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mercredi 28 février 2018

Requiem - Tome 03: Dracula

L'humanité dans toute sa laideur

Ce tome fait suite à Danse macabre qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2002, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2016 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs.

Comme dans les 2 premiers tomes, celui-ci s'ouvre avec une scène sur le front de l'Est en 1944. Heinrich Augsburg joue du lance-flammes avec un zèle effrayant. 2 ans plus tôt, sa relation avec Rebecca avait pris une tournure malsaine lorsqu'elle lui avait montré l'étoile jaune ornant son manteau. Au temps présent, Igor continue d'espionner Sire Cryptus en pleine discussion avec Sire Mortis. Au temps présent sur Résurrection, à l'occasion de la danse macabre, Requiem doit affronter le démon Charnel, sous les yeux d'Attila, Caligula, Élisabeth Bathory, Black Sabbat (le maître de Cryptus). Du fait de cette interruption, Dame Claudia Démona en a profité pour aller batifoler avec une autre personne.

Les relations entre chevaliers vampires se complexifient grandement, alors que Requiem réussit à savoir qui a envoyé le démon Charnel, et qu'Attila se positionne vis-à-vis de lui. Il y est également question de la réincarnation de Thurim. Mitra nomme une nouvelle à la tête de la flotte des pirates du ciel. Requiem est assailli par le spectre des individus qu'il a envoyés à la mort où qu'il a massacrés. Les chevaliers vampires sont envoyés en Lémurie pour affronter les lémures qui ont coupé la route d'approvisionnement de l'opium noir. De son côté Rebecca prépare la guerre contre les chevaliers vampires, avec Sean à ses côtés. En particulier il faut qu'elle gère le chef de meute des loups garous.

Le lecteur a maintenant bien intégré le principe : chaque tome commence par un petit retour en 1944 qui permet d'en apprendre plus sur Heinrich Augsburg. Mais, plus que de découvrir la suite de l'intrigue, ce qu'il anticipe avec plaisir, c'est de retrouver les visions dantesques d'Olivier Ledroit. Les dessins sont toujours aussi somptueux et macabres, et les moments de bravoure picturale ne manquent pas. Outre l'ambiance unique le lecteur se délecte de ces images monumentales, avec une méticulosité obsessionnelle dans leur exécution. Le combat entre Requiem et Charnel se poursuit avec une case de la hauteur de la page dans laquelle se déroulent des kilomètres de chaîne (à faire pâlir d'envie Spawn de Todd McFarlane) et Charnel enveloppé du drapé des entures, pour un moment tout en mouvement, avec une grâce aérienne. Quelques pages plus loin, le lecteur contemple un spectacle enchanteur : le vaisseau des pirates du ciel revenant vers la forteresse volante de Mitra. Le spectacle est grandiose, baignant ans une lumière jaune-brun, avec des effets de moirage rendus par aquarelle. Magique !




Quelques pages plus loin encore, Requiem est écartelé par des chaînes avec des démons à l'extrémité de chacun de ses membres, et des cases disposées autour de cette image centrale en rond, le tout baignant dans une couleur rouge sang. Le Satanik (le vaisseau amiral de Dracula) apparaît dans une case occupant 2 tiers d'une double page, à nouveau une vision monumentale et gothique, dans des tons gris bleutés, à l'opposé de ceux des pirates du ciel. Lorsque le récit passe à Rebecca, l'artiste pare la Lémurie d'une teinte verte d'une grande luminosité, établissant un fort contraste avec les autres régions, pour un effet enchanteur impeccable.

Tout du long, le lecteur retrouve les visions monumentales qu'il est venu chercher, sans aucune impression de redite d'un tome à l'autre. Olivier Ledroit a aéré certaines parties de cases pour des compositions plus efficaces, sans rien perdre en densité d'informations. Il n'hésite pas à recourir à des teintes qui n'apparaissaient pas avant : le vert lumineux de la Lémurie, le mordoré du ciel des pirates, des teintes rouges moins foncées. Cette évolution n'obère en rien la dimension macabre du récit. Comme dans les tomes précédents, le lecteur retrouve toute la quincaillerie gothique : croix de fer (Eisernes Kreuz), croix renversée, chaîne métallique à gros maillon, écoulement de sang, médaillon à tête de mort, accessoires vestimentaires à clou, pentagrammes, épines, et même une vierge de fer.

Ledroit n'est pas en reste pour la représentation des monstres, c’est-à-dire tous les habitants de Résurrection. Comme pour le reste, il ne fait pas dans la demi-mesure (et c'est un euphémisme). Les vampires ont toujours des dents aussi proéminentes et découvertes, ainsi que des canines d'une longueur qui les empêchent de complètement fermer la bouche. Ce tome est l'occasion de voir Attila et Black Sabbat de plus près, et ils en imposent tout autant que les autres. L'apparence de Mitra vaut le déplacement. Olivier Ledroit s'est encore plus lâché pour Dracula. C'est difficile à croire, mais il a encore plus exagéré, et le résultat est aussi premier degré que brutal. Cette créature est d'une stature gigantesque et son armure est baroque en diable avec des parties acérées et ouvragées, et quelles moustaches ! Afin d'accentuer le contraste, il a choisi une apparence élancée pour Néron (sycophante de Dracula), avec une tenue vestimentaire qui fait penser au Docteur Frank-N-Furter dans The Rocky Horror Picture Show (1975). Le loup garou final emporte tout sur son passage, massif, bestial, démesuré, exagéré.

Pour autant, la narration d'Olivier Ledroit ne se limite pas à enfiler les images magnifiques et monumentales. Comme dans les tomes précédents, le lecteur peut se gaver de la profusion de détails, des maillons de la chaîne métallique, à toutes les voiles du Satanik, en passant par des choses plus inattendues comme la poupée que tient Sire Mortis quand il s'apprête à dormir dans son cercueil (une figurine de Jack Skellington, en provenance de L'étrange Noel de Mr. Jack (1993) de Tim Burton). Il peut aussi admirer les branches du tronc torturé auquel est suspendue la cage de Torquemada. Il peut apprécier la composition des pages, l'artiste imaginant des dispositions de cases différentes pour chaque page, de manière à coller au plus près au cheminement de la séquence. Il peut aussi sourire devant des exagérations devenant parodiques ou moqueuses. L'artiste a cette capacité de raconter son histoire au premier degré, mais pouvant parfois aboutir à une image amusante si elle prise hors de son contexte.



Par exemple lors du combat entre Requiem et Charnel, le visage de ce dernier se déforme sous l'action d'une décharge de sorcellerie. Il a les yeux exorbités, avec des dents en guise de cils, des dents pointues coniques et une langue pendante qui ondule. C'est à la fois l'effet du choc de l'énergie, mais aussi un gros monstre pas beau. L'effet comique peut également venir d'un accessoire inattendu, comme la grosse peluche violette dans la chambre de Sire Cryptus, avec un cheval à bascule et un coffre à jouets en bois joliment peint. Dans ce registre, les véhicules utilisés dans l'assaut donné par les Lémures à l'armée de Dracula laissent rêveur : une voiture qui pourrait provenir de Les fous du volant (Whacky Races) ou des corbillards tirés par des chevaux spectraux. L'effet comique peut également provenir d'un élément macabre dont la nature devient grotesque, par exemple le regard sadique et un poil lubrique du Dictionnaire quand il raconte l'histoire de Thurim à Requiem.

Le jeu des acteurs et la mise en scène restent théâtralisés. Olivier Ledroit aime bien utiliser des cadrages face caméra pour que le lecteur éprouve la sensation qu'un personnage le regarde droit dans les yeux et s'adresse à lui. Il y a des plans conçus spécialement pour que le lecteur ait une meilleure vue possible d'un personnage particulièrement impressionnant, comme le loup garou final, ou Sire Cryptus, etc. Les expressions des visages manquent régulièrement de nuances. Pour le cas particulier des vampires, c'est assez compréhensible puisque finalement leur faciès les empêche de fermer la bouche, et donc limite leur registre d'expressions. Cette particularité finit par participer de la tonalité malsaine de la narration puisque les personnages semblent toujours sous le coup d'une émotion désagréable leur faisant montrer les dents.

Il semble bien que Pat Mills ait conçu son scénario de manière à jouer sur les points forts d'Olivier Ledroit, voire peut-être que ce dernier a pu participer à la conception de certaines séquences. En tout état de cause, il a conçu l'apparence des personnages, et les différents environnements. À plusieurs reprises, le lecteur tique un peu devant une incongruité visuelle. Lorsque Rebecca utilise un boîtier de contrôle pour maîtriser un loup garou, ce dispositif dénote par rapport à l'environnement majoritairement Sword & Sorcery, dans une forme de bas moyen-âge, début de la Renaissance. De la même manière, le véhicule à moteur de type jeep customisée semble appartenir à un autre environnement, ne pas être complètement raccord. Mais le lecteur n'a d'autre choix que d'accepter cette bizarrerie et il la rationalise bien vite dans le cadre du récit, en se rappelant qu'Heinrich Augsburg est en provenance du vingtième siècle.



D'ailleurs le récit s'ouvre avec une scène en 1944. De tome en tome, le lecteur découvre qui était vraiment cet officier nazi et sa responsabilité dans les atrocités commises par l'armée allemande. Ces souvenirs permettent au lecteur de réajuster son ressenti vis-à-vis du personnage principal. Cet officier utilisait des méthodes sadiques sans éprouver aucun remord. Il mérite effectivement sa place sur Résurrection. Qui plus est, sa relation avec Rebecca n'avait rien de pure ou de romantique. Elle était basée sur des sentiments malsains et viciés. D'un côté Requiem se conduit en héros sur Résurrection. Il est tombé au beau milieu d'une coterie qui cherche au mieux à l'instrumentaliser, au pire à l'exterminer. Il est prêt à subir son châtiment pour expier ses fautes, ses exactions du temps de son vivant. D'un autre côté, il est toujours le même individu, prêt à imposer sa volonté par la force, peu soucieux des sentiments des autres, ou de leur bien-être. Il se conduit toujours comme quelqu'un ayant des droits sur les autres du fait de sa force et de son origine sociale comme un soldat habilité à exterminer l'ennemi.

Avec ce troisième tome, le scénariste rentre plus avant dans son intrigue et le lecteur commence à prendre conscience de la profondeur de champ du récit. Le retour des femmes pirates permet de comprendre qu'il s'agit de personnages récurrents, ce qui n'était pas évident lors de leur première apparition. De la même manière, les dialogues de Sire Mortis, de Sire Cryptus, d'Attila, de Dracula et des autres attestent de luttes de pouvoir de grande ampleur, ainsi que de la ressource stratégique qu'est l'opium noir. À court terme, l'intérêt du lecteur est retenu par les grandes batailles. À long terme, il est retenu par le complot qui se découvre petit à petit, dans lequel Requiem aura son rôle à jouer, petit ou grand cela reste à découvrir. Le personnage d'Heinrich Augsburg va en s'approfondissant, plus repoussant, mais toujours plus fascinant. Pat Mills n'oublie pas d'inclure des respirations comiques, soit par des remarques relevant d'un humour noir ou cynique, soit par le personnage de bouffon d'Igor. Ce dernier évoque à nouveau une forme théâtrale avec un personnage secondaire apportant des respirations comiques. Ce scénariste est coutumier d'utiliser des formes empruntées au théâtre et à la tragédie pour la dramaturgie de sa narration, ce qui aboutit parfois à une forme empesée ou artificielle.

Le lecteur s'immerge donc dans un récit morbide et gothique, avec des visuels spectaculaires, des batailles monstrueuses, sur une toile de fond de manigances et de conspirations politiques dans lesquelles s'expriment la rapacité de l'humanité. Mine de rien, Pat Mills ne se contente pas d'une intrigue bien ficelée, il évoque aussi l'histoire de l'humanité, au travers de l'envie, de la peur et de la violence. Heinrich Augsburg éprouve des remords quant à sa conduite sur Terre, qui se matérialisent sous forme de spectres, ceux de ses victimes qu'il ne considéraient pas comme des êtres humains, pas comme des individus appartenant à la même race que lui. L'accumulation de tortionnaires historiques apparaissant au cours du récit évoque également la violence des rapports sociaux et économiques consubstantiels de l'histoire de l'humanité. Torquemada n'est pas juste agité comme un criminel assoiffé de sang, il a bel et bien existé et conduit à la torture et au bûcher des centaines de personnes. L'autre personnalité historique a un bilan encore plus horrible. Mills ne se contente pas d'agiter leur spectre comme un raccourci facile des horreurs de l'Histoire, il atteste par leur existence passée de la capacité d'atrocité de l'humanité. Il en ajoute encore une couche avec le mépris pour les scientifiques inventant des armes de destruction massive et se lavant les mains des conséquences.

L'histoire se concentre également sur l'histoire personnelle de plusieurs personnages. La relation entre Rebecca et Heinrich incarne une autre forme de violence : celle qui existe entre 2 individus. Malgré leur amour bien réel, leur relation baigne dans le sadisme, le dégoût de soi, le mépris de l'autre et la dépendance, sans acte de violence physique. En plus de cette violence dans les rapports intimes, plusieurs séquences évoquent la violence des rapports professionnels. Il est possible de voir la nomination par Mitra, de la successeure à Mère Terreur, comme un effet comique. Il est aussi possible d'y voir la décision arbitraire d'un chef de service nommant une personne à un poste, décevant ainsi les attentes d'autres s'estimant méritante, sans qu'elles ne puissent discuter la décision ou faire valoir leur valeur.


Olivier Ledroit & Pat Mills donnent l'impression de franchir un cap avec ce troisième tome : des dessins qui deviennent encore plus gigantesques (au point d'évoquer la majesté ceux de Philippe Druillet, par exemple dans Salammbô), tout en conservant leur pouvoir gothique et macabre. L'histoire gagne de l'ampleur, sans rien sacrifier des personnages, pour un commentaire décillé sur les pires défauts de l'humanité.

mardi 27 février 2018

Requiem - Tome 02: Danse macabre

Heinrich Augsburg n'est pas arrivé sur Résurrection par hasard.

Ce tome fait suite à Résurrection qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2001, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2016 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs.

Sur le front Est en 1944, un soldat allemand s'appelant Heinrich Augsburg est en train de déambuler à la recherche d'une femme. Il s'en prend à une combattante en uniforme de soldat russe, regrettant sa ressemblance lointaine avec Rebecca. Il la viole sur le champ de bataille, l'ayant couchée dans la neige. S'en suit un souvenir de la dernière nuit qu'Heinrich Augsburg et Rebecca ont passé ensemble dans un lit. Elle a lu leur avenir dans un morceau de plomb fondu à la flamme d'une bougie, puis versé dans l'eau.

De retour au temps présent du récit, Rebecca (maintenant une lémure) lui apparaît tel un ectoplasme au travers de son épée damnée, avec un œil de Serpenthère. Elle indique à Augsburg comment la retrouver : il doit tuer Otto von Todt, son compagnon de bataille chez les vampires. Heinrich Augsburg revient à la bataille en train de se dérouler contre les mutants. Ces derniers viennent de lâcher une arme de destruction massive en la personne d'une créature anthropoïde appelée Anthrax, répandant la pestilence autour d'elle. Elle est insensible à la première attaque magique de Requiem sous la forme d'une rune de pouvoir. Il faut qu'il trouve rapidement une stratégie pour l'arrêter.

Suite au premier tome, le lecteur sait qu'il va retrouver une narration étouffante, avec des planches chargées et une histoire qui ne suit pas un ordre chronologique, sans parler d'une ambiance gothique et macabre. Avant d'entamer sa lecture, il feuillette rapidement le tome : effectivement Olivier Ledroit n'a pas laissé un seul millimètre carré vierge de trait ou de couleurs. Dès la première page, la narration visuelle s'avère complexe. Pour commencer, le lecteur reconnaît sans difficulté la reprise de l'ouverture du premier tome, avec ce champ de bataille enneigé en 1944. Après la lecture du premier tome, il identifie également le sceau mystique apposé à cheval sur 2 cases. Il identifie sans peine la garde de l'épée d'Heinrich Augsburg, ainsi que son œil de Serpenthère. Cette composition semble déjà indiquer que les actes commis par Augbsurg à ce moment sont placés sous le signe de son futur sur la planète Résurrection. L'apparence de Rebecca et Heinrich Augsburg est un peu étrange du fait de leur visage épuré, un peu trop lisse.




Par contre, cette façon de dessiner les visages ne trouble plus la lecture, passées les 3 premières pages car il n'y a plus alors que des créatures surnaturelles pour lesquelles l'artiste peut utiliser la licence artistique comme bon lui semble. Le lecteur retrouve des visages humains (sauf pour la longueur des canines) avec une variété d'expression large et transmettant bien l'état d'esprit des personnages. Le défilé de monstres commence avec Rachel sous forme de lémure, suivie par l'horreur appelée Anthrax. Dans le fond c'est juste un gros monstre anthropoïde géant, couturé de cicatrices, avec un crâne un peu déformé, un ventre ballonné, et une dentition acérée. Représenté par Olivier Ledroit, c'est une autre histoire. En tant qu'illustrateur complet, il conçoit ses dessins de manière à ce que trait de contour et couleurs à la peinture se complètent. L'apparence d'Anthrax est grotesque et pourrait prêter à rire, mais l'implication de l'artiste le transforme en une créature immonde et contre nature.

Olivier Ledroit s'est lâché pour les longues cicatrices avec des agrafes encore apparentes. Il prend soin de reproduire celle de la tête à l'identique d'une case à l'autre, par contre celle qui lui barre le ventre change de sens d'un page à la suivante. Le lecteur voit bien que Ledroit a pris plaisir à imaginer cette horreur, ce qu'il souligne en le perchant au sommet de Big Ben, évoquant l'image de King Kong au sommet de l'Empire State Building. Néanmoins, la somme des détails (les cicatrices, les implants technologiques), les tâches de rouge sur le corps du monstre finissent par provoquer une forme de haut-le-cœur chez le lecteur du fait de leur nombre. Il ne s'agit pas d'un monstre de pacotille, en caoutchouc, bricolé à la va-vite. Il devient une horreur visuelle à la force titanesque, conçu pour répandre la mort. Par accumulation, l'artiste arrive à faire passer sa représentation dans le domaine de l'expressionnisme et à provoquer le dégoût chez le lecteur.

Olivier Ledroit marie avec sophistication une horreur visuelle littérale (canines d'une longueur impossible pour les vampires, dents acérées en triangle, sang qui coule des plaies), avec un systématisme étouffant jusqu'à la nausée, et quelques exagérations qui peuvent être vues comme de l'humour noir. Quand Augsburg embroche 3 mutants sur son épée, en un seul coup, il est possible d'y voir son efficacité de donneur de mort, une extermination niant l'individualité de ces combattants, mais aussi une forme d'effet comique visuel. Quand 2 pages plus loin, Augsburg appelle le pouvoir de la bête en lui, cela provoque d'abord une déformation de la moitié de son visage, puis de tout son corps. Là encore, le lecteur peut absorber le dessin au premier degré, comme il peut s'arrêter sur l'absurdité de la déformation et en sourire. Quelques pages plus loin, il en va de même pour cet équipage composé de squelettes pirates, le coutelas entre les dents. C'est à la fois macabre et comique.



De page en page, le lecteur est assailli par des visions sans cesse macabres, agressives, perverties. L'effet cumulatif et sans relâche établit une ambiance morbide de tous les instants, même lors d'une case à effet humoristique, même en présence d'un personnage comique (comme Igor). Olivier Ledroit dépense également sans compter pour les décors. Il ne ménage pas sa peine pour les décrire dans le détail, pour rendre compte de leur volumétrie. Le lecteur retrouve les vaisseaux volants en bois qui apparaissaient dans le ciel d'un Londres alternatif à la fin du précédent volume. Il ne manque pas une seule nervure à la coque, une seule fenêtre aux appartements du pont. Les voiles gonflées, marquées d'un crâne rouge peint, en imposent au lecteur, lors de l'apparition progressive des navires pirates à l'horizon.

Lors du retour des nefs volantes à Necropolis, le lecteur admire l'architecture extérieure des bâtiments. À l'intérieur, il se sent écrasé par les volumes gigantesques et l'architecture monumentale. Ces environnements n'ont pas été conçus à l'échelle humaine ; ils laissent supposer l'existence d'entités gigantesques et pas forcément bienveillantes au vu de leurs goûts. Olivier Ledroit passe tout autant de temps dans la conception et la représentation des accessoires. Il y a bien sûr l'armure ténébreuse de Requiem, toute noire, avec des ornements morbides (tête de mort et chaînes métalliques à gros maillon). Son épée est toujours aussi démesurée (et impossible à manier) et toujours aussi ouvragée avec des formes torturées. Les vampires portent tous croix évoquant la croix de fer (Eisernes Kreuz), associant ainsi leur apparence aux crimes commis pendant la seconde guerre mondiale.

Lors de l'arrivée à la danse macabre, le lecteur est subjugué par ce hall dantesque avec son escalier cyclopéen éclairé par une débauche de chandeliers, avec des tentures rouges imposant l'omniprésence du sang comme élément nourricier. La position obscène d'Elisabeth Bathori (lèvres vulvaires gonflées) parachève cette ambiance démesurée mêlant mort et sexe. Cette scène, comme les autres, induit une lecture lourde et pesante. Il faut le temps pour digérer les informations visuelles, pour laisser le regard absorber l'impression générale, pour qu'il découvre ensuite les détails, pour qu'il assimile ce que montre chaque case, pour qu'il revienne sur un détail ou un autre afin de le lier à des leitmotivs visuels, ou à de nouvelles informations. L'objectif pour l'artiste n'est pas d'aboutir à une lecture fluide et facile, mais de créer des environnements qui donnent corps au concept de la série.




La lecture peut en devenir écœurante, voire nauséeuse, ce qui est en cohérence totale avec la nature du récit. Pat Mills n'est pas réputé pour sa narration fluide et aérienne. C'est un habitué des ellipses brutales, et des expositions massives. Les lecteurs de sa série Sláine le savent : c'est au lecteur à s'adapter à sa narration. De fait, le scénariste soumet le lecteur à une narration tout aussi implacable que celle de l'artiste, avec une densité d'informations élevée et un constant renouvellement de situation. L'histoire passe du champ de bataille sur le front de l'Est en 1944, à une rencontre entre Rebecca et Augsburg dans le passé, puis à une autre dans le présent, puis à la suite de la bataille dans un Londres d'une autre dimension, puis l'explication de la nature d'Anthrax, etc., sans relâche. Dans la mesure où il ne s'agit que du deuxième tome, le scénariste a encore beaucoup d'éléments à présenter, à expliquer et à développer.

Pat Mills et Olivier Ledroit avaient déjà collaboré sur la série Sha (en 3 tomes). Il est donc certain que le scénariste avait conscience des points forts de l'artiste et qu'ils ont conçu leur nouvelle collaboration ensemble. Pat Mills écrit des scènes malsaines et violentes dans lesquelles Ledroit peut s'en donner à cœur joie. Le lecteur assiste donc à un viol, un assassinat avec un tir en plein front à bout portant, des moulinets d'épée qui tranchent tout sur leur passage, des blessures ouvertes avec épanchement de sang, des éviscérations, des canines qui perforent la chair pour atteindre les artères, des scènes de maltraitance. Sur ce dernier point, les femmes servent régulièrement de victimes, en particulier celles cantonnées au rôle de réserve de sang pour les vampires, ou encore les femmes léopards pour le plaisir de Dracula. Il est vrai que le sort de plusieurs mâles s'avère tout aussi brutal et soumis à la violence.

Le scénariste a conçu son récit comme un passage aux enfers pour le personnage principal. Le lecteur découvre par bribe les exactions qu'il a commises du temps de son vivant. Il commence à prendre la mesure d'Heinrich Augsburg et à quel point il n'est pas arrivé sur Résurrection par hasard. Ayant passé la première séquence sur le front de l'Est en 1944, il se doute que les tomes suivants apporteront d'autres informations incriminantes sur le personnage principal. Le lecteur comprend mieux pourquoi il se retrouve ainsi tourmenté par le souvenir de Rébecca.

Pour nourrir cet environnement aussi macabre et létal, Pat Mills pioche aussi bien dans des éléments de culture populaire macabre que des légendes morbides. Le lecteur contemple une collection d'objets peu banale : le fusil qui a tué JFK, un calice de poison ayant appartenu aux Borgia, la corde de la pendaison du docteur Crippen, la dague avec laquelle Charlotte Corday a poignardé Murat. Le scénariste se sert dans le bestiaire des créatures monstrueuses, en leur attribuant un comportement violent et cruel. La première place est attribuée aux vampires qui dominent la chaîne alimentaire. Le lecteur voit donc défiler des noms connus comme (parfois sous forme d'amalgame) Élisabeth Bathory (épouse de Dracula), Caligula de Dracula, Robespierre, Attila de Dracula, Black Sabbat de Dracula (ex Aleister Crowley, inspiré par Aiwass). Il comprend bien la nécessité pour le scénariste de peupler rapidement ce monde si vaste, en recourant à des archétypes facilement identifiables par le lecteur. La force des dessins d'Olivier Ledroit élève ces personnages au-dessus des clichés en leur conférant immédiatement une présence dérangeante et formidable. Par contre il reste dubitatif quant à l'intérêt d'avoir un écoulement du temps à rebours, notion fumeuse (au moins pour l'instant) qui n'a pas d'incidence dans ce tome.

Non seulement, Pat Mills semble flatter les bas instincts du lecteur par une débauche de violence sadique, mais en plus il y ajoute une couche de sexualité agressive qui s'apparente à des conquêtes et à des défis (les jambes écartées d'Elisabeth Bathory), sans sensualité ni amour. Ce cocktail de sexe & violence est bien connu comme étant le plus petit dénominateur commun du divertissement. Mais dans le contexte de cette série, les actes sexuels ne sont pas dépeints dans une perspective de séduction ou d'érotisme. Ils ne relèvent pas non plus de la bestialité, mais d'une forme de rituel social débarrassé de toute dimension romantique. Il apparaît même une forme de perversion marquée puisque plus Claudia souffre, plus elle y prend du plaisir.

Comme à son habitude, Pat Mills intègre quelques touches humoristiques qui viennent offrir une petite respiration au lecteur, mais qui peuvent aussi paraître saugrenues dans le contexte du récit. Igor (le bossu servant de réserve à sang pour Heinrich Augsburg) remplit le rôle de bouffon, créature dont la vie ne tient qu'à un fil, commettant régulièrement des bévues. Dans ce tome apparaît le Dictionnaire du Diable (une référence à l'ouvrage d'Ambrose Bierce) qui était auparavant l'oiseau de compagnie de la goule Mère Terreur. Il sert de personnage bien pratique pour délivrer des explications, et ses réparties sarcastiques apportent également une touche d'humour.


Arrivé à la fin de ce deuxième tome, le lecteur s'interroge sur la raison pour laquelle il continuerait à s'infliger une lecture aussi macabre et noire. La dimension graphique de cette œuvre est hors norme. L'expérience visuelle est immersive comme jamais, avec des dessins qui ne sont pas que descriptifs. Olivier Ledroit représente des personnages et des lieux que le lecteur a l'impression d'avoir parcourus et même touchés tellement ses peintures sont organiques, donnant la sensation d'une expérience qui met en jeu plus que le seul sens de la vue. En outre le scénariste a installé une intrigue dont le lecteur se demande bien quelle direction elle va prendre, l'incitant à essayer d'anticiper, générant une dimension ludique à la lecture. Enfin, les 2 auteurs ont créé un monde inédit, parfois un peu brut de décoffrage, mais d'une grande richesse, avec une ambiance macabre et gothique à couper au couteau.

lundi 26 février 2018

Requiem - Tome 01: Résurrection

Je te dois la mort.

Il s'agit du premier tome d'une série indépendante de toute autre, qui a donné naissance à une série dérivée Claudia, chevalier vampire. Ce premier tome est initialement paru en 2000 (aux éditions Nickel, créée en 1999), écrit par Pat Mills, dessiné et peint par Olivier Ledroit. Pat Mills est un scénariste anglais, connu pour ses séries comme La grande guerre de Charlie, Sláine, ABC Warriors et bien d'autres encore. Il avait déjà collaboré avec Olivier Ledroit sur la série Sha (1996-1998), ce dernier s'étant fait connaître en illustrant les 5 premiers tomes (1989-1994) de la série Les chroniques de la Lune Noire de François Froideval.

Sur le front Est en 1944, un soldat allemand s'appelant Heinrich Augsburg est en train de passer de vie à trépas. Ses dernières pensées sont pour Rebecca (une femme juive). 2 ans plus tôt, ils étaient amoureusement enlacés sur un lit, dans une chambre d'hôtel à Berlin. Sur le champ de bataille un soldat russe s'approche d'Augsburg pour l'achever, avant de succomber ce dernier réussit à lui arracher des mains la photographie de Rebecca. Son dernier souvenir en mourant est celui de la dernière fois où il l'a vue : elle était emmenée par la Gestapo.

Une fois mort, il reprend connaissance sur une étrange planète appelée Résurrection, baignant dans une couleur rouge sang. Il voit une tête robotique dans le ciel s'approchant d'une horde de zombies et les intimant d'arrêter de piller les cadavres. Alors qu'une zombie s'attaque à Otto von Todt (un résurrectionniste, l'occupant du vaisseau), Heinrich Augsburg intervient et s'empare d'une arme à feu (appelée empaleur) pour lui sauver la vie. Von Todt prend Augsburg à son bord et l'emmène voir le sire vampire Cryptus qui lui propose de subir l'épreuve d'initiation du Lotus Noir pour devenir lui aussi un vampire.

Dès la couverture surchargée, le lecteur a la certitude qu'il s'apprête à découvrir un monde sans pareil. Cette série est née de la volonté de Pat Mills de faire des bandes dessinées à la française. Avant les années 2000, le marché de la bande dessinée française était auréolé d'une forme de sérieux, ce qui en faisait un graal pour des créateurs étrangers. En particulier, ils enviaient la liberté créatrice de feu le magazine Métal Hurlant, un marché s'adressant aux adultes, et un format luxueux (couverture rigide cartonnée et grand format), par comparaison avec les comics américain (papier journal) ou anglais (noir & blanc, magazines pour enfants ou adolescents) affligés d'une réputation infantile et de produit de consommation bon marché bon à être jeté une fois consommé. Après avoir réalisé les 3 tomes de la série Sha (également dessinée par Olivier Ledroit) publié par les éditions Soleil, Pat Mills avait créé sa propre société d'édition française, en collaboration avec Jacques Collin : Nickel éditions. 15 ans plus tard, la série Requiem a été rééditée par Glénat.


Cette couverture montre le personnage principal dans une armure finement ouvragée, avec un luxe de détails, une épée à la dimension gigantesque (avec un œil de Serpenthère) qui la rend impossible à manier dans la réalité, des chaînes, des pics et une croix inversée sur la joue droite. Il faut un peu de concentration pour détailler l'arrière-plan qui représente les gargouilles d'une sorte de cathédrale, dont le dessin se poursuit sur la quatrième de couverture (pour l'édition Glénat). Le lecteur se retrouve subjugué par le caractère obsessionnel de cette représentation attestant du temps passé par l'artiste sur ce simple dessin pour donner une consistance quasi étouffante à ces constructions tout en arcboutants et en gargouilles agressives. Le lecteur de bande dessinée sait qu'il est courant que la couverture soit soignée, mais que l'intérieur soit moins dense pour des raisons de temps de production (et de lisibilité). Les 2 premières pages intérieures forment un facsimilé d'un vieux grimoire, avec des textes dans une écriture cursive indéchiffrable et des crayonnés évoquant des anatomies contre-nature. Elles établissent avec succès une ambiance macabre et gothique.

Le lecteur entre alors dans la bande dessinée proprement dite, soit 47 pages très denses. L'artiste réalise ses dessins, avec un mélange de surfaces détourées par un trait encré et de peinture directe. L'ambiance est étouffante dès la deuxième page. Olivier Ledroit n'est ni adepte de la ligne claire, ni du minimalisme ou de l'épure, ni du sous-entendu. Ses personnages humains présentent une morphologie normale, mais des visages marqués par des émotions intenses, souvent la colère ou la rage. Il représente souvent les bouches comme entrouvertes, laissant voir les dents de l'individu. Le registre des expressions des visages n'est pas très étendu, ce qui est en phase avec la nature du récit et les situations dans lesquelles se trouvent les personnages.

Dès ce premier tome, l'imagerie de la série est hallucinée et morbide, sans concession. Une fois passée la première séquence sur Terre, les personnages montrent souvent leurs dents, un signe d'agressivité, certaines étant taillées en pointe (et pas seulement les canines des vampires). Les armures des chevaliers sont à base de cuir et de métal, évoquant aussi bien l'imagerie des groupes de death metal les plus extrêmes, que les tenues de dominatrices dans un donjon sadomaso. Les motifs de la tête de mort et de la croix renversée sont présents à chaque page, martelant la sensation morbide. Les autres créatures rencontrées sont soit répugnantes (les zombies dépecés, toutes dents dehors), ou grotesques et dérangeantes (le sycophante Igor, et ses dents en pointe peu réalistes).


Ces individus évoluent dans un environnement défavorable à la vie par bien des aspects. Pour commencer, Olivier Ledroit compose des pages denses peu accueillantes. Il peut s'agir de la teinte dominante rouge (justifiée par la nature de la planète des Limbes), ou de l'impression globale donnée par chaque page. Chacune d'elle donne une impression de surcharge, empêchant d'en saisir le sens global, nécessitant de s'impliquer complètement dans sa lecture. Certains éléments visuels détonnent complètement, contraignant le lecteur à faire l'effort conscient de les accepter dans toute leur bizarrerie, leur côté déplacé. Cette dimension de la lecture se trouve renforcée par le choix de Pat Mills d'aller à contrecourant du sens commun, ne serait-ce qu'avec ce concept déconcertant du temps qui s'écoule à l'envers. Ensuite, il y a très peu de blanc sur chaque page, l'artiste utilisant toute la surface qui lui est donnée pour inclure des informations visuelles. Il contraint ainsi le lecteur à passer du temps pour déchiffrer ce qui est représenté, car ce dernier ne peut pas assimiler rapidement le contenu principal d'une case, et éventuellement s'affranchir de regarder les détails, au risque de ne pas comprendre la scène en n'ayant pas assimilé ou repéré un élément important donnant du sens à ce qui est montré. La structure des cases ne hiérarchise pas les informations visuelles, tout est signifiant.

L'histoire repose sur un concept surnaturel et ésotérique : le personnage principal ayant passé de vie à trépas se retrouve sur la planète Résurrection où il devient un chevalier vampire. La force des images donnent une consistance incroyable à cette idée. La force de la vision d'Olivier Ledroit est d'imaginer des visuels à la démesure du point de départ. Il se sert de nombreuses techniques diverses et variées pour attester du caractère surnaturel des environnements. Il peut s'agir d'une composition de page dans laquelle un crâne trône en fond de planche, avec une forme ni humaine ni animale, baignant dans une lumière rouge évoquant le sang, au milieu d'un disque portant des inscriptions indéchiffrables sur son pourtour. Certes il ne s'agit que de poncifs visuels éculés, mais leur arrangement leur confère une conviction renouvelée. De même l'arrivée d'Heinrich Augsburg sur Résurrection s'effectue sur une plaine saturée de lumière rouge, avec des ossements éparpillés partout. Même si le lecteur ricane devant cette imagerie un peu naïve, il finit par y succomber à force d'accumulation.

À chaque planche, l'artiste conçoit une construction différente pour s'adapter à ce qui y est raconté. Il ne reproduit jamais 2 fois le même agencement de case, ce qui accentue encore l'effort de lecture des images pour le lecteur. Il apporte le même soin maniaque pour la conception et la représentation des décors. Le lecteur n'a pas l'impression d'un film de série Z avec un budget fauché, ni même d'un blockbuster avec un budget sans limite pour les effets spéciaux. Il a tout simplement l'impression que l'artiste représente des lieux existants, tellement est forte leur cohérence, à a fois spatiale, architecturale, mais aussi celle des accessoires. C'est débile un pistolet lance-pieux qui fait le bruit "Tepess" chaque fois qu'on tire ? Non, c'est logique que dans un environnement peuplé de vampires, une arme adaptée y ait été créée et développée, et que le principe de propulsion du projectile fasse un bruit d'air comprimé évoquant le patronyme de Dracula. C'est idiot une planète avec des mers de sang ? Non, c'est normal pour un monde accueillant les âmes des damnés. C'est crétin des runes cabalistiques sur les murs ? Non, c'est l'expression des forces qui courent dans ce monde. Ça n'a pas de sens ces constructions gothiques ? Au contraire, c'est l'expression des tourments intérieurs qui ont conduit ces âmes sur Résurrection.

Au fur et à mesure des séquences, le lecteur s'immerge dans un environnement sans concession. Il doit s'y adapter ou se résigner à refermer l'ouvrage. Les visions d'Olivier Ledroit sont dantesques et monumentales, et le scénario est à la fois très linéaire et imprévisible. L'intrigue tient sur un timbre-poste : l'âme d'un officier allemand mort sur le champ de bataille pendant la seconde guerre mondiale se retrouve dans une dimension spirituelle où il va être initié pour devenir chevalier-vampire, puis partir accomplir sa première mission. Le scénariste y mêle une vague histoire d'amour à l'importance indiscernable, avec une notion de hiérarchie dans l'ordre de ces Limbes. Pat Mills est un scénariste qui ne fait pas non plus de concession à la bienséance, encore moins aux codes établis de la narration. Pour lui aussi, son récit est à prendre ou à laisser en l'état.



Par la force des choses, ce premier tome présente la situation, introduit les personnages et explique les règles du jeu. Le scénariste met en place toute une batterie de bidules ésotériques dont le lecteur éprouve les plus grandes difficultés à croire qu'il doive les prendre au sérieux. L'idée d'une vie après la mort ne semble pas faire partie du credo du scénariste, et certainement pas sous cette forme aussi baroque. De fait il pioche dans la littérature de genre pour alimenter sa création : créatures surnaturelles (vampires, loups garous, zombies, goules), armes improbables (pieux pour vampire, épée démesurée et impossible à manier), rituels en tocs (signes cabalistiques inventés, croix renversée sans référence aux différentes formes de satanisme), concepts flous pour en mettre plein la vue (Séfiroth obscure, opium noir, runes de Malédiction), vocabulaire macabre et creux (nécro-garde, empaleur, archéologiste, Maîtres de l'infini, tempête chaotique, etc.). Mais il se produit le même phénomène qu'avec les illustrations, la débauche d'artifices finit pas créer une ambiance malsaine, de par son usage systématique et obsessionnel.

À quelque page qu'il se trouve, le lecteur ne peut échapper à la rigueur macabre et glauque du récit, du départ avec un champ de bataille jonché de cadavres, à la fin avec une scène de bataille hallucinée, en passant par le visage d'Hitler avec des crocs acérés, le rituel de mutilations infligées à Heinrich Augsburg pour son initiation, ou la proue sculptée des vaisseaux volants. Il n'y a pas de respiration comique, de touche d'humour pour introduire une bouffée d'air frais. Même le concept d'huile solaire pour protéger la peau des vampires devient la marque d'un environnement qui est néfaste à la vie de ces individus. Le lecteur a alors bien du mal à éprouver de l'empathie pour quelque personnage que ce soit, chacun incarnant une ou plusieurs facettes d'une pulsion morbide, du fardeau de la culpabilité, de la persévérance dans un mode de vie agressif et destructeur.


Le lecteur ressort de ce premier tome (sur 12 de prévus) totalement déboussolé. Il apprécie de pouvoir revenir à une réalité finalement moins morbide que celle dans laquelle il s'est retrouvé immergé. Il n'a aucune idée d'où se dirigera le scénario par la suite (certainement que l'amour de Heinrich Augsburg pour Rebecca jouera un rôle quant à son avenir). Il n'est pas très sûr d'avoir tout compris aux règles de cette série : pourquoi le temps s'écoule-t-il à l'envers ? Quelle est la place et le rôle de Sire Vampire Cryptus dans l'ordre des choses ? À quoi servent les chevaliers vampires ? Par contre, il en ressort subjugué par la force de conviction des illustrations, par l'absence de compromis de la narration de Pat Mills. Ce premier tome propose de découvrir un Univers totalement original (bien qu'il emprunte son imagerie à tout un surnaturel de pacotille), aux côtés d'individus n'engendrant aucune sympathie, reposant sur une idée directrice d'une solidité à toute épreuve.

dimanche 25 février 2018

Sociorama : La fabrique pornographique

Betty et Howard débutent dans le milieu pornographique.



Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de 158 pages, initialement parue en 2016. Elle a été réalisée par Lisa Mandel, une auteur de bandes dessinées (par exemple Crazy seventies : De 1974 à 1982 souvenirs infirmiers ou Princesse aime princesse). Pour cet ouvrage, elle a adapté une enquête sociologique de Mathieu Trachman : Le travail pornographique.

Howard est un grand Black bien galbé qui est vigile dans un grand magasin de fringues Les Galeries Farfouillettes (toute ressemblance avec une enseigne existante est certainement voulue). Le soir dans son petit appartement, il aime bien mater du porno, et il voue une grande admiration à l'actrice Paméla. Le week-end, il se rend à Eroland, le quatrième salon de l'érotisme, où il peut aborder Paméla qui lui propose de venir tenir un petit rôle (mais pas de figurant) dans sa prochaine production (juste la semaine suivante). Ça se passe plutôt bien pour Howard qui tient la distance.

Aux Galeries Farfouillettes, il fait la connaissance d'une vendeuse prénommée Betty, et ça se passe plutôt bien avec elle, dès le premier soir au lit. De fil en aiguille, il lui parle de son deuxième boulot, et du fait qu'il va aller tourner en Espagne, tous frais payés et rémunéré, avec le réalisateur Franky. Pas coincée, elle accepte de l'accompagner, et même de tourner quelques scènes, mais exclusivement avec lui. Sur place l'ambiance est détendue et professionnelle. Outre l'assistant réalisateur-technicien son & lumière, il y a la photographe, le script monteur et 4 autres acteurs : Tania (qui a écrit le scénario), José, Delby & Marcello (un couple hongrois).

En 2016, Lisa Mandel a lancé la collection Sociorama chez Casterman, en partenariat avec la sociologue Yasmine Bouagga. Le principe de cette collection est d'adapter en bande dessinée les recherches de sociologues. Il ne s'agit pas d'une adaptation littérale de l'ouvrage, ou de vignettes servant à l'illustrer, mais d'une histoire originale permettant d'exposer les éléments de recherche. En ce qui concerne le présent ouvrage, l'auteure a choisi de mettre en scène un homme (Howard) et une femme (Betty) se connaissant depuis peu, et faisant leurs débuts dans l'industrie pornographique, en tant qu'acteurs. Il y a donc bien une trame narrative dans laquelle ils effectuent leurs premières fois (premier tournage, première soirée en club échangiste, premier tournage sur un site à l'étranger, premiers échanges d'expérience avec d'autres acteurs, etc.) qui se prêtent régulièrement à des observations sociologiques sur ce milieu professionnel.




Lisa Mandel réalise des dessins professionnels, à l'apparence assez simple. Les doigts des personnages restent à l'état de saucisses allongées, sans ongles, sans phalanges. Les pieds sont des gros pâtés informes. Il ne s'agit donc pas de réaliser des dessins photoréalistes, mais de rendre l'impression donnée par les personnages. De fait, chaque homme ou femme a une apparence physique légèrement arrondie, simplifiée, les rendant immédiatement sympathiques. Les femmes ont bien sûr une poitrine avec un bonnet important, des seins tout ronds et proéminent. Les hommes présentent une musculature bien développée, voire sont des culturistes. Les uns comme les autres sont épilés et rasés, il ne reste plus trace de toison pubienne, si ce n'est à de rares occasions un petit ticket de métro. Les yeux sont presque systématiquement des ronds avec un point noir au milieu. Les bouches sont en forme d'ovale étiré (souvent avec un sourire), les dents sont rarement représentées. Pour autant, chaque personnage se distingue facilement d'un autre, par sa couleur de peau, sa couleur et sa coupe de cheveux, sa taille, et parfois sa morphologie.

Le lecteur côtoie donc des individus de différentes origines généralement souriant, dont l'apparence indique un certain contentement de la vie qu'ils mènent. Le lecteur comprend dès la couverture que l'artiste ne joue pas la carte de l'hypocrisie visuelle, et que les actes pornographiques sont représentés de manière explicite, voire en gros plan pendant les tournages. Elle reprend donc les codes des films pornographiques et les montre tels qu'ils existent : sexe masculin en érection, fellation, pénétration vaginale, pénétration anale, éjaculation faciale, etc. Elle affine son trait pour les plans de tournage, pour devenir un peu plus réaliste. Il ne s'agit d'émoustiller le lecteur mais de montrer concrètement le plan, en conservant le point de vue des acteurs. Lisa Mandel a donc réalisé un travail de réflexion en amont pour définir son approche graphique, et l'adapter à la nature du sujet. Ce choix de rendre compte des techniques professionnelles des acteurs pornographiques apportent de la crédibilité à son propos, et a pour conséquence d'inscrire son propre ouvrage dans un registre également pornographique, graphiquement explicite. Ainsi un quart de l'ouvrage est consacré à représenter des tournages de films ; d'un autre côté, il y a beaucoup de phylactères.

La raison d'être de cet ouvrage étant d'évoquer la sociologie du milieu pornographique, il comprend également de nombreuses scènes de dialogue et d'explications habillées sous forme de monologue. Les pages comprennent donc souvent des scènes de dialogue, sans tomber dans des enfilades interminables de cases ne contenant que des têtes avec des phylactères. L'artiste varie les angles de vue, évite les plans trop rapprochés, contextualise la scène avec un ou deux accessoires, et plante le décor au moins en début de séquence. Ainsi le lecteur n'a pas l'impression de lire des dialogues dénués d'intérêt visuel, même quand les bulles occupent 50% de la page.

Lisa Mandel met en scène 4 personnages principaux. Il y a les nouveaux Betty et Howard qui découvrent le milieu, les compétences professionnelles, les conditions de travail, et il y a Franky (le réalisateur producteur d'une quarantaine d'années) ainsi que Tania (une actrice de 32 ans avec 12 ans de métier qui réfléchit à une reconversion tout en restant dans le milieu). L'auteure a donc choisi le dispositif qui consiste à faire expliquer les conventions et les pratiques professionnelles à 2 nouveaux. Il apparaît rapidement que l'histoire personnelle de Betty et Howard ne sera pas abordée. Il s'agit de 2 jeunes gens de bonne composition, d'humeur égale, souhaitant bien faire leur travail, sans attache familiale, sans problèmes. La motivation d'Howard réside dans la volonté de sortir d'un métier de base purement alimentaire (vigile), ainsi qu'un goût pour le sexe et une envie d'avoir des relations avec les actrices qui le font bander. La motivation de Betty est des plus floues. Elle apprécie le plaisir que lui procure les relations sexuelles, et elle a envie d'expérimenter. Elle apprécie la bonne humeur qui règne pendant les tournages, et la possibilité de franchir les étapes progressivement.

Betty et Howard fournissent donc le minimum comme point d'ancrage pour le lecteur pour qu'il puisse s'identifier à eux. Il ne s'agit guère plus que d'un minimum car il s'agit de 2 beaux jeunes gens, sans inhibition particulière, sans problème de santé, sans histoire personnelle, sans aspiration, juste curieux et prêts à profiter du moment présent, sans aller jusqu'à être dépendants de l'acte sexuel. Le récit permet à l'auteure d'aborder de nombreux aspects de cette industrie, en restant au niveau des acteurs et du réalisateur. La question des salaires est abordée, mais guère détaillée, le lecteur en ressort avec une vague idée de ce qu'un acteur peut gagner par tournage. Par contre, il n'y a aucun élément sur le bénéficie dégagé par le réalisateur, sur les modalités de distribution du film, sur le budget, sur les salaires des autres membres de l'équipe (photographe, monteur, etc.). La protection sociale et la couverture santé des acteurs ne sont pas non plus détaillées, juste vaguement évoquées au détour d'une seule phrase. Il n'y a pas non plus de problèmes relationnels sur les tournages, juste un acteur un peu grossier en dehors du tournage.




Les propos de Lisa Mandel se concentrent donc sur le traitement différent des femmes et des hommes (les premières étant mieux payées, mais leur carrière étant beaucoup plus courtes car les spectateurs réclament de la chair fraîche), sur la distinction entre accouplement à titre professionnel et relation sexuelle dans la sphère privée. En particulier, elle montre comment les prises de vue des films exigent une grande souplesse de la part des acteurs pour que le spectateur puisse avoir une vue dégagée. Elle évoque rapidement l'origine de la profession dans les années 1970, la première qualification historique des acteurs en tant que cascadeurs, et l'impossibilité de remplir les conditions pour être reconnu comme intermittent du spectacle (pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la morale). Elle évoque la fluctuation des goûts du public, justifiant ainsi une forme discrète (mais bien réelle) de racisme dans les productions. Elle établit l'écart qui existe entre le professionnalisme français et celui américain.


À la fin du tome, le lecteur quitte avec regret les personnages qui étaient sympathiques, même si assez superficiels. Sa représentation mentale des acteurs pornographiques a évolué, vers une approche plus professionnelle, assez exigeante en termes de compétences physiques et sexuelles (tenir l'érection, maîtriser l'éjaculation féminine). Par contre, il en ressort avec une impression de société sans réel problème, sans conséquence particulière du métier sur ceux qui l'exercent, sans vision économique du fonctionnement capitaliste de ces outils de production. Par contre, il a bénéficié d'une présentation sans hypocrisie, débarrassée de tout point de vue moral, mais aussi de tout point de vue psychologique. 4 étoiles pour un ouvrage qui permet de découvrir un pan de l'industrie cinématographique pornographique, mais qui reste très finalement très édulcoré, plus une initiation qu'une véritable étude sociologique.

samedi 24 février 2018

Platon La gaffe, Survivre au travail avec les philosophes

Survivre ou vivre au travail ?

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013, écrit par le philosophe Charles Pépin, avec des pages de BD réalisées par Jul. Ce tome est sorti entre La planète des sages, tome 1 (2011) et La planète des sages, tome 2 (2015).

Le tome commence par un organigramme de la société Cogitop, comprenant 34 philosophes, affectés aux différents services comme le comité de direction, le service des ressources humaines, la comptabilité, le service de reprographie, ou remplissant des fonctions comme chargé de clientèle, juriste, contrôleur de gestion, délégué syndical, etc. L'ouvrage est structuré sur une alternance de 2 pages de bandes dessinées de Jul, suivies par 2 pages de texte de Charles Pépin (bénéficiant d'un petit dessin en haut de la première page).

C'est l'histoire d'un stagiaire nommé Kevin Platon qui arrive dans les locaux de l'entreprise Cogitop pour y effectuer un stage. Cogitop est une entreprise prestigieuse de communication. Il est accueilli par Jean-Claude Socrate, l'un des cadres de Cogitop. Socrate commence par présenter La Gaffe au responsable du personnel (Lionel Nietzsche) qui essaye de lui refourguer son bouquin (Par-delà le bien et le management). Puis il lui demande d'aller lui chercher un café à la machine à café. C'est Jean-Jacques Rousseau qui le conduit jusqu'à son poste de travail. Par la suite, le jeune stagiaire découvre le monde de l'entreprise, du système de vidéosurveillance (sous la responsabilité de Michel Foucault), au bourrage papier de la photocopieuse, en passant par la secrétaire peu commode (Thérèse d'Avila) du patron (Jean-Philippe Dieu) inaccessible. Le stage se déroulera jusqu'à un pot organisé par le chef, et le retour à la mise à disposition sur le marché du travail.

Il faut bien le reconnaître le lecteur est d'abord attiré par les pages de bande dessinée, faciles à lire, drôles et enlevées, fournissant un point d'entrée accessible et divertissant dans un ouvrage au thème austère et peut-être même inquiétant. S'il a déjà lu un tome de la Planète des Sages, il connaît déjà les points forts de l'écriture de Jul. Cet artiste dispose d'un talent quasi surnaturel pour capturer l'apparence des individus qu'i représente, en exagérant les caractéristiques de leur visage jusqu'à la caricature, tout s'appropriant leur représentation iconique passée dans l'imagerie populaire. Impossible d'oublier la moustache de Friedrich Nietzsche après avoir lu cet ouvrage (et ses sourcils).



L'enjeu pour Jul est assez complexe puisqu'il doit à la fois fournir une trame narrative s'étendant sur l'ensemble de l'ouvrage, et servir de support pour les pages de texte. Dès les premières séquences, il apparaît comme une évidence que les 2 auteurs ont collaboré de manière très étroite. Dans un premier temps, le lecteur du haut de sa suffisance présomptueuse se dit que Jul a largement aidé Charles Pépin, en lui écrivant ses titres, et en lui passant une ou deux blagues par chapitre. Il se fait également la remarque que Pépin lui a rendu la pareille en lui procurant des petites phrases, ou une idée majeure par philosophe pour ses pages de bandes dessinées. Indépendamment de la réalité de cet échange de bons procédés, le résultat final est bien plus intégré qu'un simple coup de main de l'un pour la partie de l'autre. Les pages de BD racontent autant de moments de l'expérience professionnelle du stagiaire (la machine à café, la photocopieuse, les pots, l'utilisation des ressources de l'entreprise à des fins personnelles), dans lesquelles chaque rencontre avec un autre employé / philosophe éclaire cette pratique de manière naturelle. De la même manière, les pages de texte construisent sur la base des 2 pages de BD précédentes, pour analyser cette pratique à a lumière de plusieurs courants de pensée.

En ce qui concerne les pages de BD, Jul commence par utiliser une structure rigoureuse de 8 cases par page, 4 rangées de 2. Par la suite, il s'autorise des variations fondant 2 cases en une seule sur une ou plusieurs rangées. Il commence par détourer chaque case par une bordure tracée à main levée, mais assez régulière, puis s'affranchit de ces bordures dès la page 13, laissant les dessins juxtaposés les uns à côté des autres, sans séparation matérialisée par un trait. Ces pages de BD s'inscrivent dans le registre de la comédie de situation, reposant essentiellement sur les dialogues. L'artiste conçoit donc ses cases en conséquence, privilégiant les personnages et leur langage corporel.

Les décors et les accessoires ne sont donc représentés que de manière sommaire, et quand il y a interaction avec les personnages. Cette approche graphique permet de focaliser l'attention du lecteur sur la famille de l'objet ou sa fonction, plutôt que sur une marque particulière. Ainsi il reconnaît sans difficulté l'objet photocopieur, sans pouvoir en identifier le modèle ou la marque, encore moins les différentes options. Il en va de même pour la machine à café ou le dérouleur de papier toilette (séquence saugrenue de Descartes sur les toilettes). Dans le même ordre de simplification, le lecteur reconnaît immédiatement l'écran, la souris et le clavier, même si ce dernier ne comprend qu'une quinzaine de touches, grossièrement délimitées par des gros traits rapides.



Il y a beaucoup d'humour, dans des registres de comique différents. Il y le gag en fin de séquence qui peut reposer sur un jeu de mots (la période d'essais, de l'employé Montaigne), sur un comportement (le coup de pied de Nietzsche pour faire redémarrer la photocopieuse), une référence culturelle décalée (Diogène entamant une chorégraphie en s'exclamant Gangnam Style), une interprétation au premier degré d'une expression (Jacques Derrida se livrant à une déconstruction du photocopieur, en le démontant). En y prêtant attention, le lecteur se rend compte que l'artiste a également disséminé quelques gags visuels, comme l'affiche présentant l'employé du Moi (à savoir Sigmund Freud, page 6).

Chacune de ces 22 séquences de 2 pages dépasse le simple dispositif du gag, ou de la chute comique à la dernière case. Jul réalise des gags drôles, tout en établissant la trame narrative, basée sur la découverte d'employés de l'entreprise, ou de situation de travail. De séquence de BD en séquence de BD, il aborde différentes situations de travail de bureau. La mise en situation correspond à une société de prestations intellectuelles, il n'y a pas de tâches manuelles, ou artisanales, ni de fabrication d'un produit matériel. Il y a également une forme discrète de progression narrative, puisqu'au fur et à mesure certains employés font référence à des situations déjà vues, ou à d'autres employés déjà rencontrés. Il y a une forme de clôture puisque l'ouvrage se termine avec la fin du stage de Kevin Platon, dans des circonstances un peu particulières. L'intérêt principal de l'ouvrage ne réside pas dans son intrigue, mais elle n'est pas totalement inexistante. Jul (et Charles Pépin) a réussi à introduire une forme de tension narrative, contre toute attente.

L'ouvrage commençant par une séquence de 2 pages de BD, le lecteur arrive sur la première séquence de texte, avec le sourire aux lèvres, et dans une disposition d'esprit plutôt bienveillante, tout en se demandant ce que Charles Pépin va lui servir. Sans surprise l'auteur se réfère aux philosophes intervenant dans les pages de BD, en évoquant un de leurs concepts majeurs, appliqué au monde du travail. Il peut s'agir d'une utilisation directe (Max Weber pour justifier la nécessité du travail, sa valeur), d'une projection d'une démarche (le marteau de Nietzche pour (1) casser, (2) sonder et tester les réactions, (3) réparer en se servant de cet outil). Il peut aussi s'agir d'une contextualisation plus globale, par exemple sur la notion de travail du point de vue des penseurs grecs de l'antiquité. À de rares reprises, l'auteur se sert de la situation de travail pour critiquer une approche philosophique, c'est ainsi que l'apparition de Bernard-Henri Lévy donne lieu à des remarques acerbes non dénuées d'humour sur la tyrannie de l'urgence. Enfin, il peut analyser un aspect du travail en croisant plusieurs points de vue philosophiques, comme il le fait pour le caractère répétitif du quotidien professionnel.



Finalement ce regard sur le monde du travail s'avère assez gentil. Les auteurs ne partent pas de situation de souffrance au travail, n'évoquent ni le chômage ni les risques psychosociaux. Ils évoquent des situations banales avec humour et perspicacité, pour leur donner un éclairage philosophique à l'aune d'un ou plusieurs courants de pensée, offrant ainsi au lecteur une prise de recul étonnante et éclairante. Il ne s'agit pas de donner des clefs de compréhension pour lui permettre d'acquérir un avantage stratégique sur ses collègues, mais plus un regard sur le sens à donner à l'organisation, l'obéissance, les relations sociales dans le milieu professionnel (de bureau). Néanmoins il ne s'agit ni d'un ouvrage sociologique, ni économique, ni historique, ni politique.

Toutefois il se produit un phénomène singulier au cours de la lecture. Le texte en page 19 aborde la question des bureaux en espace partagé (open space), le confrontant aux idées de Diogène et Montaigne. Le lecteur le plus perspicace détecte alors un deuxième niveau de lecture. Un lecteur plus terre à terre aura besoin d'encore un ou deux chapitres pour en prendre conscience. Mais arrivé à la page 23, le doute n'est plus permis. Ce texte aborde la dimension philosophique de la surveillance au travail, celle qu'exerce le chef sur ses subalternes, ou qu'il délègue à des encadrants intermédiaires. Charles Pépin invoque Michel Foucault et Blaise Pascal, et l'argumentaire dérive vers le travail en temps qu'occupation, et l'encadrement en tant que regard de Dieu. Il devient alors manifeste que le terme société (employé pour désigner la structure de la Cogitop) peut aussi s'entendre comme un assemblage d'êtres humains unis par des lois. Il ne s'agit plus alors simplement de survivre au travail (comme le propose le sous-titre de l'ouvrage), mais d'envisager quelques mécanismes de la société des hommes. Ce deuxième niveau de lecture se retrouve à chaque chapitre, et est confirmé de manière explicite lorsque Charles Pépin évoque l'invention de la notion de vie privée (page 59).


Qu'il ait lu ou pas les autres ouvrages de Jul et Charles Pépin, le lecteur est vite séduit par la forme de l'ouvrage (des pages de BD, des textes courts) et sa promesse de fournir un éclairage philosophique aidant à survivre au travail. Il prend un grand plaisir à l'humour protéiforme et intelligent de Jul, ainsi qu'aux jeux de mots des titres des pages de texte, et à l'écriture concise et dense sans être lourde ou indigeste de Charles Pépin. Il apprécie le recul que lui fournit l'éclairage de Charles Pépin sur le quotidien professionnel, et il s'amuse de l'intelligence des mises en situation imaginées par Jul. Il voit 2 auteurs qui ont travaillé en étroite collaboration, à tel point qu'il devient impossible de dire où s'arrête le travail de l'un et où commence celui de l'autre, et mieux encore au point que BD et textes soient complémentaires, se répondent et s'enrichissent. Au bout de quelques séquences, il prend également conscience que ces analyses rapides à partir de concepts de grands philosophes s'appliquent aussi bien à la vie de bureau, qu'à la vie en société, dans d'autres formes de socialisation. Il mesure la culture des auteurs et leur capacité de réflexion à plusieurs reprises, et en particulier au clin d'œil qu'ils adressent à Gaston Lagaffe, en s'appropriant le gag sur les contrats de monsieur De Mesmaeker.

vendredi 23 février 2018

Watertown

Sous le voile terne du quotidien

Il s'agit d'un récit complet en 1 tome comprenant 85 pages de bandes dessinées. Il est initialement paru en 2016 et il est l'œuvre de Jean-Claude Götting qui en écrit le scénario et a réalisé les dessins et la mise en couleurs.

L'histoire se déroule dans les années 1950, dans la petite ville de Watertown aux États-Unis. Philip Whiting est un modeste employé d'une compagnie d'assurances Barney & Putnam. Ce jour-là, comme tous les autres, il achète un muffin à la boulangerie. Maggie Laeger, l'employée qui lui sert, lui déclare que le lendemain elle ne sera plus là. Le lendemain elle n'est plus là, et monsieur Clarke, le propriétaire de la boulangerie, meurt écrasé par une étagère qui s'était détachée au-dessus de son plan de travail.

2 ans plus tard, Philip Whiting est persuadé d'avoir reconnu Maggie Laeger, tenant un magasin d'antiquité à Stockbridge, et portant le nom de Marie Hotkins. Lors du vide-grenier annuel de Stockbridge, il lui achète un album de souvenirs, contenant encore les photographies de son ancien propriétaire. Elle lui déclare ne l'avoir jamais vu. Philip Whiting rentre chez lui, parcourt l'album photo, acquiert la conviction qu'il a appartenu à Maggie / Marie. Il se rend compte qu'il y a eu plusieurs disparitions soudaines autour de Marie Hotkins. Il décide de mener l'enquête.

Le lecteur découvre ce tome avec une couverture énigmatique : un homme avec un chapeau qui ne le regarde pas dans les yeux, un fond mangé de blanc qui semble être composé de nuages, des rameurs faisant de l'aviron sur une rivière, sans barreur. Le lecteur note également que chaque espace délimité par les traits d'encrage est comme brouillé par une pellicule grisâtre. Effectivement, tout du long du récit, chaque page est ternie par ce voile qui n'est pas homogène, qui affecte chaque case, mais pas chaque surface et pas de manière uniforme. Il semble que la perception de la réalité soit brouillée par ce voile, et soit quelque peu assombrie par cette caractéristique graphique. Mais ces mêmes éléments gris et noirs servent également à figurer la texture des surfaces et à modeler leur volume, ce n'est donc pas un simple voile qui obscurcirait la vision du lecteur ou du personnage.



L'auteur a choisi de raconter son récit sur la trame d'une enquête de type policière. Il n'y a pas de scène d'action, de course-poursuite, d'arme à feu. Les morts se passent hors cadre des cases, et même hors temps présent du récit, elles ne sont qu'évoquées une fois survenues, sans image du cadavre ou du défunt. Le personnage principal n'a rien d'un homme viril, beau et musclé, ce n'est pas un héros d'action ou un individu remarquable par sa culture ou son milieu social. Jean-Claude Götting s'est attaché à prendre un employé de bureau subalterne, en tout cas sans traumatisme particulier, sans revanche à prendre, sans ambition, sans femme ou enfant. Le lecteur apprend de lui qu'il vit seul dans un appartement qui n'a rien de remarquable, qu'il rend occasionnellement visite à son frère Hank (mariée à Polly) dans la ville voisine à Stockbridge, qu'il apprécie de boire une bière de temps à autre et de pêcher sur le lac avec son frère. Le lecteur ne se prend pas d'affection pour lui, mais il se prend au jeu de sa curiosité pour Maggie Laeger, et pour ce que laisse entrevoir le contenu de l'album de photographies.

L'acquisition de cet album de photographies apparaît encore plus étrange que le comportement subodoré de Maggie Laeger. Dans une interview, l'auteur a indiqué qu'il avait lui-même acquis un tel objet, dans lequel se trouvaient des photographies de famille de son précédent propriétaire, ce qui a fait germer en lui l'idée de cet album. Parcourir cet album de famille ouvre une fenêtre dans la vie intime de quelques personnes, au travers de photographies peu nombreuses, l'apogée de la curiosité étant atteint lorsque Whiting découvre une légende pour une photographie qui a été enlevée. Assez taquin, l'auteur consacre un dessin pleine page à la représentation de cette page vide, avec sa légende orpheline en-dessous, dans une forme d'ironie facétieuse, amenant le lecteur à s'arrêter sur une page vide et grise.

Le lecteur est séduit par cette forme d'enquête naturaliste, relevant surtout de la curiosité du personnage principal. Il n'y a pas de menace sous-jacente, pas de risque que Maggie Laeger récidive (quoi qu'elle est réellement fait d'ailleurs). Philip peut donc mener son enquête à son rythme, en fonction de ses intuitions, des personnes à qui il peut demander de l'aide, de son courage à aller à la rencontre d'un éventuel témoin, et même en fonction de ses jours de congés. L'auteur prend également le temps d'établir les environnements traversés ou habités par Whiting.



Le lecteur éprouve immédiatement l'impression de se trouver dans un coin tranquille (et presque sans histoire) des États-Unis. Il y a la devanture du marchand de muffins banale et classique, les maisons de banlieue simples et bien rangées, la pompe à essence tout droit sortie d'un film des années 1950, ou encore le mobilier fonctionnel et austère du cabinet d'assurances. La partite de pèche se déroule à bord d'une barque sur un étang calme et tranquille. Le lecteur ressent le sentiment de se mettre au rythme de la vie du personnage principal et des individus qu'il rencontre.

Jean-Claude Götting raconte son récit en mettant Philip Whiting au centre de toutes les scènes. Il adapte sa représentation au moment donné, que ce soit sa tenue vestimentaire ou la fatigue de son visage (rasé ou non). Le lecteur découvre donc cette histoire par les yeux du personnage principal. Le texte qui court sous certaines cases lui permet de prendre un moment de recul par rapport à ce que lui montre les images, et par rapport aux propos tenus par Whiting. L'auteur fait en sorte que le lecteur se pose des questions sur les conclusions de Whiting. S'est-il vraiment passé quelque chose ? L'accident survenu à Dennis Palowan est-il normal ou a-t-il été provoqué ? Il n'en demeure pas moins que le comportement de Maggie Laeger et son changement de nom n'est pas banal.

Le rythme posé de la narration finit par ressembler à de la langueur. Effectivement, le lecteur apprécie de pouvoir admirer une belle voiture, la statue de Paul Bunyan, l'aménagement d'une restaurant (diner) à l'américaine, le calme du lac etc. Mais il constate également que la densité narrative n'est pas très élevée, souvent 4 cases par page, parfois seulement 3, de rares fois un peu plus, aucune péripétie. D'un autre côté, cela lui permet de ressentir l'état d'esprit de Philip Whiting. Il dispose ainsi du temps nécessaire pour réfléchir à ce qu'il lit, ou tout du moins pour que se forment des associations d'idées. Pourquoi l'auteur a-t-il mis une statue de Paul Bunyan en dessin pleine page pour illustrer le début du chapitre 3 ? Certes, il peut s'agir d'une statue décorative à l'entrée de la ville de Stockbridge, mais est-ce tout ? Le lecteur peut choisir d'y voir une influence culturelle sur Philip Whiting. L'esprit de ce dernier a enregistré le souvenir de cet individu aux accomplissements exceptionnels et il se dit que lui aussi il a un rôle sortant de l'ordinaire à jouer.



Au fil des séquences, le lecteur s'interroge également sur la place donnée par l'auteur à l'élément liquide. Il y a le lac, la rivière, la bière, du thé, un plan d'eau non identifié avec des voiliers dessus. Faut-il y voir un symbole du temps qui passe (la rivière), de dissimulation (quelque chose au fond du lac ?), d'un liquide vital ou qui vient donner plus de goût ? Il n'y a pas de réponse. À nouveau l'auteur semble donner des éléments au lecteur pour qu'il se fasse sa propre idée, pour qu'il puisse éprouver les sensations de Philip Whiting, dans les différents environnements où il se trouve. Ce dispositif fonctionne bien, puisque le lecteur s'aperçoit qu'il ressent l'inconfort et le désagrément que ressent le personnage principal. Il se rend compte du dérèglement de son train-train. Il se demande comment un individu aussi normal, effacé et presque timoré peut être une source d'inquiétude pour une vieille dame à qui il pose des questions, comment il peut en venir à oublier de se raser ou à dormir dans sa voiture. L'auteur joue avec délicatesse sur des petits riens pour produire un décalage infime avec l'ordinaire, avec la normalité, avec le quotidien.


Avec Watertown, Jean-Claude Götting raconte une histoire à la fois banale pour son personnage principal, l'importance toute relative de ce qu'il a découvert, et déstabilisante dans ses détails (un album de famille vendu avec les photographies encore à l'intérieur, une femme qui a changé de nom, des individus morts avant l'âge). Comme Philip Whiting, le lecteur s'interroge sur ce qu'il voit, sur la banalité apparente des endroits et des personnes, sur ce qu'il y a sous la surface des choses. Il cherche à interpréter les signes, à reconnaître ou établir des schémas logiques. Comme lui, il a l'impression d'exister (réflexion du personnage page 47 : j'avais enfin l'impression d'exister), de s'intéresser à quelque chose qui en vaut la peine. Les images lui renvoient des environnements paisibles, des gens normaux, légèrement ternis pas une grisaille diffuse. La fin apporte une conclusion aussi noire que définitive au récit, un aboutissement à l'enquête et au thème principal sur le dérèglement du quotidien de Philip Whiting. Plus que d'une enquête, il s'agit au final d'une étude de caractère sur le personnage principal, qui nous renvoie à nos propres attentes existentielles.