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mardi 27 février 2018

Requiem - Tome 02: Danse macabre

Heinrich Augsburg n'est pas arrivé sur Résurrection par hasard.

Ce tome fait suite à Résurrection qu'il faut avoir lu avant. Il est initialement paru en 2001, publié par les éditions Nickel (il a bénéficié d'une réédition en 2016 par Glénat). Le scénario est de Pat Mills. Olivier Ledroit a réalisé les dessins et la mise en couleurs.

Sur le front Est en 1944, un soldat allemand s'appelant Heinrich Augsburg est en train de déambuler à la recherche d'une femme. Il s'en prend à une combattante en uniforme de soldat russe, regrettant sa ressemblance lointaine avec Rebecca. Il la viole sur le champ de bataille, l'ayant couchée dans la neige. S'en suit un souvenir de la dernière nuit qu'Heinrich Augsburg et Rebecca ont passé ensemble dans un lit. Elle a lu leur avenir dans un morceau de plomb fondu à la flamme d'une bougie, puis versé dans l'eau.

De retour au temps présent du récit, Rebecca (maintenant une lémure) lui apparaît tel un ectoplasme au travers de son épée damnée, avec un œil de Serpenthère. Elle indique à Augsburg comment la retrouver : il doit tuer Otto von Todt, son compagnon de bataille chez les vampires. Heinrich Augsburg revient à la bataille en train de se dérouler contre les mutants. Ces derniers viennent de lâcher une arme de destruction massive en la personne d'une créature anthropoïde appelée Anthrax, répandant la pestilence autour d'elle. Elle est insensible à la première attaque magique de Requiem sous la forme d'une rune de pouvoir. Il faut qu'il trouve rapidement une stratégie pour l'arrêter.

Suite au premier tome, le lecteur sait qu'il va retrouver une narration étouffante, avec des planches chargées et une histoire qui ne suit pas un ordre chronologique, sans parler d'une ambiance gothique et macabre. Avant d'entamer sa lecture, il feuillette rapidement le tome : effectivement Olivier Ledroit n'a pas laissé un seul millimètre carré vierge de trait ou de couleurs. Dès la première page, la narration visuelle s'avère complexe. Pour commencer, le lecteur reconnaît sans difficulté la reprise de l'ouverture du premier tome, avec ce champ de bataille enneigé en 1944. Après la lecture du premier tome, il identifie également le sceau mystique apposé à cheval sur 2 cases. Il identifie sans peine la garde de l'épée d'Heinrich Augsburg, ainsi que son œil de Serpenthère. Cette composition semble déjà indiquer que les actes commis par Augbsurg à ce moment sont placés sous le signe de son futur sur la planète Résurrection. L'apparence de Rebecca et Heinrich Augsburg est un peu étrange du fait de leur visage épuré, un peu trop lisse.




Par contre, cette façon de dessiner les visages ne trouble plus la lecture, passées les 3 premières pages car il n'y a plus alors que des créatures surnaturelles pour lesquelles l'artiste peut utiliser la licence artistique comme bon lui semble. Le lecteur retrouve des visages humains (sauf pour la longueur des canines) avec une variété d'expression large et transmettant bien l'état d'esprit des personnages. Le défilé de monstres commence avec Rachel sous forme de lémure, suivie par l'horreur appelée Anthrax. Dans le fond c'est juste un gros monstre anthropoïde géant, couturé de cicatrices, avec un crâne un peu déformé, un ventre ballonné, et une dentition acérée. Représenté par Olivier Ledroit, c'est une autre histoire. En tant qu'illustrateur complet, il conçoit ses dessins de manière à ce que trait de contour et couleurs à la peinture se complètent. L'apparence d'Anthrax est grotesque et pourrait prêter à rire, mais l'implication de l'artiste le transforme en une créature immonde et contre nature.

Olivier Ledroit s'est lâché pour les longues cicatrices avec des agrafes encore apparentes. Il prend soin de reproduire celle de la tête à l'identique d'une case à l'autre, par contre celle qui lui barre le ventre change de sens d'un page à la suivante. Le lecteur voit bien que Ledroit a pris plaisir à imaginer cette horreur, ce qu'il souligne en le perchant au sommet de Big Ben, évoquant l'image de King Kong au sommet de l'Empire State Building. Néanmoins, la somme des détails (les cicatrices, les implants technologiques), les tâches de rouge sur le corps du monstre finissent par provoquer une forme de haut-le-cœur chez le lecteur du fait de leur nombre. Il ne s'agit pas d'un monstre de pacotille, en caoutchouc, bricolé à la va-vite. Il devient une horreur visuelle à la force titanesque, conçu pour répandre la mort. Par accumulation, l'artiste arrive à faire passer sa représentation dans le domaine de l'expressionnisme et à provoquer le dégoût chez le lecteur.

Olivier Ledroit marie avec sophistication une horreur visuelle littérale (canines d'une longueur impossible pour les vampires, dents acérées en triangle, sang qui coule des plaies), avec un systématisme étouffant jusqu'à la nausée, et quelques exagérations qui peuvent être vues comme de l'humour noir. Quand Augsburg embroche 3 mutants sur son épée, en un seul coup, il est possible d'y voir son efficacité de donneur de mort, une extermination niant l'individualité de ces combattants, mais aussi une forme d'effet comique visuel. Quand 2 pages plus loin, Augsburg appelle le pouvoir de la bête en lui, cela provoque d'abord une déformation de la moitié de son visage, puis de tout son corps. Là encore, le lecteur peut absorber le dessin au premier degré, comme il peut s'arrêter sur l'absurdité de la déformation et en sourire. Quelques pages plus loin, il en va de même pour cet équipage composé de squelettes pirates, le coutelas entre les dents. C'est à la fois macabre et comique.



De page en page, le lecteur est assailli par des visions sans cesse macabres, agressives, perverties. L'effet cumulatif et sans relâche établit une ambiance morbide de tous les instants, même lors d'une case à effet humoristique, même en présence d'un personnage comique (comme Igor). Olivier Ledroit dépense également sans compter pour les décors. Il ne ménage pas sa peine pour les décrire dans le détail, pour rendre compte de leur volumétrie. Le lecteur retrouve les vaisseaux volants en bois qui apparaissaient dans le ciel d'un Londres alternatif à la fin du précédent volume. Il ne manque pas une seule nervure à la coque, une seule fenêtre aux appartements du pont. Les voiles gonflées, marquées d'un crâne rouge peint, en imposent au lecteur, lors de l'apparition progressive des navires pirates à l'horizon.

Lors du retour des nefs volantes à Necropolis, le lecteur admire l'architecture extérieure des bâtiments. À l'intérieur, il se sent écrasé par les volumes gigantesques et l'architecture monumentale. Ces environnements n'ont pas été conçus à l'échelle humaine ; ils laissent supposer l'existence d'entités gigantesques et pas forcément bienveillantes au vu de leurs goûts. Olivier Ledroit passe tout autant de temps dans la conception et la représentation des accessoires. Il y a bien sûr l'armure ténébreuse de Requiem, toute noire, avec des ornements morbides (tête de mort et chaînes métalliques à gros maillon). Son épée est toujours aussi démesurée (et impossible à manier) et toujours aussi ouvragée avec des formes torturées. Les vampires portent tous croix évoquant la croix de fer (Eisernes Kreuz), associant ainsi leur apparence aux crimes commis pendant la seconde guerre mondiale.

Lors de l'arrivée à la danse macabre, le lecteur est subjugué par ce hall dantesque avec son escalier cyclopéen éclairé par une débauche de chandeliers, avec des tentures rouges imposant l'omniprésence du sang comme élément nourricier. La position obscène d'Elisabeth Bathori (lèvres vulvaires gonflées) parachève cette ambiance démesurée mêlant mort et sexe. Cette scène, comme les autres, induit une lecture lourde et pesante. Il faut le temps pour digérer les informations visuelles, pour laisser le regard absorber l'impression générale, pour qu'il découvre ensuite les détails, pour qu'il assimile ce que montre chaque case, pour qu'il revienne sur un détail ou un autre afin de le lier à des leitmotivs visuels, ou à de nouvelles informations. L'objectif pour l'artiste n'est pas d'aboutir à une lecture fluide et facile, mais de créer des environnements qui donnent corps au concept de la série.




La lecture peut en devenir écœurante, voire nauséeuse, ce qui est en cohérence totale avec la nature du récit. Pat Mills n'est pas réputé pour sa narration fluide et aérienne. C'est un habitué des ellipses brutales, et des expositions massives. Les lecteurs de sa série Sláine le savent : c'est au lecteur à s'adapter à sa narration. De fait, le scénariste soumet le lecteur à une narration tout aussi implacable que celle de l'artiste, avec une densité d'informations élevée et un constant renouvellement de situation. L'histoire passe du champ de bataille sur le front de l'Est en 1944, à une rencontre entre Rebecca et Augsburg dans le passé, puis à une autre dans le présent, puis à la suite de la bataille dans un Londres d'une autre dimension, puis l'explication de la nature d'Anthrax, etc., sans relâche. Dans la mesure où il ne s'agit que du deuxième tome, le scénariste a encore beaucoup d'éléments à présenter, à expliquer et à développer.

Pat Mills et Olivier Ledroit avaient déjà collaboré sur la série Sha (en 3 tomes). Il est donc certain que le scénariste avait conscience des points forts de l'artiste et qu'ils ont conçu leur nouvelle collaboration ensemble. Pat Mills écrit des scènes malsaines et violentes dans lesquelles Ledroit peut s'en donner à cœur joie. Le lecteur assiste donc à un viol, un assassinat avec un tir en plein front à bout portant, des moulinets d'épée qui tranchent tout sur leur passage, des blessures ouvertes avec épanchement de sang, des éviscérations, des canines qui perforent la chair pour atteindre les artères, des scènes de maltraitance. Sur ce dernier point, les femmes servent régulièrement de victimes, en particulier celles cantonnées au rôle de réserve de sang pour les vampires, ou encore les femmes léopards pour le plaisir de Dracula. Il est vrai que le sort de plusieurs mâles s'avère tout aussi brutal et soumis à la violence.

Le scénariste a conçu son récit comme un passage aux enfers pour le personnage principal. Le lecteur découvre par bribe les exactions qu'il a commises du temps de son vivant. Il commence à prendre la mesure d'Heinrich Augsburg et à quel point il n'est pas arrivé sur Résurrection par hasard. Ayant passé la première séquence sur le front de l'Est en 1944, il se doute que les tomes suivants apporteront d'autres informations incriminantes sur le personnage principal. Le lecteur comprend mieux pourquoi il se retrouve ainsi tourmenté par le souvenir de Rébecca.

Pour nourrir cet environnement aussi macabre et létal, Pat Mills pioche aussi bien dans des éléments de culture populaire macabre que des légendes morbides. Le lecteur contemple une collection d'objets peu banale : le fusil qui a tué JFK, un calice de poison ayant appartenu aux Borgia, la corde de la pendaison du docteur Crippen, la dague avec laquelle Charlotte Corday a poignardé Murat. Le scénariste se sert dans le bestiaire des créatures monstrueuses, en leur attribuant un comportement violent et cruel. La première place est attribuée aux vampires qui dominent la chaîne alimentaire. Le lecteur voit donc défiler des noms connus comme (parfois sous forme d'amalgame) Élisabeth Bathory (épouse de Dracula), Caligula de Dracula, Robespierre, Attila de Dracula, Black Sabbat de Dracula (ex Aleister Crowley, inspiré par Aiwass). Il comprend bien la nécessité pour le scénariste de peupler rapidement ce monde si vaste, en recourant à des archétypes facilement identifiables par le lecteur. La force des dessins d'Olivier Ledroit élève ces personnages au-dessus des clichés en leur conférant immédiatement une présence dérangeante et formidable. Par contre il reste dubitatif quant à l'intérêt d'avoir un écoulement du temps à rebours, notion fumeuse (au moins pour l'instant) qui n'a pas d'incidence dans ce tome.

Non seulement, Pat Mills semble flatter les bas instincts du lecteur par une débauche de violence sadique, mais en plus il y ajoute une couche de sexualité agressive qui s'apparente à des conquêtes et à des défis (les jambes écartées d'Elisabeth Bathory), sans sensualité ni amour. Ce cocktail de sexe & violence est bien connu comme étant le plus petit dénominateur commun du divertissement. Mais dans le contexte de cette série, les actes sexuels ne sont pas dépeints dans une perspective de séduction ou d'érotisme. Ils ne relèvent pas non plus de la bestialité, mais d'une forme de rituel social débarrassé de toute dimension romantique. Il apparaît même une forme de perversion marquée puisque plus Claudia souffre, plus elle y prend du plaisir.

Comme à son habitude, Pat Mills intègre quelques touches humoristiques qui viennent offrir une petite respiration au lecteur, mais qui peuvent aussi paraître saugrenues dans le contexte du récit. Igor (le bossu servant de réserve à sang pour Heinrich Augsburg) remplit le rôle de bouffon, créature dont la vie ne tient qu'à un fil, commettant régulièrement des bévues. Dans ce tome apparaît le Dictionnaire du Diable (une référence à l'ouvrage d'Ambrose Bierce) qui était auparavant l'oiseau de compagnie de la goule Mère Terreur. Il sert de personnage bien pratique pour délivrer des explications, et ses réparties sarcastiques apportent également une touche d'humour.


Arrivé à la fin de ce deuxième tome, le lecteur s'interroge sur la raison pour laquelle il continuerait à s'infliger une lecture aussi macabre et noire. La dimension graphique de cette œuvre est hors norme. L'expérience visuelle est immersive comme jamais, avec des dessins qui ne sont pas que descriptifs. Olivier Ledroit représente des personnages et des lieux que le lecteur a l'impression d'avoir parcourus et même touchés tellement ses peintures sont organiques, donnant la sensation d'une expérience qui met en jeu plus que le seul sens de la vue. En outre le scénariste a installé une intrigue dont le lecteur se demande bien quelle direction elle va prendre, l'incitant à essayer d'anticiper, générant une dimension ludique à la lecture. Enfin, les 2 auteurs ont créé un monde inédit, parfois un peu brut de décoffrage, mais d'une grande richesse, avec une ambiance macabre et gothique à couper au couteau.

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