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jeudi 31 octobre 2024

Les grands peintres - Courbet : L'origine du monde

Ah, madame, tout Paris est dans votre sourire !…


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une histoire autour du peintre Gustave Courbet (1819-1877). Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Fabien Lacaf (1954-2019) pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, rédigé par Dimitri Joannidès, intitulé Le réaliste engagé, composé de sept parties intitulées : Un autodidacte ambitieux, Un esprit politique, Courbet le communard, Un succès fulgurant, Les petites cachettes de L’origine du monde, Un artiste devenu incontournable, L’exil et la mort.


Paris, octobre 1866. La ville est en pleine mutation. Le baron Haussmann perce la vieille cité moyenâgeuse… Il ouvre de larges avenues rectilignes et repousse les quartiers populaires sur les périphéries… Déjà, à l’époque dans ce milieu bouleversé, deux mondes se côtoient… Les plus pauvres et les plus riches. En bas, paysannes et paysans des provinces de France qui deviendront ouvrières et ouvriers pour le meilleur… voleurs et prostituées pour le pire !… Car la ville-lumière, comme la lampe attirant les papillons de nuit, séduit tout ce que le monde compte de génies de son époque… Peintres, écrivains et musiciens. Ville de plaisir et de folie, elle attire aussi les nouveaux riches, millionnaires étrangers en tout genre. Millionnaires, qui comme le chante Offenbach, viennent dépenser à Paris Tout ce que là-bas, ils ont volé. Ce soir, première de La vie parisienne, opéra bouffe de Messieurs Meilhac et Halévy sur la musique d’Offenbach. Sur la scène du Palais Royal, les interprètes jouent et chantent, dont cette réplique évoquant un individu brésilien, ayant de l’or et arrivant de Rio de Janeiro plus riche aujourd’hui que naguère. Les paroles continuent : il a gagné tant bien que mal des sommes folles et il vient à Paris pour qu’elle lui vole tout ce que là-bas il a volé. Dans les baignoires, les spectateurs observent aussi bien l’opéra bouffe, qu’ils détaillent les autres spectateurs et leurs tenues. Soudain, une femme âgée pousse un cri d’horreur.



Dans les couloirs, un juge qui était au spectacle, accueille la police. Ils se rendent dans une baignoire : devant eux, une femme à la robe relevée, sans sous-vêtement, les jambes écartées, assassinée, avec un voile vert lui recouvrant la tête. Le commissaire identifie la mise en scène : une reproduction macabre d’un tableau licencieux de M. Courbet. C’est L’origine du monde. Il l’a vu la semaine dernière : il était invité chez ce diplomate turc qui vient d’arriver à Paris. Grosse fortune, très porté sur le beau sexe ! Collectionneur, joueur, tout le portrait du Brésilien, il a promis de se ruiner en un an ou deux !… Bref, il les amène en petit comité dans sa salle de bain, et là !… Eh bien là, sur un mur en marbre rose, un rideau vert (il est musulman) qu’il tire après tout un mystère de salamalecs… et apparaît cette peinture incroyable… et scandaleuse ! Une femme de face, jambes ouvertes, chemise relevée jusqu’à la poitrine, le sexe offert à tout vent, sans artifice. Pas de visage, coupée comme à l’étal du boucher… Incroyable !


S’il a lu d’autres tomes de cette collection, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre en guise d’évocation de cet artiste : une biographie classique ou un récit tournant autour. Profitant de la latitude éditoriale, l’auteur opte pour une enquête policière sur une série de meurtres dont la mise en scène reprend celle du tableau L’origine du monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877). Ainsi le bédéiste raconte une histoire autour de ce chef-d’œuvre. Dans le même temps, l’enquête des inspecteurs Antoine Maréchal et Laroque les amènent à rencontrer et à interroger les personnes qui gravitent autour du grand peintre, et aussi ce dernier, tout en évoluant dans différents cercles de la société de l’époque, c’est-à-dire un véritable polar, observateur et révélateur de la société dans laquelle il se déroule. Dans la dernière page, se trouve une citation du peintre : L’origine du monde et surtout son modèle, pour être universels, doivent rester anonymes. De fait, l’enquête s’articule autour de la recherche de l’identité de la femme qui a posé pour Courbet, ce qui permettra d’en déduire l’identité du meurtrier et son mobile. Lors de la réalisation de la présente bande dessinée, plusieurs hypothèses avaient cours sur ladite identité. Les deux inspecteurs sont amenés à considérer chacune d’entre elles.



La lecture commence par une page impressionnante : une première case de la largeur de la page pour une vue du ciel de Paris où il est possible d’identifier l’obélisque de la place de la Concorde, la cathédrale Notre-Dame de Paris, le Panthéon, puis une deuxième case de la largeur de la page en vue plus rapprochée avec la passerelle des Arts en premier plan, une troisième case de la largeur de la page cette fois-ci au niveau de la rue avec le dos de Notre-Dame en arrière-plan, et enfin deux cases dans la rue à la suite d’un enfant crieur de journaux. L’artiste réalise des cases dans un registre réaliste et descriptif, avec un grand soin apporté aux détails, et une densité visuelle élevée. Le lecteur peut voir que la solidité de la reconstitution historique lui tient à cœur, que ce soient les costumes et les toilettes d’époque, les accessoires, les façades et les sites emblématiques de Paris, les différents lieux comme le Palais Royal, l’hôtel particulier du diplomate Khalil Chérif Pacha (1831-1879) et quelques-unes de ses œuvres d’art, l’atelier de Gustave Courbet, l’opéra Garnier en construction, les terrasses sous les arcades de la place Vosges, etc. Le lecteur observe de ci de là des détails de la vie parisienne qui peuvent s’avérer surprenant : les petits métiers des rues, la mise en scène (authentique) du tableau L’origine du monde dans la salle de bain de Khalil Bey, la circulation des fiacres, l’aménagement de l’atelier de photographie boulevard des Capucines, le numéro érotique de Cora Pearl, la déambulation d’un chevrier et de son troupeau d’une demi-douzaine de bêtes dans les rues, etc.


Le dessinateur est également mis à contribution pour mettre en scène des personnages connus. Il reproduit l’apparence de Gustave Courbet bien sûr, Charles Baudelaire (1821-1867), du critique d’art Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), du diplomate Khalil Chérif Pacha (1831-1879), du peintre James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), du photographe Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910, Nadar), de l’écrivain Jules Verne (1828-1905) qui vient donner un exemplaire de De la Terre à la Lune (1865) à Nadar, et des différents modèles qui auraient pu poser pour le célèbre tableau. Qui plus est, l’artiste se montre un excellent conteur, ce qui constitue souvent un défi pour un roman policier. En effet les images ont tendance à montrer ce qu’il est plus facile de dissimuler quand il s’agit d’un roman. En auteur complet, Fabien Lacaf construit ses séquences de sorte qu’elles présentent toujours un intérêt visuel. Son investissement dans cette bande dessinée transparaît également au cours des scènes de dialogue : les personnages vaquent à leurs occupations pendant qu’ils parlent, et les décors sont représentés en arrière-plan. L’emploi du dispositif qui consiste à se focaliser sur les silhouettes ou les visages par une succession de champs et contrechamps avec un camaïeu pour fond reste l’exception, ce qui donne des discussions pleines d’entrain.



En page quarante-six, l’auteur inclut des facsimilés de journaux qui laissent entendre que les assassinats à la manière du tableau ont réellement eu lieu. Quoi qu’il en soit, le lecteur suit les deux inspecteurs et il fait ainsi la rencontre successivement de la bohémienne Flanelle, puis de l’irlandaise Joanna Hifferman (1843-1903) lorsque Courbet en évoque son souvenir avec Baudelaire, de Marie-Anne Detourbay, dite Mademoiselle Jeanne de Tourbey (1837-1908, maîtresse du prince Napoléon), de Cora Pearl (1836-1886, célèbre demi-mondaine, surnommée La grande horizontale), de Constance Quéniaux (1832-198, danseuse de l'opéra de Paris et courtisane). Les deux inspecteurs surprennent même Virginia Oldoïni (1837-1899, dite la Castiglione, maîtresse de Napoléon III) en pleine séance de pose coquine. L’ensemble des modèles pour L’origine du monde est ainsi présenté. L’enjeu du récit ne réside pas dans la découverte de l’identité du tueur ou de ses motivations puisqu’elles sont révélées dans une scène au deux-tiers du récit. Il s’agit bien de dépeindre une époque, et les réactions suscitées par le tableau. En passant ainsi en revue les différentes femmes ayant pu servir de modèle, le lecteur constate qu’elles appartiennent à des milieux sociaux très différents, renforçant ainsi le postulat d’universalité voulu par le peintre. Comme dans les autres tomes de cette collection, la lecture du dossier réalisé par Dimitri Joannidès apporte de nombreux éléments complémentaires intéressants sur différentes facettes du contexte, que ce soit l’ambition du peintre, sa conscience politique se traduisant par des sujets issus des classes populaires, sa participation à la Commune de Paris (1871), son exil, et le devenir son tableau L’origine du monde après avoir été vendu par Khalil Bey.


Les tomes de cette collection se suivent et ne se ressemblent pas, les auteurs bénéficiant d’une vraie liberté éditoriale pour aborder l’artiste sous l’angle qui les intéressent. Fabien Lacaf s’est pleinement investi dans la réalisation de cet album, à commencer par la narration visuelle d’une grande consistance, et la densité du récit. Il a été inspiré par une déclaration du peintre sur l’importance de l’anonymat de son modèle, ce qu’il met en scène dans un polar auscultant la société de l’époque sous cet angle. Pour la petite histoire, postérieurement à la parution de cet ouvrage, en 2018, l'écrivain Claude Schopp a trouvé une indication dans la correspondance d’Alexandre Dumas fils qui désignerait Constance Quéniaux comme le modèle.



mercredi 30 octobre 2024

Bruce J. Hawker T05 Tout ou rien

À l’arme blanche, les gars ! La mort silencieuse !


Ce tome est le cinquième d’une heptalogie. Il fait suite à Bruce J. Hawker tome 4 Le puzzle (1987). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le dessin, et par Petra Coria (1937-2024) pour les couleurs, avec André-Paul Duchâteau (1925-2020, créateur de la série Ric Hochet) au scénario. Il a été prépublié dans les numéros 629 à 639 du journal de Tintin au dernier trimestre 1987. La première édition en album date de 1988. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Dans les montagnes espagnoles proches de la côte, le brigand Teixido et sa petite troupe d’hommes avancent d’un bon train, à la poursuite des Anglais qui ont agi plus tôt qu’il ne l’avait prévu. En fait, ce sont les cris hystériques du commandant des hussards qui les ont réveillés et incité à se mettre en route sur le champ, afin que le chargement ne leur échappe pas. Teixido est assez content de lui : le chargement échappe aux soldats espagnols mais pas à eux, et ils vont réussir à atteindre le pont des Loups avant les Anglais, pour leur y tendre un piège. En effet cette formation rocheuse constitue un vrai coupe-gorge, et c’est là qu’ils vont les intercepter. Depuis les hauteurs, ils voient les Anglais arriver à l’extrémité du pont en contrebas. Un des chevaux des brigands hennit, et il est entendu par Bruce J. Hawker : leur présence est éventée. Mais avant que Teixido et ses hommes n’éperonnent leurs montures pour descendre la pente et fondre sur les Anglais, un tintement de clochette se fait entendre.



Un prêtre et un enfant de chœur allant apporter l’extrême onction se présentent de l’autre côté du pont, et avancent vers les Anglais. Ils indiquent qu’ils vont secourir un malade en danger de mort, les Anglais décide de les laisser passer. En fait il s’agit de deux hommes de Teixido qui dégainent les armes qu’ils tenaient cachées et qui ouvrent le feu. La riposte ne se fait pas attendre et ils sont abattus, mais deux Anglais sont morts. Bruce J. Hawker réagit en un clin d’œil : il pousse la charrette et la fait basculer dans le vide, où elle se retrouve dans les eaux du fleuve en contrebas. Les brigands donnent l’assaut sur le pont et tirent, un autre compagnon de Bruce J. Hawker meurt sous les balles. Hawker récupère son cheval et il prend la fuite avec Diana Summerville. Ils parviennent à s’enfuir, et Teixido décide de concentrer ses efforts sur la récupération du chargement de la charrette qui comprend la fameuse arme secrète des Anglais. Ils laissent donc filer les fuyards, et ils doivent maintenant descendre jusqu’au lit de la rivière. Ils doivent agir vite car cet idiot de commandant des hussards finira peut-être par comprendre ce qu’il s’est passé et par s’amener ici. Teixido laisse deux hommes avec un baril de poudre sur le chemin, et autres descendent avec lui. Bruce J. Hawker et Diana Summerville continuent de s’éloigner.


Alors qui va réussir à conserver le puzzle ? Mine de rien, le scénariste fraîchement arrivé dans le tome précédent a réussi avec ce McGuffin (personne ne connaît la nature de cette arme révolutionnaire, ni le lecteur, ni les personnages, et ce depuis le premier tome) à créer une puissante dynamique narrative, avec trois factions cherchant à s’approprier ces pièces. Ainsi les Anglais veulent récupérer leur bien (c’est même la perte de ce puzzle qui a mené le héros à la déchéance sociale), les brigands espagnols par pur intérêt (ils ne savent même pas à quoi ressemblent ces pièces détachées), et l’armée espagnole pour empêcher ainsi leurs ennemis d’avoir deux longueurs d’avance dans la course à l’armement. Dans cette course à l’échalote, les stratégies des uns sont mises à mal par l’intervention inopinée des autres, et les troisièmes à l’affut du moment opportun pour mettre la main sur ce truc si convoité. Le scénariste joue également sur le niveau d’informations des uns et des autres, et sur les conséquences d’une décision basée sur des informations obsolètes ou erronées. Ainsi, l’intrigue s’étoffe, dépassant la simple traque des brigands derrière les fuyards anglais. De plus, l’auteur met à profit le lieu où se déroule l’action : d’abord un paysage de montagne avec des pentes abruptes, un pont de pierre, un cours d’eau avec un fort courant, puis une plage, et enfin le retour en pleine mer, alors que quatre navires s’affrontent, pour se terminer par un abordage en règle, et un affrontement sans merci.



Le lecteur se rend compte qu’il attend avec gourmandise de retrouver la narration visuelle, à commencer par la représentation des paysages. Petra Coria va au-delà d’une mise en couleur de type naturaliste, avec de superbes effets impressionnistes. Dès la première page, elle établit une ambiance matinale dans la montagne par un dégradé de bleu, évoquant une légère brume généralisée, sans rapport direct avec la végétation ou la couleur des roches. Les personnages n’en ressortent que mieux au premier plan, cette luminosité faisant ressortir le caractère irréel de se retrouver dans un décor naturel calme et imposant, en risquant sa vie sous la menace d’autres êtres humains. Planches quatorze et quinze, la mise en couleurs produit un effet similaire : une plage noyée dans la brume, avec un sable tirant vers le gris, une mer d’un gris plus soutenu, avec un liseré de blanc pour l’écume, et un ciel également gros avec une zone blanche pour l’horizon au-dessus de l’eau, une sensation liquide enveloppante parfaitement adaptée. De même, le lecteur ressent l’ambiance nocturne générée par le violet minéral du ciel. Il constate en planche trente-cinq que le jour se lève avec un ciel ensoleillé pour une claire journée, qui éclaire doucement les scènes de carnage de la bataille navale, puis de l’abordage. Enfin, le récit revient aux montagnes, où la jaquette colorée de Teixido et d’un de ses sbires ressort sur le bleuté des pentes.


L’artiste est donc bien servi par le scénariste qui lui mitonne une intrigue avec une bonne sensibilité pour les moments visuels et l’action, avec un niveau de complexité certain. Le lecteur ralentit direct son rythme dès la troisième planche pour regarder le pont enjambant la rivière en contrebas, aux côtés des brigands espagnols. Cette case occupe les deux tiers inférieurs de la page : un rendu de type pointilliste pour une pente abrupte en arrière-plan, des rochers avec un contour encré de manière traditionnelle et un rendu très tactile de leur texture, en bas au centre, une troupe de cinq cavaliers. Le lecteur prend le temps de regarder ce tracé rectiligne qui correspond au pont, ainsi que d’identifier le cours d’eau. Impossible de résister à l’incongruité de ce prêtre en soutane noire avec un chapeau à très large bord, et devant lui l’enfant de chœur dans une robe rouge avec de la dentelle blanche. Comme dans le tome précédent, le dessinateur sait mettre à profit une case tout en hauteur pour la chute du chariot. Arrivés sur la plage, Bruce J. Hawker et Diana Summerville engagent leurs montures dans la mer pour s’éloigner des tireurs, avec un jeu d’écume remarquable autour des chevaux. Bien évidemment, le lecteur prend le temps de savourer les dessins des navires, la finesse des traits pour en représenter chaque détail du pont, des mâts, des voiles, des gréments, etc. Dans la dernière case de la planche trente-et-un, l’artiste revient à un mode pointilliste pour la côte vue depuis la mer, dans la brume nocturne et cinq petites formes en étoile pour évoquer le tir des canons. Alors que la course-poursuite s’engage en mer, le lecteur découvre une petite case, en vue du ciel à la verticale, avec le bleu de l’eau en fond et le schéma des quatre navires (le vaisseau espagnol et les trois Britanniques, le Glorious, le Lone et le Sarah) pour expliquer la tactique imaginée par les Anglais.



Le mode de dessin se montre tout aussi efficace pour la sécheresse et la rudesse des combats, et pour cette touche élégante qui apporte un élan romanesque aux principaux personnages, Bruce J. Hawker avec sa chevelure toujours aussi impeccable, et la magnifique Diana Summerville dont il a fait la connaissance dans le tome précédent. Dans la continuation de la série, le lecteur peut voir que la mort continue de frapper de manière définitive, dans une approche adulte : les individus abattus par une arme à feu, un brigand qui lâche prise en descendant la paroi verticale vers la rivière et qui s’écrase plusieurs mètres plus bas s’éclatant la tête sur un rocher, le capitaine espagnol avec le ventre transpercé par une épée, une sentinelle espagnole atteinte en plein cœur par un poignard lancé par un Anglais, etc. Le ton de ces aventures reste adulte, et les combats sont le plus souvent mortels. Hawker reste un héros bon teint et pur, tout en sachant se battre jusqu’à la mort si nécessaire. Le lecteur sent que les auteurs sont parfois tentés de faire un bouffon de Teixido, mais sans franchir la ligne : il reste un brigand prêt à tuer pour le profit, matois et rusé. Et puis, il y a Diana Summerville : les violences et traumatismes qu’elle a racontés à Hawker ne sont pas oubliés. Elle agit en conséquence, entre femme obligée de se conformer à quelques attentes sociales (par exemple obéir à Lund le commandant du navire, se mettre à l’abri lors des combats) et être humain à qui il ne reste que la vengeance pour obtenir une forme de justice. Un personnage remarquable.


André-Paul Duchâteau confirme qu’il s’est glissé dans le moule établi par les trois premiers tomes, et qu’il apporte une densité supérieure aux aventures de Bruce J. Hawker. Le tandem William Vance & Petra Coria fait des merveilles pour l’ambiance des scènes, la narration visuelle claire et dynamique, les éléments adultes sans être trop graphiques, le réalisme rehaussé d’une saveur impressionniste, et d’une discrète touche romanesque pour le héros. Les personnages continuent de courir après une mystérieuse arme secrète, leurs stratégies et leur avancée étant contrariées par les deux autres factions, avec une compréhension partielle de la situation. Une belle aventure pour les lecteurs de tout âge.



mardi 29 octobre 2024

Truman Capote: Retour à Garden City

De toute façon, c’est un livre tellement douloureux que personne n’aura le courage de le lire.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre qui ne nécessite pas de connaître les circonstances des meurtres de la famille Clutter, ni des éléments biographiques de la vie de Truman Capote. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Xavier Betaucourt pour le scénario et par Nadar (Pep Domingo) pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-six pages de bande dessinée. Il se termine avec une bibliographie sélective d’ouvrages et de films utilisés comme références par les auteurs, une bibliographie de Truman Capote, et une bibliographie de chacun des deux auteurs.


La nuit, à un passage à niveau, la barrière se relève, et l’automobile peut pénétrer dans la propriété de H.W. Clutter. Le conducteur arrête le véhicule et éteint les phares. Il se tourne vers le passager et lui demande : Alors ? L’autre répond qu’ils doivent partir, avant qu’il ne soit trop tard. En mars 1967, une voiture pénètre dans la petite ville de Holcomb au Kansas. Il s’agit de deux journalistes de Life Magazine ; ils viennent pour couvrir le tournage du film tiré du roman de Sang-froid. Devant la maison des Clutter, Truman Capote est en train de répondre à quelques questions de journalistes : il explique qu’il a absolument voulu Richard Brooks comme réalisateur car lui seul était capable d’imposer le noir et blanc et des comédiens inconnus aux producteurs. Il continue : les studios voulaient Steve McQueen et Paul Newman pour tenir les rôles de Dick et Perry. Lui, le réalisateur, voulait des comédiens qui ressemblent aux personnages réels, et il a eu diablement raison. Capote continue encore : Pareil pour la maison, Richard Brooks voulait tourner sur les vrais lieux du drame, ici, au palais de justice, dans le magasin où ils ont acheté la corde. Il se tourne vers le réalisateur pour savoir s’il peut emmener les journalistes dans la maison. Brooks lui demande de faire vite : ils ont une scène à tourner et la lumière commence à baisser. L’écrivain emmène la petite troupe à l’intérieur en indiquant qu’il va montrer où ils ont égorgé Mr Cutter et assassiné le rester de la famille, tout est resté en l’état.



Le soir, Truman Capote est en train de savourer un whisky, seul au comptoir. Il est rejoint par Richard Brooks. Ce dernier lui demande de faire partir les journalistes, sa popularité le dérange, il ne peut pas tourner avec toute cette troupe dans les pattes. Capote accepte : ils seront partis demain, sauf le journaliste de Life, car il veut faire un long article sur lui. Bill Jensen du Weekly Magazine s’impose dans leur conversation en leur ordonnant de partir : les habitants ne veulent pas des gens d’Hollywood ici ! Il continue : ils vont attirer des indésirables et ça sera la pagaille dans tout le comté de Finney. Le serveur vient le prendre par l’épaule pour le calmer et l’éloigner. Capote explique à Brooks de qui il s’agit, la scène correspondante à leur rencontre initiale est tournée le lendemain. Le journaliste de Life Magazine comprend qu’un des deux acteurs joue le rôle de l’écrivain et il s’en étonne auprès de Capote car ce dernier ne figure pas dans son roman. Il répond que c’est un choix de Richard, et que ça ne s’est pas passé aussi bien que ça en réalité.


En fonction de sa connaissance du sujet, le lecteur peut aborder sa lecture en candide, en ayant vaguement à l‘esprit que Truman Capote (1924-1984) est un écrivain célèbre et qu’il a écrit un livre sur un meurtre, ou alors en ayant une idée plus précise sur le sujet, peut-être en ayant vu le film de 1967 réalisé par Richard Brooks (1912-1992), ou en ayant lu le livre De sang-froid (1966). Il comprend vite que tout part des meurtres de la famille Clutter : le père Herbert William (48 ans), la mère Bonnie Mae (45 ans), la fille Nancy Mae (16 ans) et le fils Kenyon Neal (15 ans) dans leur demeure le 15 novembre 1959. Le récit commence par deux pages en noir & blanc : le lecteur comprend qu’il s’agit d’une scène du film de 1967, adaptant le livre. Il y a ainsi sept séquences en noir & blanc reprenant une scène du film, cinq de deux pages, une de quatre pages, et une d’une page. Leur fonction est double : servir de reconstitution d’une partie des faits dont les meurtres, et attirer l’attention sur le fait qu’il s’agit d’une fiction, c’est-à-dire que ce n’est pas un reportage en temps réel et que les faits véridiques diffèrent forcément. Le journaliste de Life Magazine fait d’ailleurs observer que le réalisateur a effectué un travail d’adaptation du livre, en y apportant des modifications. Cela induit dans l’esprit du lecteur que le livre lui-même, aussi minutieux que Capote se soit montré, diffère fatalement de la réalité sur certains points.



Pour rendre compte des enjeux, les auteurs ont choisi une structure mêlant plusieurs lignes temporelles : quelques extraits du film (une partie des scènes en train d’être tournées ce qui permet un commentaire à chaud de Capote), le retour de Truman Capote à Holcomb pendant le tournage, le retour de Capote à Golden City à deux reprises, ses visites au détenu Perry Smith, l’ordre chronologique prenant le dessus vers la moitié du récit. Le lecteur voit qu’ils ont effectué un travail de recherche conséquent, avec une narration sophistiquée qui charrie de nombreuses informations, tout en étant facile et légère. Le récit parvient à donner tous les éléments nécessaires à la compréhension : déroulé du meurtre, phases successives du procès et des appels, travail d’écriture de Truman Capote pendant six ans, sa vie personnelle avec son conjoint Jack Dunphy (1914-1992), des aperçus des réactions du grand public et des habitants de Golden City. Deux scènes montrent un aperçu de la vie mondaine de l’auteur et il croise Andy Warhol (1928-1987) dans une boîte de nuit, Norman Mailer (1923-2007) dans une soirée mondaine, et il est régulièrement accompagné par son amie Nelle Harper Lee (1926-2016) autrice de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960, To kill a mockingbird).


La narration visuelle participe à plein à la reconstitution historique. Le lecteur est immédiatement séduit par son apparence un peu ronde, par le sourire de Truman Capote, par les aplats de noir qui donnent du poids à chaque case, par l’élégance de l’alliance entre les traits encrés et les éléments en couleur directe. Il est visible que l’artiste prend un grand plaisir à réaliser les séquences de film, dix-sept pages au total : un noir & blanc avec un fort contraste dans un style film noir, et une mise en scène accentuant la dimension dramatique. Ces séquences rendent les autres plus réalistes par contraste. L’artiste impressionne également par la qualité de la reconstitution historique : les modèles de voitures, les tenues vestimentaires, les ameublements. Le lecteur prend le temps à plusieurs reprises de savourer un lieu, une atmosphère : l’attroupement devant la demeure de feu la famille Clutter sous une douce lumière jaune orangé, la cuisine années 1950 avec ses rares appareils électroménagers massifs, la pièce du palais de justice encombrée par les journalistes, la boite de nuit bondée dans sa lumière artificielle rose, la magnifique terrasse ombragée de la villa louée par Capote & Dunphy à Palamós, au Costa Brava en Espagne, le hall feutré d’un hôtel de luxe à Londres avec son tapis moelleux, une vue du ciel générale de la station de ski de Verbier en Suisse dans une lumière hivernale, une promenade automnale dans un bois, les couloirs grisâtres sinistres de la prison où est détenu Perry Smith, etc.



Le jeu des acteurs apparaît d’une grande justesse et transmet de nombreuses informations. L’hostilité d’une partie de la population de Golden City envers Truman Capote, l’attitude très professionnelle et efficace du réalisateur, l’admiration émerveillée de madame Dewey (l’épouse de l’inspecteur chargé de l’enquête) alors qu’elle reçoit la célébrité qu’est Capote à dîner chez elle, le regard mi amusé mi blasé de Nelle Harper Lee en l’observant, la mine résignée et fataliste de Perry Smith, les mimiques désapprobatrices de Jack Dunphy quant à certaines des relations sociales de son amant le contraste entre le sourire de Capote en public et son épuisement grandissant au fil des mois et des années qu’il consacre à son roman, allant jusqu’à une détresse angoissée. Le lecteur perçoit ainsi la dissonance émotionnelle qui s’établit entre son paraître et ses ressentis. C’est un peu décontenançant de prime abord car le récit est présenté avec Truman Capote au centre, le lecteur s’associant à ses efforts pour écrire ce roman, pour attester du fait qu’il veut faire ce livre pour que Smith et Hickock ne soient pas juste perçu comme des monstres, comme il le dit au premier. Ce décalage induit une prise de recul chez le lecteur qui réfléchit à ce qui se joue, et qui relève d’autres éléments, des remarques et des réactions au projet de l’écrivain.


Le journaliste local prend Truman à partie : il s’étonne que l’écrivain souhaite réaliser un roman sur un sujet aussi misérable, il lui dit clairement que les habitants n’ont pas besoin d’un écrivain de New York, qu’ils veulent juste oublier cette horreur. Une fois le roman paru, la postière Myrtle Clare s’en prend à lui en réfutant le fait qu’elle parle comme il la décrit, qu’elle ait vraiment tenu certains propos. Capote nourrit son roman pour partie de la relation privilégiée, de nature amicale, qu’il développe avec Perry Smith, à qui il rend régulièrement visite dans sa cellule. Les auteurs mettent en scène plusieurs facettes de cette relation, celles-ci finissant par orienter le comportement de Capote dans une certaine direction, établissant ainsi le point de vue des auteurs. Le lecteur constate que l’écrivain envisage les différents acteurs de la tragédie, y compris les habitants, comme de la matière pour son roman, une forme de vampirisme, celle de l’écrivain réalisant une œuvre sur le réel. Or il écrit sur un massacre ignoble, mettant, de ce point de vue, ainsi à profit la tragédie pour son œuvre. Sa relation avec Perry Smith se teinte également d’ambigüité. Truman détecte l’orientation homosexuelle de ce jeune homme, identique à la sienne. Il apprend que leur jeunesse présente des similitudes, issus d’une famille pauvre, n’ayant pas reçu d’amour de leur mère. D’une certaine manière, Perry Smith est le criminel que Capote aurait pu devenir s’il n’avait pas respecté la loi. La relation prend une dimension malsaine quand Smith comprend que leurs discussions servent également à alimenter l’écriture du roman, et plus dur encore quand Capote en vient à redouter les nouveaux appels, décalant ainsi la date de l’exécution capitale, et, par voie de conséquence, l’achèvement de son roman. Après la parution, un journaliste n’hésitera pas à lui faire observer que l’écrivain aurait pu engager un meilleur avocat à ses frais, pour la défense des deux accusés.


Le lecteur a peut-être été attiré par l’envie d’en savoir plus sur Truman Capote, sur le processus d’écriture de son œuvre la plus célèbre. Il apprécie immédiatement la qualité de la narration visuelle : agréable à l’œil, constituant une solide reconstitution historique, faisant apparaître les états d’esprit des personnages, avec une direction d’acteurs remarquable. Dans un premier temps, le récit semble rester au niveau d’une simple reconstitution factuelle, rehaussé par un réarrangement chronologique qui sert à faire ressortir des rapprochements, des liens. Petit à petit, le regard du lecteur change sur Truman Capote, entre écrivain totalement investi dans son art, et simple être humain s’étant adapté à ses névroses, confronté à une horreur ayant des résonances intimes.



lundi 28 octobre 2024

Proies faciles : Vautours

Nous avons toujours respecté son intimité.


Ce tome est le deuxième d’une série mettant en scène le même duo d’enquêteurs, après Proies faciles - Hyènes (2017). Il ne nécessite pas d’avoir lu le tome un pour tout comprendre, ce serait cependant dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Miguelanxo Prado pour le scénario, les dessins et les couleurs. La traduction à partir de l’espagnol a été réalisée par Éloïse de la Maison. Il comprend soixante-quinze pages de bande dessinée.


En octobre 2016, dans une ville de moyenne importance en Espagne, Irina, une adolescente de quinze ans, marche en papotant avec sa copine Carla. Cette dernière lui demande si ça va : elles ne se marrent plus comme avant, elle est persuadée qu’il y a quelque chose. Son amie lui répond qu’elle a la flemme, elle est fatiguée, les examens. Devant l’insistance de son amie, elle ajoute qu’elle se sent bizarre, elle se rend compte qu’elle est souvent à la ramasse, elle se demande si elle n’est pas en train de devenir dingue. Elle lui demande s’il est possible d’avoir fait quelque chose et de l’oublier, complètement, des choses graves, genre on est avec quelqu’un quelque part, on fait quelque chose, et puis le lendemain on ne s’en souvient pas. Irina reçoit un message qu’elle consulte, quelqu’un qui lui a transmis une photographie, en disant qu’on dirait bien que c’est elle, et lui demandant si elle le confirme, ce qu’elle dément immédiatement. Une fois le message parti, elle se demande ce qu’est ce délire.



Février 2017 se passe, sous le mauvais temps. Le sept mars 2017, Paula Davila & Martin Puga, les parents adoptifs, accueillent la police dans leur appartement : ils ont découvert leur fille adoptive morte dans son lit. Ils expliquent : ne la voyant pas se lever, ils ont voulu entrer, mais c’était fermé à clé de l’intérieur. Ils ont appelé, crié, mais pas de réponse. Le père a enfoncé la porte et ils l’ont trouvé comme ça, déjà toute froide. La mère ajoute que leur fille était assez absente et taciturne ces derniers temps, ils pensaient que c’était normal à son âge. Le père ajoute qu’ils n’auraient jamais pensé qu’elle en arrive à ça. L’inspectrice Olga Tabares et son adjoint Carlos Sotillo demandent s’il y avait une lettre, s’ils ont trouvé son téléphone, son ordinateur portable. Les parents répondent : rien de tout ça, ils ne savent pas où ça peut être, ils ont toujours respecté son intimité. Les deux policiers vont ensuite interroger Carla sur son ami. Celle-ci rapporte qu’elle la trouvait bizarre depuis un moment, un peu paranoïaque, elle parlait d’amnésie, de gens qui pouvaient avoir le même visage qu’elle, d’hypnose. Elle leur remet la tablette que sa copine avait oublié chez elle. Ils vont ensuite interroger sa professeure principale : celle-ci l’avait en cours depuis trois ans, et elle a toujours senti qu’elle lui faisait confiance, elles discutaient souvent toutes les deux. Elle ne peut pas croire qu’Irina se soit suicidé. Dernièrement, l’élève semblait s’intéresser à des sujets étranges, elle lui posait des questions étonnantes.


Le titre évoque le comportement d’individus s’en prenant à des proies faciles, jusqu’à la mort de ladite proie. La scène introductive laisse à penser que des photographies à caractère érotique ou même pornographique d’Irina se sont retrouvées sur les réseaux sociaux à son insu, et que cette situation qu’elle ne s’explique pas l’a poussée au suicide. L’auteur met de nouveau en scène le tandem d’enquêteurs du tome précédent : Olga Tabares, inspectrice taciturne et distante, et son adjoint Carlos Sotillo, plus ouvert et amical. Il n’est rien dit sur leur passé, sur leurs objectifs dans la vie : deux individus très professionnels, investis dans leur travail, conscient des limites de l’action policière et de la nécessité de respecter les procédures, formant un tandem bien appareillé. L’auteur reste dans un registre réaliste et plausible pour l’enquête : questionnements des personnes impliquées, quelques interrogatoires dans le respect de la légalité, analyse de supports d’information comme la tablette de la défunte, les images de caméras de sécurité, lecture analytique du rapport d’autopsie, et même prise de consignes auprès du commissaire (dont ni le prénom, ni le nom ne sont jamais prononcés). Les enquêteurs commettent des erreurs de jugement, peuvent se laisser emporter malgré une démarche empirique et réfléchie. Ils peuvent se faire avoir par plus malin qu’eux. Ils se retrouvent confrontés à des aléas imprévisibles. D’un côté, le lecteur sent bien le scénariste dirige son intrigue ; de l’autre côté, il se rappelle que l’histoire du premier tome était basée sur des faits réels, et il sent bien qu’il en va de même pour celle-ci.


Le lecteur a juste le temps de faire connaissance avec Irina pendant deux pages, puis il n’entendra plus parler d’elle que par personne interposée, majoritairement après son décès. Pour autant cela suffit à l’auteur pour lui donner assez d’épaisseur : une adolescente étudiant sérieusement, curieuse, usant modérément des réseaux sociaux, intelligente, et inquiète, une belle silhouette et un beau visage sans jamais être objectifiée. Ses parents apparaissent affectés, sans être effondrés, conscients de la distance qui les séparaient de leur adolescente, deux adultes entre quarante et cinquante ans, habillés de manière banale. Le lecteur retrouve le commissaire déjà présent dans le tome un : la quarantaine en chemise et cravate, avec des sourcils broussailleux et de grosses lunettes. Il retrouve également Olga Tabares, svelte et le visage dur, Carlos Sotillo svelte également, le visage plus ouvert. Les autres personnages appartiennent également à un registre réaliste et banal sans être insipide : le juge Molina, la cinquantaine bien tassée, bedonnant, les cheveux gris, en costume cravate, avec des postures attestant de sa conscience d’occuper une position d’autorité, l’avocat du couple Davila & Puga, les autres policiers, Martha Serra le médecin légiste remplaçant. Le lecteur se rend compte que les éléments de personnalité sont apportés par petites touches discrètes : la rigueur du commissaire, la dureté de Tabares qui n’exprime jamais ses émotions, la gentillesse de Sotillo dans sa sollicitude pour sa cheffe, etc.


En ayant ainsi l’impression de personnages tout juste assez développés, le lecteur éprouve la sensation de les côtoyer comme des personnes dans la vie de tous les jours, sans en savoir beaucoup sur eux, comme si son attention restait focalisée sur l’enquête. La narration visuelle l’emmène dans un monde comme recouvert d’un voile de grisaille, comme si tout était terni par une sensation d’entropie, de déchéance inéluctable. Les individus sont également imprégnés par cette ambiance, et cela semble jouer sur le caractère de chacun d’entre eux. Irina est comme plombée par cette chape intangible. Le lecteur prend les réponses de sa copine Carla comme un échec car elle ne parvient pas à dissiper un peu de cet éclairage déprimant. Cela rend les larmes de la professeure principale plus touchantes, plus humides, les parents n’arrivent pas non plus à surmonter cette atmosphère qui donne l’impression d’étouffer l’intensité de leur douleur, de l’amoindrir. Seul le comportement du commissaire et celui du juge apparaissent en phase avec ce poids : ils s’y sont adaptés et ils agissent en conséquence, calmes et avec recul, prenant en compte cette noirceur sous-jacente.



Indépendamment de ce voile terne, l’artiste conserve un bon niveau de détails dans ses descriptions. Tout du long, il place le lecteur en position de regarder autour de lui, pour observer les rues et les façades, les différents types d’immeubles, les arbres d’alignement, la belle décoration florale devant le commissariat de police, la terrasse d’un café en bord de mer, etc. Les pages 11 et 12 contiennent chacune un dessin en pleine page : l’opposition entre les mouettes volant libres au-dessus de la mer, et la grande tour HLM sus un ciel plombé de nuages enfermant ses habitants. Il apporte le même soin à rendre chaque intérieur spécifique : la chambre d’Irina avec ses posters et sa peluche, les couloirs impersonnels et fonctionnels du lycée, le bureau du juge avec ses dossiers et ses ouvrages de référence et son ordinateur sur le côté, l’atelier du photographe professionnel et son outillage, le bureau du commissaire bien encombré, etc. L’artiste adapte ses plans de prise de vue en fonction de la nature de la séquence : plus déambulatoire à l’extérieur, plus focalisées sur les personnages statiques pour les discussions et les interrogatoires. Ce mode narratif fonctionne parfaitement, et le lecteur ressent qu’il charrie des informations sur la personnalité de chaque protagoniste, qui acquiert ainsi plus d’épaisseur.


Bon, l’enquête semble vite pliée, le doute quant aux coupables étant rapidement levé. L’auteur s’en tient aux statistiques : ils font généralement partie de la famille proche. Il sait intégrer les éléments technologiques omniprésents dans la vie de tous les jours : les réseaux sociaux, les possibilités d’anonymat sur internet, les sites proposant des produits illicites à la vente en garantissant aux acheteurs de ne jamais être identifiés. Il utilise également l’existence de guichets automatiques Bitcoin, et leur présence en Espagne, et l’usage de la scopolamine sous sa forme de burundanga. Il évite d’utiliser des fac-similés d’écran de téléphone ou d’ordinateur, pas toujours facile à intégrer de manière organique dans une bande dessinée. Très vite, Irina apparaît comme la proie facile, des adultes mal intentionnés profitant de sa jeunesse. Le lecteur en déduit tout naturellement que les coupables sont assimilés aux vautours du titre. Il est pris par surprise quand Carlos Sotillo emploie ce terme pour qualifier un autre interlocuteur : Daniel Gómez, alias Dany Black, créateur et animateur de la chaîne Youtube Carnets noirs, et proposant une thèse sensationnaliste quant au réel responsable de la mort d’Irina. Plus loin, le lecteur relève que Olga Tabares se tient devant l’un des consommateurs de pédopornographie et le tient pour tout aussi coupable que les meurtriers d’Irina. Elle lui dit : Les ignobles individus sans scrupule en question ont monté un business répugnant parce des gens comme son interlocuteur sont prêts à payer pour ce type de contenus, il ne vaut pas mieux qu’eux. Cette observation participe à faire de cette histoire un vrai polar adulte : un crime abject, un commerce immonde, une culpabilité qui ne se limite pas aux criminels de premier rang, qui s’étend aux consommateurs et qui court dans les différentes strates sociales.


A priori, le lecteur s’attend une enquête policière sur une forme de pornographie non consentie impliquant une mineure, sur un schéma dénonciateur. Il se trouve vite happé dans une réalité déprimante où le mal existe perpétré par des individus très ordinaires, dans une ville à la fois banale et singulière. Un polar réaliste mettant en scène la responsabilité criminelle des consommateurs de ce genre de produits, ainsi que le professionnalisme constructif des enquêteurs de police pour faire leur travail.



jeudi 24 octobre 2024

Djinn T04 Le Trésor

On n’arrête pas un mystère, votre excellence.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 3 - Le Tatouage (2003) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le dernier tome du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2004. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant les particularités de l’écoulement du temps dans la série, ainsi que l’exil de Abdülhamid II déposé par les Jeunes Turcs et leur tentative pour récupérer les avoirs qu’Abdhülhamid détient dans différentes banques, pour finir avec le sort probable des oiseaux relâchés et des femmes libérées, certainement très différent de ce qu’il a préféré pour son récit.


Dans les années 1950, en plein désert, un groupe de trois véhicules tout-terrain à quatre roues motrices avance à vive allure. Passagère dans l’un d’eux, Kim Nelson réfléchit : elle est à la recherche d’un trésor. Ou d’une folie. Car c’est une folie de croire que le passé peut répondre aux questions du présent. Mais cette folie, elle veut l’assumer. Il y a des années de cela, une autre caravane s’était enfoncée dans le désert, à la poursuite du même mirage. Une djinn y participait et c’était sa grand-mère. Elle en est revenue, elle… Mais les autres ? … C’était en 1912. Dans l’ambassade d’Angleterre à Istanbul, L’ambassadeur sir Hawkings descend au sous-sol pour essayer de poser des questions au soldat allemand rescapé de l’expédition de Von Henzig, visant à s’approprier le trésor du sultan Murati. L’homme est désemparé tenant un discours décousu dans lequel il est question de là où ça siffle, là où ça rampe, d’une femme si belle dans ses voiles qui dansaient et qui était un démon, Jade… Toujours dans la voiture, Kim Nelson repense à sa grand-mère qui était belle et que l’on qualifiait de démon. Elle se souvient que les autres lui disent qu’elle a changé. Elle se souvient de sa dernière discussion avec Dame Fazila du massage prodigué par Muslim sur son corps nu, devant toutes les autres filles de l’établissement également nues. Le mot Jade était apparu au creux de ses reins, comme un tatouage au henné. Les autres femmes s’étaient écartées, effrayées.



C’est à ce moment que Amin Doman entre dans ce grand hammam et qu’il souligne que Kim Nelson dispose maintenant du pouvoir d’être riche. Elle n’aura qu’un mot à dire, une formule à prononcer, et la grande porte va s’ouvrir, celle du temple qui contient le trésor. Il ne reste plus qu’à fixer la date du départ. Ibram Malek lui fait sèchement observer qu’il faut de l’argent pour monter une telle expédition. Doman reconnaît que c’est vrai et qu’il est irrémédiablement ruiné, un état qui ne lui convient guère, en fait. Dame Fazila intervient dans la discussion : elle financera le matériel dont ils ont besoin, contre cinq pourcents de tout ce qu’ils trouveront. Kim précise que ce sera pris sur la part de Doman. Fazila ajoute une autre condition : Doman doit lui livrer Kémal, car il a battu une de ses courtisanes, il doit payer. Domal n’hésite pas un instant : il accepte. Un groupe d’une vingtaine de courtisanes nues armées de verges marchent sur Kémal et se vengent, Ziria en tête.


Fin du premier cycle, c’est-à-dire la promesse de la résolution des principaux conflits de l’intrigue. Le lecteur garde à l’esprit que le scénariste se sert des faits historiques comme d’une toile de fonds dont il s’autorise à modifier des détails et même des faits pour servir son récit, car il ne s’agit pas d’une bande dessinée de nature historique, mais d’un conte proposant sa propre interprétation de la créature malfaisante appelée Djinn. Pour autant, il prend soin dans son introduction d’évoquer la passation de pouvoir qui s’est opérée en Turquie. Il écrit : Le 28 avril 1909, le sultan calife Abdülhamid II quitte son palais de Yildiz pour la gare de Sirkeci où un train spécial l’attend qui le conduira en Salonique. Il continue : C’est l’exil, la fin d’un règne, d’une certaine idée de l’empire. Il sera remplacé sur le trône par son frère cadet, Mehmed V Resad. Dans ce même paragraphe, il évoque l’arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs, et leur tentative pour récupérer les avoirs qu’Abdhülhamid détient à la Deutsche Bank, la Banque Ottomane, et le Crédit Lyonnais, puis la Sublime Porte (porte d'honneur monumentale du grand vizir à Constantinople), jusqu’à l’Armistice, et le décès du sultan déchu le dix février 1918. Le lecteur dispose ainsi des éléments historiques lui permettant d’apprécier le décalage avec les événements de la bande dessinée : le sultan (fictif) Murati abdique en 1912, au lieu de 1909. Ainsi il est bien question de son abdication et de son trésor, mais réappropriés et réaménagés dans une œuvre de fiction, dont le centre intérêt se trouve dans ses personnages fictifs, et le symbole de la djinn.



Certes le lecteur souhaite connaitre le dénouement du récit, l’issue de la double chasse au trésor (en passant, il se rend compte qu’il s’agit du même trésor à quarante années d’intervalle), tout en sachant déjà que Miranda Nelson et sa petite-fille Kim ont triomphé de l’épreuve la plus redoutable et la plus exigeante. Avant, il entame sa lecture en savourant par anticipation le plaisir de pouvoir se projeter dans cette Turquie aux contours fantasmés, à la fois par sa sensualité (ce lieu évocateur du harem), à la fois par la possibilité du surnaturel. Il se trouve transporté dans cet ailleurs dès la première page, avec cette grande étendue désertique au relief chahuté par les formations rocheuses, en contraste total avec la belle bâtisse de forme rectangulaire, ses beaux escaliers en extérieur et ses arbres et arbustes bien taillés, modelés par la main de l’homme. De page en page, le lecteur prend le temps d’observer chaque lieu, le détail des aménagements naturels ou construits, et l’ambiance lumineuse : le grand salon de l’ambassade et ses rideaux dorés, l’infirmerie en sous-sol et son mobilier froid et métallique, le hammam de Dame Fazila et son air saturé d’humidité, les magnifiques dorures de la grande salle du palais du sultan, l’émouvant envol des oiseaux au-dessus du toits des bâtiments du palais dans une vue en plongée, la chaleur sèche de la tempête de sable, la caverne irréelle baignée de rouge en souterrain telle une antichambre de l’enfer, la nuit tombante sur le désert le nimbant d’un bleu céleste, une dernière déambulation sous les hautes voûtes du souk, une vue en hauteur sous la coupole de la mosquée bleue. Autant de lieux rendus enchanteurs et uniques.


La collaboration entre le scénariste et l’artiste se voit à chaque page, avec des moments mémorables, à la fois grâce à la situation imaginée par Dufaux, et par la mise en scène de Mirallès. Le lecteur se souviendra longtemps de ce groupe de femmes nues avec des variations de morphologie (ce n’est pas un groupe de modèles féminins avec toutes la même silhouette) marchant droit vers lui, armées de cravache. Comme dans les tomes précédents, la nudité reste présente, uniquement mise en œuvre quand elle est indissociable de la séquence, ce qui se produit deux fois, la première dans le hammam, la seconde lors d’une partie de jambes en l’air à trois. Le lecteur n’est pas près d’oublier cette page avec deux cases de la largeur de la page, la première correspondant à l’envol des oiseaux libérés, la seconde au regroupement de toutes les femmes du harem (il n’aurait pas imaginé qu’elles étaient aussi nombreuses). Puis vient le moment de pénétrer dans le temple qui abrite le trésor, ce qui se passe en deux phases. Dans la première l’artiste montre une tempête de sable, sous l’effet du simoun, pendant six pages. L’effet de sable voletant est réalisé en couleur directe, produisant une sensation étouffante. Les aventuriers finissent par découvrir une mince fente dans la très haute paroi rocheuse, dans laquelle ils pénètrent, le tout-terrain paraissant minuscule… et le lecteur supposant comme une connotation sexuelle sciemment mise en scène.



Les aventuriers parviennent enfin à la salle du trésor, qui elle aussi présente une forme très particulière, ou plutôt qui dégage une ambiance très marquée, dans des tons rouge orange, un phénomène vraisemblablement surnaturel très troublant. Le scénariste a joué cartes sur table dans son introduction : Le temps ne cesse de se contracter et de se dilater dans Djinn. Alors qu’elle pénètre dans la première enceinte en tout-terrain, Kim Nelson observe les ossements de la précédente expédition, jonchant le sable… et quarante ans plutôt Jade éprouve la sensation d’entendre un bruit de moteur en traversant la même zone. Une séquence des années 1950 se transforme en séquence de 1912 sur une même page. Alors que Kim Nelson, Ibram Malek et Amin Doman se tiennent devant le gardien du trésor très inattendu, le lecteur peut s’interroger sur la mise en scène. Il peut la percevoir comme une forme d’hallucination collective, Malek faisant référence à un gaz hallucinogène. Dans le même temps, la réalité concrète du trésor fait sens, ainsi que son évolution d’une époque à la suivante.


En tournant la dernière page de ce cycle, le lecteur prend un instant pour repenser aux deux héroïnes. La dernière séquence est consacrée à Kim Nelson : elle apparaît alors comme le personnage principal. Elle avait décidé de ce voyage en Turquie, avec un objectif très personnel et très concret. Elle a fait le choix conscient d’un apprentissage impliquant des compétences sexuelles. Sa détermination lui a permis d’aller jusqu’au bout, pour atteindre le but qu’elle s’était fixé, en refusant d’être une victime ou de se résigner à subir, en réalisant cet apprentissage à la fois en respectant les points de passage obligés (en particulier la nudité publique et des relations sexuelles avec des partenaires non choisis), à la fois en l’accomplissant en restant maître de ses pensées, en développant l’état d’esprit lui permettant de le considérer comme des pratiques professionnelles ou des techniques à maîtriser, tout en conservant sa personnalité intègre… et en en sortant forcément transformée. À comparer son comportement en début de récit et en fin, elle est devenue plus autonome, plus confiante en elle en ayant réussi à se dépasser, libérée des injonctions implicites de la société, d’une certaine manière révélée à elle-même, et émancipée. L’autre personnage principal apparaît comme étant Jade, qui est elle-même passée par les mêmes étapes que Kim Nelson avant le début du récit, et qui triomphe d’épreuves d’une nature différente, pour elle aussi passer à une autre phase de sa vie, avec également un degré d’émancipation plus élevé. À côté d’elles, les personnages masculins deviennent secondaires, au mieux un peu fades, au pire veules, mesquins et pitoyables.


Fin du premier cycle : le scénariste tient les promesses implicites, de faire aboutir son intrigue principale, avec des résolutions consistantes. Sa complicité avec l’artiste éclate à chaque page, avec des pages mémorables. La narration visuelle a gagné en confiance, en originalité, en saveurs, avec quelques touches malicieuses. Les auteurs sont partis du cliché qu’est le harem à une sauce orientalisante à l’européenne, pour construire un récit riche et surprenant, dans lequel deux femmes surmontent des épreuves terrifiantes, aussi bien physiques que mentales, et en sortent vainqueuses, en ayant conservé leur intégrité personnelle.



mercredi 23 octobre 2024

Mezek

En temps de guerre, un soldat obéit aux ordres.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date d’avril 2011. Il est paru chez Le Lombard, dans la collection Signé de l’éditeur, collection qui vise à rassembler des œuvres d'auteurs. Il s’agit d’un album relié (couverture cartonnée ; dimensions 24,5 × 32,0 centimètres) qui compte exactement soixante planches, toutes en couleurs. En bonus de fin de recueil figurent sur une liste de douze ouvrages consultés, une biographie de chacun des deux auteurs et leur bibliographie.

Le scénario a été écrit par Yann (Yann Le Pennetier), auteur des séries Dent d'ours (2013-2018) et Angel Wings (2014-2023) et Buck Danny Origines, entre autres. La partie graphique (crayonnés, encrage et mise en couleurs) a été entièrement réalisée par le regretté André Juillard (1948-2024), dessinateur des Sept Vies de l'Épervier et artiste principal des Blake et Mortimer de l'ère post-Jacobs parmi d’autres.

Cet article est coécrit avec Barbüz.

Amorce du récit


Israël, en juin 1948, dans un quartier de Tel-Aviv, les habitants vaquent à leurs occupations quotidiennes dans la rue, quand soudain retentit la sirène signalant une attaque aérienne. Un homme crie qu’il s’agit de l’aviation égyptienne, encore elle. Une femme fait descendre son enfant du bus pour qu’ils se mettent à l’abri. L’escadrille d’avions – des Spitfire – survole la ville et lâche ses bombes. Soudain, les avions de l’Israeli Air Force apparaissent dans le ciel et contrattaquent, chassant les ennemis et se lançant à leur poursuite. Ils parviennent à en abattre deux, et les autres s’éloignent hors de portée. L’un des pilotes se félicite : quelle débandade ! Et ces Superman Spitfire égyptiens, descendus pas des Messerschmitt ornés de l’étoile de David ! Mais un autre pilote signale qu’un avion de leur escadrille a été abattu et que le sien est incontrôlable. Ils rentrent à l’aéroport de Herzliya, au nord-est de Tel-Aviv, la base du Squadron 101. Samuel, un mécanicien, se précipite vers le premier chasseur à atterrir, celui de Björn : il demande ce qu’il est arrivé aux deux autres Mezek. Le pilote répond qu’il se sont crashés. Soudain l’avion de Max atterrit en faisant une culbute, l’avion prend feu, le pilote meurt prisonnier du cockpit alors que son avion explose…

Contexte socio-culturel

Un titre énigmatique, un dessin cryptique (il va être question d’un avion à hélice ?), mais aussi la promesse d’une bande dessinée ambitieuse créée par deux auteurs de renom publiée dans une collection prestigieuse. Yann aurait créé cette œuvre pour faire taire les accusations d’antisémitisme à son égard, notamment à l’issue de la publication de La Patrouille des libellules. Les premières scènes permettent au lecteur de se faire une idée : une narration visuelle de type descriptive et réaliste, un récit ancré dans une réalité historique très précise. La création de l’état d’Israël a été proclamée le 14 mai 1948 par David Ben Gourion (1886-1973), au terme du mandat britannique, conformément au Plan de partage de la Palestine voté par l’ONU le 29 novembre 1947.


Le lecteur se trouve vite confronté à un certain nombre de mots qui lui parlent plus ou moins en fonction de sa familiarité avec l’histoire de cet État, la situation géopolitique de 1948 et des termes hébreux ou yiddish. Le scénariste traduit ceux-ci en bas de page : Egrof (poing), Be hezrat (Si Dieu le veut), Shiksa (jolie fille non-juive), Kugel (dessert hébreu), Schlemiel (abruti), Sodi beyoder (top secret), Hitsk (tête brûlée), etc. Malheureusement, la traduction n’est pas systématique. Même si les lecteurs devinent globalement le sens du mot, ils devront chercher eux -mêmes la traduction précise. Par exemple, un Goniff est un voleur et un Mamzer un bâtard.

Pour les forces politiques et militaires en présence, en revanche, elles sont mentionnées dans les conversations, par des personnages qui savent de quoi ils parlent, sans incorporer artificiellement des explications dans les dialogues ou des cartouches de texte. Charge au lecteur de savoir ou de se renseigner sur différentes dimensions historiques. À commencer par la guerre israélo-arabe de 1948-1949, dont les tout premiers jours voient le bombardement de Tel-Aviv par des avions égyptiens, ce qui correspond à la scène d’ouverture de la bande dessinée. Cela s’applique également à certains personnages historiques, mais probablement inconnus en dehors d’Israël, Al Schwimmer, par exemple.

Contexte et exactitude historiques

De la même manière, le scénariste évoque les faits et le contexte de l’époque comme étant connus de tout le monde, ainsi que les différentes institutions et organisations. Il est possible que le lecteur soit amené à se renseigner plus avant sur la Ligue des États arabes (fondée le 22 mars 1945), sur la Haganah et son lien avec la Force de défense d’Israël, sur l’Irgoun (Irgoun Zvaï Leoumi, organisation militaire nationale) fondée par Menahem Begin (1913-1992) et les convictions politiques de celui-ci, le Palmach (une force paramilitaire juive sioniste de Palestine mandataire), sans oublier le Sha’y (service de renseignement et de contrespionnage de la Haganah). Il suffit au lecteur de situer ces organisations de manière grossière pour que le récit lui soit intelligible, sinon certains enjeux lui resteront nébuleux. D’un autre côté, des notes en bas de page ou des remarques des personnages viennent expliciter d’autres éléments comme Kaddish (prière des morts), Kadap (technique d’autodéfense ancêtre du Krav Maga), Pancake (atterrissage en catastrophe), IAF (Israeli Air Force), et même de manière inattendue la référence à Mary Poppins (personnage principal du film de 1964, du même nom produit par les studios Disney).


Le contexte est celui de la première guerre israélo-arabe. À peine créé, le jeune État d’Israël est déjà en guerre, un mois après sa création. Yann nous montre les bombardements des Spitfire égyptiens, qui n’hésitaient aucunement à lâcher leurs charges mortelles sur des civils, femmes et enfants. Les auteurs montrent l’enthousiasme de la population pour cette Israeli Air Force nouvellement créée, bien qu’elle ne fût pas exclusivement composée d’Israéliens, car elle emploie des mercenaires. De l’autre côté, Menahem Begin et l’Irgoun veulent débarquer clandestinement de l’Altinea (Altalena) à Tel Aviv. Certains dirigeants israéliens voient là un risque de guerre civile. Yann rend compte du climat politique tendu en Israël du fait de la présence de deux factions principales hostiles l’une à l’autre. Une menace brandie dès le début de l’album, mais qui reste longtemps invisible et qui n’est représentée qu’à la fin, où elle trouve d’ailleurs sa résolution.

Pourtant, l’exactitude historique n’est pas la priorité exclusive de Yann, l’auteur s’adressant à des fanas d’aviation ou de bande dessinée de guerre en premier lieu. Dans l’absolu, ne pas se renseigner sur le contexte historique n’entravera pas la compréhension globale de l’histoire, mais elle ne permettra pas de saisir les aspects les plus fins des dialogues. Ceux qui espèrent une retranscription historique à la lettre en seront pour leurs frais, car Yann prend quelques libertés non pas avec les événements, mais avec les acteurs. Par exemple, l’attaque du 3 juin 1948, sur laquelle s’ouvre l‘album, est le fait de Modi Alon ; il joue bien un rôle dans l’album, mais ici c’est Björn, le personnage principal, qui abat les deux C-47 égyptiens ce jour-là. Yann réutilise des événements historiques pour son scénario. Ainsi, les quatre Spitfire mentionnés en planche 23 font-ils écho à un incident similaire survenu le 7 janvier 1949. De même, l’Altalena devient l’Antinéa ; le bombardier nord-américain piloté par des mercenaires remplace les canons de Tsahal.

Notons enfin que le petit défaut de l’absence de traduction mentionné plus haut s’avère agaçant aussi lorsque Yann emploie des termes techniques issus du domaine de l’aviation militaire ; ainsi, tous les lecteurs ne savent peut-être pas que le strafing est l’attaque d’objectifs au sol.

Et les Avia S-199 ?


Par comparaison, le scénariste et le dessinateur se montrent beaucoup plus didactiques pour tout ce qui relève des avions de chasse et des bombardiers de ce récit. Ils établissent le contexte du Squadron 101 : formé le 20 mai 1948, six jours après qu'Israël a déclaré son indépendance, et la constitution de son équipe de pilotes comprenant à la fois des Israéliens et des mercenaires. Ils expliquent la provenance des chasseurs, ainsi que les difficultés techniques de leur pilotage. Ils développent le mot utilisé pour le titre, une mule, appliqué aux Messerschmitt fabriqués dans une usine tchécoslovaque et livrés en Israël, par un subterfuge à base de fausse société de production de films. Grâce à eux, le lecteur assiste à livraison du premier avion bombardier pour l’escadron : un B-17, aussi connu sous le nom de Forteresse volante, construit par la société Boeing. Il est également question de la livraison des premiers Spitfire de conception et de fabrication britanniques. Il ne manque à l’appel que l’appellation spécifique desdits Messerschmitt construit en Tchécoslovaquie : Avia S-199.

Le lecteur peut compter sur le dessinateur pour des représentations précises et authentiques de ces différents avions. Il remarque également le soin apporté aux autres moyens de locomotion : modèle d’autocar, modèle des avions égyptiens, véhicules militaires de transport, blindés, moto de Björn, Jeep et même un moteur de Mezek démonté. Juillard utilise un trait très fin et très précis pour détourer les formes, avec parfois quelques traits secs pour donner un peu plus de relief, ou marquer des plis sur les vêtements. Ce soin se retrouve dans l’ensemble des véhicules (avions, voitures, camions, blindés, etc.) : en quelque sorte, une précision presque digne d’un dessin technique, mais avec de la patine en plus. Passons sur l’angle de la gerbe de flammes du canon d’aile, plutôt inhabituel (planche 13, case 1).

Autres thèmes


Yann évoque les difficultés matérielles de l’Israeli Air Force. D’abord les pertes, pas seulement au combat, aussi lors d’accidents. À un simple problème de fiabilité des avions, ces Avia S-199, vient s’ajouter une histoire de sabotage. Si les faits de guerre se succèdent, les morts accidentelles aussi, ce qui, par extension, accentue les soupçons de Björn (et des lecteurs). En outre, cela permet tant bien que mal à l’auteur de ne pas se cantonner à romancer une page de l’histoire d’Israël. Il souligne l’ingéniosité des Israéliens, prêts à monter des combines improbables pour contourner l’embargo de l’ONU sur l’armement ou capables de remonter un Spitfire entièrement opérationnel à partir de pièces d’épaves. Une bonne dose de système D, comme dans la restauration de ce vieux bombardier nord-américain qui boit la tasse.

La création de cette IAF est à mettre en parallèle de la naissance d’Israël et de cette volonté viscérale avec laquelle les participants veulent voir le projet aboutir. C’est l’engagement au quotidien, chez les femmes comme chez les hommes.

Les ennemis ne sont jamais montrés, à part les Spitfire, quelques blindés et des coups de feu. Mais aucun visage, aucune silhouette. De l’autre côté, si Moshe Dayan (1915-1981) fait une apparition, Menahem Begin demeure invisible lui aussi. Évidemment, nous sommes en 1948 : la mémoire de l’Holocauste est toute fraîche, cela engendre des réactions à fleur de peau. Enfin, il y a un contraste entre l’aridité de cette terre, témoin de nombreux combats, et de l’eau, qui lave les péchés.

Des trajectoires humaines individualisées

Le scénariste dirige une distribution d’une dizaine d’acteurs pour les rôles principaux, et le dessinateur leur donne une apparence différenciée, ainsi que des expressions de visage dans un registre adulte, qui font parfois apparaître une émotion non contrôlée, à la suite d’un événement traumatisant, ou une découverte générant une vive surprise. Ainsi la vie personnelle de chaque personnage se trouve façonnée par ces circonstances exceptionnelles : les premières semaines de vie d’un nouveau pays qui est déjà en guerre. La trame de fond évoque la naissance d’une nation, la constitution de son armée, les conséquences de l’embargo, le rôle des Nations Unies, et en sous-entendu l’espoir d’une paix mondiale. De manière organique, chacun des principaux personnages incarne une origine différente.
Des Juifs vivant déjà dans la région avant la création de l’état d’Israël, totalement légitimes dans le rôle de militaire défendant son pays, voire même obligés par les circonstances à endosser ce rôle. S’il en a la curiosité, le lecteur découvre que Modi Alon (1921-1948) a réellement existé : un pilote de chasse israélien, commandant d’un escadron de chasse ayant participé au premiers combats de l'IAF le 29 mai et le 3 juin 1948. Ici, c’est un dur à cuire à qui on ne la fait pas. Il ne rigole pas et règle rapidement les problèmes comportementaux des divas (page 19).


Parmi ces mercenaires, Björn, sans que l’on sache s’il est juif ou pas. Il a le statut de mercenaire étranger au sein de cet escadron, avec une histoire personnelle très particulière pendant la seconde guerre mondiale. Il est de nationalité suédoise. C’est un excellent pilote, parfois taciturne et enclin à la solitude. Il parle peu et se ne se livre jamais. Il y a quelque chose d’énigmatique chez lui. Il est aussi mystérieux qu’il est (presque) silencieux. C’est le favori de la gent féminine, bien qu’il tente de rester honnête au sujet de ses sentiments envers ses ex-compagnes.

Il y a un Juif américain qui se retrouve à être mercenaire également, une combattante du Plamach, le mécanicien superstitieux, etc. Le lecteur voit la diversité des origines des combattants côté israélien.

Il s’agit là d’une galerie de personnages forts. L’histoire de l’Israeli Air Force aurait été différente sans les mercenaires. Pourtant, ils ne sont pas toujours bien accueillis, au contraire. Une faction d’Israéliens, représentés ici par le lieutenant Ezer Lumer, s’oppose à la présence de goys dans l’IAF. Cela engendre une inimitié et des bagarres. Yann revient sur ce qui a poussé ces jeunes hommes, anglais, nord-américains ou belges, à se battre pour l’étoile de David : l’attrait de l’aventure, la frustration de ne pas avoir combattu pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore la volonté d’échapper à un quotidien perçu comme trop banal. Au fur et à mesure que l’IAF s’étoffe, ils deviennent de plus en plus embarrassants ; le commandement s’en cache à peine. Ce désamour engendre également des séquences inattendues, comme la réaction d’Oona (planche 22).

Il y a plusieurs femmes dans cet opus, et trois d’entre elles ont des rôles remarquables. Yann dépeint des guerrières, sûre d’elles et engagées sans la moindre réserve. Ce sont elles, les vraies et seules héroïnes d’une histoire dans laquelle les hommes cultivent une face cachée qui ne les avantage pas.

Écriture


Les habitudes narratives de Yann sont aisément identifiables. La première qui frappe est l’utilisation de mots ou d’expressions dans la langue des interlocuteurs, l’un des péchés mignons de l’auteur, qui ne sait pas ne pas en abuser. Ici, de l’hébreu et surtout du yiddish (l’exactitude de l’orthographe n’est pas garantie), mais aussi de l’anglais.

Il y a beaucoup de texte, les cartouches sont parfois très fournis ; les lecteurs doivent se conditionner et ne pas entamer la lecture s’ils n’ont pas le temps de s’attarder sur le texte. La planche 25, sans paroles, représente une rupture aussi soudaine qu’inattendue.

La narration manque singulièrement de tension. Le lecteur prend plaisir à parcourir l’histoire, mais les situations rocambolesques et les mots spirituels se succèdent sans que le suspense ne s’instaure vraiment, d’autant que l’affaire d’espionnage tombe à plat. Touffus, les aspects historiques conservent trop de place dans l’intrigue.

Si l’ensemble est cohérent, la séquence de la diffusion du film d’actualités nazies est invraisemblable. L’intéressé étant directement incriminé par ces images compromettantes, pourquoi s’est-il contenté de débrancher le projecteur sans détruire la pellicule ? Il avait pourtant le temps de le faire.

Narration visuelle

Le lecteur déguste les dessins qui présentent une forte filiation avec la Ligne Claire : trait noir d'épaisseur régulière pour tous les éléments de dessin, pas d’ombre dessinée pour les personnages (mais présentes pour les véhicules), uniquement des cases rectangulaires disposées en bande, se permettant la fantaisie d’une poignée de cases en insert. Mais aussi le réalisme et le sens détail, dense, mais au dosage juste.


Pour autant, l’artiste a choisi de s’affranchir de la limite des couleurs en aplats pour introduire des nuances plus foncées venant rehausser le relier des formes, et marquer l’ombre des personnages. Ainsi la narration visuelle semble s’apparenter à un reportage en prises de vue réelle, ce qui place le récit sur le plan du témoignage en (quasi) temps réel, avec l’avantage d’un placement de caméra le mieux choisi par rapport au moment de chaque scène.

Le lecteur se rend compte que la narration visuelle semble presque épurée, avec des cases lisibles au premier coup d’œil, et que dans le même temps, elle apporte énormément d’élément d’informations qui viennent compléter les dialogues, sans redite. Il peut ainsi apprécier les paysages des différents lieux d’Israël, allant de la base du Squadron 101 assez spartiate, aux bains de minuit.

Le dessinateur place ses personnages dans le même registre réaliste, avec une discrète touche romanesque pour Björn et certains personnages féminins, ainsi qu’une sensualité inattendue à l’occasion des bains de minuit. Juillard a voulu refléter les couleurs méditerranéennes, bien qu’elles puissent ne pas être suffisamment organiques au goût de certains lecteurs. La planche 18 force l’admiration, car elle présente un effet de contraste entre ombre et lumière dû au soleil qui passer par les mailles du filet de camouflage posé sur l’avion.

Le trait fin et élégant de Juillard est particulièrement adapté à cette épopée. Cependant, ses compositions sont parfois étriquées et les combats aériens manquent d’ampleur et d’espace. Ses avions volent parfois très bas, voir le Spitfire d’Ezer en planche 23. Le trait est assez statique, sans trop de mouvement, pas forcément épique, mais c’est clair, limpide, fluide, lisible avec clarté, limpidité et fluidité, sans oublier la mise en page irréprochable et le découpage impeccable.

Petit clin d’œil de Juillard à ses fans : en page 35, ils reconnaîtront Blake et Mortimer dans le pub.

Conclusion

La couverture promet vaguement une histoire de guerre sans beaucoup plus de précision. La narration visuelle emporte tout de suite le lecteur à Tel-Aviv en 1948 : un lieu et une époque bien définis, avec des dessins minutieux réalisant une reconstitution historique solide et facile à lire. L’intrigue se déroule au tout début de la guerre israélo-arabe de 1948-1949, aux côtés du premier escadron de l’armée de l’air israélienne. Sous réserve qu’il dispose de quelques connaissances sur cette période à cet endroit du globe, le lecteur découvre un récit intégrant plusieurs dimensions : reconstitution historique et mission épineuse pour arrêter l’Antinea, difficultés à surmonter pour faire exister cette armée de l’air, réalité de la diversité des vies des êtres humains attachants constituant ladite armée, se retrouvant à défendre l’état d’Israël contre un ennemi extérieur, et un risque intérieur.

Une réalité complexe, à appréhender en parallèle du long chemin de délivrance que Yann a imaginé pour Björn. Son purgatoire est semé d’embûches et la rédemption s’opère dans la douleur. Mais la lumière est bien présente au bout du tunnel et elle porte la promesse d’un nouveau départ, pour le personnage principal, pour le peuple juif et pour Israël, dont le destin a été forgée autant par les femmes que par les hommes.