Nous avons toujours respecté son intimité.
Ce tome est le deuxième d’une série mettant en scène le même duo d’enquêteurs, après Proies faciles - Hyènes (2017). Il ne nécessite pas d’avoir lu le tome un pour tout comprendre, ce serait cependant dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Miguelanxo Prado pour le scénario, les dessins et les couleurs. La traduction à partir de l’espagnol a été réalisée par Éloïse de la Maison. Il comprend soixante-quinze pages de bande dessinée.
En octobre 2016, dans une ville de moyenne importance en Espagne, Irina, une adolescente de quinze ans, marche en papotant avec sa copine Carla. Cette dernière lui demande si ça va : elles ne se marrent plus comme avant, elle est persuadée qu’il y a quelque chose. Son amie lui répond qu’elle a la flemme, elle est fatiguée, les examens. Devant l’insistance de son amie, elle ajoute qu’elle se sent bizarre, elle se rend compte qu’elle est souvent à la ramasse, elle se demande si elle n’est pas en train de devenir dingue. Elle lui demande s’il est possible d’avoir fait quelque chose et de l’oublier, complètement, des choses graves, genre on est avec quelqu’un quelque part, on fait quelque chose, et puis le lendemain on ne s’en souvient pas. Irina reçoit un message qu’elle consulte, quelqu’un qui lui a transmis une photographie, en disant qu’on dirait bien que c’est elle, et lui demandant si elle le confirme, ce qu’elle dément immédiatement. Une fois le message parti, elle se demande ce qu’est ce délire.
Février 2017 se passe, sous le mauvais temps. Le sept mars 2017, Paula Davila & Martin Puga, les parents adoptifs, accueillent la police dans leur appartement : ils ont découvert leur fille adoptive morte dans son lit. Ils expliquent : ne la voyant pas se lever, ils ont voulu entrer, mais c’était fermé à clé de l’intérieur. Ils ont appelé, crié, mais pas de réponse. Le père a enfoncé la porte et ils l’ont trouvé comme ça, déjà toute froide. La mère ajoute que leur fille était assez absente et taciturne ces derniers temps, ils pensaient que c’était normal à son âge. Le père ajoute qu’ils n’auraient jamais pensé qu’elle en arrive à ça. L’inspectrice Olga Tabares et son adjoint Carlos Sotillo demandent s’il y avait une lettre, s’ils ont trouvé son téléphone, son ordinateur portable. Les parents répondent : rien de tout ça, ils ne savent pas où ça peut être, ils ont toujours respecté son intimité. Les deux policiers vont ensuite interroger Carla sur son ami. Celle-ci rapporte qu’elle la trouvait bizarre depuis un moment, un peu paranoïaque, elle parlait d’amnésie, de gens qui pouvaient avoir le même visage qu’elle, d’hypnose. Elle leur remet la tablette que sa copine avait oublié chez elle. Ils vont ensuite interroger sa professeure principale : celle-ci l’avait en cours depuis trois ans, et elle a toujours senti qu’elle lui faisait confiance, elles discutaient souvent toutes les deux. Elle ne peut pas croire qu’Irina se soit suicidé. Dernièrement, l’élève semblait s’intéresser à des sujets étranges, elle lui posait des questions étonnantes.
Le titre évoque le comportement d’individus s’en prenant à des proies faciles, jusqu’à la mort de ladite proie. La scène introductive laisse à penser que des photographies à caractère érotique ou même pornographique d’Irina se sont retrouvées sur les réseaux sociaux à son insu, et que cette situation qu’elle ne s’explique pas l’a poussée au suicide. L’auteur met de nouveau en scène le tandem d’enquêteurs du tome précédent : Olga Tabares, inspectrice taciturne et distante, et son adjoint Carlos Sotillo, plus ouvert et amical. Il n’est rien dit sur leur passé, sur leurs objectifs dans la vie : deux individus très professionnels, investis dans leur travail, conscient des limites de l’action policière et de la nécessité de respecter les procédures, formant un tandem bien appareillé. L’auteur reste dans un registre réaliste et plausible pour l’enquête : questionnements des personnes impliquées, quelques interrogatoires dans le respect de la légalité, analyse de supports d’information comme la tablette de la défunte, les images de caméras de sécurité, lecture analytique du rapport d’autopsie, et même prise de consignes auprès du commissaire (dont ni le prénom, ni le nom ne sont jamais prononcés). Les enquêteurs commettent des erreurs de jugement, peuvent se laisser emporter malgré une démarche empirique et réfléchie. Ils peuvent se faire avoir par plus malin qu’eux. Ils se retrouvent confrontés à des aléas imprévisibles. D’un côté, le lecteur sent bien le scénariste dirige son intrigue ; de l’autre côté, il se rappelle que l’histoire du premier tome était basée sur des faits réels, et il sent bien qu’il en va de même pour celle-ci.
Le lecteur a juste le temps de faire connaissance avec Irina pendant deux pages, puis il n’entendra plus parler d’elle que par personne interposée, majoritairement après son décès. Pour autant cela suffit à l’auteur pour lui donner assez d’épaisseur : une adolescente étudiant sérieusement, curieuse, usant modérément des réseaux sociaux, intelligente, et inquiète, une belle silhouette et un beau visage sans jamais être objectifiée. Ses parents apparaissent affectés, sans être effondrés, conscients de la distance qui les séparaient de leur adolescente, deux adultes entre quarante et cinquante ans, habillés de manière banale. Le lecteur retrouve le commissaire déjà présent dans le tome un : la quarantaine en chemise et cravate, avec des sourcils broussailleux et de grosses lunettes. Il retrouve également Olga Tabares, svelte et le visage dur, Carlos Sotillo svelte également, le visage plus ouvert. Les autres personnages appartiennent également à un registre réaliste et banal sans être insipide : le juge Molina, la cinquantaine bien tassée, bedonnant, les cheveux gris, en costume cravate, avec des postures attestant de sa conscience d’occuper une position d’autorité, l’avocat du couple Davila & Puga, les autres policiers, Martha Serra le médecin légiste remplaçant. Le lecteur se rend compte que les éléments de personnalité sont apportés par petites touches discrètes : la rigueur du commissaire, la dureté de Tabares qui n’exprime jamais ses émotions, la gentillesse de Sotillo dans sa sollicitude pour sa cheffe, etc.
En ayant ainsi l’impression de personnages tout juste assez développés, le lecteur éprouve la sensation de les côtoyer comme des personnes dans la vie de tous les jours, sans en savoir beaucoup sur eux, comme si son attention restait focalisée sur l’enquête. La narration visuelle l’emmène dans un monde comme recouvert d’un voile de grisaille, comme si tout était terni par une sensation d’entropie, de déchéance inéluctable. Les individus sont également imprégnés par cette ambiance, et cela semble jouer sur le caractère de chacun d’entre eux. Irina est comme plombée par cette chape intangible. Le lecteur prend les réponses de sa copine Carla comme un échec car elle ne parvient pas à dissiper un peu de cet éclairage déprimant. Cela rend les larmes de la professeure principale plus touchantes, plus humides, les parents n’arrivent pas non plus à surmonter cette atmosphère qui donne l’impression d’étouffer l’intensité de leur douleur, de l’amoindrir. Seul le comportement du commissaire et celui du juge apparaissent en phase avec ce poids : ils s’y sont adaptés et ils agissent en conséquence, calmes et avec recul, prenant en compte cette noirceur sous-jacente.
Indépendamment de ce voile terne, l’artiste conserve un bon niveau de détails dans ses descriptions. Tout du long, il place le lecteur en position de regarder autour de lui, pour observer les rues et les façades, les différents types d’immeubles, les arbres d’alignement, la belle décoration florale devant le commissariat de police, la terrasse d’un café en bord de mer, etc. Les pages 11 et 12 contiennent chacune un dessin en pleine page : l’opposition entre les mouettes volant libres au-dessus de la mer, et la grande tour HLM sus un ciel plombé de nuages enfermant ses habitants. Il apporte le même soin à rendre chaque intérieur spécifique : la chambre d’Irina avec ses posters et sa peluche, les couloirs impersonnels et fonctionnels du lycée, le bureau du juge avec ses dossiers et ses ouvrages de référence et son ordinateur sur le côté, l’atelier du photographe professionnel et son outillage, le bureau du commissaire bien encombré, etc. L’artiste adapte ses plans de prise de vue en fonction de la nature de la séquence : plus déambulatoire à l’extérieur, plus focalisées sur les personnages statiques pour les discussions et les interrogatoires. Ce mode narratif fonctionne parfaitement, et le lecteur ressent qu’il charrie des informations sur la personnalité de chaque protagoniste, qui acquiert ainsi plus d’épaisseur.
Bon, l’enquête semble vite pliée, le doute quant aux coupables étant rapidement levé. L’auteur s’en tient aux statistiques : ils font généralement partie de la famille proche. Il sait intégrer les éléments technologiques omniprésents dans la vie de tous les jours : les réseaux sociaux, les possibilités d’anonymat sur internet, les sites proposant des produits illicites à la vente en garantissant aux acheteurs de ne jamais être identifiés. Il utilise également l’existence de guichets automatiques Bitcoin, et leur présence en Espagne, et l’usage de la scopolamine sous sa forme de burundanga. Il évite d’utiliser des fac-similés d’écran de téléphone ou d’ordinateur, pas toujours facile à intégrer de manière organique dans une bande dessinée. Très vite, Irina apparaît comme la proie facile, des adultes mal intentionnés profitant de sa jeunesse. Le lecteur en déduit tout naturellement que les coupables sont assimilés aux vautours du titre. Il est pris par surprise quand Carlos Sotillo emploie ce terme pour qualifier un autre interlocuteur : Daniel Gómez, alias Dany Black, créateur et animateur de la chaîne Youtube Carnets noirs, et proposant une thèse sensationnaliste quant au réel responsable de la mort d’Irina. Plus loin, le lecteur relève que Olga Tabares se tient devant l’un des consommateurs de pédopornographie et le tient pour tout aussi coupable que les meurtriers d’Irina. Elle lui dit : Les ignobles individus sans scrupule en question ont monté un business répugnant parce des gens comme son interlocuteur sont prêts à payer pour ce type de contenus, il ne vaut pas mieux qu’eux. Cette observation participe à faire de cette histoire un vrai polar adulte : un crime abject, un commerce immonde, une culpabilité qui ne se limite pas aux criminels de premier rang, qui s’étend aux consommateurs et qui court dans les différentes strates sociales.
A priori, le lecteur s’attend une enquête policière sur une forme de pornographie non consentie impliquant une mineure, sur un schéma dénonciateur. Il se trouve vite happé dans une réalité déprimante où le mal existe perpétré par des individus très ordinaires, dans une ville à la fois banale et singulière. Un polar réaliste mettant en scène la responsabilité criminelle des consommateurs de ce genre de produits, ainsi que le professionnalisme constructif des enquêteurs de police pour faire leur travail.
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