Survivre ou vivre au travail ?
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2013, écrit par le philosophe Charles Pépin, avec des pages de BD réalisées par Jul. Ce tome est sorti entre La planète des sages, tome 1 (2011) et La planète des sages, tome 2 (2015).
Le tome commence par un organigramme de la société Cogitop, comprenant 34 philosophes, affectés aux différents services comme le comité de direction, le service des ressources humaines, la comptabilité, le service de reprographie, ou remplissant des fonctions comme chargé de clientèle, juriste, contrôleur de gestion, délégué syndical, etc. L'ouvrage est structuré sur une alternance de 2 pages de bandes dessinées de Jul, suivies par 2 pages de texte de Charles Pépin (bénéficiant d'un petit dessin en haut de la première page).
C'est l'histoire d'un stagiaire nommé Kevin Platon qui arrive dans les locaux de l'entreprise Cogitop pour y effectuer un stage. Cogitop est une entreprise prestigieuse de communication. Il est accueilli par Jean-Claude Socrate, l'un des cadres de Cogitop. Socrate commence par présenter La Gaffe au responsable du personnel (Lionel Nietzsche) qui essaye de lui refourguer son bouquin (Par-delà le bien et le management). Puis il lui demande d'aller lui chercher un café à la machine à café. C'est Jean-Jacques Rousseau qui le conduit jusqu'à son poste de travail. Par la suite, le jeune stagiaire découvre le monde de l'entreprise, du système de vidéosurveillance (sous la responsabilité de Michel Foucault), au bourrage papier de la photocopieuse, en passant par la secrétaire peu commode (Thérèse d'Avila) du patron (Jean-Philippe Dieu) inaccessible. Le stage se déroulera jusqu'à un pot organisé par le chef, et le retour à la mise à disposition sur le marché du travail.
Il faut bien le reconnaître le lecteur est d'abord attiré par les pages de bande dessinée, faciles à lire, drôles et enlevées, fournissant un point d'entrée accessible et divertissant dans un ouvrage au thème austère et peut-être même inquiétant. S'il a déjà lu un tome de la Planète des Sages, il connaît déjà les points forts de l'écriture de Jul. Cet artiste dispose d'un talent quasi surnaturel pour capturer l'apparence des individus qu'i représente, en exagérant les caractéristiques de leur visage jusqu'à la caricature, tout s'appropriant leur représentation iconique passée dans l'imagerie populaire. Impossible d'oublier la moustache de Friedrich Nietzsche après avoir lu cet ouvrage (et ses sourcils).
L'enjeu pour Jul est assez complexe puisqu'il doit à la fois fournir une trame narrative s'étendant sur l'ensemble de l'ouvrage, et servir de support pour les pages de texte. Dès les premières séquences, il apparaît comme une évidence que les 2 auteurs ont collaboré de manière très étroite. Dans un premier temps, le lecteur du haut de sa suffisance présomptueuse se dit que Jul a largement aidé Charles Pépin, en lui écrivant ses titres, et en lui passant une ou deux blagues par chapitre. Il se fait également la remarque que Pépin lui a rendu la pareille en lui procurant des petites phrases, ou une idée majeure par philosophe pour ses pages de bandes dessinées. Indépendamment de la réalité de cet échange de bons procédés, le résultat final est bien plus intégré qu'un simple coup de main de l'un pour la partie de l'autre. Les pages de BD racontent autant de moments de l'expérience professionnelle du stagiaire (la machine à café, la photocopieuse, les pots, l'utilisation des ressources de l'entreprise à des fins personnelles), dans lesquelles chaque rencontre avec un autre employé / philosophe éclaire cette pratique de manière naturelle. De la même manière, les pages de texte construisent sur la base des 2 pages de BD précédentes, pour analyser cette pratique à a lumière de plusieurs courants de pensée.
En ce qui concerne les pages de BD, Jul commence par utiliser une structure rigoureuse de 8 cases par page, 4 rangées de 2. Par la suite, il s'autorise des variations fondant 2 cases en une seule sur une ou plusieurs rangées. Il commence par détourer chaque case par une bordure tracée à main levée, mais assez régulière, puis s'affranchit de ces bordures dès la page 13, laissant les dessins juxtaposés les uns à côté des autres, sans séparation matérialisée par un trait. Ces pages de BD s'inscrivent dans le registre de la comédie de situation, reposant essentiellement sur les dialogues. L'artiste conçoit donc ses cases en conséquence, privilégiant les personnages et leur langage corporel.
Les décors et les accessoires ne sont donc représentés que de manière sommaire, et quand il y a interaction avec les personnages. Cette approche graphique permet de focaliser l'attention du lecteur sur la famille de l'objet ou sa fonction, plutôt que sur une marque particulière. Ainsi il reconnaît sans difficulté l'objet photocopieur, sans pouvoir en identifier le modèle ou la marque, encore moins les différentes options. Il en va de même pour la machine à café ou le dérouleur de papier toilette (séquence saugrenue de Descartes sur les toilettes). Dans le même ordre de simplification, le lecteur reconnaît immédiatement l'écran, la souris et le clavier, même si ce dernier ne comprend qu'une quinzaine de touches, grossièrement délimitées par des gros traits rapides.
Il y a beaucoup d'humour, dans des registres de comique différents. Il y le gag en fin de séquence qui peut reposer sur un jeu de mots (la période d'essais, de l'employé Montaigne), sur un comportement (le coup de pied de Nietzsche pour faire redémarrer la photocopieuse), une référence culturelle décalée (Diogène entamant une chorégraphie en s'exclamant Gangnam Style), une interprétation au premier degré d'une expression (Jacques Derrida se livrant à une déconstruction du photocopieur, en le démontant). En y prêtant attention, le lecteur se rend compte que l'artiste a également disséminé quelques gags visuels, comme l'affiche présentant l'employé du Moi (à savoir Sigmund Freud, page 6).
Chacune de ces 22 séquences de 2 pages dépasse le simple dispositif du gag, ou de la chute comique à la dernière case. Jul réalise des gags drôles, tout en établissant la trame narrative, basée sur la découverte d'employés de l'entreprise, ou de situation de travail. De séquence de BD en séquence de BD, il aborde différentes situations de travail de bureau. La mise en situation correspond à une société de prestations intellectuelles, il n'y a pas de tâches manuelles, ou artisanales, ni de fabrication d'un produit matériel. Il y a également une forme discrète de progression narrative, puisqu'au fur et à mesure certains employés font référence à des situations déjà vues, ou à d'autres employés déjà rencontrés. Il y a une forme de clôture puisque l'ouvrage se termine avec la fin du stage de Kevin Platon, dans des circonstances un peu particulières. L'intérêt principal de l'ouvrage ne réside pas dans son intrigue, mais elle n'est pas totalement inexistante. Jul (et Charles Pépin) a réussi à introduire une forme de tension narrative, contre toute attente.
L'ouvrage commençant par une séquence de 2 pages de BD, le lecteur arrive sur la première séquence de texte, avec le sourire aux lèvres, et dans une disposition d'esprit plutôt bienveillante, tout en se demandant ce que Charles Pépin va lui servir. Sans surprise l'auteur se réfère aux philosophes intervenant dans les pages de BD, en évoquant un de leurs concepts majeurs, appliqué au monde du travail. Il peut s'agir d'une utilisation directe (Max Weber pour justifier la nécessité du travail, sa valeur), d'une projection d'une démarche (le marteau de Nietzche pour (1) casser, (2) sonder et tester les réactions, (3) réparer en se servant de cet outil). Il peut aussi s'agir d'une contextualisation plus globale, par exemple sur la notion de travail du point de vue des penseurs grecs de l'antiquité. À de rares reprises, l'auteur se sert de la situation de travail pour critiquer une approche philosophique, c'est ainsi que l'apparition de Bernard-Henri Lévy donne lieu à des remarques acerbes non dénuées d'humour sur la tyrannie de l'urgence. Enfin, il peut analyser un aspect du travail en croisant plusieurs points de vue philosophiques, comme il le fait pour le caractère répétitif du quotidien professionnel.
Finalement ce regard sur le monde du travail s'avère assez gentil. Les auteurs ne partent pas de situation de souffrance au travail, n'évoquent ni le chômage ni les risques psychosociaux. Ils évoquent des situations banales avec humour et perspicacité, pour leur donner un éclairage philosophique à l'aune d'un ou plusieurs courants de pensée, offrant ainsi au lecteur une prise de recul étonnante et éclairante. Il ne s'agit pas de donner des clefs de compréhension pour lui permettre d'acquérir un avantage stratégique sur ses collègues, mais plus un regard sur le sens à donner à l'organisation, l'obéissance, les relations sociales dans le milieu professionnel (de bureau). Néanmoins il ne s'agit ni d'un ouvrage sociologique, ni économique, ni historique, ni politique.
Toutefois il se produit un phénomène singulier au cours de la lecture. Le texte en page 19 aborde la question des bureaux en espace partagé (open space), le confrontant aux idées de Diogène et Montaigne. Le lecteur le plus perspicace détecte alors un deuxième niveau de lecture. Un lecteur plus terre à terre aura besoin d'encore un ou deux chapitres pour en prendre conscience. Mais arrivé à la page 23, le doute n'est plus permis. Ce texte aborde la dimension philosophique de la surveillance au travail, celle qu'exerce le chef sur ses subalternes, ou qu'il délègue à des encadrants intermédiaires. Charles Pépin invoque Michel Foucault et Blaise Pascal, et l'argumentaire dérive vers le travail en temps qu'occupation, et l'encadrement en tant que regard de Dieu. Il devient alors manifeste que le terme société (employé pour désigner la structure de la Cogitop) peut aussi s'entendre comme un assemblage d'êtres humains unis par des lois. Il ne s'agit plus alors simplement de survivre au travail (comme le propose le sous-titre de l'ouvrage), mais d'envisager quelques mécanismes de la société des hommes. Ce deuxième niveau de lecture se retrouve à chaque chapitre, et est confirmé de manière explicite lorsque Charles Pépin évoque l'invention de la notion de vie privée (page 59).
Qu'il ait lu ou pas les autres ouvrages de Jul et Charles Pépin, le lecteur est vite séduit par la forme de l'ouvrage (des pages de BD, des textes courts) et sa promesse de fournir un éclairage philosophique aidant à survivre au travail. Il prend un grand plaisir à l'humour protéiforme et intelligent de Jul, ainsi qu'aux jeux de mots des titres des pages de texte, et à l'écriture concise et dense sans être lourde ou indigeste de Charles Pépin. Il apprécie le recul que lui fournit l'éclairage de Charles Pépin sur le quotidien professionnel, et il s'amuse de l'intelligence des mises en situation imaginées par Jul. Il voit 2 auteurs qui ont travaillé en étroite collaboration, à tel point qu'il devient impossible de dire où s'arrête le travail de l'un et où commence celui de l'autre, et mieux encore au point que BD et textes soient complémentaires, se répondent et s'enrichissent. Au bout de quelques séquences, il prend également conscience que ces analyses rapides à partir de concepts de grands philosophes s'appliquent aussi bien à la vie de bureau, qu'à la vie en société, dans d'autres formes de socialisation. Il mesure la culture des auteurs et leur capacité de réflexion à plusieurs reprises, et en particulier au clin d'œil qu'ils adressent à Gaston Lagaffe, en s'appropriant le gag sur les contrats de monsieur De Mesmaeker.
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