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samedi 28 août 2021

Colt et Pepper T01: Pandemonium à Paragusa

Qu'avons-nous appris ? Que tous les crimes ne sont pas punis.


Ce tome est le premier d'un diptyque, racontant une histoire indépendante de toute autre. Sa première parution date de 2020. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour les dessins et la supervision des couleurs, Anubis pour la mise en couleurs. La traduction a été réalisée par Fanny Thuillier. L'album compte 53 pages de bande dessinée. Le tome 2 s'intitule Colt et Pepper T02: Et in Arcadia ego.


Au 17ème siècle, l'Amérique a changé lorsqu'elle a cédé la place à un monde peuplé d'une multitude d'étranges créatures magiques, lors de la Transition. S'en est suivie une guerre pendant deux décennies entre les différentes espèces, avant qu'une paix fragile ne s'installe pendant vingt ans. Salomon Culpepper avait été capitaine de la garde à Paragusa pendant deux douzaines d'années. C'était peu dire, mais ce n'en était pas moins miraculeux d'y avoir survécu. Pepper, comme on le surnommait, avait été promu capitaine après qu'il avait aidé le Vieux Duc à accéder au trône. Le Jeune Duc détestait Pepper mais ce dernier fut le seul rempart entre lui et la rébellion. Le Duc Frême n'avait pas toute sa tête, et il avait régné pendant moins d'un an. Et quand le Duc Domitian avait usurpé le trône, il lui sembla logique de maintenir Pepper à son poste pour faciliter la transition. Puis vint le temps pour Pepper de prendre sa retraite. Dans quelques semaines à peine, il ne serait plus soldat. Il avait déjà versé un acompte pour un chalet dans un vignoble et choisi deux esclaves dignes de confiance. Il déambule dans le marché de la ville, chacun le saluant, certains lui offrant un fruit ou lui faisant une offre de service. Il s'interrompt en entendant du bruit : une douzaine d'adolescents et de jeunes adultes qui montent vers le château, en criant À bas le duc. Pepper fait signe à un corbeau, lui donne un peu de son fruit, et lui demande d'aller avertir la garde au château.



Le corbeau remplit sa mission et avertit la garde qui a le temps d'abaisser la herse et de déverser une marmite de restes dégoulinants et nauséabonds rendant l'escalier glissant. Il ne leur reste plus qu'à charger et tabasser les manifestants, puis les emmener dans les geôles. À la fin de sa longue journée, Salomon Culpepper a pris sa décision : il descend dans les geôles et salue Spyder, un ancien camarade de bataille. Il explique qu'il désire voir l'un des rebelles : Coltrayne, le fils de sa sœur. Il va discuter avec lui qui se trouve dans une cellule, avec la douzaine de rebelles. Colt explique qu'ils souhaitent tuer le tyran. Les douze garçons avalent tous un petit disque noir et ils se fondent dans une masse de chair grouillante dotée d'une grande force. Ils défoncent les barreaux. Spyder décide de s'interposer, laissant le temps à Pepper de fuir. Celui-ci remonte les escaliers, voit encore quelques soldats mourir des mains du monstre, et fait irruption dans la grande salle du château, interrompant la réunion du Duc Domitian. Le monstre arrive quelques secondes après et se dirige droit vers le duc. Pepper réfléchit et s'interpose, s'adressant à son neveu dont la tête est encore visible dans cet amas d'individu. Il lui demande pour quelles raisons ils souhaitent tuer le duc, et qu'est-ce qu'ils espèrent qui prendra sa place.


Ce duo de créateurs a déjà collaboré sur deux séries Nous, les morts (en 4 tomes) et Marshal Bass (6 tomes parus en 2021). Ils réalisent un diptyque surprenant. Il faut que le lecteur s'immerge dans le récit pour découvrir partiellement le contexte avec un dessin en double page à couper le souffle, pages 42 & 43. Il finit également par consulter la quatrième de couverture pour découvrir le contexte global : une Amérique du dix-septième siècle dans laquelle une catastrophe appelée Transition a eu lieu, apportant un lot de créatures fantastiques, et faisant disparaître une partie de la population humaine. Ce dessin en double page en met plein la vue : une vue du dessus d'une ville avec un angle incliné. Le lecteur prend le temps de regarder les éléments visuels : des créatures fantastiques volantes, les différents bâtiments et leur architecture, les habitants dans la rue principale, des animaux également comme une licorne et d'autres sortes de croisement entre des tigres et hyènes, des navires dans le port, une tortue géante remontant la rivière, un pont avec un chariot tiré par des chevaux, des oiseaux dans le ciel, et beaucoup d'autres choses encore. La mise en couleurs est de type naturaliste, sans chercher à faire ressortir un élément par rapport à une autre, mais en portant une grande attention aux textures, que ce soient les ailes diaphanes d'une sorte de moto libellule, ou le cuir d'une créature chauve-souris géante.



Cette narration visuelle très dense est présente à chaque page dès la seconde de couverture et la page en vis-à-vis, pour un dessin en double page. Il faut un temps d'accoutumance au lecteur pour s'y habituer. Le lecteur peut voir une carte posée sur une table, et beaucoup de choses posées dessus : une miche de pain, une bourse avec des pièces, une épée dans son fourreau, une planche à découper avec un saucisson, des tranches et le couteau, une assiette avec des tranches de saucisson et d'oignons, une bougie, un encrier avec une plume, une paire de gants. S'il s'y arrête un peu plus, le lecteur découvre encore un chat sous la table, une chaise avec des accoudoirs, une fée minuscule en train de virevolter, et un insecte de la même taille. La première page contient également un dessin en pleine page, plaçant le lecteur dans l'allée du marché, et là aussi il peut accorder du temps pour découvrir tous les détails, des tenues vestimentaires, aux produits présents sur les étals, en passant par les créatures inattendues et les bâtiments en arrière-plan. C'est très dense en informations visuelles, et c'est le cas sur toutes les pages. D'une certaine manière, l'artiste ne donne pas la priorité à tel ou tel élément, mais s'attache à tout représenter avec la même minutie, et la même inventivité. Le lecteur se projette à chaque endroit, regarde tout ce qui l'entoure, les personnes autour de lui, êtres humains et autres, leurs vêtements, les accessoires, sans oublier ce qui est en train de se passer.


Cette narration visuelle descriptive totale s'avère très riche et elle présente la particularité de ne pas hiérarchiser l'information. Le lecteur se retrouve donc plongé dans un monde pleinement réalisé absorbant beaucoup d'informations, se demandant lesquelles s'avèreront primordiales et lesquelles sont secondaires. C'est à la fois un vrai délice que de découvrir un détail singulier, et très déroutant de ne pas être guidé. Cela influe fortement sur la perception du récit lui-même. Le titre annonce que les personnages principaux sont l'oncle et le neveu et le premier chapitre confirme qu'il en est bien ainsi. L'ouvrage est découpé en trois chapitres : Pandémonium à Paragusa, La transformation de Barth le rouge, Le bois de bouleaux. Ils se déroulent chronologiquement en suivant le périple de Colt & Pepper. Il y a un fil directeur qui court dans les trois, même si le lecteur se dit que le deuxième n'était pas indispensable. Ils peuvent également considérés chacun comme une aventure à part entière, rapide et originale. Dans la première, Pepper défend le tyran avec un argumentaire qui tient la route. Dans la deuxième, la transformation de Bartholomew Cook l'amène à lutter contre un jeune homme qui l'a défié en duel pour prendre sa place de chef de la Main Rouge. Dans la troisième, Pepper, puis Colt sont confrontés à d'anciens camarades. Mais quand, même ça reste un peu bizarre comme construction.



Le lecteur note bien la différence d'âge entre l'oncle à quelques semaines de la retraite et le neveu entrant tout juste dans la vie adulte. Cela amène le premier à formuler des commentaires sur les situations au bénéfice du second, et il en va de même pour Barth le rouge. Ça commence avec les gardes indiquant à Pepper qu'ils étaient de taille à s'occuper de la racaille par eux-mêmes, c’est-à-dire charger Colt et ses compagnons. Ça continue avec Pepper faisant observer que le Duc Domitian est bien un tyran, mais plutôt modéré et nettement moins pire que les autres qu'il a pu servir. Dans le chapitre 2, Barth fait demande à Pepper : Combien sommes-nous à nous souvenir de la guerre et du changement ? Un constat sur le temps qui passe, et l'oubli qui efface le souvenir des morts au combat. Plus tard, il explique à Colt que les anciens encore en vie sont tous des lâches et des traîtres. C'est comme ça qu'ils sont encore en vie. Seuls ceux qui sont capables de trahison et qui savent courir vite, s'en sortent. Les vermisseaux survivent. Les héros… ils ne font pas long feu. Plus loin, un autre explique que tous les crimes ne sont pas punis. Quiconque est suffisamment culotté, suffisamment fou ou suffisamment pourri, aura toujours une chance de s'en tirer. Sous des dehors d'aventures mêlant Cape & Épée, avec des monstres, l'intrigue pose un regard d'adulte expérimenté sur les aléas de l'existence.


La couverture ne permet de se faire une idée claire de la nature du récit, mis à part le fait qu'il s'inscrit dans le genre Cape & Épée. Le premier paragraphe de la quatrième de couverture permet de se faire une idée de l'environnement dans lequel se déroule l'histoire. Le lecteur se retrouve rapidement submergé par la richesse de la narration visuelle, les détails, sa qualité. Il découvre les aventures originales d'un oncle et de son neveu. Progressivement, il s'imprègne du thème sous-jacent présent dans chaque chapitre : l'expérience qui vient avec les décennies vécues, et la conscience de l'inéluctabilité de la mort, ce qui relativise bien des choses.



mercredi 25 août 2021

L'Onde Dolto 2/2

Tu vois, Pascale, faut pas taper, faut discuter !

Ce tome fait suite à L'Onde Dolto 1/2 (2019) qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'un diptyque. Sa première édition date de 2020. Cette bande dessinée a été réalisée par Séverine Vidal pour le scénario, Alicia Jaraba pour les dessins et les couleurs, avec la participation de Catherine Dolto, la fille de Françoise.

Dans la Maison de la Radio, en septembre 1977, Catherine Dolto et Blanchette regardent le carton de courriers qui les attend et disent qu'elles vont en avoir pour un bon bout de temps pour répondre à tout. Jacques Pradel, le coanimateur de l'émission radiophonique passe leur dire bonjour. Il demande à Catherine si elle va continuer de jongler entre deux hôpitaux. Elle répond par l'affirmative, et qu'elle poursuit également sa thèse. Quelques jours après, elle va déjeuner chez parents, Françoise et Boris. Sa mère lui annonce qu'elle envisage sérieusement d'arrêter les consultations. La rançon du succès est trop lourde à porter. D'une part, les gens croient plutôt en elle qu'en la psychanalyse. Ensuite, certains de ses patients ont tendance à vouloir appliquer les recettes entendues lors de son émission de radio plutôt que de faire un vrai travail de psychanalyse. Le soir, toute la famille Dolto est réunie pour un repas. Catherine et Jean se moquent gentiment de leur mère en la qualifiant de Grand Bouddha Vivant. Puis lorsque Françoise parle de la dernière chanson de Carlos, ils entonnent le refrain de Rosalie en chœur. Quelques jours après, Françoise Dolto a pris sa décision : elle arrête les consultations car ses patients pensent qu'elle a les réponses toutes faites, plutôt que de les construire pendant la consultation. Elle l'annonce à sa fille. Puis elle regarde son agenda hebdomadaire.

Le temps est venu de l'enregistrement des émissions de la première semaine. Jacques Pradel se rend chez Françoise Dolto, accompagné par Marion, la nouvelle preneuse de son. Chemin faisant, il lui parle de sa fille. Ils s'installent dans le cabinet de consultation de la psychothérapeute, et Catherine arrive en coup de vent, remettant les fiches de la première émission aux deux animateurs. Elles abordent la question du dessin, et puis du feu, de l'eau. Dans la première lettre, une mère parle de son petit garçon de quinze mois. Elle a l'impression qu'il s'ennuie : il erre pouce dans la bouche. Il vient toujours lui demander de le prendre sur ses genoux. Elle souhaite être conseillée sur des jeux à faire avec un enfant de cet âge. Dolto répond qu'à quinze mois, les loisirs, ça se passe toujours en compagnie d'une autre personne. Ce bébé a besoin d'autres enfants. Si cette mère est très occupée, elle devrait trouver une nounou deux jours par semaine pour qu'il voie d'autres petits. Et puis qu'elle joue avec lui, une demi-heure par-ci, une demi-heure par-là, avec des cubes, à se courir après, à grimper, aux jeux d'eau. Surtout qu'elle lui parle, car c'est vrai, cet enfant s'ennuie.


Bien sûr, en entamant ce tome 2, il n'y a plus d'effet de surprise ou de découverte pour le lecteur puisqu'il a déjà lu l'histoire de la première année d'émission, et il sait qu'il n'y en a eu que deux saisons. Il s'attend donc à découvrir les thèmes abordés, et la vie qui continue pour les deux coanimateurs. C'est exactement ça. Au cours de ces 139 pages de bande dessinée, dix-neuf émissions de Lorsque l'enfant paraît sont évoquées, et autant de thèmes : l'ennui, la fascination pour le feu, la peur de l'eau, l'éveil artistique, la notion d'argent, les rapports sexuels à partir de 15 ans, des lettres de contestation de certaines auditrices, les mères célibataires, l'enfant tête en l'air, le harcèlement scolaire, le handicap mental, la sexualité, les troubles du sommeil, le chagrin d'amour, l'homosexualité, le bon âge pour une psychothérapie, les différences entre psychanalyste, psychiatre et psychothérapeute. S'il en doutait, le lecteur constate que les sujets abordés se renouvellent sans cesse, sans répétition. Les autrices mettent chaque émission en scène. Le lecteur peut voir Françoise Dolto parler calmement dans le micro, Jacques Pradel en face d'elle lui donner la réplique en posant une question, parfois la preneuse de son très attentive aux échanges. La dessinatrice a l'art et la manière pour représenter chacune et chacun avec naturel, que ce soit dans la posture, dans l'expression du visage, ou la tenue vestimentaire en cohérence avec l'âge et la position sociale de chacun. Comme dans le premier tome, il se dégage une sensation de bienveillance de chaque personnage, il n'y a que lorsque Dolto découvre dans la presse qu'on l'accuse de promouvoir le détournement de mineurs, que le lecteur peut la voir en colère, avec un visage fâché.

La mise en scène des émissions comprend donc les deux animateurs en train de parler, et le plus souvent une mise en situation du questionnement contenu dans le courrier choisi par Catherine et Blanchette. Le lecteur peut donc voir les mères en train de s'occuper de leur enfant, et les bambins en pleine forme, toujours bourrés d'énergie. Alicia Jaraba sait représenter des jeunes enfants en faisant apparaître les postures qui leur sont propres, et les expressions d'émotion encore très pures, pas du tout filtrées. Le lecteur éprouve la sensation d'observer de vrais enfants au naturel, et pas des adultes miniatures jouant la comédie. Elle accentue encore cette empathie avec les enfants, avec quelques représentations métaphoriques, comme un enfant volant d'un instrument de musique à l'autre, pour montrer les sensations qu'il éprouve. De temps à autre, elle use de licence artistique en exagérant la réaction d'un adulte pour donner à voir son désarroi ou sa détresse face à une situation, comme cette mère qui retrouve une plaquette de pilule dans le tiroir de la table de nuit de sa fille de 15 ans. Elle prend soin d'apporter une légère touche amusée, pour désarmer les situations les plus dures. Par exemple, elle dessine des dents pointues à un père qui traite son jeune garçon de petit pédéraste : cette approche n'atténue pas la méchanceté d'un tel comportement, mais elle permet au lecteur de prendre du recul et de réfléchir au comportement du père plutôt que de juste s'emporter contre lui.


À plusieurs reprises, les autrices montrent également la réaction des auditrices et des auditeurs. Ça commence dans un magasin de chaussures fermé jusqu'à 14h40 pour que les deux vendeuses et le vendeur puissent écouter l'émission. Le lecteur les voit en train de remettre de l'ordre dans les présentoirs, écouter, et échanger leurs réactions aux propos de la psychothérapeute. Ça continue avec une maman qui écoute la réponse donnée dans l'émission, tout en s'occupant de son fils : c’est-à-dire une forme de mise en situation en abîme, pas juste ce qui est écrit dans la lettre, mais comment la mère réagit à l'analyse de sa missive et aux conseils prodigués. Il peut aussi s'agir d'une mère s'énervant des commentaires de Dolto, d'un couple qui discute après coup de ce qu'elle a dit. Le lecteur ne ressent pas la suite des émissions comme un énoncé mécanique : à chaque nouvelle lettre, il voit les individus concernés, la situation se jouer sous yeux, la réaction aux conseils formulés. Chaque cas est incarné de manière concrète, sans qu'il ne soit porté de jugement, à une exception près qui est celle de l'homophobie.

Ce tome ne se limite pas non plus à une suite de cas pratique, car les autrices montrent quelques parties de la vie des animateurs, et de Catherine. Le lecteur peut ainsi voir un dîner de famille chez les Dolto avec une mise en scène chaleureuse et vivante. Il accompagne Françoise et Catherine à la maternité pour aller voir les jumelles du couple Pradel. Il assiste même à l'accouchement de Françoise pour la naissance de Catherine. Il ne se sent pas comme un voyeur, et il comprend que ces moments font sens dans un ouvrage évoquant la relation des parents à l'enfant. Au fil des séquences, il relève également quelques moments particuliers au cours desquels la pensée de la psychothérapeute est développée au-delà de l'émission. Il y a la place faite aux enfants handicapés : dans un dessin en gros plan, elle semble s'adresser directement au lecteur pour dire son regret des ségrégations qui font que les enfants handicapés sont placés dans des écoles différentes, et que le principe fondamental inculqué à l'école devrait être l'entraide, la communication entre enfants. Il relève également cette séquence où il voit Françoise Dolto désemparée après avoir lu cette accusation contre elle sur le détournement de mineurs. Enfin, en arrière-plan, il assiste à quelques moments clé qui vont conduire à la création de la première Maison Verte à Paris en 1979, par cinq psychanalystes et éducateurs (Pierre Benoit, Colette Langignon, Marie-Hélène Malandrin, Marie-Noëlle Rebois et Bernard This) et Françoise Dolto. Il se rend bien compte que ces moments servent à valoriser la psychothérapeute. Pour autant, ce n'est pas une hagiographie. Il comprend mieux leur raison d'être en lisant la postface rédigée par sa fille. Non seulement ces moments ont leur place naturelle dans cette biographie, car il s'agit toujours de parler des enfants, mais en plus il s'agit de dire l'évidence. Françoise Dolto a consacré sa vie à améliorer la situation des enfants, à les faire reconnaitre en tant que personnes : l'accuser du contraire est un mensonge calomnieux honteux.

Ayant découvert la première année de l'émission radiophonique Lorsque l'enfant parait, le lecteur revient tout naturellement pour découvrir la deuxième, et les thèmes abordés. Il reste sous le charme de ces dessins gentils sans être mièvres, montrant les individus avec bienveillance, sans porter de jugement, très exactement le regard même que Françoise Dolto porte sur les autres. Il est intéressé par chacun des sujets abordés, et cette introduction en douceur aux idées de la psychothérapeute. Il comprend rapidement qu'elle n'a nul besoin de réhabilitation au vu des accusations idiotes dirigées contre elle. Les autrices ont atteint leur objectif de rendre compte de cette émission radiophonique à nulle autre pareil. Elles terminent en évoquant les conditions de son brusque arrêt, et la concrétisation du projet suivant de cette dame hors du commun : l'ouverture de la première Maison Verte.



vendredi 20 août 2021

Algernon Woodcock T06: Le Dernier Matagot

C'est une très ancienne forêt… peut-être l'ainée…


Ce tome fait suite à Algernon Woodcock T05: Alisandre le Bel (2007) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome car il y a un fil rouge qui court tout du long de la série. Il a été publié pour la première fois en 2011. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 52. Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs. Malheureusement, la série a été interrompue et la deuxième moitié de ce récit n'a jamais vu le jour.


Après leur précédente aventure à l'île d'Arran, Algernon Woodcock et William McKennan sont retournés à leur vie civile à Édimbourg. Le premier a décidé de quitter la ville et la faculté de médecine pour aller s'installer dans un cottage en campagne. Il se consacre alors à l'éducation de Benedict, le fils de Keridwen, et à parcourir le pays avoisinant avec un carnet et un crayon à la main pour y consigner contes, légendes et autres recettes de grand-mères ou de sorciers. De son côté, McKennan avait recroisé Deirdre Diarmid sur le chemin du retour et six mois plus tard l'épousait en petit comité. Le couple s'installe alors dans une demeure cossue du faubourg, et il ouvre un cabinet médical. La patientèle étant abondante, il prend un associé : James Holson. Celui-ci emménage donc, d'abord sous leur toit, puis s'émancipe dans sa propre demeure à quelques pâtés de maison de leur domicile.



Six ans plus tard, Algernon Woodcock et Benedict viennent rendre visite à leur ami. Dans la diligence, l'adulte fait réviser sa leçon à l'enfant : la potion à préparer pour se rendre invisible et la manière de la préparer. Les autres passagers sont scandalisés par cette démonstration impie. Le cocher arrête le véhicule et vient indiquer aux passagers qu'une fillette se tient au milieu de la route sous la pluie, et qu'elle a un pli à remettre en main propre à Algernon. Celui-ci descend en pleine lande et prend le pli. Il détourne son regard un instant pour regarder l'enveloppe et quand il relève la tête, la fillette a disparu comme par enchantement. Une fois arrivé chez son ami, il lui raconte l'incident et ça leur rappelle tous les deux Arran et la dissipation de Browne. Ils en arrivent tous les deux à la même conclusion : cette missive émane de la mère de l'enfant, et il est temps pour Algernon de remettre Benedict à l'émissaire de mère. Le père adoptif ne sait pas si lui-même est prêt. Les deux hommes passent en cuisine où Deirdre est en train d'expliquer à l'enfant comment cuire une viande en la faisant bouillir. Elle s'arrête au beau milieu d'une phrase et laisse tomber le plat par terre. Sur le pas de la porte se tient un homme tout de noir vêtu. Ontzlake Browne est venu en personne pour avertir Woodcock que la lettre est un faux, que c'est un piège tendu par l'ennemi de la reine. Qui plus est, cet ennemi n'est autre qu'Alisandre le Bel, et ses nervis sont déjà en approche de la demeure des McKennan.


Après l'énorme plaisir de lecture des cinq premiers tomes, impossible de se priver du sixième, même s'il est à craindre que l'histoire ne soit jamais achevée. Dans une interview de 2014, Guillaume Sorel expliquait que le scénariste s'était fâché avec le monde de la BD, et un peu avec lui. Mais lors d'une prise de contact ultérieure entre eux, ils avaient établi qu'il ne restait plus qu'un tome pour mener à bien l'histoire complète, et que Gallié pourrait envisager de la terminer sous réserve de trouver la motivation. Quoi qu'il en soit, le lecteur replonge avec délice dans cette fin de dix-neuvième siècle en Écosse où la présence du petit peuple se fait encore sentir de temps à autre. Pour ce nouveau diptyque, les auteurs établissent une ellipse temporelle avec le précédent, résumant les faits dans deux pages sous la forme d'un texte illustré. Le lecteur se projette ainsi aux côtés de Woodcock assis en pleine lande, contemplant un promontoire rocheux s'avançant dans l'océan, en écoutant un vieil homme aux sourcils blancs et broussailleux, lui raconter des histoires anciennes, puis dans la salle à manger du cottage pour voir Benedict distrait par un papillon lors de sa leçon avec son tuteur. Le texte est clair et concis, portant la marque de la personnalité du docteur McKennan. Le lecteur est tout de suite remis en situation, sans avoir besoin de faire un effort de mémoire sur les événements des tomes précédents.



Lorsqu'il entame l'histoire, l'horizon d'attente du lecteur est limpide : de belles pages envoûtantes, la suite de l'intrigue de fond de la série, et une ou deux remarques en passant du scénariste. Cette dernière se produit dans la planche 34 quand Ontzlake Browne répond à Woodcock que ses questions concernant Alisandre sont licites, mais que raconter qui est réellement un personnage aussi double et complexe serait une tâche bien ardue, surtout en aussi peu de temps. En écho à d'autres remarques du même registre dans les tomes précédents, il s'agit d'un conseil du scénariste, élégamment présenté, d'aller lire le tome 5 consacré au dit personnage, ce qui fait sourire le lecteur. Il découvre également que les belles pages et les belles cases sont au rendez-vous : l'atmosphère tendue dans la diligence les autres voyageurs réprouvant les propos de Woodcock, ce dernier devant la jeune fille au milieu de la route traversant la lande, sous la pluie, l'ambiance acajou douillette du bureau du docteur, celle tout aussi douillette et un peu plus chaude de la cuisine… l'affrontement électrique entre Browne et les orcs, l'apparition teintée de sang sombre d'Alisandre, les frondaisons riches et lumineuses de la forêt, etc. Comme à son habitude, l'artiste met en œuvre des ambiances lumineuses riches et immersives, installant un état émotionnel particulier : la couleur mordorée chaude et réconfortante du foyer des McKennan, le rouge pour la férocité des orcs et la présence menaçante d'Alisandre, le vert rafraîchissant et protecteur de la forêt, sans oublier le blanc comme absence ou comme zone infranchissable lors de la séparation planche 25.


Le lecteur peut donc se projeter avec facilité dans chaque environnement, aux côtés des personnages, éprouvant des sensations comme l'inconfort généré par le froid et l'humidité de la lande sous la pluie, la détente dans le calme du bureau du docteur, la violence alors que les orcs et les gnomes progressent dans les pièces de la maison, le poids des siècles passés en se tenant au pied d'un château en pierre, le désespoir dans une lumière crépusculaire cramoisie, l'émerveillement inquiet en s'avançant dans la forêt. L'artiste est passé maître dans l'art de construire un équilibre parfait entre les contours détourés, les textures à la couleur directe, les éléments suggérés. Les personnages sont tout aussi remarquables. Le lecteur éprouve un grand plaisir à côtoyer de nouveau Algernon Woodcock, individu de petite taille à la silhouette étrange du fait de son chapeau haut-de-forme démesuré, au visage souvent empreint d'une touche de tristesse. Il observe avec curiosité Deirdre, épouse dévouée dont le visage exprime des sentiments inattendus, Ontzlake Browne homme ténébreux et mystérieux au professionnalisme inaltérable, Alisandre un individu cruel et méprisable, totalement plausible. Comme à chaque fois, il prend le temps de regarder chaque tenue vestimentaire, ainsi que les effets de texture de chaque étoffe, chaque matériau.



Dans ce tome, le lecteur découvre des pages de combats physiques mémorables. Guillaume Sorel avait la preuve de ses talents de metteur en scène pour ce type de scène dans le tome précédent : les combats de ce tome sont tout aussi vivants, tout en tension, avec des pics de violence choquants. Browne est d'une vivacité redoutable quand il s'attaque aux orcs sous sa forme de Sème-la-mort, un qualificatif qu'il n'a pas usurpé. Deirdre surprend car elle est d'une rare sauvagerie en massacrant un orc à terre, à coup de poêle à frire, brutalité soulignée par une giclée de sang. En total contraste, les images dégagent une rare poésie quand Browne fait usage de son pouvoir pour quitter la réalité terrestre afin de voyager plus vite. Le lecteur est donc entièrement sous le charme de la narration visuelle et il ne regrette à aucun moment de s'être lancé dans ce tome, même si la deuxième moitié du récit ne voit jamais le jour. Cette idée ne l'empêche en rien de jouir de l'intrigue. Le scénariste livre de nouvelles pièces du puzzle sur le mystère de fond présent depuis le premier tome. Il évoque l'identité du père de Benedict, et en dit un tout petit plus sur Algernon Woodcock lui-même. Le lecteur ne peut pas réprimer l'élan qui le pousse à répondre à cette dimension ludique du récit, en élaborant une ou deux conjectures sur ce qu'il reste à découvrir sur Woodcock.


Le lecteur sait qu'il lui est impossible de résister à l'envie de lire un tome de la série, même s'il s'agit de la première moitié d'un diptyque et que la deuxième moitié risque de ne jamais exister. Il retrouve toutes les qualités qui rendent ces bandes dessinées extraordinaires : la narration visuelle enchanteresse, l'intrigue élégante, les personnages attachants. Même si le récit n'arrivera jamais à destination, le voyage est magnifique et inestimable.



mercredi 18 août 2021

Léonard - Tome 47 - Master génie

Il faudra que je songe à ajouter à la liste des sinistres couverts, les blessures par tromblon.

Ce tome fait suite à Léonard - Tome 46 - Le génie crève l'écran (2015) de Turk & De Groot, qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Les gags ont été écrits par Zidrou (Benoit Drousie), dessinés et encrés par Turk (Philippe Liégeois) et mis en couleurs par Kaël. Il contient 16 gags d'une à six pages. La première édition date de 2016.

Basile Landouye est en train de dormir comme un sonneur en ronflant tout son saoul, quand il entend des petits cailloux taper sur le carreau de sa fenêtre, et cela réveille également Raoul qui dormait sur sa couette. Il passe la tête par la fenêtre et voit Léonard qui l'appelle, avec une petite catapulte à ses côtés. Après lui avoir envoyé une grosse pierre sur la tête, Léonard accueille son disciple dans son atelier et l'informe de sa nouvelle invention : un concours de créations culinaires, appelé Master Génie, et ils vont participer. Autre journée, Léonard est en plein travail d'inventeur dans son atelier et Disciple lui apporte une boîte de clous, ceux-ci étant plantés un peu partout sur son corps. Ils sont interrompus dans leur travail par l'arrivée d'une classe d'enfants et de leur maîtresse. Celle-ci s'avère fort habile pour amadouer le génie, en faisant appel à son sentiment de supériorité. Basile ne sait pas où donner de la tête pour éviter que les enfants se fassent mal avec toutes les inventions dangereuses qui traînent un peu partout dans l'atelier. Ce jour-là, Léonard a embauché deux sumos pour faire sortir Disciple de son lit. Puis il lui fait tomber une armoire normande sur le râble, le coupe en deux avec une scie circulaire, le pousse sous le passage d'une charrette lourdement chargée, simule l'effet d'un incendie sur son corps pour pouvoir lui expliquer la nature de sa nouvelle invention baptisée LéoSécur.


Léonard a inventé une nouvelle recette : l'œuf mi-mollet. Première étape, Disciple doit aller chercher un œuf au poulailler. Celui-ci déclare qu'il préférerait qu'il lui demande de lui rapporter un steak de grizzly, une entrecôte de requin blanc, le cœur encore palpitant d'un yéti, voire le sot-l'y-laisse d'un huissier de justice. Léonard invite Disciple à goûter sa nouvelle sauce : Krash, la sauce qui arrache. Disciple réussit à déterminer les différents ingrédients, mais il estime qu'elle n'arracherait même pas une aile à un papillon. Alors que Disciple a posé sa tête sur son oreiller contre le mur et dort debout, Léonard fait les cent pas en tournant en rond, à la recherche d'un début d'idée. Rien ne vient : il demande à Disciple d'aller chercher sa machine à se creuser les méninges : le fauteuil Cogitator. Bien agacé, Léonard sort de sa maison, avec des chaussures de montagne, un piolet, une corde. Il marche d'un bon pas, entame la grimpette de la pente qui mène au bas d'une montagne. Il fait de l'escalade sur la roche, et parvient, sous la neige, enfin à l'entrée d'une grotte. Il y rentre et trouve son disciple entrain de dormir, pelotonné contre un ours également endormi. Léonard hurle un énorme : Debout Disciple !

En 2015, à 74 ans, Bob de Groot réalise son dernier album de Léonard, le numéro 46. Il a cocréé le personnage en 1974 avec Turk : une version parodique de Léonard de Vinci, celui de la bande dessinée habitant également la commune de Vinci (à Florence, en Italie). C'est un inventeur génial qui fait exécuter les basses besognes par son disciple Basile Landouye qui lui sert également souvent de cobaye. La maison de Léonard est entretenue par Mathurine, et elle abrite également un chat (Raoul Chatigré), une souris (Bernadette) et un crâne (Yorick), tous doués de la parole. Pour le plaisir de travailler avec Turk, Zidrou accepte donc de reprendre cette série, à la demande de Gauthier Van Meerbeeck, le directeur éditorial du Lombard. Le lecteur habitué de la série y retrouve toutes les caractéristiques qui font sa personnalité : l'inventeur ingérable et égocentrique, le disciple qui sert la science et c'est sa joie, mais il ne faut pas oublier son sommeil, les inventions anachroniques, et le rôle pas toujours valorisant des femmes. Si le nom du scénariste n'était pas mentionné sur la couverture, le lecteur n'y verrait que du feu. D'autant que le dessinateur reste le même et n'a rien changé à sa manière de dessiner.


Le lecteur découvre donc 16 histoires, allant de 1 à 6 pages, pour des inventions allant du divertissement au loufoque, donc du concours culinaire à l'appeau à plumards, en passant par le bracelet électronique de surveillance. Il retrouve les personnages tels qu'il les aime, ou il les découvre. Turk est classé dans l'école de Marcinelle, c’est-à-dire avec des personnages à gros nez, et une exagération des comportements pour un effet comique. Ça commence dès la première page avec le gros nez de Basile, puis celui de Léonard, des visages très expressifs, et des contours de personnage arrondis. Cela rend tous les personnages immédiatement sympathiques, qu'ils soient dans une position de victime, qu'ils fassent preuve d'un élan créatif intense, ou même qu'ils se conduisent comme un tortionnaire (ah ben si, la maltraitance du disciple fait peine à voir). Le lecteur sourit devant les instants de panique du disciple agitant les bras jusqu'à ce qu'il y en ait quatre paires de représentées, devant la suffisance de Léonard sûr de son génie et la manière dont la maîtresse l'amadoue en le flattant, la prise de lit par les deux sumos imperturbables, les mines d'étonnement de Raoul, la mine flegmatique de l'anaconda géant, l'assurance tranquille de Mathurine, etc. Cet artiste a l'art et la manière de faire apparaître l'état d'esprit d'un personnage sur son visage en augmentant un peu le degré d'intensité, pour le rendre irrésistible.

Le lecteur est également épaté par la densité de chaque page. Zidrou a choisi de coller à la forme établie par De Groot. Les pages comptent généralement entre 8 et 10 cases et les phylactères peuvent devenir copieux, sans être envahissants pour autant. De son côté, l'artiste investit beaucoup de temps dans les détails : le mode de fonctionnement de la catapulte utilisée par Léonard, les nombreux outils, les nombreuses armes également utilisées par Léonard, la douzaine d'enfants de la classe de la maîtresse, les décors en arrière-plan que ce soit l'atelier du génie ou les maisons dans la rue, Raoul en train d'observer les actes de Léonard et du Disciple, et de les commenter avec Bernadette, les bras du Cogitator, les poissons morts dans le ventre de la baleine, les différents modèles de lit des villageois, sans oublier les différentes plaies et blessures du Disciple qui dérouille vraiment beaucoup dans ce tome. À chaque page, le lecteur ressent que les auteurs ont passé un temps certain pour réaliser la narration visuelle. Dans un entretien, Turk a expliqué que la méthode de travail de ce nouveau scénariste le changeait un peu des tomes précédents car Bob De Groot avait l’habitude de lui faire des croquis de ses scénarios. Ainsi, il avait déjà une première idée de mise en page. Tandis que Zidrou travaille de manière plus classique. Il écrit un scénario et rédige les dialogues et c’est à Turk ensuite de concevoir la mise en page et la mise en scène. C’est donc plus de travail pour lui mais il apprécie que Zidrou écrive beaucoup plus que son prédécesseur. Car c'est plus stimulant pour son imagination.


Le nouveau scénariste marche tellement dans les pas du précédent qu'il retrouve tout l'esprit de cette série, au point que les personnages n'ont rien perdu de leur potentiel de sympathie, et que les auteurs les rendent particulièrement attachants. S'il souhaite prendre un peu de recul, le lecteur constate que les inventions choisies par le scénariste ne déclenchent pas de polémique, ne constitue pas de commentaire social particulier à une ou deux exceptions près. Par exemple, Léonard invente un Bracelet Électronique de Surveillance (BES), mais sans que le gag n'évoque la notion d'incarcération ou de justice. Il n'y a guère que la police d'assurance qui égratigne certaines clauses léonines de contrat, ou le shampoing qui joue avec une petite connotation misogyne, et l'invention de la Nouvelle Graphique avec la séance de dédicace éprouvante qui évoque la condition d'auteur de bande dessinée. Cela n'obère en rien la dimension ludique de chaque gag qui consiste pour le lecteur à essayer d'anticiper quelle sera l'invention. L'autre élément qui ressort avec force dans ces gags est le niveau de souffrance du disciple. Certes, c'est un gag récurrent : Léonard lui demande d'accomplir une tâche d'arpète et la maladresse de celui-ci fait qu'il se blesse. À cela s'ajoute les maltraitances infligées par Léonard, que ce soit de le violenter pour le réveiller, ou de lui tirer dessus avec un tromblon pour obtenir son attention, sa coopération, ou l'obéissance à un ordre ou une consigne. Effectivement, dans ce tome, le lecteur prend ce pauvre Basile en pitié car ce n'est plus du harcèlement, mais un acharnement morbide, et le disciple devient un martyr pour la science.

Ce tome représente un défi majeur : trouver un replaçant pour le scénariste cocréateur du personnage, l'ayant écrit pendant 40 années et 46 albums. Le lecteur se retrouve immédiatement en terrain connu, grâce aux dessins toujours aussi fournis et irrésistibles de Turk. Il découvre rapidement que non seulement ces gags ont la saveur des originaux, mais sont tout aussi bons que les originaux, sans aucune impression d'ersatz ou de pâle copie.



vendredi 13 août 2021

La route Jessica - Tome 2 - Piment rouge

Sans respect, il n'y a que des perdants.

Ce tome fait suite à La route Jessica - Tome 1 - Daddy! (2009). C'est la deuxième partie d'un triptyque : il faut donc avoir commencé par le premier tome. La première édition de celui-ci date de 2009. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Renaud (Denauw) pour les dessins et les couleurs. L'histoire se termine dans La route Jessica - Tome 3 - Le désir et la violence (2011). Il y a eu une série dérivée en 2 tomes : Crotales en 2014, par Renaud & Gihef.

La femme nommée Jessica Blandy s'est arrêtée ici, à Taxco de Alarcón, une ville du Mexique. Elle prend un verre à une unique table sur une terrasse. Un homme en costume avec une mallette approche : il l'informe que l'adolescent Rafaele a rejoint la bande d'Anita Royola, dit Piment Rouge. Il va bientôt recevoir son premier contrat, et alors plus personne ne pourra le récupérer. Dans une autre ville du Mexique, Soldier Sun prend un verre avec un informateur. Celui-ci lui explique qui est Anita Royola, fille du gouverneur, enfance dorée, habile au fusil, mariée à vingt ans à un riche industriel décédé peu de temps après dans de mystérieuses circonstances. Personne n'ose lui tenir tête. Son frère El Presidio est mort dans des circonstances mystérieuses. Elle a été surnommée Piment Rouge car si on la caresse, les mains brûlent. Si on l'embrasse, la bouche est en feu. Et si on l'aime, on ne sera que cendres. Soldier Sun rejoint sa fille Agripa au marché, où elle est en train de regarder les piments rouges. Son père lui annonce que le terrain est miné, ça sera plus difficile qu'il ne le pensait. Il lui demande si elle a entendu parler d'une bande armée qui se fait appeler Atapulta.


La nuit dans une ville du Mexique, Rafaele est en train de passer un sinistre rite d'initiation : il doit recouvrir de terre un homme vivant allongé dans une fosse. Il ne parvient pas à accomplir cette tâche, car le jeune homme au fond de la tombe le regarde d'un air suppliant. Autour d'eux, de nombreuses croix en bois marquent l'endroit de tombes identiques avec l'inscription Atapulta peinte en rouge dessus. Anita Royola se réveille tout habillée sur son lit : elle a encore fait le même cauchemar, avec une tête de squelette portant du rouge à lèvres et un chapeau avec des marguerites. Elle entend qu'on l'appelle. Deux de ses gardes indiquent qu'un homme se tient devant la grille d'enceinte et veut lui parler. Soldier Sun lui fait signe en indiquant qu'il veut lui parler d'El Presidio. Royola prend le revolver de Peppe et s'approche de l'intrus en le menaçant depuis l'autre côté de la grille. Sun l'informe qu'il peut lui dire qui a tué son frère. Elle lui dit de passer par derrière, elle va l'attendre sous les arches. Sun obéit et il est attaqué par trois nervis. Il se défend plutôt bien en en assommant un d'entrée de jeu. Un autre a sorti un couteau et malgré son esquive, Sun se retrouve avec une estafilade superficielle à la joue, puis une autre au ventre. Il ramasse un tuyau que maniait un de ses agresseurs et s'apprête à les dérouiller, quand Royola l'interrompt. Il lui explique qu'il a besoin de son aide pour éliminer Jessica Blandy.

Le lecteur revient en sachant qu'il va assister à un nouveau carnage avec des tueurs assez particuliers. Soldier Sun reste un individu d'une quarantaine ou cinquantaine d'années, en excellente forme physique, sans un iota d'empathie pour les autres êtres humains, tuant de manière efficace et raisonnée : un professionnel rapide et compétent. Sa fille Agripa est tout aussi compétente, mais voue un culte à son père, relation malsaine quasi incestueuse. La coupe de cheveux de Blanche est toujours aussi impeccable, et son obsession pour les seringues est toujours aussi morbide. Elle montre, elle aussi, un signe de déséquilibre mental, en plus de tuer avec facilité. Comme à son habitude, Renaud aime bien dessiner les jolies femmes et le scénariste lui a cousu un récit sur mesure. Le lecteur retrouve donc Jessica Blandy le temps de courtes séquences : 6 pages sur un total de 54. Elle est toujours aussi svelte, avec un caractère posé, en étant ferme dans ses décisions. Elle ne change de toilette qu'une seule fois : 2 robes d'été. Agripa est habillée comme une allumeuse, comme une petite fille qui joue avec ses charmes. Anita Royola change de toilettes plus régulièrement, passant d'un jean avec un haut d'été, à un bikini riquiqui qu'elle n'hésite pas à enlever devant trois de ses hommes de main qui ne ressentent alors qu'une forte crainte, dépourvue de toute concupiscence. 


Avec les assassinats vient la violence, une composante présente depuis le début de la série. Cela commence dès la planche 5, avec cet individu enterré vivant, et ce jeune adolescent qui ne parvient pas à le regarder en face alors qu'il jette une pelletée de terre sur lui, et cet autre adolescent qui le menace d'une arme à feu. Ça continue avec le test de Soldier Sun : coups de poing, nez cassé, estafilade avec un couteau, coup de pied : les dessins de Renaud son factuels et secs comme à son habitude, avec une mise en scène qui établit la logique des déplacements de chacun, l'enchaînement des coups de ces 4 bagarreurs. Par la suite, Soldier Sun loge une balle dans la rotule d'un homme de Royola : du sang, une douleur intense visible sur le visage de l'homme au point qu'il est étonnant qu'il ne s'évanouisse pas. C'est d'ailleurs une des caractéristiques du scénario que de concevoir des moments visuels marquants, même en exagérant un peu la situation. Cela se remarque, parce que pour le reste la narration visuelle s'inscrit dans un registre naturaliste avec une légère touche touristique. Ainsi le lecteur éprouve des difficultés à croire qu'Anita va vraiment se baigner pour aller contempler des cadavres lestés de pierre en train de se décomposer dans l'eau. De même la pente du promontoire rocheux depuis lequel elle plonge semble un trop incliné pas assez à pic pour qu'elle ne risque pas de tomber sur les rochers plutôt que dans l'eau. Il en va de même pour Anita se tenant nue sur une plage après sa baignade, devant ses hommes de main, ou Salina Santilla contemplant des piments en train de sécher, en écho au surnom d'Anita Royola.

Jean Dufaux traite la psychologie de ses personnages un peu de la même manière. Déjà dans le tome précédent, il n'était pas facile de croire à la plausibilité de la relation entre Agripa et son père : l'admiration quasi incestueuse d'elle pour lui, le fait qu'il fasse équipe avec elle, la mettant en danger, et ayant une partenaire compétente mais aux réactions parfois immatures, ou étranges. Dans ce deuxième tome, il fait de même pour Anita et son admiration sans borne pour son père décédé. D'un côté, le lecteur veut bien se laisser entraîner parce qu'il a déjà eu l'exemple d'Agripa sous les yeux, et que ça fait partie implicitement de la suspension d'incrédulité consentie. D'un autre côté, il aurait apprécié que le scénariste prenne deux ou trois cases supplémentaires pour développer cette adulation de manière à la rendre plus fondée.


À ce rythme, il se dit que Blanche est partie pour révéler une relation du même type dans le prochain tome. Passé ces détails plus ou moins sensibles pour le lecteur, il se plonge dans la traque menée par Soldier Sun et sa fille pour éliminer Salina Santilla, comme cela avait été annoncé dans la dernière page du tome précédent.  Ce personnage est apparu pour la première fois dans Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema (1990), une aventure particulièrement éprouvante pour Jessica, et elle était revenue dans Jessica Blandy, tome 18 : Le Contrat Jessica (2000). Dans le même temps, les deux dernières apparitions de Jessica se déroulent au temps présent et le lecteur peut apprécier qu'elle aille mieux, qu'elle soit dans une phase constructive : elle a arrêté de boire, et elle veut retrouver son fils adoptif. Le lecteur se plonge donc avec plaisir dans la suite de cette histoire, bien tordue, avec des personnages abîmés et dangereux… jusqu'à la dernière page. Il reste interdit devant Soldier Sun décidant de ne pas éliminer Jessica Blandy dans l'avant-dernière page, en découvrant la suite de la liste des contrats dans la dernière page.

Pour le lecteur qui a suivi la série depuis le premier tome, c'est toujours un plaisir de retrouver les magnifiques planches de Renaud, toujours aussi convaincant pour représenter les femmes fatales, et pour emmener le lecteur dans des endroits magnifiques : la ville de Taxco sur un flanc de montagne, le marché alimentaires et ses étals, les arches du jardin de Royola, des plages pour touristes avec un bon budget, une plage privée, le car traversant un désert avec ses cactus, les piments à sécher, le magasin de vêtements, etc. Les scènes de violence sont malsaines à souhait, pour peu que le lecteur accepte de consentir un petit peu plus de suspension d'incrédulité, ou d'y mettre un peu du sien. Le récit exhale alors les saveurs vénéneuses que le lecteur est venu chercher.



mardi 10 août 2021

Servais - L'intégrale - Tome 1 - La Hâche et le fusil

J'ai parié avec mes amis que je danserais avec l'assassin !


Ce tome contient une histoire complète, rassemblant les 2 tomes, chacun publié pour la première fois en 1994, dans une série intitulée La mémoire des arbres. Le scénario a été adapté d'un fait divers par Gérard Fripiat, Jean-Claude Bissot et Jean-Claude Servais, ce dernier ayant dessiné l'histoire. La mise en couleurs a été réalisée par Émile Jadoul.


Fin août 1964, dans la forêt gaumaise, des daims se mettent à courir derrière le mâle. Au fond des bois, une Jeep arrive à une petite maison. Robert arrête le véhicule et en descend. Il prend dans ses bras la jeune fille en pleurs sur le siège passager. Il la dépose délicatement dans le canapé, sans dire un mot, et il allume un feu dans la cheminée, toujours sans dire un mot. Il prend un manteau d'adulte et l'enfile à la demoiselle qui continue à pleurer sans dire un mot. Il entend du bruit à l'extérieur. Il sort sur le pas de la porte et écoute. Il rentre, prend son fusil et un couteau de chasse, un chapelet dépassant de la poche de sa veste. Il part en laissant tout derrière, y compris la jeune fille sur le canapé. Deux Jeep de la gendarmerie arrivent. Dans l'une d'elle se tient René Collard, menottes au poing, qui intime au conducteur d'aller plus vite. Ils voient enfin la maison. Robert regarde autour de lui : la voie est dégagée : il s'en va à longues enjambées, très calme. Sur le chemin, il croise sa mère dans une carriole tirée par trois chiens. Elle lui dit qu'elle l'avait bien prévenu et qu'il voit où ça l'a amené d'avoir épousé cette femme. Elle lui remet un flacon de jus de plantain, puis elle continue son chemin jusqu'à la première maison de la ville.


La mère fait le tri dans quelques objets mis au rebut et récupère un abat-jour. Elle rentre chez elle toujours dans sa carriole. Une fois arrivée, elle détache les chiens. Elle rentre à l'intérieur pose, l'abat-jour et leur donne à manger de la viande à même le sol, après l'avoir découpée au couteau. Elle se coupe un petit morceau de viande crue pour elle. Elle se fait la réflexion que tout ce qui arrive à son fils est la faute de la femme qu'il a épousée. Puis elle se met à aiguiser son couteau sur une meule à pédale. Ça lui rappelle le même geste qu'elle faisait à l'été 1929, quelques heures avant la naissance de Robert. Elle s'était interrompue en entendant la voiture du notaire Henry qui passait non loin du campement de fortune de sa famille, avec des roulottes et des chiens. Le bruit de la voiture n'avait pas été assez fort pour réveiller le paternel et les frangins. Elle avait ressenti une nouvelle contraction. La nuit, le paternel avec sa femme et les trois frangins s'étaient rendus à proximité d'une ferme pour déterrer le cadavre encore frais d'une vache et récupérer la viande. Le lendemain, les frangins donnaient la viande aux chiens, et la mère donnait naissance à Robert, couchée dans la carriole. À Bruxelles en 1934, Marie-Astrid Dandois, vendeuse dans une armurerie éconduit un importun trop insistant, puis accueille le notaire Henry. Il est venu l'emmener à la campagne, dans son petit château.



La genèse de cette bande dessinée se trouve dans le scénario d'un projet de film avorté, coécrits par Fripiat & Bissot. Ils souhaitaient faire un film sur une célèbre affaire criminelle : le monstre des Ardennes. L'affaire Champenois se déroula autour du village de Buzenol, petite localité belge perdue au creux de la forêt d'Etalle, non loin de Virton et de la frontière française. En 1954, âgée de plus de 50 ans, Elisabeth Danniau épousa Roger Champenois, alors âgé de 25 ans. En 1963, l'épouse disparaît : le mari est accusé, puis relâché faute de preuves. En 1964, Robert Champenois agresse une épicière et enlève sa fille. Il s'enfuit et échappe à la gendarmerie pendant une vingtaine de jours. Il finit par être attrapé et condamné à perpétuité pour un meurtre sans cadavre. Jean-Claude Servais reprend le scénario à son compte et réalise cette adaptation en 106 pages. Il a commencé sa carrière de bédéaste professionnel en 1977, et a connu le succès avec sa série Tendre Violette (1982-2007) avec un scénario de Gérard Dewamme. Les scénaristes ont choisi de prendre des libertés avec les faits : ce n'est donc pas une reconstitution, ce qui explique que les noms et les lieux aient été changés. Robert Champenois devient Robert Lambert, Elisabeth Danniau devient Marie-Astrid Dandois. L'action se déroule toujours dans la Gaume où réside Servais, une partie francophone de la Wallonie en Belgique, dans l'extrême Sud de la province de Luxembourg, à la frontière franco-belge.


La première page installe le ton d'une partie significative de cette histoire : la forêt dans la région de la Gaume. Le lecteur a à l'esprit le titre générique de cette série d'histoires indépendantes : la mémoire des arbres. L'artiste prend un soin délicat à représenter la forêt et la nature. Il dessine d'un trait fin, avec des aplats de noir un peu hachurés, pour une représentation réaliste et précise. Sur cette première page, le lecteur peut identifier les animaux, l'oiseau, et les différentes plantes, arbres. Lorsque Robert fuit et se retrouve sur un chemin où il croise mère, le lecteur peut se projeter pour effectuer une balade le long de ce sentier. Plus loin il voit passer la belle voiture du notaire sur une route de campagne, avec la clôture en piquets et fil de fer barbelé. Il peut voir les couleurs de l'automne, le champ de blé avec quelques coquelicots, des vues générales de la campagne aux alentours du château, de la maison des Champenois. Il observe Robert travailler à la tronçonneuse et à la hache pour son métier de bûcheron. Il suit Robert pendant 3 pages magnifiques quand il fait découvrir la forêt à René Collard, le sacristain qui a emménagé avec lui. Et bien sûr, il suit Robert pendant une dizaine de pages alors que la traque va bon train pour le capturer. À chaque séquence, il peut observer chaque plante, chaque arbre pour en déterminer le nom, et il voit passer un peu de vie sauvage, quelques animaux. Même si ces séquences constituent un peu moins de la moitié du récit, elles le colorent fortement, attestant ainsi du fait que Robert Champenois est un homme des bois, c’est-à-dire un individu habitué à vivre et à travailler dans la nature.



Grâce aux dessins réalistes et méticuleux, le lecteur éprouve l'impression de suivre un reportage pris sur le vif. Tout commence avec cette scène un peu surprenante, juste avant que ne commence la traque de Robert dans la forêt, par des centaines de gendarmes, et même des hélicoptères. Il est probable que cette situation parle plus à des lecteurs belges qu'à des lecteurs français, l'affaire ayant eu un fort retentissement en Belgique. La rencontre avec la mère s'avère fort déstabilisante. Puis le récit remonte en 1929 pour reprendre un ordre chronologique. Le lecteur peut voir les conditions de vie très frustes de la famille de Robert, et leur vie de chapardage et de vente de chiens. En observant les images, le lecteur en vient à se demander à quel genre de pratiques dégénérées ils peuvent se livrer. Déterrer le cadavre d'une vache pour en récupérer la viande, prendre une femme comme paiement pour des chiens, faire tirer une carriole par des chiens, attacher des chiens à un fauteuil roulant… Le lecteur en vient à se demander quelles autres pratiques peuvent être sous-entendues, que ce soit la consommation d'un autre type de chair, ou des contraintes psychologiques cruelles. Le contraste est total avec la vie de Marie-Astrid Dandois, vivant à Bruxelles, dans le confort moderne. Le premier tome distille une ambiance malsaine et angoissante, en laissant supposer que la famille de Robert Champenois est capable de tout, et que lui-même est un peu attardé, et pas un modèle d'épanouissement et d'équilibre psychologique. L'entrée en scène du bedeau René vient rajouter une touche de soupçon de maladie mentale.


Le lecteur passe alors à la seconde partie : les scénaristes développent à la fois la relation entre Robert et René, et des retours dans le passé dévoilant des aspects de la relation entre Robert et son épouse. Il est impossible de résister à la bonne humeur de René, même si elle est fortement tempérée par le mutisme de Robert. Dans le même temps, le caractère de Marie-Astrid se révèle peu commode. La narration visuelle continue de montrer ces individus dans leur quotidien de manière naturaliste. Le lecteur ressent qu'il côtoie des êtres humains complexes et plausibles, avec des interactions où les non-dits pèsent lourds. Au fur et à mesure que les événements du passé sont révélés, la pesanteur quasi morbide de la première partie se dissipe et l'action gagne en importance. Les auteurs donnent leur interprétation du drame. Il n'explicite pas les ressentis des uns et des autres, mais montrent leur comportement, ainsi que la manière dont est décédée Marie-Astrid Dandois. Ils ne diabolisent pas Robert Champenois, et ils n'en font pas non plus un Robin des Bois. Le lecteur peut prendre fait et cause pour Robert, comme pour Marie-Astrid, sans pour autant les absoudre de leurs responsabilités : les auteurs en ont fait des individus pleinement incarnés dans leurs contradictions, et dans la façon dans la société les considère.


Au départ, une idée étrange : rendre compte d'une affaire criminelle en en changeant des faits connus. Dans l'exécution, les dessins un peu maniérés donnent une consistance extraordinaire aux individus, aux intérieurs, et également à l'environnement forestier. La première partie génère un malaise palpable chez le lecteur. Dans la seconde partie, le lecteur se rend compte que chaque protagoniste a acquis une vie propre et qu'il se trouve à les comprendre, à éprouver une réelle empathie pour chacun d'entre eux.



dimanche 8 août 2021

Tarzan: Seigneur des signes

Ne pas ennuyer.

Ce tome contient un essai complet, indépendant de tout autre, une connaissance très superficielle de Tarzan suffit pour l'apprécier. La première édition date de 2017. Il s'agit d'une bande dessinée de 74 pages en noir & blanc, entièrement réalisées par LL de Mars.

Une page entourée de feuillage, avec 9 cases carrées bien tracées, chacune rapidement gribouillée pour la noircir, en surimpression une main qui tient un livre ou une bande dessinée ouverte, ainsi que des motifs de feuilles apposés au tampon sur la partie supérieure gauche. En bas le titre : Seigneur des signes. Une page découpée en trois cases de la largeur de la page. En haut un marin de dos qui semble dire quelque chose, mais seule une petite portion de son phylactère est incluse dans la case. Au milieu, deux hommes discutent de dos. En bas, l'eau est troublée par une embarcation. Sur la page de droite : la structure de 9 cases carrées disposées en 3 par 3, avec un texte qui court sous chaque bande. Celles-ci montrent la tête d'un chien, une sorte de pelage, et une roue en bois tombées à l'eau. Le texte évoque le premier et impératif devoir de tout bon narrateur : ne pas ennuyer. La page de gauche suivante comprend 4 cases dont une en insert sur celle inférieure, avec une femme dans un salon, et un navire qui fend l'eau. En vis-à-vis, les 9 cases, avec un angelot, des nuages, des farfadets sur une branche. Le texte continue d'évoquer les choix de l'auteur : une histoire dans un genre vulgaire, une réelle érudition. Par exemple, un personnage secondaire peut évoquer son goût pour Opicinus de Canistris (1296-1353, écrivain et artiste italien), ou pour l'iconographie du Devisement du monde (écrit par Rustichello de Pise, sous la dictée de Marco Polo).

Sur le bateau, un jeune garçon observe les oiseaux. Une bagarre éclate. Un coup de feu part. À droite, un visage prend forme dans les esquisses du dessinateur. Puis il effectue un travail d'étude graphique pour savoir comment une main tient une étoile de ninja. Enfin, il analyse comment placer 5 poissons identiques dans un cercle. Le texte continue de s'interroger sur la manière de s'y prendre de l'adaptateur des aventures de Tarzan : des références culturelles, mais légères pour ne pas indisposer le lecteur qui ne les connaît pas, surtout ne pas assommer le lecteur d'ambitions idéologiques, ne pas l'abreuver de références historiques, d'exemples édifiants, de métaphores appuyées car ce serait de la pire inconvenance. Page de gauche, le coup de feu retentit, une exclamation retentit, un homme pleure. Page de droite, la première bande explique comment fixer deux crochets sur une tige pour y faire passer une cordelette. La bande médiane montre un drapeau à tête de mort sur fond noir, sur lequel est scotché un dessin de tibia, puis un deuxième. Enfin dans la bande du bas, un tibia dressé semble prononcer des propos inintelligibles. Le texte évoque la possibilité d'intégrer de petites pauses pédagogiques, pour constituer un répertoire d'anecdotes prêtes à l'emploi pour discussion entre lecteurs adultes.




Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Le lecteur ne remarque peut-être pas tout de suite le léger décalage du titre : l'inversion de la lettre N et de la lettre G faisant passer Tarzan de seigneur de singes à seigneur des signes. En revanche il se rend compte dès la première page que ça va être plus compliqué que ça. Il y a quelqu'un qui tient un livre ou une bande dessinée entre les mains, même si on ne voit que la droite, et le dessin de l'une des cases sort de la bordure, comme s'il se trouvait sur la page du livre tenu par l'individu qui lit : mise en abîme, le lecteur tenant lui-même la bande dessinée dans laquelle un lecteur invisible tient sa BD avec une case à cheval sur deux plans d'existence narrative. Pour autant, pas sûr que les autres éléments dessinés fassent sens : le motif imprimé de feuilles, ou les 8 cercles en haut à droite de la page. On passe en page 2, numérotée 3, et là 3 cases de la largeur de la page qui raconte peut-être quelque chose, mais pas sûr. En page 4 (numérotée 2, faut pas chercher), le lecteur reconnaît une lampe avec son abat-jour, une coiffure de dame, et un navire. En page 6 (numérotée 4), un enfant et une bagarre qui éclate. En page 8 le coup de feu, en page 10 la bagarre généralisée. Cela s'avère un brin compliqué à suivre car les dessins semblent mal cadrés, ne montrant qu'un détail d'une vision que l'on devine être plus grande. En plus il apparaît des éléments de construction (gommage, hachures, noir non rempli) comme si tout n'était pas fini. Il faut un peu de temps pour que la lumière se fasse : ce sont des éléments iconiques de l'histoire de Tarzan. En fait sur les pages de gauche, l'auteur raconte l'histoire bien connue sous forme de dessins évocateurs, n'explicitant à chaque fois qu'un détail. Le lecteur qui connaît bien le roman retrouve chacune des étapes de la vie de John Clayton III, Lord Greystoke, esquissées et vues par le petit bout de la lorgnette, avec des cases en cours de finition, cadrées sur détail.

Bon, quelques cases des pages de gauche sont parfois indéchiffrables, mais le lecteur retrouve l'histoire de Tarzan, sous réserve qu'il la connaisse déjà. Ça se gâte un peu avec la page de droite. Elles se présentent toutes sous la même forme : 3 bandes comprenant chacune 3 petites cases carrées de dimension identique. Page 1 : 8 cases mal noircies, gribouillées, et une case avec 3 formes géométriques qui sont décalées hors cadre comme si elles se trouvaient sur la page de la BD dans la BD. Les 3 bandes de la page 3 semblent sans rapport avec le moment du roman d'Edgar Rice Burroughs sur la page de gauche. Elles aussi donnent l'impression ne pas être finies, en particulier avec des traits de crayon non effacés, et un bout de scotch transparent. Page 5, ça ne va pas en s'arrangeant : une première bande dont on ne sait pas trop quoi faire, une deuxième avec des nuages et un truc inidentifiable dans la troisième case, une troisième avec une sorte de tige végétale et deux petits personnages surnaturels. Au secours. Tout du long, le lecteur ne peut pas deviner le rapport logique entre la page de gauche et les 9 cases de la page de droite. Il voit passer des éléments aussi hétéroclites qu'un Hira Shuriken, un tibia qui parle, une maison en ruine, un phylactère noirci, des traits non figuratifs, un homme en train de balayer, des panneaux d'interdiction de signalisation routière, un homme qui se fait sauter le caisson en nettoyant son fusil, une photographie d'une poêle à frire avec des œufs sur le plat, une case avec un Schtroumpf, un code barre, etc.




Laissant de côté les cases de la page de droite, le lecteur s'intéresse au texte. Pour la majeure partie des pages de droite, le texte court sous les 3 cases d'une bande plutôt que case par case. L'auteur a laissé les lignes tracées pour écrire droit, comme il a laissé des bouts de ruban adhésif semi transparent sur certaines cases, ou comme on peut voir la main du dessinateur en train de réaliser une case. Ce texte est écrit au conditionnel indiquant une éventualité. Il a pour objet ce qu'aurait fait un potentiel bédéaste pour adapter le roman Tarzan seigneur des singes (1912) d'Edgar Rice Burroughs. L'auteur se montre assez taquin en passant en revue les différentes facettes d'une telle entreprise narrative. Il estime qu'un tel narrateur aurait bien pris garde à ce que les personnages restent les mêmes tout du long du récit, pour être facilement identifiables, et qu'ils parlent tous la même langue, qu'ils soient le plus neutre possible pour que tout le monde puisse s'identifier à eux. Il pointe ainsi du doigt des conventions romanesques bien pratiques. Il faut qu'il garde bien à l'esprit de s'en tenir à l'essentiel : un héros, une arme, une mission, une femme. Il rappelle que l'enjeu pour l'auteur est de se montrer divertissant, et surtout pas de faire réfléchir, encore pire de heurter la sensibilité de ses lecteurs. Il continue avec les trucs et astuces pour donner du goût à l'adaptation : intégrer quelques éléments pédagogiques facilement assimilables, utiliser des signes conventionnels connus de tous qu'ils soient connotatifs, allusifs ou structurels, donner de nouveaux noms à de vieilles choses, écrire un texte descriptif pour ménager le lecteur et rester dans le distractif, mettre en place une distance ironique, utiliser des éléments rassurant renvoyant à des cadres familiers, pour éviter de surprendre le lecteur de manière désagréable, c’est-à-dire en fait briser toute surprise.

En lisant le texte, le lecteur peut commencer à établir des liens logiques avec ce que montrent les 3 cases juste au-dessus. Elles ne sont ni explicatives ni redondantes, elles fonctionnent par association d'idées. En fait LL de Mars fait travailler l'esprit de son lecteur, l'oblige à utiliser ses neurones pour que l'ensemble prenne un sens. D'ailleurs, le lecteur se rend vite compte que le texte constitue une puissante mise en abîme de ce que l'auteur est en train de faire. Il réalise une adaptation de Tarzan, tout en se tenant à l'écart de toutes les recettes narratives toutes faites pour réaliser une adaptation. Il va beaucoup plus loin car, une fois passés les ingrédients d'une recette d'adaptation, il envisage la réception d'une telle œuvre et les potentielles critiques vite écartées comme étant de simples malentendus, ou un mépris congénital pour la bande dessinée en général. Du coup, le texte agit comme une autoanalyse de sa propre démarche, mais aussi comme une critique d'une adaptation postmoderne qui viendrait couronner toutes les autres en piochant dans chacune une analyse systémique de conseils d'écriture prêts à l'emploi, pour aboutir à une œuvre consensuelle, gentille et prévenante. À l'opposé se trouve Tarzan seigneur des signes qui relève à la fois d'une bande dessinée et d'un essai sur la bande dessinée, qui contraint son lecteur à réfléchir sur les liens de causalité, en évoquant tout ce que cette adaptation n'est pas.




Cette adaptation est à la fois une vraie adaptation très personnelle du premier roman consacré à Tarzan, à la fois un exercice de mémoire sur les moments de l'œuvre inscrits dans la mémoire collective, à la fois un essai sur les techniques mécaniques d'adaptation d'une œuvre, à la fois une bande dessinée dépassant toutes ces techniques postmodernes devenues artificielles, à la fois une réflexion par l'exemple, sur les interactions entre images et texte dans une bande dessinée. Il s'agit donc d'un essai en bande dessinée sur la bande dessinée consensuelle, réalisé de main de maître, et s'adressant à un lecteur consentant avec du temps de cerveau disponible, prêt à accepter de ne pas recevoir toutes les réponses clé en main, et de bousculer ses idées reçues plutôt que d'être douillettement conforté dans ses idées reçues avec prévenance.