur constate que l'artiste s'implique toujours autant pour décrire avec minutie les décors réels. Il se régale donc en contemplant le château de Tonquédec, mais aussi les petits immeubles de ces villes, avec leurs poutres apparentes. Il investit autant de temps et d'énergie pour les deux manoirs Coat an Noz et Coat an Drez, ainsi que pour la belle maison des époux Beaufixe et son jardin, le labyrinthe de haies du jardin de la mère Marchandeux. Les intérieurs valent également que le lecteur s'y attarde pour les savourer : le local encombré de l'antiquaire, l'intérieur en ruine de Coat an Drez, l'aménagement du bureau du psychothérapeute, les meubles très simples du troquet Le Korrigan, la boutique du photographe Birlot, la bibliothèque municipale, la cave incroyable de Schnitt. En ce qui concerne ces décors, les traits moins réguliers et plus secs leur donne plus de consistance et de texture, les rendant palpables.

Ce dernier tome complet de la série comprend une évolution significative, entre les dessins donnant une sensation de fouillis, sans avoir perdu en précision, et une narration qui use allègrement du dispositif qui consiste à créer une situation bizarre et macabre, exigeant un supplément de suspension consentie d'incrédulité sans jamais recevoir d'explication. Dans le même temps, cela ne diminue en rien le plaisir visuel de la lecture, ainsi que le plaisir de ressentir les frissons liés à la possibilité du surnaturel, dans une intrigue très riche. Le lecteur referme ce tome avec un petit pincement au cœur en sachant qu'il ne reste plus qu'un tome inachevé, l'auteur étant décédé avant de pouvoir le finir.


mardi 9 juin 2020

Le Maître Chocolatier - tome 2 - La Concurrence

Forastero, Criollo, Trinitario

Ce tome fait suite à Le Maître Chocolatier - tome 1 - La Boutique (2019) qu'il faut avoir lu avant. La première édition date de 2020. Il est coécrit par Éric Corbeyran et Bénédicte Gourdon, dessiné et encré par Chetville (Denis Mérezette), avec une mise en couleurs réalisée par Mikl. Il se termine par une chronique chocolatière de 3 pages par la maison Darricau, sur l'utilisation de l'huile palme, et par 3 pages présentant la recette des ganaches Vibrato de la maison Darricau.


Paul Cuypers travaille pour Cacao de Flandre, une entreprise d'import de cacao. Il reçoit un coup de fil de son beau-frère Walter, le bras droit d'Édouard Carret président de la société Honest et père d'Alexis. Walter demande à Paul d'égarer la commande de cacao d'Alexis Carret, de faire en sorte qu'elle ne lui parvienne qu'après les fêtes de Noël. Paul Cuypers accepte tout en faisant le lien de parenté entre Alexis et le patron de Walter. Walter raccroche et rentre en réunion de conseil d'administration où Édouard Carret présente un bilan. Il évoque la progression du chiffre d'affaires, l'effort à fournir sur les barres et les boites, l'objectif de l'année (passer de la quatrième place mondiale à la troisième), et augmenter la part des intérimaires pour diminuer la masse salariale et alléger les bilans. Il conclut en indiquant que Walter et lui prennent l'avion l'après-midi même pour la Côte d'Ivoire afin de négocier les tarifs d'achat. Walter et lui rentrent chacun chez eux pour finir leur valise. À la maison, en terminant sa valise, Édouard a une discussion acide avec sa femme Sophie sur le manque d'ambition de son fils Alexis.

Pendant ce temps-là, Alexis Carret travaille dans son magasin : il apprend à Manon ce qu'est une ganache et comment la faire, en langage des signes : mélange de chocolat et de matière grasse liquide, origine du mot ganache, ajout d'un parfum, de sucre liquide. À la fin de la journée, il l'invite à dîner, ce qu'elle accepte. Le soir, Benjamin Crespin s'est rendu au night-club Le Pharaon : il y a rendez-vous avec monsieur Logan dans son bureau, l'individu auprès duquel il a contracté un emprunt. Monsieur Logan explique qu'il va falloir rembourser plus vite, et qu'il n'y a qu'une seule chose qui l'intéresse : son profit. Mitch raccompagne Crespjn par l'entrée de service, en passant par le salon où attendent les call-girls. Crespin s'arrête un instant pour en saluer une qu'il a reconnue : Karen, une ancienne amie. Elle est en train de fumer un produit psychotrope à l'aide d'un narguilé. Mitch saisit Crespin par l'épaule pour le faire accélérer et Crespin traverse une longue cour encombrée de déchets jusqu'à parvenir à la cabane de surveillance adossée au mur d'enceinte. Il réveille Momo le gardien et sort dans la rue. Manon et Alexis rentrent de leur dîner en tramway, et elle l'invite à prendre un dernier verre chez elle.


Le lecteur revient pour le deuxième tome, à la fois pour les personnages, pour l'intrigue, pour Bruxelles et pour le chocolat. Bénédicte Gourdon & Éric Corbeyran avaient créé des personnages sympathiques, avec leurs qualités et leurs défauts. Alexis Carret continue à gagner en épaisseur, gentil et prêt à partager son savoir avec Manon, en pleine déprime en apprenant la perte de sa commande de couverture, agressif et amer face à son père et Walter, prêt à demander de l'aide quand il ne sait pas faire, un peu crédule. Comme dans le premier tome, Chetville dirige ses acteurs dans un registre naturaliste pour les postures et les expressions de visage. Lors du repas de Noël, (planches 34 & 35), le lecteur peut lire la colère sur le visage d'Alexis, mais avec une expression de visage très porche de celle de son père. Le lecteur peut y voir un mimétisme entre père & fils, comme parfois un soupçon de manque de nuance pour les visages. Cela n'empêche pas les protagonistes, Alexis et les autres, d'être très vivants. Le lecteur retrouve leur apparence spécifique : la jeunesse et l'entrain naturel de Manon et Léa (à comparer avec celui tout professionnel de Léna de Fombelle), l'exigence agressive de monsieur Logan, le sérieux empesé d'Édouard Carret, le sourire enjôleur de Benjamin Crespin, l'énergie positive de Clémence. Chetville apporte un grand soin aux costumes : tenues professionnelles pour Paul Cuypers, Alexis Carret et Manon quand ils préparent des ganaches dans le laboratoire, costume strict pour Édouard Carret et Walter, tenue décontractée pour Alexis quand il sort boire un verre avec Benjamin et Clémence, tenues différentes en fonction des occasions pour cette dernière, etc. Le lecteur mesure toute la capacité de Chetville à insuffler de la vie dans un personnage avec la première apparition de Karen. Il lui suffit de 5 cases (planche 10) pour définir les nuances de sa personnalité, avec ses postures et son visage, sans aucune exagération. Il retrouve également l'utilisation du langage des signes employé par Alexis et Manon pour communiquer et représenté avec fidélité.

Les coscénaristes continuent de malmener leurs personnages et le lecteur ressent une forte empathie pour eux. Ils mettent en œuvre des ressorts de comédie dramatique : coup dur professionnel (la commande de couverture qui n'arrive pas et qui oblige à fermer boutique), l'incompréhension entre Manon et Alexis suite à un baiser mal interprété, l'opposition entre le père et le fils Carret et les tensions familiales qui en découlent, les prises de risque de Benjamin Crespin, le caractère un peu têtu de Clémence, l'émotivité de Manon, etc. D'un côté, il s'agit d'éléments très classiques ; de l'autre les personnages sont assez développés pour que ce ne soient pas que des artifices ou des clichés. Le dosage est parfois fragile, en particulier quand quelques personnages sont uniquement là pour causer du mal (le père Édouard Carret, Walter, monsieur Logan). Pourtant, même si la relation entre Manon et Alexis s'apparente à une bluette, le lecteur se sent émotionnellement impliqué parce qu'elle sonne juste. Il espère que tous s'en sortiront et que la boutique prospérera.


L'intrigue dégage le même parfum de récit très classique : rivalité familiale (Walter voulant couler Alexis pour prendre sa place de fils de la famille), association à risque avec un malfaiteur, concurrence déloyale, etc. Pour autant, le lecteur remet les pieds dans la discothèque et se retrouve avec crainte devant monsieur Logan très sûr de lui dans son fauteuil. Curieux, il fait connaissance avec Karen. Il suit Walter et Édouard Carret en Côte d'Ivoire, en profitant des dessins qui montrent une place de la ville d'Abidjan et un magnifique hôtel de luxe. Il sourit en voyant arriver Léna de Fombelle, magnifique jeune femme à la réussite insolente, ancienne gagnante de l'émission Master Chef : Chetville sait montrer tout son dynamisme carriériste. Il apprécie le cambriolage, simple et facile, avec une narration visuelle en phase, sans exagération dramatique. Il suit avec intérêt la présentation d'un projet d'exposition sur le chocolat. Il sourit franchement quand Benjamin Crespin explique comment il a fait pour pirater un ordinateur, à Alexis un peu crédule. L'explication réelle est moins romanesque, mais pas complètement crédible pour autant.

Comme dans le premier tome, le lecteur se rend que Chetville s'investit beaucoup pour représenter les différents lieux : l'installation industrielle de chocolat de Flandre (vue générale extérieure, et intérieur), la salle de réunion du conseil d'administration horriblement fonctionnelle, la belle demeure des Carret (vues extérieures et intérieures), le bureau de monsieur Logan, la salle d'attente des filles au night-club, le magasin d'Alexis (espace de vente et atelier), le modeste appartement d'Alexis, etc. Comme dans le premier tome, le lecteur constate qu'au fil des séquences, Chetville représente également plusieurs endroits de Bruxelles avec une grande fidélité réaliste. Le lecteur peut voir le quartier de Molenbeek, une commune de Bruxelles-Capitale, avec la boutique Carret implantée en vis-à-vis du canal et les rues quand Alexis court après Manon pour la rattraper, deux ou trois stations de tram avec les immeubles correspondants en arrière-plan, le café À la Mort Subite (rue Montagne-aux-Herbes Potagères) reproduit fidèlement, les galeries royales Saint-Hubert toujours magnifiques, le square de la Putterie. S'il n'y prête pas forcément attention parce que ces éléments de décors apparaissent naturellement en fond de case, le lecteur en prend pleinement conscience avec la planche 48 qui montre une vue de dessus de la Maison du Roi sur la Grand Place de Bruxelles, une vue magnifique, avec un niveau de détail incroyable.

Bénédicte Gourdon & Éric Corbeyran continuent également de parler chocolat. Ça commence par la leçon d'Alexis Carret pour Manon expliquer comment réaliser une ganache, et d'où vient le nom (du patois du sud-est de la France). Ça continue avec l'exposé d'Édouard Carret au conseil d'administration sur la stratégie de la multinationale. Le lecteur découvre ensuite les valeurs d'Alexis Carret lors du repas de Noël au cours duquel il donne son avis sur les pratiques des industriels que ce soit sur l'utilisation de l'huile de palme et les conséquences gustatives et écologiques, ou la façon de pressurer les agriculteurs ivoiriens. Cette dimension du récit est complétée par l'exposé de la maison Darricau sur la différence entre le beurre de cacao et l'huile de palme, ainsi que la modification de ce que recouvre l'appellation chocolat. Les plus curieux finissent en apprenant comment faire une ganache dans l'atelier de la maison Darricau.

Ce deuxième tome poursuit l'histoire d'Alexis Carret et des personnes auxquelles il est associé, soit par la famille, soit professionnellement, avec un dessin toujours aussi classique, et toujours aussi discrètement riche. Le lecteur peut parfois sourire de la narration un peu naïve ou gentille, mais il ne résiste pas longtemps à la sympathie des personnages, à la qualité de la narration visuelle, et aux parfums de chocolat.


mardi 2 juin 2020

La Bombe

Maintenant je suis la mort, le destructeur des mondes.

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, dont la première édition date de 2020. Elle a été réalisée par Alcante (Didier Swysen) & Laurent-Frédéric Bollée pour le scénario et par Denis Rodier pour les dessins. Il comprend 450 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de 5 pages de Didier Alcante, une d'une page de Denis Rodier, et une de deux pages de LF Bollée.


Au début, il n'y avait rien, mais dans ce rien il y avait déjà tout ! Une voix désincarnée évoque la formation de l'univers, celle de la Terre. Puis elle explique qu'elle incarne l'uranium auquel Henri Becquerel a donné son nom. À Berlin, dans l'université de Friedrich Wilhelms, Leó Szilárd (1898-1964) est en train de donner un cours à ses étudiants : il leur donne l'exercice dit du Démon de Maxwell. À la fin du cours, il voit les jeunesses fascistes défiler en bas. Puis, il discute avec Otto, un collègue, et lui explique qu'il émigre dans les plus brefs délais. En octobre 1938, Enrico Fermi (1901-1954) se trouve à l'ambassade des États-Unis pour passer les tests d'émigration. Le 10 décembre 1938, il reçoit le prix Nobel de physique, à la Maison des Concerts de Stockholm. Il explique à Pearl Buck (prix Nobel de littérature) le sens de l'épinglette sur les revers de veston des officiels italiens : un Fasces, une hache pour trancher les têtes, entourée de verges pour fouetter les corps. Le 30 décembre 1938 à Hiroshima, le patron d'une usine de motos permet à son employé Naoki Morimoto de rentrer plus tôt chez lui, pour accueillir son fils qui revient en permission. Chemin faisant, il achète deux stylos pour offrir à chacun de ses fils, puis un tricycle pour offrir à une jeune demoiselle avec l'accord de sa mère. Naoki Morimoto dîne enfin avec ses deux fils Kazuki (écolier) et Satoshi (pilote dans l'armée).

En février 1939, Leó Szilárd déjeune avec Enrico Fermi : il lui parle de Herbert George Wells, de ses romans de science-fiction, de ses recherches sur l'émission de neutrons, sur la possibilité d'une réaction en chaîne, sur la création d'une bombe surpuissante. Le 03 mars 1939, Leó Szilárd et son assistant ne comprennent pas pourquoi leur expérience avec de l'uranium et du béryllium ne permet pas d'observer les résultats espérés. La voix désincarnée de l'uranium revient pour évoquer l'invasion de la Bohême et de la Moravie, le 16 mars 1939. À Sankt Joachimsthal, un Oberleutnant inspecte la plus grande mine d'uranium d'Europe. Le 16 juillet 1939, Leó Szilárd et Eugene Wigner rendent visite à leur ancien professeur : Albert Einstein (1879-1955). Ils le convainquent d'écrire à la reine de Belgique pour attirer son attention sur la nécessité de sécuriser l'uranium belge. Une fois de retour à New York, Szilárd réfléchit à la nécessité de convaincre les États-Unis de créer leur propre bombe atomique, afin de ne pas se faire prendre de vitesse par les allemands. Le premier septembre 1939, l'Allemagne envahit la Pologne et l'armée allemande prend le contrôle des recherches sur le nucléaire en Allemagne. Le 18 septembre 1939, Edgar Sengier (1879-1963) effectue une visite des mines d'uranium dans la région de Katanga, au Congo Belge.


Dans sa postface, Didier Alcante explique ses motivations et le défi que représente un tel récit : rendre compte de l'ampleur du projet qui a conduit à l'explosion de 3 bombes atomiques Gadget, Little Boy, Fat Man. Parmi ses influences, il cite Gen d'Hiroshima (1973-1985) de Keiji Nakazawa, et il indique qu'il ne souhaitait pas traiter des victimes des bombes, n'ayant rien à apporter au témoignage de cet auteur. Il explique qu'au vu de l'ampleur il a souhaité travailler avec un coscénariste. LF Bollée indique que pour sa part il a été fortement marqué par le film Hiroshima Mon Amour (1959) d'Alain Resnais. Il s'agissait pour eux pour d'aborder aussi bien le contexte historique, que les enjeux politiques et militaires, ainsi que la dimension scientifique, en se montrant le plus rigoureux possible. Cette période de l'Histoire étant fortement documentée, les coscénaristes ont dû faire des choix, et n'ont pas pu parler de tout. Enfin dans la conception même du récit, il est apparu dès sa mise en chantier qu'il s'agirait d'une bande dessinée d'une forte pagination. Ils ont recruté Denis Rodier, un artiste canadien ayant travaillé pour DC Comics sur la série Superman, habitué à réaliser une narration visuelle efficace, allant à l'essentiel.

Les auteurs mettent à profit la pagination conséquente pour passer en revue la genèse de l'idée d'une telle bombe, son développement jusqu'à la création du Projet Manhattan, le contexte historique (en particulier la seconde guerre mondiale), les projets similaires menés par d'autres états dont l'Allemagne, les doutes de certains sur la nécessité de disposer d'une telle arme de destruction massive, les moyens mobilisés pour faire aboutir un tel projet, la nécessité du secret militaire, et les tentatives d'espionnages. Le lecteur retrouve les éléments attendus : Projet Manhattan, participation d'éminents physiciens (Enrico Fermi - 1901-1954, Robert Oppenheimer - 1904-1967, Werner Heisenberg - 1901-1976), décision d'Harry Truman, implication d'Albert Einstein. Il retrouve également les éléments de contexte de la seconde guerre mondiale : nazisme, commandos Grouse & Gunnerside (adapté au cinéma dans Les Héros de Telemark -1965- d'Anthony Mann), relations politiques avec Winston Churchill et avec Staline. En fonction de la familiarité du lecteur avec le projet Manhattan, il peut noter des détails qu'il connaissait déjà et d'autres qu'il découvre. Comme Alcante l'indique dans la postface, il a fallu faire des choix. Ils explicitent l'origine de l'appellation Trinity pour la première explosion à partir d'un poème de John Donne (1572-1631), mais ils ne parlent pas de l'aveugle Georgia Green qui a perçu la lumière dégagée par l'explosion. Ils développent le rôle important de Leó Szilárd, mais ils n'avaient pas la place d'évoquer l'importance de Niels Bohr (1885-1962) sur les différents scientifiques qui ont travaillé au projet Manhattan.


En entamant ce récit, le lecteur a conscience que la tâche du dessinateur n'est pas facile. Le récit est long et il contient beaucoup d'informations, par la force des choses. L'artiste va donc se trouver confronté à illustrer de copieuses discussions, voire de copieux monologues. Effectivement de temps à autre, une page va être composée de cases avec uniquement des têtes en train de parler, des phylactères pouvant s'avérer copieux en texte. Néanmoins ces occurrences sont très peu nombreuses au regard de la pagination. En outre, Denis Rodier se contente rarement de gros plans ou de très gros plans. Il privilégie les pans taille ou des plans italiens. Il représente très régulièrement les arrière-plans, souvent dans le détail, et il varie les plans de prise de vue, ne se limitant pas à des champs et des contrechamps. En outre, les scénaristes ont conscience d'écrire une bande dessinée et ils développent régulièrement des scènes d'action où les images racontent plus que les textes, avec parfois des pages dépourvues de tout texte. L'enjeu pour l'artiste est alors de se montrer efficace, de bien doser son effort pour la narration visuelle.

Les dessins s'inscrivent dans un registre réaliste et descriptif. L'artiste doit faire revivre de nombreux personnages passés à la postérité, et leur ressemblance est satisfaisante, que ce soit pour les scientifiques, les hommes politiques et le général Groves. Il met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, et les visages présentent une bonne expressivité, permettant de bien ressentir l'état d'esprit des protagonistes. Le récit se déroule dans de nombreux endroits, et le dessinateur les rend tous uniques : façades d'immeubles, aménagement des pièces en intérieur, lieux géographiques variés. Outre assister à des discussions, le lecteur voyage beaucoup : Stockholm, New York, Hiroshima, Boulogne sur Mer (en 1803), Harvard, le chantier du Pentagone, le plateau de Hardangervidda en Norvège, Chicago, la Thaïlande, le Nouveau Mexique, etc. Il représente également des scènes d'action : l'attaque de l'usine de Vemork en Norvège, des attaques de navires américains par des pilotes kamikazes, l'entraînement de plongeurs kamikazes, et bien sûr l'explosion des deux premières bombes Gadget et Little Boy. Très rapidement, le lecteur apprécie l'efficacité des dessins : ils marient une approche descriptive européenne, avec une touche d'efficacité comics, pour une narration riche, sans être pesante ou fade. Il peut juste se contenter d'absorber la scène représentée sans s'y attarder, tout comme il peut prendre du temps pour regarder les tenues vestimentaires, les véhicules, les meubles, les appareils technologiques ou militaires, en appréciant la véracité historique discrète, mais bien réelle.


Au fil de séquences, le lecteur absorbe de nombreuses informations et observations, il côtoie de nombreux individus tous incarnés, à la fois visuellement, et à la fois par leurs convictions ou leurs compétences professionnelles. Il prend conscience de l'ampleur industrielle du projet (20.000 hommes pour le site X à Oak Ridge), de sa durée, des incertitudes, le plus souvent techniques et scientifiques, mais aussi politiques, et parfois morales. Il retrouve des éléments qu'il connaît, il en découvre aussi qu'il ne connaît pas. Il voit que les auteurs peuvent porter un jugement de valeur moral (par exemple sur les expériences d'injection de plutonium sur des êtres humains), mais c'est très rare car ils utilisent un ton factuel. Parfois, il se dit que d'autres points auraient pu être développés (d'autres sites, ou le nombre total de personnes ayant travaillé sur le projet), mais la démarche reste de nature holistique englobant énormément de paramètres. Puis il se demande quel est le point de vue des auteurs qui semblent être en position de simples journalistes d'investigation. Ce questionnement devient plus important vers la fin du récit où les événements sont plus connus par le public. Ce point de vue apparaît avec la chute de Little Boy sur Hiroshima : tous les efforts financiers, humains et technologiques ont mené à l'anéantissement de 200.000 vies humaines rien qu'à Hiroshima. Rétrospectivement, le lecteur mesure toutes les conséquences du choix des villes cibles, lors de plusieurs réunions dans des bureaux, en voyant l'ampleur de l'anéantissement de vies humaines. Toute cette énergie humaine investie dans un projet pharaonique pour anéantir autant de vies. Les auteurs ne s'étendent pas sur les victimes de la bombe, mais ils ont construit leur récit pour rendre compte de l'horreur indescriptible, inimaginable de cet engin de destruction massive, de mort.

L'ouvrage est présenté comme un reportage historique ambitieux sur la bombe atomique, en particulier celle d'Hiroshima. Le lecteur sait qu'il se lance dans une bande dessinée copieuse en termes de pagination et forcément copieuse en termes d'informations. Il s'agit d'une lecture rendue agréable par des dessins efficaces sans être fades, par une construction vivante, tout en comportant des moments d'explication copieux. Même en 450 pages, les auteurs ne peuvent pas tout caser, mais ils réalisent une présentation très riche, pédagogique et vivante, incarnée et pleine d'émotions, plus parlante qu'un article encyclopédique. Finalement, le lecteur en ressort avec une vision assez complète du projet, chronologique, technique et politique, contextualisée, et une horreur d'un tel investissement pour une destruction plus efficace. Il prend pleinement conscience du poids considérable que fait peser cette menace de destruction massive et planétaire sur l'inconscient collectif.