Qu'avons-nous appris ? Que tous les crimes ne sont pas punis.
Ce tome est le premier d'un diptyque, racontant une histoire indépendante de toute autre. Sa première parution date de 2020. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour les dessins et la supervision des couleurs, Anubis pour la mise en couleurs. La traduction a été réalisée par Fanny Thuillier. L'album compte 53 pages de bande dessinée. Le tome 2 s'intitule Colt et Pepper T02: Et in Arcadia ego.
Au 17ème siècle, l'Amérique a changé lorsqu'elle a cédé la place à un monde peuplé d'une multitude d'étranges créatures magiques, lors de la Transition. S'en est suivie une guerre pendant deux décennies entre les différentes espèces, avant qu'une paix fragile ne s'installe pendant vingt ans. Salomon Culpepper avait été capitaine de la garde à Paragusa pendant deux douzaines d'années. C'était peu dire, mais ce n'en était pas moins miraculeux d'y avoir survécu. Pepper, comme on le surnommait, avait été promu capitaine après qu'il avait aidé le Vieux Duc à accéder au trône. Le Jeune Duc détestait Pepper mais ce dernier fut le seul rempart entre lui et la rébellion. Le Duc Frême n'avait pas toute sa tête, et il avait régné pendant moins d'un an. Et quand le Duc Domitian avait usurpé le trône, il lui sembla logique de maintenir Pepper à son poste pour faciliter la transition. Puis vint le temps pour Pepper de prendre sa retraite. Dans quelques semaines à peine, il ne serait plus soldat. Il avait déjà versé un acompte pour un chalet dans un vignoble et choisi deux esclaves dignes de confiance. Il déambule dans le marché de la ville, chacun le saluant, certains lui offrant un fruit ou lui faisant une offre de service. Il s'interrompt en entendant du bruit : une douzaine d'adolescents et de jeunes adultes qui montent vers le château, en criant À bas le duc. Pepper fait signe à un corbeau, lui donne un peu de son fruit, et lui demande d'aller avertir la garde au château.
Le corbeau remplit sa mission et avertit la garde qui a le temps d'abaisser la herse et de déverser une marmite de restes dégoulinants et nauséabonds rendant l'escalier glissant. Il ne leur reste plus qu'à charger et tabasser les manifestants, puis les emmener dans les geôles. À la fin de sa longue journée, Salomon Culpepper a pris sa décision : il descend dans les geôles et salue Spyder, un ancien camarade de bataille. Il explique qu'il désire voir l'un des rebelles : Coltrayne, le fils de sa sœur. Il va discuter avec lui qui se trouve dans une cellule, avec la douzaine de rebelles. Colt explique qu'ils souhaitent tuer le tyran. Les douze garçons avalent tous un petit disque noir et ils se fondent dans une masse de chair grouillante dotée d'une grande force. Ils défoncent les barreaux. Spyder décide de s'interposer, laissant le temps à Pepper de fuir. Celui-ci remonte les escaliers, voit encore quelques soldats mourir des mains du monstre, et fait irruption dans la grande salle du château, interrompant la réunion du Duc Domitian. Le monstre arrive quelques secondes après et se dirige droit vers le duc. Pepper réfléchit et s'interpose, s'adressant à son neveu dont la tête est encore visible dans cet amas d'individu. Il lui demande pour quelles raisons ils souhaitent tuer le duc, et qu'est-ce qu'ils espèrent qui prendra sa place.
Ce duo de créateurs a déjà collaboré sur deux séries Nous, les morts (en 4 tomes) et Marshal Bass (6 tomes parus en 2021). Ils réalisent un diptyque surprenant. Il faut que le lecteur s'immerge dans le récit pour découvrir partiellement le contexte avec un dessin en double page à couper le souffle, pages 42 & 43. Il finit également par consulter la quatrième de couverture pour découvrir le contexte global : une Amérique du dix-septième siècle dans laquelle une catastrophe appelée Transition a eu lieu, apportant un lot de créatures fantastiques, et faisant disparaître une partie de la population humaine. Ce dessin en double page en met plein la vue : une vue du dessus d'une ville avec un angle incliné. Le lecteur prend le temps de regarder les éléments visuels : des créatures fantastiques volantes, les différents bâtiments et leur architecture, les habitants dans la rue principale, des animaux également comme une licorne et d'autres sortes de croisement entre des tigres et hyènes, des navires dans le port, une tortue géante remontant la rivière, un pont avec un chariot tiré par des chevaux, des oiseaux dans le ciel, et beaucoup d'autres choses encore. La mise en couleurs est de type naturaliste, sans chercher à faire ressortir un élément par rapport à une autre, mais en portant une grande attention aux textures, que ce soient les ailes diaphanes d'une sorte de moto libellule, ou le cuir d'une créature chauve-souris géante.
Cette narration visuelle très dense est présente à chaque page dès la seconde de couverture et la page en vis-à-vis, pour un dessin en double page. Il faut un temps d'accoutumance au lecteur pour s'y habituer. Le lecteur peut voir une carte posée sur une table, et beaucoup de choses posées dessus : une miche de pain, une bourse avec des pièces, une épée dans son fourreau, une planche à découper avec un saucisson, des tranches et le couteau, une assiette avec des tranches de saucisson et d'oignons, une bougie, un encrier avec une plume, une paire de gants. S'il s'y arrête un peu plus, le lecteur découvre encore un chat sous la table, une chaise avec des accoudoirs, une fée minuscule en train de virevolter, et un insecte de la même taille. La première page contient également un dessin en pleine page, plaçant le lecteur dans l'allée du marché, et là aussi il peut accorder du temps pour découvrir tous les détails, des tenues vestimentaires, aux produits présents sur les étals, en passant par les créatures inattendues et les bâtiments en arrière-plan. C'est très dense en informations visuelles, et c'est le cas sur toutes les pages. D'une certaine manière, l'artiste ne donne pas la priorité à tel ou tel élément, mais s'attache à tout représenter avec la même minutie, et la même inventivité. Le lecteur se projette à chaque endroit, regarde tout ce qui l'entoure, les personnes autour de lui, êtres humains et autres, leurs vêtements, les accessoires, sans oublier ce qui est en train de se passer.
Cette narration visuelle descriptive totale s'avère très riche et elle présente la particularité de ne pas hiérarchiser l'information. Le lecteur se retrouve donc plongé dans un monde pleinement réalisé absorbant beaucoup d'informations, se demandant lesquelles s'avèreront primordiales et lesquelles sont secondaires. C'est à la fois un vrai délice que de découvrir un détail singulier, et très déroutant de ne pas être guidé. Cela influe fortement sur la perception du récit lui-même. Le titre annonce que les personnages principaux sont l'oncle et le neveu et le premier chapitre confirme qu'il en est bien ainsi. L'ouvrage est découpé en trois chapitres : Pandémonium à Paragusa, La transformation de Barth le rouge, Le bois de bouleaux. Ils se déroulent chronologiquement en suivant le périple de Colt & Pepper. Il y a un fil directeur qui court dans les trois, même si le lecteur se dit que le deuxième n'était pas indispensable. Ils peuvent également considérés chacun comme une aventure à part entière, rapide et originale. Dans la première, Pepper défend le tyran avec un argumentaire qui tient la route. Dans la deuxième, la transformation de Bartholomew Cook l'amène à lutter contre un jeune homme qui l'a défié en duel pour prendre sa place de chef de la Main Rouge. Dans la troisième, Pepper, puis Colt sont confrontés à d'anciens camarades. Mais quand, même ça reste un peu bizarre comme construction.
Le lecteur note bien la différence d'âge entre l'oncle à quelques semaines de la retraite et le neveu entrant tout juste dans la vie adulte. Cela amène le premier à formuler des commentaires sur les situations au bénéfice du second, et il en va de même pour Barth le rouge. Ça commence avec les gardes indiquant à Pepper qu'ils étaient de taille à s'occuper de la racaille par eux-mêmes, c’est-à-dire charger Colt et ses compagnons. Ça continue avec Pepper faisant observer que le Duc Domitian est bien un tyran, mais plutôt modéré et nettement moins pire que les autres qu'il a pu servir. Dans le chapitre 2, Barth fait demande à Pepper : Combien sommes-nous à nous souvenir de la guerre et du changement ? Un constat sur le temps qui passe, et l'oubli qui efface le souvenir des morts au combat. Plus tard, il explique à Colt que les anciens encore en vie sont tous des lâches et des traîtres. C'est comme ça qu'ils sont encore en vie. Seuls ceux qui sont capables de trahison et qui savent courir vite, s'en sortent. Les vermisseaux survivent. Les héros… ils ne font pas long feu. Plus loin, un autre explique que tous les crimes ne sont pas punis. Quiconque est suffisamment culotté, suffisamment fou ou suffisamment pourri, aura toujours une chance de s'en tirer. Sous des dehors d'aventures mêlant Cape & Épée, avec des monstres, l'intrigue pose un regard d'adulte expérimenté sur les aléas de l'existence.
La couverture ne permet de se faire une idée claire de la nature du récit, mis à part le fait qu'il s'inscrit dans le genre Cape & Épée. Le premier paragraphe de la quatrième de couverture permet de se faire une idée de l'environnement dans lequel se déroule l'histoire. Le lecteur se retrouve rapidement submergé par la richesse de la narration visuelle, les détails, sa qualité. Il découvre les aventures originales d'un oncle et de son neveu. Progressivement, il s'imprègne du thème sous-jacent présent dans chaque chapitre : l'expérience qui vient avec les décennies vécues, et la conscience de l'inéluctabilité de la mort, ce qui relativise bien des choses.