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jeudi 22 février 2018

La Brigade chimérique, livre 6

Cafardeux

Ce tome fait suite à Le Club de l'hypermonde - TOLA (épisodes 8 & 9) qu'il faut avoir lu avant. Il contient l'épisode 10 et l'épilogue, initialement parus ensemble sous la forme d'un album catonné en 2010, coécrits par Serge Lehman & Fabrice Colin, dessinés et encrés par Gess, avec une mise en couleurs réalisée par Céline Bessonneau. Cette histoire a bénéficié d'une réédition en intégrale La Brigade Chimérique, Intégrale agrémentée de précieuses et volumineuses notes de Serge Lehman.

La tête arrive - À Prague, George Spad et la personne quelle est venue sauver sont attaquées par l'homme élastique (Lebon), puis encerclées par les crânes. Claude (le pilote de leur aéronef) ne peut pas faire grand-chose. À Metropolis, la Brigade Chimérique est à pied d'œuvre pour débiter du crâne, constater les horreurs commises au nom du nazisme et parvenir jusqu'à l'architecte de ce mouvement.

Épilogue : Le Grand Nocturne - Qu'advient-il de Jean Séverac ? Du docteur Mabuse ? Que contient cette énorme caisse que les européens se sont fait un devoir d'envoyer à Londres ? Théo Saint-Clair a-t-il atteint ses objectifs ?

Dans un premier temps, le lecteur découvre avec surprise que les aventures de la Brigade Chimérique s'arrêtent là. En effet, Serge Lehman et Fabrice Colin ont réservé une fin en bonne et due forme qui n'appellent pas de suite. Ils réussissent à tout résoudre, qu'il s'agisse du devenir de la Brigade Chimérique, du sort des personnages principaux (Jean Séverac, George Spad, Théo Saint-Clair, du docteur Mabuse), des métaphores politiques, de l'Holocauste à venir. Ils réservent de nombreuses surprises au lecteur, y compris l'apparition d'autres héros de la culture populaire, des plus récents, comme un plus ancien. Du point de vue de l'intrigue, le lecteur est comblé au-delà de ses espérances.

Gess reste dans une grande forme, ne semblant pas avoir souffert de la cadence de parution. Ces 2 derniers épisodes lui permettent de donner toute sa mesure dans les 2 grandes scènes d'action. L'homme élastique est imposant dans sa stature de géant d'au moins 20 mètres. Comme dans les tomes précédents, il n'est pas représenté comme un superhéros ou un supercriminel de comics, pas de vêtement à base de molécules instables, par de muscles surnuméraires ou hypertrophiés. En pleine scène d'affrontement physique, le lecteur apprécie l'humour discret du dessinateur quand il peut voir George Spad au travers d'un crâne dont l'arrière a été défoncé par une balle, par le biais de ses orbites. La Brigade Chimérique a également l'occasion de se lâcher contre ses ennemis, là encore dans des visuels sachant éviter les clichés visuels des comics. Le lecteur constate avec surprise que visiblement ses 4 membres sont dotés de capacité de vol autonome, ce qui ne semblait une évidence dans les épisodes précédents.

Comme dans les tomes précédents, ces épisodes ne se limitent pas à une succession de scène d'affrontements. Gess continue de détourer les formes avec des traits qui peuvent sembler manquer de précision, parfois un peu pâteux, parfois appliqués grossièrement. Quelques visages donnent l'impression d'avoir été esquissés (pour ne pas dire gribouillés) à la va-vite. Comme dans les tomes précédents, il s'agit d'un parti pris graphique de l'artiste. Il suffit de contempler le dessin pleine page qui ouvre l'épilogue. Il s'agit d'un gros plan sur le visage de Jean Séverac. En le contemplant, il ne fait aucun doute que Gess est capable de dessiner le visage humain dans les détails, avec une expressivité développant une empathie irrésistible. La majeure partie des expressions des visages donnent une indication claire de l'état d'esprit du personnage représenté.

Ces 2 épisodes sont constitués de scènes ambitieuses, assez complexes d'un point de vue de visuel. Gess se sort avec les honneurs de tous les défis, de l'intervention de ce géant dans une grande place (ce qui lui donne l'espace nécessaire pour bouger) à un étrange monologue plein de pathos dans une pièce plongée dans le noir. Lors de l'intervention de la Brigade Chimérique, le docteur Mabuse se lance dans un long monologue occupant plus d'une page. A priori le lecteur se dit qu'il va assister à une scène très artificielle au cours de laquelle le criminel révèle tous ses plans et s'écoute parler en s'auto-congratulant. Il y a bien sûr un peu de ça (et encore les scénaristes savent rendre ce monologue réaliste), mais l'artiste a conçu une mise en page qui insuffle une grande tension dramatique à ce moment. Il n'aligne pas une série de cases uniquement avec la tête du docteur Mabuse en train de parler. Il le montre en train de gesticuler comme un acteur de théâtre (ce qui est justifié par la nature de son soliloque), en alternant ces cases avec la réaction ou un geste de ses auditeurs. Le résultat apparaît totalement naturel.



Parmi les autres défis graphiques, le scénario nécessite de donner une forme conceptuelle à l'un des instruments de la solution finale, tout en préservant la surprise. Gess conçoit une image symbolique qui remplit cette fonction à merveille, incitant le lecteur à s'interroger sur le sens de cet étrange image, décuplant l'impact émotionnel accompagnant la compréhension de ce qui est représenté (une dernière séquence terrifiante). Comme dans les tomes précédents, le lecteur apprécie le travail d'équipe entre Gess et Céline Bessonneau. Pour ce symbole, ils ont choisi une couleur (avec dégradés et effets spéciaux) laissant planer le doute quant à sa nature, établissant un point de repère visuel pour le lecteur qui identifie immédiatement le symbole grâce à cette couleur. De la même manière, ils ont établi dans les précédents tomes, une composition chromatique spécifique pour la Brigade Chimérique, comme une sorte de halo accompagnant leurs manifestations. Dans l'épilogue, le lecteur découvre un usage fort efficace de ce halo pour renforcer de manière visuelle ce qui est montré à l'image.

Pour une dernière fois (dans cette série), le lecteur prend plaisir à voir les façades d'immeuble dessinées par Gess. Avec un angle de vue un peu compliqué, il rend compte de l'architecture, de l'implantation dans une rue, de l'aspect monumental, de l'intégration dans un tissu urbain.

Si le lecteur ne connaît pas la fin de l'histoire, il va au-devant de plusieurs grosses surprises qu'il n'est pas question de révéler. Les coauteurs ne changent pas leur fusil d'épaule, et le récit ne verse pas dans un comics de superhéros à l'américaine, il garde son identité française. Depuis le début, ils ont créé un récit à la structure complexe, mêlant les héros de fiction à la grande Histoire, comme s'ils avaient réellement existé, rencontrant des personnages réels, des hommes politiques ou des artistes de l'époque. Ils ont positionné leurs personnages entre 2 niveaux de réalité, à la fois comme existant dans une reconstitution historique, à la fois comme métaphore d'un mouvement politique (le communisme pour Nous Autres, ou le nazisme pour le docteur Mabuse). En entamant ce dernier tome, le lecteur se rend compte que ce dispositif narratif laisse la latitude aux auteurs de choisir entre respecter le cours de l'Histoire, ou au contraire diverger vers une réalité alternative, conservant le potentiel de surprise intact.

Le cœur de ce tome et le nœud du récit réside dans le monologue du docteur Mabuse (sur une page et demi), face à la Brigade Chimérique. À travers lui, les auteurs se livrent à une déconstruction du superhéros, dans un discours personnel. Ils ont patiemment établi le parallèle entre ces surhommes et plusieurs courants politiques de l'époque, ce qui leur permet de conclure leur exposé sur ce thème, avec une conséquence directe sur les personnages. Ils filent leur métaphore jusqu'à son terme, jusqu'à la conclusion. Tout aussi élégamment, ils achèvent leur récit en reprenant l'image des cafards présents à la première page du premier tome.

Dans les textes en fin de l'édition intégrale, Serge Lehman évoque son intention première : mettre en scène la disparition des surhommes européens en en donnant une explication. Il a atteint son objectif avec panache, par le biais d'une déconstruction dont les fondations prennent leurs assises dans l'Histoire (c'est ce qui rend son approche personnelle, par comparaison avec les multiples déconstructions opérées dans les comics depuis les années 1980). Ce n'est pas un exercice générique, mais une analyse portant sur les surhommes européens de l'entre-deux guerres. Ayant découvert la raison de la disparition de surhommes du continent européen, le lecteur transpose cette explication aux États-Unis (et même à l'Angleterre puisque John l'étrange, l'homme cosmique est toujours présent). Il se demande bien comment elle peut s'y appliquer, quelle lecture politique il doit en donner.


En refermant ce dernier tome, il apparaît que les créateurs ont tenu leur pari. Gess a réussi à dessiner les 12 épisodes sans perdre en qualité, au contraire en s'améliorant de tome en tome. La mise en couleurs de Céline Bessonneau a également gagné en sophistication et en complémentarité avec les dessins. Serge Lehman et Fabrice Colin ont présenté toute une génération de héros jusqu'alors majoritairement oubliés, tout en conservant leur identité européenne en se tenant à l'écart des conventions des comics de superhéros américain, en conservant leur lien avec le contexte historique dans lequel ils sont apparus. Ils ont donné à leur récit la forme d'un roman noir, référençant l'Histoire avec sensibilité. À ce titre la dernière séquence rend hommage aux déportés de la seconde guerre mondiale avec une imagerie risquée mais portant l'émotion avec respect, sans voyeurisme.

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