Et quoi de mieux que le Goncourt pour faire comprendre au monde que Marcel Proust doit être lu ?
Ce tome constitue la seconde moitié d’un diptyque, complétant Céleste I Bien sûr, monsieur Proust. (2022). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Chloé Cruchaudet pour le récit, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-trente-deux pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouvent quatre photographies (Marcel Proust vers 1895, Céleste en 1930, Marie Gineste jeune, Céleste & Odilon Albaret en 1915), sous lesquelles court un extrait de Sodome et Gomorrhe dans lequel le narrateur reçoit dans sa chambre deux courrières de l’hôtel de Balbec. Ce sont les seuls noms véritables que Proust emploie dans toute son œuvre : Céleste et Marie. Il se termine avec une liste de sources sélectives : les livres de Marcel Proust et dix livres sur l’écrivain (par Thierry Laget, Ernest A. Forssgren, Christian Péchenard, George D. Painter, Céleste Albaret, Lina Lachgar, Philip Kolb, Lina Lachgar, Philip Kolb, Laure Hillerin, Nocolas Ragonneau, Roger Duchêne), les sources audiovisuelles, et les références des extraits de dialogues ou reproductions de manuscrit, tirés d’À la recherche du temps perdu.
En 1936, rue des Canettes à Paris, Céleste Albaret achève de préparer son café : elle décèle la note parfaite, jamais il n’a bouilli. Elle continue de raconter sa vie au couple de brocanteurs venus chercher des objets du grand écrivain, en présence de son mari Odilon Albaret, et de sa sœur Marie Gineste. Elle récite quelques vers qu’elle et M. Proust aimaient beaucoup : Ici-bas, tous les lilas meurent, tous les chants d’oiseaux sont courts. La jeune femme et le jeune homme pensent qu’après avoir quitté Marcel Proust, elle a dû regretter le luxe de son appartement. Elle les détrompe : après avoir quitté Monsieur, ce n’est pas le luxe en soi qui lui manquait, mais plutôt une forme de délicatesse, une certaine classe, pas seulement dans les manières, mais dans le fait de pouvoir s’extraire totalement du monde. Surtout quand ce monde n’est pas à sa convenance. Alors pour retrouver ça, elle a brodé, encore et encore.
Céleste Albaret ne voyait personne, à part quand Odilon Albaret était en permission. Lors d’un de ces retours, il lui explique qu’il ne risque pas de lui raconter ses exploits : il passe son temps dans son camion à transporter de la bidoche, rien à voir avec un héros de guerre. Il regarde autour de lui, leur petit appartement, et il se dit qu’ils pourraient le décorer avec un portrait d’eux deux. Ils se rendent chez un photographe, mais le prix les en dissuade. Ils marchent dans Paris et elle lui explique qu’elle n’a pas eu le courage d’aller chercher son dernier mois de gage chez M. Proust. Il lui dit qu’il va s’en charger, qu’il va vendre sa voiture, et qu’avec l’argent ils pourront devenir leurs propres patrons, acheter un café ou un petit hôtel. En attendant, sa sœur a besoin d’un coup de main, une de ses serveuses est enceinte jusqu’aux yeux. Le soir, il se rend dans ledit café, avec les gages de son épouse, que Proust a même doublé du fait du retard. Il finit par dire qu’il lui a donné le numéro de téléphone du bar. D’ailleurs, la sonnerie est en train de retentir. Céleste comprend immédiatement ce qui est en train de se jouer.
Le lecteur ne s’attendait pas forcément à ce que Céleste claque la porte de l’appartement de Marcel Proust à la fin du premier tome, cependant il s’attend à ce qu’elle y revienne pour cette deuxième moitié. Il est sensible à la manière dont l’autrice met en scène la relation qui se développe progressivement entre l’écrivain célèbre et souffreteux, cacochyme et valétudinaire. Au travers des situations, la position sociale de Céleste apparaît clairement : une jeune femme venue de la campagne, mariée à un homme âgé de dix ans de plus. Céleste ne dispose d’aucune qualification, ni même de savoir-faire domestique. Le lecteur peut s’attendre à une dimension féministe dans le récit. Or l’autrice conduit son récit avec plus de subtilité : certes Céleste apparaît dévouée à Marcel Proust, sans compter ses heures, pour un salaire qui ne doit pas être mirobolant, même s’il est au-dessus de celui habituel pour un tel type d’emploi à cette époque et dans cet endroit du monde. Elle le bichonne comme un vrai malade, et elle supporte ses revirements émotionnels, entre caprices de diva et mépris inconscient pour une personne dépourvue de culture. Cependant, elle est partie de chez lui parce que les conditions ne lui convenaient plus. Elle revient en imposant ses propres conditions, dont la présence d’une autre employée, sa sœur. Toujours dans ses demandes, elle change de condition, devenant une gouvernante. Il apparaît qu’elle tire d’autres profits que pécuniaires de cette relation. Par petites touches élégantes, Chloé Cruchaudet montre l’apport de cette femme dans l’œuvre littéraire du romancier : une logistique parfaite pour subvenir à ses besoins, une forme d’amitié très particulière, une assistance matérielle essentielle dans l’aspect pratique de son travail d’écriture.
Le lecteur a hâte de retrouver la douceur de la narration visuelle : les couleurs pastel, l‘utilisation des noirs pour la robe de Céleste, les personnages si vivants, un peu maniéré pour Proust, expressif pour Céleste et Marie, mutin pour l’écrivaine Colette, plus posé pour Odilon Albaret. Il absorbe les éléments de la reconstitution historique : les tenues vestimentaires, les modes de déplacement, les accessoires du quotidien. Il se rend compte que les conversations entre les personnages sont très vivantes : chacune bénéficie de son propre plan de prise de vue, conçu sur mesure en fonction des circonstances. La dessinatrice utilise l’aquarelle (ou un équivalent numérique) pour habiller ses cases, installer une ambiance lumineuse particulière, compléter les éléments visuels détourés par un trait de contour fin et parfois cassant. Les cases portent en elle un ressenti qui vient nourrir leur dimension descriptive parfois esquissée. Le lecteur ressent ainsi des émotions fugaces ou très particulières : un instant de sérénité d’Odilon quand il se retrouve en position fœtale dans une bassine d’eau chaude, la détermination farouche de Céleste alors qu’elle prend la décision de retourner s’occuper de Marcel Proust, la bonne humeur et l’étonnement de Marie devant les us et coutumes parisiens, le désarroi profond de l’écrivain à la merci des deux femmes d’humeur espiègle, sa révélation artistique devant le petit pan de mur jaune en contemplant la Vue de Delft (1660) de Johannes Vermeer (1632-1675) au musée du Louvre, l’état d’invisibilité sociale de Céleste lors des jours succédant au décès de l’écrivain.
Comme dans le premier tome, l’artiste fait montre d’une belle inventivité visuelle pour raconter des moments sortant de l’ordinaire. Le lecteur se surprend à ralentir sa lecture pour mieux les savourer. Les grands gestes assurés de Céleste alors qu’elle bondit dans la chambre de Marcel Proust, qu’elle le ramasse étendu par terre et qu’elle le dépose dans son lit avec de grands moulinets pour propager la poudre assainissante, la foule en liesse à l’annonce de l’armistice dans un dessin en pleine page, les paroles des commerçants du marché qui emplissent l’air dans la chambre de Proust, l’entrain avec lequel Céleste accomplit mille tâches en même temps, la jeune actrice à la répétition d’une pièce de Colette (1873-1954), le numéro de funambule pour le déménagement, etc. Dans chacune de ces scènes, la narration graphique comprend des aspects métaphoriques et expressionnistes, enrichissant le ressenti et les émotions.
De la page cent-deux à la page cent-cinq, le lecteur découvre une mise en scène très troublante : le fond de page devient rouge, Marcel est allongé dans son lit en pyjama, Céleste et Marie semblent le rejoindre entre les draps, comme s’il s’agissait d’une cabane pour enfant. L’écrivain parle d’une caverne dans sa propre chambre. Il goûte le plat préparé par Marie, et le qualifie de moite et tiède, très reposant. Le lecteur associe cette mise en scène et ces adjectifs à la féminité de Céleste et Marie, tout en se rappelant d’une question posée par la première dans le tome précédent, sur la nature de l’amour platonique. Voilà que le visage des trois personnages devient enfantin, et que Marcel redevient un petit garçon, qui va se promener dans les bois. Une scène très troublante par ses sous-entendus qui semblent essentiellement maternels. En effet, elles l’ont précédemment qualifié d’enfant terrible et génial. En contrepoint de sa santé fragile et du temps qu’il passe alité et affaibli, l’autrice montre également sa création littéraire, comment il travaille toute la matière de ses observations : Toute cette matière, il faut qu’il la décortique, la condense, l’étire, qu’il essaye d’en extraire toute la beauté, en faisant l’effort de lui prêter l’attention du monde. Même les moments les plus infimes et anodins. Le temps qu’il les retrouve, ça macère… Ils deviennent encore plus intenses !… que lorsqu’ils étaient dans le présent. Dans le même temps, très conscient de son génie, il œuvre par lui-même à sa reconnaissance, en écrivant ses propres critiques qu’il envoie aux journaux sous des noms d’emprunt, et en s’assurant des votes du prix Goncourt, aux dépens de son concurrent : Les croix de bois (1919), de Roland Dorgelès (1885-1973, pseudonyme de Rolland Maurice Lecavelé). La fin de l’ouvrage s’avère très poignante, que ce soit la révélation de l’écrivain devant le petit pan de mur jaune, ou son décès.
Une deuxième partie d’une qualité aussi remarquable que la première. La narration visuelle enchante le lecteur par sa douceur, par son inventivité, par sa capacité à dire des moments nuancés et complexes, rendant attachant chaque personnage, que ce soit l’énergie de Céleste Albaret et son dévouement, ou la fragilité de Marcel Proust et son caractère paradoxal entre égocentrisme et sensibilité extraordinaire. L’autrice raconte son histoire d’une manière qui permet plusieurs lectures : la vie de Marcel Proust, le dévouement consenti de Céleste Albaret, le rôle de cette femme auprès du grand écrivain raconté de son point de vue à elle, c’est-à-dire un point de vue féminin. Touchant.
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