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mercredi 21 février 2018

Brigade chimerique (la) - livre 5

Ce n'est pas très sérieux, cette littérature de l'imaginaire.

Ce tome fait suite à Politique internationale + HAV-Russe (épisodes 6 & 7) qu'il faut avoir lu avant. Il contient les épisodes 8 & 9, initialement parus ensemble sous la forme d'un album catonné en 2010, coécrits par Serge Lehman & Fabrice Colin, dessinés et encrés par Gess, avec une mise en couleurs réalisée par Céline Bessonneau. Cette histoire a bénéficié d'une réédition en intégrale La Brigade Chimérique, Intégrale agrémentée de précieuses et volumineuses notes de Serge Lehman.

Le Club de l'hypermonde - Le 20 juillet 19398, à l'institut du radium à Paris, Irène Joliot-Curie, George Spad, et Jean Séverac s'interrogent sur les révélations de Gregor Samsa, et en particulier sur la signification de HAV-russe. Au cours de la discussion, Michel Joubert évoque ses trouvailles sur les personnages impliqués, tirées des feuilletons qu'il lit et collectionne. Jean Séverac reprend son travail à l'hôpital. Quelques jours après, George Spad l'invite à le rejoindre à une réunion du club de l'hypermonde.

TOLA - Le 9 août 1939, les hommes du Comité d'Information et de Défense (CID) investissent l'institut du radium. Pendant ce temps-là, Jean Séverac effectue un voyage en avion de la plus haute importance, en compagnie de Claude qui a financé le vol. Avant une mission qu'elle sait périlleuse, la femme appelé George Spad écrit une lettre à Jean Séverac, dans laquelle elle évoque ses origines.

C'est déjà l'avant dernier tome et le lecteur s'interroge sur la finalité du récit. Il voit s'entremêler de manière plus serrée les fils de l'intrigue relatifs aux personnages principaux (Jean Séverac, Irène Joliot-Curie, George Spad, et Théo Saint-Clair), avec ceux de la grande Histoire. Les coauteurs se servent de certains personnages comme d'une métaphore politique, en particulier pour évoquer la signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939. Ils se servent d'un en particulier pour évoquer l'extermination des juifs. Certains des personnages principaux prennent conscience du jeu des alliances fluctuantes entre nations, bafouant toute valeur morale, ou tout code de l'honneur.

Les auteurs font apparaître l'ambivalence de la perception du mouvement communiste, à la fois gouvernance par le peuple, mais aussi dictature coupable d'épuration. Sont également évoqués le ghetto de Varsovie, ainsi que la guerre civile en Espagne, et la rancune subsistant entre la France et l'Allemagne. Ce dernier point est incarné par le mystère se cachant derrière les dernières paroles de Gregor Samsa (HAV-russe). Le lecteur éprouve des difficultés à gober ce lien qui unit 2 personnages issus de la littérature d'une manière bien artificielle, malgré les justifications de Serge Lehman dans les notes de l'édition intégrale.

Gess apporte sa pierre à l'édifice pour cette dimension historique. Le lecteur retrouve avec plaisir ses représentations légèrement râpeuses des façades parisiennes, ainsi que celles des intérieurs (la pièce de travail d'Irène Joliot-Curie, ou le salon du Club de l'hypermonde). L'artiste utilise des traits légèrement tremblés, pas exactement jointifs pour détourer les reliefs des façades, et le résultat représente avec justesse le milieu urbain, en donnant une impression très détaillée, intelligente (c’est-à-dire une représentation de la réalité cohérente avec les techniques d'urbanisme) et juste. Le lecteur apprécie encore plus ces cases dans la mesure où Gess a trouvé des solutions graphiques pour éviter l'impression d'un sol lisse, plan, uniforme et propre, sans substance.

Le dessinateur utilise différente technique pour pouvoir donner une patine historique aux séquences. Lors de la projection des actualités dans un cinéma, c'est Céline Bessonneau qui applique une couche bleutée pour évoquer le noir et blanc (et gris) tressautant des images d'archives. Dans l'épisode 9, elle et Gess travaillent de concert pour une approche conceptuelle de la mise en couleurs, afin de rendre compte des émotions du personnage qui évoque sa jeunesse en Espagne, lors de la montée de l'extrême droite. D'une manière générale, la mise en scène et le découpage des pages apparaissent plus élaborés que dans les tomes précédents. Il y a évidemment la scène d'ouverture de l'épisode 9 où le scénario juxtapose 2 fils narratifs (la fouille de l'institut Curie et le souvenir d'une conversation entre Théo Saint-Clair et Irène Joliot-Curie), avec un très beau contraste visuel (noir et vert pour un fil, ocre et sépia pour l'autre). Gess gère avec une grande habileté l'espace confiné dans le salon du Club de l'hypermonde, en utilisant la profondeur de champ pour rester lisible, sans que les nombreux personnages ne se marchent sur les pieds.



Évidemment une certaine familiarité a fini par s'installer entre le lecteur et l'apparence des personnages, créant un plaisir par anticipation de retrouver cette familiarité : la silhouette menue de George Spad, le visage bourru de Jean Séverac, l'entrain dénué de malice de Michel Joubert, ou encore le visage désabusé et las de Théo Saint-Clair. Cette impression rassurante de retrouver des personnes connues n'empêche pas que Gess soit capable de surprendre le lecteur. Il en va ainsi de l'intensité du regard de Jean Séverac comprenant la manipulation criminelle à laquelle se livre le gouvernement français, quand il regarde les actualités au cinéma. En voyant les expressions franches et taquines de Palmyre au Club de l'hypermonde, le lecteur se surprend à rêver d'une série, ou au moins d'un tome lui donnant le premier rôle, réalisé par les mêmes auteurs (une héroïne métafictionnelle, tératophile et lesbienne, dixit Lheman). George Spad est magnifique de bout en bout, dans toutes situations, très attirante dans toute sa complexité de femme d'apparence fragile, d'individu tourmenté par des voix, d'être humain décidé et courageux.

Ces 2 épisodes sont à nouveau l'occasion pour Gess de dessiner des scènes d'action, avec des êtres humains normaux, ou des personnages dotés de capacités extraordinaires. Cet artiste réussit à concilier le concept loufoque de Palmyre se faisant obéir d'une créature du dehors avec moult tentacules et de la présence de la Brigade Chimérique, tout ça dans un salon cossu avec des grandes bibliothèques. Lorsque le moment vient pour Jean Séverac de sauteur d'un aéronef, sans parachute, sur une ville, il réalise un dessin pleine page alliant le corps massif du personnage, à un arrière-plan rendu indistinct par la pluie et les nuages, pour effet plein de puissance aussi singulier que saisissant. Il apparaît que Gess gagne en aisance d'épisode en épisode, concevant chaque séquence comme une prise de vue spécifique, adaptant son découpage pour le meilleur effet, d'un dessin pleine page à 16 cases pour une même page.

La représentation du salon du Club de l'hypermonde évoque avec conviction une époque révolue, celle des clubs masculins où les hommes venaient se détendre en fumant le cigare, en savourant un bon alcool de choix, ou en entretenant des conversations feutrées avec leur semblable. La représentation de cette pièce et des personnages présents transcrit à merveille le confort et la détente. C'est également l'occasion pour les auteurs de recommencer à rendre hommage aux feuilletonistes et autres auteurs de l'époque, avec le retour de Jacques Spitz et René Daumal, et l'apparition d'autres plus ou moins connus (dont l'auteur des aventures d'Harry Dickson). La plupart bénéficie d'une présentation et d'une contextualisation dans les notes de la version intégrale, à l'exception d'un dénommé Claude qui a mis à disposition un avion pour Jean Séverac. Du fait du contexte et de 2 phrases sibyllines, le lecteur suppute qu'il s'agit vraisemblablement de Claude Lévi-Strauss.

Avec ces 2 épisodes, les coauteurs s'offrent également une demi-page d'ironie tournant en dérision la tendance obsessionnelle du fan de lecture de divertissement. Michel Joubert (le jeune garçon passeur de messages secrets) se lance dans un exposé enflammé sur la continuité des apparitions du docteur Mabuse, bourré de détails dérisoires. Le lecteur est un peu déstabilisé par le fait que les adultes présents éprouvent un moment de surprise, se transformant en gène et ignorent ces informations à la consistance farfelue. Dans un premier temps, il y voit comme une moquerie adressée à lui-même qui s'investit dans cet ouvrage célébrant les œuvres d'auteurs oubliés et de personnages tellement échevelés qu'ils jettent le discrédit sur toute valeur littéraire de leurs aventures. Mais cette moquerie s'applique également aux auteurs de la Brigade Chimérique, générant une forme de dérision, en décalage avec l'investissement des auteurs dans leur œuvre.

Par contraste, certaines scènes apparaissent plus sérieuses, et plus littéraires. Il en va ainsi de l'opposition entre Théo Saint-Clair vieux, cynique, uniquement préoccupé de sa personne, et Irène Joliot-Curie, jeune et idéaliste. Les auteurs parachèvent leur métaphore des individus dotés de pouvoirs extraordinaires représentant une aristocratie vouée à la disparition, face au peuple (Nous Autres). Ils exposent de manière astucieuse leur conviction que les auteurs se doivent d'être des citoyens actifs, qu'ils ne peuvent pas se contenter de rêver à des utopies (le Club de l'hypermonde) et qu'ils doivent avoir une action concrète dans la société (le sauvetage dans lequel se lance George Spad).


Avec cet avant dernier tome, le lecteur se fait une meilleure idée du thème général de la série : la montée des tensions politiques avant le conflit de la seconde guerre mondiale, ainsi que l'évocation d'auteurs de l'imaginaire laissés de côté par les autorités littéraires. Il observe avec plaisir la prise d'assurance du dessinateur de plus en plus inventif dans sa mise en scène et sa manière de rendre visuelle les concepts du récit. Il apprécie la manière dont les auteurs ont patiemment construit et développé leurs thématiques pour s'insérer dans la réalité historique et filer la métaphore des individus dotés de pouvoirs.

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