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mardi 20 février 2018

La Brigade chimérique, livre 4

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Ce tome fait suite à L'homme cassé - Bon anniversaire docteur Séverac (épisodes 4 & 5) qu'il faut avoir lu avant. Il contient les épisodes 6 & 7, initialement parus ensemble sous la forme d'un album catonné en 2010, coécrits par Serge Lehman & Fabrice Colin, dessinés et encrés par Gess, avec une mise en couleurs réalisée par Céline Bessonneau. Cette histoire a bénéficié d'une réédition en intégrale La Brigade Chimérique, Intégrale agrémentée de précieuses et volumineuses notes de Serge Lehman.

Politique internationale - Jean Séverac est de retour dans le laboratoire d'Irène Joliot-Curie avec une morphologie et une psyché qui ont un peu évolué. Irène Joliot-Curie lui explique ce qu'elle a fait avec sa chevalière et la chambre ardente. Félifax rencontre le président du conseil Édouard Daladier qui l'envoie en mission à l'étranger. Le Nyctalope et l'Accélérateur sont arrivés à Moscou pour essayer de négocier avec Nous Autres.

HAV-Russe - À Metropolis, Werewolf et l'Ange Bleu s'apprêtent à assister à une démonstration de superscience organisée par le docteur Mabuse, au bénéfice d'un plénipotentiaire d'une nation souveraine. George Spad et Jean Séverac ont décidé d'accéder à la requête d'Irène Joliot-Curie et de se rendre au quartier général du Nyctalope pour essayer de trouver son captif.

Ayant installé le personnage de Jean Séverac dans le tome précédent, les coauteurs peuvent revenir à la toile de fond de leur récit, c’est-à-dire les prémices de la seconde guerre mondiale. Ils emmènent leurs personnages en Russie et à Metropolis. Ils établissent de manière manifeste que le docteur Mabuse incarne bel et bien le nazisme. Il y a là un choix de structure du récit qui déconcerte de prime abord. Le prologue avait établi l'existence de la présence d'individus dotés de superpouvoirs dans différentes nations. Conformément aux conventions du genre superhéros, certains s'emploient à faire le bien, à lutter contre des criminels. D'autres utilisent leur force supérieure pour imposer leur volonté, que ce soit en s'emparant de richesses par le biais de vol et crimes, soit en s'érigeant dictateur de leur communauté. Les coscénaristes avaient laissé planer l'imprécision quant aux conséquences réelles de l'existence de tels individus dotés de pouvoirs, à l'échelle de l'échiquier politique mondial.

Ici le docteur Mabuse devient l'incarnation et peut-être la source du mouvement nazi. L'explication de son pouvoir intervient dans le deuxième épisode qui l'établit comme une métaphore. Serge Lehman et Fabrice Colin boucle leur usage de la métaphore. Le docteur Mabuse est utilisé comme métaphore d'une idéologie totalitaire, et cette même idéologie impacte la population, devenant concrète par ses effets. Ils utilisent le même dispositif de manière plus directe, avec la manifestation de superpouvoirs dans le peuple russe, la manifestation des pouvoirs physiques de Nous Autres.



Après un tome consacré aux origines secrètes d'un personnage, le lecteur apprécie que les auteurs reviennent à leur intrigue globale. Cela ne veut pas dire qu'ils sacrifient les autres composantes de leur récit pour autant. Ils continuent d'introduire des références historiques, qu'elles soient politiques ou culturelles. Ainsi le lecteur voit passer Joseph Staline. Sergei Eisenstein est mentionné par le biais d'une œuvre fictive (Spartaker). Le personnage de l'Ange Bleu provient du film de Josef von Sternberg. Leur intégration est plus naturelle, et leur nombre est plus réduit que dans le premier tome, ce qui laisse de la place pour que les personnages puissent exister. Le lecteur retrouve avec plaisir Jean Séverac, il en suit son évolution, sa transformation, avec un grand plaisir (tout en se demandant quelle tendance politique il peut représenter).

George Spad reste un personnage secondaire et mystérieux, avec juste ce qu'il faut de personnalité pour dépasser le stade de faire-valoir, ou de dispositif narratif. Par comparaison, Felifax (l'homme tigre) ou l'Accélérateur (Andrew Gibberne) ne sont présents que pour donner la réplique, ou accomplir une action, sans réelle personnalité. Il en va tout autrement de Théo Saint-Clair, dont le lecteur découvre la nature des motivations, avec incrédulité (on est bien loin de la version ultérieure dans la série du Nyctalope, à commencer par Ami du mystère des mêmes auteurs). Les notes en fin de la version intégrale permettent de comprendre que Serge Lehman a souhaité rester fidèle au destin de papier de ce personnage.

Globalement, les auteurs réussissent à gérer l'ampleur de leur œuvre. Arrivé à la moitié de l'histoire, le lecteur se fait une meilleure idée de leur ambition et des difficultés d'une telle entreprise. En 12 épisodes d'une vingtaine de pages, ils souhaitent rendre hommage à tout un pan disparu de la culture populaire, ils veulent donner corps à des personnages, pour la plupart nouveaux pour le lecteur. Ils évoquent les forces géopolitiques en présence avant la seconde guerre mondiale, en incorporant une ou deux idées de leur dogme. Ils développent également le concept de superhéros européens.

C'est une entreprise d'équilibriste que d'essayer de légitimer le concept de superhéros à la française, ou même européen. Serge Lehman et Fabrice Colin prouvent avec de nombreux exemples que les États-Unis n'ont pas le monopole de la création de personnages dotés de pouvoirs extraordinaires. Ce n'est pas une grande surprise pour le lecteur quand il repense par exemple à Hercule, ou à de nombreux héros dotés d'une force supérieure à la moyenne, ou de capacités proches du surnaturel (les multiples talents de Sherlock Holmes). L'apparition incongrue de John l'étrange, l'homme cosmique (et de son chien Sirus, en fin d'épisode 4) avait permis de visualiser les différences entre ce superhéros oublié, et les surhommes de la Brigade Chimérique.

Effectivement, Gess continue de réaliser des images qui évitent les codes des comics de superhéros américain. L'apparence des membres de la Brigade Chimérique est éloignée de l'esthétisme des superhéros bon teint. Pour commencer, il y a ces traits de contours semblant un peu imprécis et un peu tremblé, différents de l'encrage clair et un peu arrondi de l'ordinaire des superhéros. Ensuite il y a cette façon d'éviter d'en faire des personnages romanesques. Ils restent étrangers à l'humanité (pour la Brigade ou Felifax), ou alors au contraire ils sont très ordinaires comme l'Accélérateur, ou encore plus le petit monsieur un peu empâté qu'est Théo Saint-Clair. L'artiste se tient également à l'écart des morphologies exagérées que ce soient les muscles surnuméraires pour les hommes, ou les rondeurs défiant les lois de la gravité pour les femmes.



Même quand le scénario embrasse les manifestations de superpouvoirs, les images les présentent différemment de leur homologue outre atlantique. Cela commence dès la première séquence, avec la bague de Jean Séverac. Le lecteur amateur de superhéros ne peut pas y voir celle de Green Lantern, du fait d'un dessin qui n'idéalise par l'objet. Le Soldat Inconnu n'évoque pas Angel (Warren Worthington) parce que les dessins le montrent de manière prosaïque, sans volonté d'en faire un ange romantique (choix déjà présent avec la plume tenue par Irène Joliot-Curie dans le tome précédent). Le docteur Sérum évoque plus un pantin désarticulé que l'un des nombreux supercriminels construits sur la base d'un squelette. En outre les auteurs veillent à limiter les manifestations de ces superpouvoirs.

Ayant accepté les idiosyncrasies des dessins de Gess (soit comme une fatalité, soit pour leurs qualités dans le contexte de ce récit), le lecteur en retrouve les bons côtés et relèvent les visuels inattendus. Le trait un peu dur et sans fioriture de Gess dresse un portrait sévère et sérieux de Jean Séverac, tout en jouant sur le langage corporel pour montrer qu'il ne maîtrise par sa situation et qu'il éprouve des difficultés à s'habituer à l'évolution de sa physiologie. L'artiste continue de réaliser des reconstitutions historiques substantielles. En particulier l'appartement parisien de George Spad exhale l'authenticité, et la mise en scène est parfaite pour rendre l'étrangeté de ces milliers de feuilles griffonnées. Felifax est magnifique, bondissant dans une forêt. Le détenu de la cellule jouxtant celle de Gregor Samsa dégage une aura malsain palpable. La mort d'un personnage au milieu d'un parterre de coquelicots est d'une grande force visuelle (même si le lecteur s'interroge sur le sens à donner au symbole de ces fleurs qui sont souvent associées au souvenir des soldats anglais morts au front). Gess sait retranscrire toute l'horreur de l'épuration expérimentée le docteur Mabuse, dans toute son horreur, sans recourir à un voyeurisme simpliste.


Malgré l'ampleur de leur trame narrative, les auteurs ont réussi à faire décoller leur récit, à installer leurs personnages principaux, à leur donner des motivations propres et à brosser une toile de fond complexe. Gess progresse d'épisode en épisode (il ne lui reste plus qu'à réussir à trouver une solution graphique pour donner de la consistance aux différents sols), donnant une forte identité graphique aux surhommes européens, distinctes de celle de leurs confrères américains. En toute discrétion, Céline Bessonneau renforce la lisibilité des dessins, sans pour autant que les couleurs passent au premier plan (sauf dans la séquence dans un parc de Montmartre, avec des couleurs plus vives annonçant l'été).

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