Les superhéros européens
Ce tome est le premier d'une série indépendante, constituant une histoire complète en 6 tomes qui a bénéficié d'une réédition en intégrale La Brigade Chimérique, Intégrale. Il est paru initialement en 2009. Cette BD est coécrite par Serge Lehman & Fabrice Colin, dessinée et encrée par Gess (Stéphane Girard), avec une mise en couleurs réalisée par Céline Bessonneau. Dans les annexes de la version intégrale, Serge Lehman explique que son objectif était d'écrire sur la disparition des surhommes en Europe, pendant les années 1940. Il évoque également la prédominance du genre superhéros dans la production de bandes dessinées américaines, ainsi que l'entreprise de réhabilitation des personnages fantastiques de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, réalisée par Alan Moore et Kevin O'Neill, dans la série de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Cela explique le format du récit : 2 chapitre d'une vingtaine de pages chacun, à l'instar du format mensuel des comics de superhéros.
Mécanoïde Curie - La scène introductive montre un individu en gabardine de SS qui repère un bâtiment avec la grille d'une conduite descellée dont sortent des cafards. Il regarde dans la conduite, et repositionne la grille après avoir écrasé un cafard entre ses doigts. En même temps, les cellules de texte comprennent des extraits de l'œuvre de Friedrich Nietzsche. Le reste de cet épisode est consacré à une réunion d'individus extraordinaires, organisée et présidée par le docteur Mabuse, le 30 septembre 1938, à Metropolis une ville fictive située en Europe Centrale.
La dernière mission du Passe-Muraille - Le 16 mars 1939 à l'institut du Radium, le professeur Frédéric Joliot reçoit un document secret, remis par un enfant appelé Michel Joubert. Il va le remettre à Irène Joliot-Curie qui observe l'avancée des expériences du docteur Flohr sur l'homme élastique. Par la suite, François Dutilleul qui a la capacité de passer à travers les murs (ce qui lui vaut le surnom de Passe-Muraille), effectue une mission d'infiltration dans la base du Nyctalope pour le compte de Joliot & Curie.
Pour pouvoir apprécier ce premier tome, il vaut mieux que le lecteur soit conscient des intentions des auteurs, sans cela il risque d'être rebuté par cette forme inattendue et inhabituelle. Il y a d'abord ce choix de découper chaque tome en 2 parties distinctes pour simuler le format de 2 comics mensuels accolés. C'est un peu bizarre puisqu'il s'agit bien d'un album cartonné de 48 pages. Le lecteur passe facilement outre cette particularité, en considérant qu'il s'agit de 2 chapitres dans une histoire plus longue. Il lui faut ensuite accepter de jouer le jeu des références à des personnages (et des auteurs) méconnus, voire obscurs. C'est effectivement un aspect ludique équivalent à celui que propose Alan Moore à la lecture de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires. On y retrouve d'ailleurs Thomas Carnacki, un personnage créé par William Hope Hodgson, apparaissant également dans les aventures de la Ligue. Pour pouvoir pleinement apprécier cette dimension de la lecture, il vaut mieux lire la version intégrale qui comprend un copieux addenda (32 pages) dans lequel Serge Lehman présente chacun de ces personnages.
Étant averti sur la nature du récit et sur l'intention de l'auteur, le lecteur (qui en vaut maintenant 2) peut lire ces 2 premiers épisodes en toute connaissance de cause. En particulier il a conscience qu'il ne s'agit que de 2 chapitres (en fait un prologue et le chapitre 1) dans un récit complet qui en compte 12 (prologue et épilogue compris). La séquence d'ouverture montre un surhomme nazi non identifié constatant la présence de cafards. La scène principale de ce prologue permet de comprendre d'où proviennent ces cafards, et de les rattacher à Gregor Samsa (personnage principal de La métamorphose de Frantz Kafka). La dimension ludique de reconnaître les références commence donc dès le début. La réunion organisée par le docteur Mabuse comprend de nombreux invités européens, mais aussi américains dont certains noms sont modifiés pour ne pas risquer les foudres des corporations en détenant les droits de propriété intellectuelle. L'épisode 1 change un peu de registre pour ce qui est des références, évoquant plus des auteurs de l'époque, ainsi que le mouvement surréaliste et ses artistes.
Comme pour la Ligue des Gentlemen Extraordinaires, le lecteur peut trouver cette avalanche de références obscures futile, parce qu'il s'agit de personnages ou d'auteurs que la postérité n'a pas retenus, parce qu'il ne lira jamais rien de tout ça. Vu sous un autre angle, il peut également apprécier cet élargissement de sa culture en la matière qui plus est présenté sous la forme ludique et divertissante d'une bande dessinée. Il plonge alors dans un complot à l'échelle mondiale, dont l'auteur lui révèle des bribes parcellaires. Dans le même temps, il apprécie le spectacle des pouvoirs surprenant de ces individus, les merveilles technologiques issues de l'anticipation (tendance radiumpunk, c’est-à-dire une variante du steampunk à partir du radieum plutôt que du moteur à vapeur). Il prend chaque séquence comme la pièce d'un vaste puzzle, mêlant exposition de l'intrigue, et action spectaculaire.
Pour mettre en images cette histoire ambitieuse, les coscénaristes ont embauché un artiste dont les dessins ne payent pas de mine : traits de visages grossiers, aplats de noir hasardeux, découpage des pages un peu chargé (jusqu'à 16 cases par page), arrière-plans à la qualité très fluctuante (variant de perspectives complexes d'une rue parisienne vue du ciel en diagonale, à une absence d'arrière-plan). Il faut donc un peu de temps au lecteur pour se mettre au diapason de cette narration visuelle qui ne rentre pas dans les canons habituels de la bande dessinée franco-belge (ni des comics).
La première séquence évoque vaguement Mike Mignola avec de gros aplats de noir. Le lecteur y apprécie le détail des façades et le pavage de la rue. Par la suite il apprécie la capacité de l'artiste à évoquer les rues parisiennes et leur ambiance, à créer une salle monumentale dans le repaire du Nyctalope. Par contraste, il reste un peu déconcerté quand Gess n'arrive pas à transcrire une texture pour les sols foulés par les personnages, qu'il s'agisse de la grande salle où le docteur Mabuse tient sa conférence, ou de celle de la base du Nyctalope. Il est très impressionné par la densité de détails des cases. En particulier lors de la conférence de Mabuse, il y a de nombreux invités que Gess représente un à un, en dessinant leurs particularités physiques à chacun. Il sait transcrire la posture ou le détail qui permet de reconnaître aisément la carrure imposante de l'homme d'acier, ou encore le foulard et le chapeau de feutre de Lamont Cranston. Il est tout aussi efficace pour évoquer les œuvres des surréalistes ou des affiches d'époque (celle de Fantomas par exemple).
Le lecteur apprécie également la mise en scène des moments d'action. Par exemple, dans le prologue, Andrew Gibberne (dit l'Accélérateur) court à une vitesse surnaturelle entre les invités qui écoutent le docteur Mabuse. Les 4 cases correspondantes montrent sa progression en vue de dessus, rendant manifeste cette performance physique, sans pour autant utiliser les conventions graphiques des comics. Ainsi la narration visuelle atteste bien la spécificité européenne de ce haut fait. La demi-douzaine de pages consacrée à l'infiltration du Passe-Muraille est tout aussi fluide et gracieuse, à nouveau sans rapport avec une narration américaine qui aurait usé d'angles de vue plus dramatiques, et d'un rythme plus syncopé.
Ce premier tome constitue une expérience de lecture déroutante. La narration de l'intrigue est décousue, morcelée par ce découpage en 2 chapitres. Arrivé à la fin de ce premier tome, le lecteur se rend compte que la situation de la fin du prologue est restée sans résolution alors que les héros se préparaient à affronter les forces du docteur Mabuse, et pourtant le chapitre 1 se passe 6 mois plus tard. La narration de Lehman & Colin est factuelle, sans laisser beaucoup de place aux émotions, au ressenti des personnages. De ce fait le lecteur n'a pas la possibilité de s'attacher à l'un ou l'autre, de s'identifier avec un de ces individus, tous réduits à l'état de dispositifs narratifs servant l'intrigue. De la même manière, le découpage des pages sans cesse changeant induit un rythme de lecture heurté, alors même que Gess n'utilise que des cases en rectangle parfois en gaufrier, parfois de taille irrégulière d'une ligne à l'autre.
Ce premier tome constitue également une expérience de lecture fascinante car le lecteur saisit que l'intrigue est de grande ampleur, qu'elle s'insère à la fois dans la grande Histoire, mais aussi dans celle de la culture populaire de l'époque dont Serge Lehman est un expert en la matière. L'intrigue abonde en mystères et présente une forte dimension ludique, incitant le lecteur à essayer d'assembler les pièces du puzzle pour se repérer au milieu de cette foule de personnages. Les images montrent des personnages tout aussi mystérieux et décidés, évoluant dans de riches environnements, dans des reconstitutions historiques à fort intérêt touristique. Chaque page place le lecteur dans un endroit étrange, légèrement décalé, avec une forte consistance. En tant qu'album de bande dessinée pris pour lui-même, cette lecture n'est pas entièrement satisfaisante, malgré les qualités des auteurs. En tant que premier album d'une série, il est impossible de résister à la curiosité qu'il génère, et le lecteur n'a plus qu'une envie : de connaître la suite, de rencontrer d'autres individus étranges, de comprendre ce qui se trame, et de déchiffrer les stratégies des différentes factions.
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