On a tout fichu en l'air.
Il s'agit d'une bande dessinée de 62 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Jean-Baptiste Thoret, dessinée et mise en couleurs par Brüno. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.
Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 5 pages, plus une page de notes. Il commence par évoquer les noms de Dirty Harry Callahan, Bonnie Parker et Don Corleone, puis ceux de réalisateurs comme George Romero et Don Siegel. Il rappelle que les films américains des années 1970 ont longtemps été considérés avec une forme de dédain en France, dans les revues grand public, que le terme même de Nouvel Hollywood n'est apparu qu'en 2002 dans la traduction du titre d'un livre effectuée par Alexandre Peyre, et que la majeure partie des réalisateurs de cette époque n'ont pas réussi à effectuer la transition des années Reagan. Il évoque ensuite les partis pris qui président au choix des bornes chronologiques de ce Nouvel Hollywood, entre 1954 et 1983, en fonction des experts.
La bande dessinée commence avec une citation de Hunter S. Thompson, extraite de Las Vegas parano (1972), évoquant l'air du temps sur la côte Ouest des États-Unis à cette époque-là, avec un biker en train de regarder le désert, évoquant Peter Fonda dans Easy Rider (1969) de Dennis Hopper. L'exposé établit ensuite l'état du cinéma américain de 1950 à 1967, le règne des studios, leurs PDG vieillissants, les grosses productions n'arrivant plus à attirer les foules dans les salles obscures, le décalage grandissant entre les événements sociaux agitant le pays, et les habitudes de production hollywoodiennes. À quelques mois d'intervalle, sortent alors 2 films emblématiques d'un renouveau : Bonnie and Clyde (1967) d'Arthur Penn et Easy Rider de Peter Fonda. Mais dans ce deuxième film, Peter Fonda improvise une ligne de dialogue qui s'annonce prophétique : on a tout fichu en l'air. Le fil revient alors à l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963 à Dallas, et au film amateur tourné par Abraham Zapruder qui capte l'assassinat. Puis sont évoqués The Swimmer (1966) de Frank Perry et Seconds (1966) de John Frankenheimer. Viennent ensuite Bonnie and Clyde, Rosemary's Baby (1968) de Roman Polanski, etc. L'exposé se termine avec la fin de l'ère du Nouvel Hollywood, l'avènement des blockbusters, et l'élévation de ces films à un statut de frontière romantique de la cinéphilie et des cinéastes d'aujourd'hui.
On peut compter sur David Vandermeulen pour écrire un avant-propos qui contextualise le thème. Il commence par évoquer des films ou des noms de personnages qui sont passés à la postérité, et inscrits dans l'inconscient collectif. Puis il resitue l'invention du terme Nouvel Hollywood, en 2002 pour la France. Il prend le temps d'évoquer comment ces films du Nouvel Hollywood étaient considérés par la critique établie en France, c’est-à-dire regardés au mieux comme des films de série B, au pire de série Z. Les idées ainsi remises en place, le lecteur est prêt pour effectuer le plongeon dans l'exposé très dense de Jean-Baptiste Thoret. Il comprend vite que l'auteur ne fait pas semblant : il s'agit d'un exposé docte et savamment construit qui a été confié à un dessinateur pour l'illustrer. Il n'y a donc pas de séquences de cases décrivant une action, ou d'utilisation de dispositif séquentiel racontant une histoire. L'artiste Brüno est plus qu'asservi à mettre en images un exposé, il est cantonné à illustrer une présentation magistrale sur le Nouvel Hollywood. C'est flagrant dans les choix de construction de page. C'est explicite quand Brüno se retrouve à dessiner la silhouette du scénariste en train de pérorer devant l'écran vierge géant d'un drive-in. Certes l'auteur apparaît sous la forme d'un avatar à l'apparence simplifié, mais il est bel et bien en train de faire un cours magistral.
Le lecteur plonge donc dans un exposé dense et docte, à la construction chronologique, avec des digressions non chronologiques quand un élément contextuel nécessite des précisions. L'exposé commence par une évocation du type de films que produisait les studios hollywoodiens avant le Nouvel Hollywood, et le manque de succès relatif de ces films à grands budgets. Puis il évoque les mouvements sociaux et la transformation de la société américaine durant la décennie des années 1960, à commencer par la guerre du Vietnam et le mouvement hippie. L'auteur rentre ensuite dans le vif du sujet en évoquant un film de 26 secondes réalisé par Abraham Zapruder, estimant que ces images forment l'un des films les plus célèbres de tous les temps et qu'elles ont influencées les cinéastes de toute une génération. Il s'agit d'un film amateur montrant l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963 à Dallas. Ce film montre la réalité comme jamais auparavant, un événement traumatisant pour le peuple américain et une violence crue. Par la suite, Jean-Baptiste Thoret passe en revue l'œuvre de nombreux réalisateurs associés au Nouvel Hollywood avec leur film emblématiques (2 ou 3 pour une poignée d'entre eux) par ordre à peu près chronologique, avec quelques interruptions thématiques. Le lecteur découvre ainsi ou retrouve Frank Perry (The swimmer, 1966), John Frankenheimer (Seconds, 1966), Arthur Penn (Bonnie and Clyde, 1967), Roman Polanski (Rosemary's baby, 1967), le producteur Roger Corman (né en 1926), Peter Bogdanovitch (La cible, 1968), Dennis Hopper (Easy Rider, 1969), etc. Le dernier film à être cité et commenté comme s'inscrivant dans le Nouvel Hollywood est Taxi Driver (1976) de Martin Scorcese.
Pour chaque film, Jean-Baptiste Thoret ne se contente pas de citer le titre et le réalisateur. Il résume l'intrigue en quelques phrases s'il estime l'information pertinente. Il en effectue un commentaire lapidaire axé sur un thème ou sur ce en quoi le film se démarque de la production des années précédents, ou sur ce en quoi il reflète un événement de l'époque, ou une évolution socio-culturelle significative. Le lecteur se rend compte qu'il plonge dans un exposé aussi synthétique que dense, avec un rythme soutenu. Il peut y a voir un film et un réalisateur par page, ce qui constitue chaque fois un développement en lui-même. Les commentaires font qu'il ne s'agit pas d'une longue litanie de films ressemblant à un catalogue. Au fil des pages, le lecteur constate également que l'auteur revisite une partie de l'histoire des États-Unis, de l'assassinat de JFK à la montée de la contre-culture et sa récupération par des individus l'ayant pervertie ou utilisée sans vergogne. Thoret déroule son exposé en phase avec son sujet, évoquant les films comme autant de signaux ou de témoignages d'une époque riche en bouleversement. Il met en lumière une industrie en pleine mutation, contrainte de donner les rênes à une nouvelle génération en phase avec la jeunesse, en opposition avec les générations précédentes. Lorsque nécessaire, il rappelle un élément culturel comme l'instauration du Code Hays (code de censure en vigueur de 1934 à 1966, appliqué aux productions cinématographiques), ou encore la manière dont le cinéma hollywoodien avait intégré une forme de racisme naturel invisible, le massacre de Sharon Tate par Charles Manson en 1969.
Avec un exposé d'une telle qualité et d'une telle compacité, Brüno ne dispose pas de beaucoup de marge de manœuvre pour penser et réaliser ses illustrations. Il est également contraint par le format un peu petit de cette bande dessinée. Il utilise des cases avec ou sans bordure, ainsi que de nombreuses illustrations pleines pages, parfois composées d'un seul dessin, parfois une composition à partir de plusieurs images. Le lecteur peut s'interroger sur l'intérêt des dessins dans une telle entreprise de vulgarisation. S'il est honnête, il reconnaît bien volontiers que c'est vraisemblablement le format qui l'a décidé à lire un ouvrage sur un tel sujet, c’est-à-dire le fait qu'il s'agisse d'une bande dessinée. Ensuite Brüno réalise des dessins simplifiés, avec des contours un peu arrondis, très agréables à lire et à regarder, ces caractéristiques facilitant la fluidité de la lecture, contrebalançant les pavés de texte. Dès la couverture, le lecteur constate également que l'artiste n'a pas son pareil pour réaliser une image iconique de chaque film évoqué. Ces images sont tellement évidentes à la lecture, qu'elles semblent relever d'une facilité accessible à tout le monde. En fait, elles prouvent la dextérité de l'artiste réussissant à faire croire au lecteur qu'il regarde une image du film, alors qu'il s'agit bien de tâches noires sur le papier.
De page en page, le lecteur reconnaît au premier coup d'œil des images passées dans l'inconscient collectif, sans aucun effort. Bien sûr qu'il s'agit de Peter Fonda, dans Easy Rider, de Martin Luther King en train de faire un discours, d'un gremlin assis aux côtés de Joe Dante, de Linda Blair en train de léviter au-dessus de son lit, de Clint Eastwood avec son Magnum 44, ou encore des figurines de la Princesse Leia pour le merchandising sans borne de Star Wars. En considérant les alternatives potentielles, le lecteur comprend mieux ce qu'apportent les dessins. Un exposé sans image aurait été beaucoup plus aride et aurait fait appel aux connaissances du lecteur, le réservant de fait à des lecteurs s'étant déjà intéressé à ces films, disposant d'une culture préalable en la matière. Sans dessins, cet ouvrage n'aurait pas atteint son objectif de vulgarisation. Il aurait également été possible d'envisager le même texte illustré par les affiches des films concernés et pas des images tirées desdits films. Le lecteur imagine sans peine les difficultés pour obtenir les droits d'utilisation desdites images, ainsi que le budget à prévoir en conséquence. Le choix de la bande dessinée permet de faire coexister sans difficulté des films dont la propriété intellectuelle est détenue par des studios différents et concurrents. En outre, il permet d'établir une unité visuelle dans l'exposé en ramenant tous les films dans le même type de dessins, ce qui n'aurait pas été possible avec des images de films qui les auraient plus singularisés. Enfin, Brüno sait capturer l'atmosphère iconique de chaque film avec une justesse quasi surnaturelle.
Ce septième tome de la petite bédéthèque des savoirs tient sa promesse de faire découvrir le Nouvel Hollywood en bande dessinée. L'auteur Jean-Baptiste Thoret a décidé d'en donner pour son argent au lecteur, avec un exposé dense, solidement argumenté, passant en revue les principaux réalisateurs de cette période, et contextualisant leur œuvre par rapport au contexte socio-culturel et aux habitudes précédentes en matière cinématographique. Brüno apporte de la fluidité à l'exposé, renforce son unité et ait surgir des images iconiques, même si la dimension séquentielle de la narration est entièrement portée par le déroulement de l'exposé, et pas par les images.
Pourquoi a-t-on raconté une telle histoire ?
Il s'agit d'une bande dessinée de 62 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2018, écrite par Thomas Römer, dessinée et mise en couleurs par Léonie Bischoff. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.
Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 7 pages, plus une page de notes. Il commence par un titre sarcastique : les dragées Fulda, du nom d'une petite ville dans le Land de Hesse en Allemagne, comptant 60.000 habitants. En 2015 s'y est tenue la quinzième édition de son Forum Deutscher Katholiken. Au cours d'une conférence sur le thème Mariage et famille, une mission voulue par Dieu et une voie vers le bonheur, monseigneur Vitus Huonder a cité un extrait du chapitre 20 du Lévitique qualifiant les relations homosexuelles d'abomination. Après avoir ainsi établi l'influence de la Bible, il rappelle que la tradition juive et l'herméneutique chrétienne avaient développé l'interprétation des textes sacrés selon 4 axes : imitation, allégorie, tropologie, anagogie. Il expose ensuite la datation de la naissance du monde réalisée à partir des textes bibliques et établie par l'archevêque irlandais James Ussher.
La bande dessinée commence avec le constat que durant des siècles et jusqu'à aujourd'hui, les textes de la Bible ont été utilisés pour légitimer la guerre, la condamnation de l'homosexualité, la place inférieure de la femme dans la société, l'esclavage, les invasions, l'occupation de territoires. Puis Léonie Bischoff pose des questions à Thomas Römer sur la nature des origines de la Bible et son inspiration divine. Ce dernier répond en établissant la distinction entre la foi religieuse et les modalités d'écriture des textes, et pointe du doigt une incohérence interne, 2 textes donnant 2 versions différentes d'un même événement (le recensement du peuple par David), figurant dans le deuxième livre de Samuel, et dans le premier Livre des Chroniques. Pour lui, cette incohérence interne présente dans la Bible est une invitation à la réflexion et à l'interprétation des textes. Répondant à une question de Léonie, Thomas indique qu'il faut distinguer 3 Anciens Testaments (Catholique / Orthodoxe / Protestant) et que la Bible juive est encore différente. Il propose alors de se représenter la Bible sous la forme d'une bibliothèque organisée en 3 rayons : le Pentateuque (Torah), les Prophètes (Nevi'Im), et les Écrits (Ketouvim). Le pentateuque comprend 5 livres : la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome. Au sein même de la Genèse, se trouvent 2 récits différents de la création du monde et des humains.
On peut faire confiance à David Vandermeulen pour trouver l'exemple qui fait mouche et qui concrétise la nécessité de parler des textes de la Bible aujourd'hui, dans une démarche qui n'est pas spirituelle, sans pour autant exclure la foi. Son avant-propos devient extraordinaire quand il remet en perspective l'utilisation faite des textes bibliques au temps présent, par rapport à un développement historique. À l'opposé d'une charge bête et méchante contre le cléricalisme, il évoque la tradition juive et l'herméneutique chrétienne, soit la capacité de ces institutions à voir plus loin que le bout de leur capacité à se montrer prosélyte. Il fait ainsi apparaître qu'il y a eu nécessité d'interprétation depuis des siècles, que ce besoin n'est pas nouveau, et qu'en plus il a été prôné par les institutions religieuses elles-mêmes. Enfin il introduit l'angle d'approche des auteurs, consistant à expliquer comment la Bible a été construite au fil des décennies et des siècles. Il ne reste plus au lecteur à garder à l'esprit qu'il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation de 62 pages, et pas d'un ouvrage universitaire à vocation encyclopédique. L'intérêt du lecteur est donc plus ou moins grand en fonction de sa connaissance préalable du sujet, ou s'il s'est déjà plongé dans des études comme Corpus Christi de Gérard Mordillat & Jérôme Prieur.
Pour mettre en images l'exposé de Thomas Römer, les auteurs ont choisi de se mettre en scène sous la forme d'avatars, intervenant dans les cases, observant ce que montrent les dessins, relançant l'exposé en posant des questions. Ils apparaissent ainsi dans 30 pages sur 62. Ce dispositif narratif apporte des respirations, des transitions et du rythme, tout en soulignant qu'il s'agit bel et bien d'un exposé mis en bande dessinée. L'exposé est découpé en 7 parties : (1) La Bible, un livre dangereux ?, (2) La Bible : une bibliothèque, (3), Qumran et les premiers manuscrits de la Bible, (4) Les origines de la littérature biblique, (5) L'exil et la naissance de la Bible, (6) L'édition du Pentateuque à l'époque perse, (7) La constitution des prophètes et des écrits. Le sujet est effectivement particulièrement ardu puisque le scénariste ne peut pas parier sur une connaissance a priori de la Bible par les lecteurs, sinon il n'y aurait pas besoin d'un ouvrage de vulgarisation, et qu'en conséquence il doit donc présenter énormément d'informations sur sa structure, sur le contexte politique de chacune des époques concernées, sur la façon dont chaque texte reflète son époque.
Thomas Römer commence par préciser de quelle Bible il parle : la Bible hébraïque (canon massorétique), constituée du Pentateuque, des Livres Prophétiques et des autres Écrits. Il évoque les 2 récits de la création de l'homme présents dans la Genèse, en en pointant les différences irréconciliables. L'auteur suit ensuite la trame générale de la Genèse, puis passe aux autres livres du Pentateuque. Il pointe du doigt le fait que la Genèse aborde des thèmes qui sont évoqués par presque toutes les religions et dans de nombreux systèmes philosophiques. En passant à l'Exode, il adopte un angle de vision combinant histoire et géopolitique pour montrer comment ces textes répondent à des événements historiques, parfois à une relecture, ou à une intention politique. De ce fait, au fil des pages, le lecteur retrouve des événements bibliques passés dans la culture populaire : l'histoire de Caïn & Abel, le Déluge, la Tour de Babel, le panier en osier transportant Moïse nourrisson sur le Nil, le Veau d'Or, l'Arche de l'Alliance, les murailles de Jéricho, etc. Dans le même temps, l'auteur établit les liens entre les textes et l'Histoire. Par exemple, il indique que le fait que Pharaon ait bien accueilli Joseph, ses frères et son père peut être corrélé avec les judéens qui ont dû s'exiler en Égypte et qui voulaient montrer que l'on peut très bien y vivre. Au travers de ces exemples, l'auteur fait apparaître que le sens de ces textes varie fortement avec l'époque à laquelle ils sont lus et interprétés, en fonction de la culture et des références du lecteur, illustrant le principe d'historicité de la littérature.
De fait, Thomas Römer reste dans le domaine de l'Histoire, sans jamais porter de jugement d'ordre spirituel ou religieux, sans critiquer ou encenser les religions issues de la Bible. S'il y est sensible, le lecteur peut même détecter quelques remarques sur l'apport spirituel de la Bible, à commencer par la constitution d'une religion monothéiste. Face à un texte aussi dense en informations, Léonie Bischoff n'a d'autre possibilité que de se mettre à son service. Il n'y a que très peu de scènes qui se déroulent sur plusieurs cases. Les cases sont accolées dans la logique de l'exposé, illustrant un propos ou proposant une mise en scène. L'artiste dessine de manière réaliste avec un faible degré de simplification. Elle passe sans difficultés d'une reconstitution historique (l'arrivée des judéens à Babylone), à une scène mythologique (la chute des murailles de Jéricho, le Buisson Ardent), à une mise en scène métaphorique (Elle et Römer) se promenant dans la bibliothèque qu'est la Bible (ou même dans le jardin d'Éden). Ses dessins sont en phase avec le discours : ne pas porter de jugement de valeur sur les croyances ou la foi, en représentant tout de manière littérale, y compris David portant la tête de Goliath.
Le lecteur peut s'interroger sur une bande dessinée qui ne fait qu'illustrer le propos d'un auteur déroulant un exposé. Mais il est vraisemblable que s'il s'est dirigé vers une bande dessinée, c'est qu'il n'aurait pas forcément fait l'effort de lire un ouvrage universitaire sur ce thème. En outre, les dessins de Léonie Bischoff sont très agréables à regarder et évitent les clichés visuels bibliques, en évitant de dramatiser ou de jouer sur la dimension spectaculaire. En outre l'absence de solution de continuité entre les différents modes narratifs (historique, mythologique, métaphorique) permet de donner à voir le lien qui existe entre eux, avec une bonne qualité de reconstitution historique. Ils permettent également de mieux visualiser chacun des lieux évoqués et de les différencier. Ils renforcent également le lien entre des événements quand il apparaît un motif visuel tel que la séparation des eaux (le partage des eaux de la Mer des Joncs, la séparation des eaux de l'abîme que l'on appellera Tehom), ou les différentes zones désertiques.
Avec cet ouvrage, le lecteur a bénéficié d'une explication limpide des liens entre les textes de la Bible et le contexte dans lequel ils ont été écrits et composés. Les dessins sont entièrement au service de l'exposé, donnant à voir des éléments historiques ou des environnements qui viennent expliciter ce qui est dit. Il s'agit donc bien de découvrir comment elle a été écrite, en prenant des exemples concrets, en resituant l'importance des manuscrits de la Mer Morte retrouvés dans les grottes de Qumran.
Zététique
Il s'agit d'une bande dessinée de 72 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2018, écrite par Gérald Bronner, dessinée et mise en couleurs par Jean-Paul Krassinsky. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.
Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 6 pages, plus une page de notes. Il commence par un titre pince-sans-rire : le chemin de Daumas, en référence à Maurice Daumas (1910-1984), chimiste, historien et promoteur de la vulgarisation scientifique. Il évoque ensuite les théories du complot relatives aux attentats du 11 septembre 2001, au bas mot au nombre de 110 au moment d'écrire son introduction. Il prend ensuite un cas d'école, celui des Protocoles des Sages de Sion, une théorie du complot inventée de toute pièce, parue en 1901, écrite par Mathieu Golovinski, décrivant une conspiration pour un plan de domination du monde, sur la base d'une vingtaine de compte-rendu de prétendues réunions secrètes. Il en retrace la propagation et l'usage ignoble qui en a été fait et qui en est encore fait malgré toutes les preuves de forgerie. Il conclut en reprenant la fable d'Ésope Le loup et l'agneau, pour montrer que la preuve du faux reste inefficace contre la conviction des individus.
La bande dessinée met en scène un adolescent prénommé Achille qui discute à plusieurs reprises avec son meilleur ami Jean. Un soir, à table, Achille s'emporte contre ses parents qui lui indiquent qu'il est temps pour lui d'envisager de se vacciner contre l'hépatite B. Exaspéré par la crédulité de ses parents, Achille sort dehors en claquant la porte et trouve Jean qui l'attend sur le trottoir. Il lui parle de leur attitude de moutons, et Jean lui emboîte le pas sur les théories du complot. Dans le même temps, il sort son téléphone et montre une illusion d'optique à Achille, à base de nuances de gris sur un échiquier. Devant la mine déconfite d'Achille, il lui explique que le cerveau humain est limité de trois façons : sa capacité à percevoir l'espace et le temps, son cadre de références culturelles, et ses limites cognitives. Pour aider à se faire comprendre, il prend des exemples imagés, avec le long cou des girafes, une publicité pour un opticien, une promotion sur les cartouches d'encre pour imprimante. Il revient ensuite à l'une des théories du complot relatives aux attentats du 11 janvier 2015, se basant sur les incohérences de couleur des rétroviseurs de la voiture des assassins des journalistes de Charlie Hebdo.
Le lecteur habitué à cette collection se demande bien sur quel exemple David Vandermeulen va s'appuyer pour développer son introduction, et quel axe il va choisir. Il part d'un principe qui a fait ses preuves : la méthode scientifique. Il cite ensuite un nombre qui donne le vertige : celui des théories différentes sur les attentats du 11 septembre 2001. Le lecteur comprend donc que toutes les manières de raisonner ne se valent pas, et que la tentation d'interpréter les faits d'une manière différente de la version officielle est partagée par beaucoup de personnes de par le monde. Vandermeulen se focalise ensuite sur un cas d'école : un faux dont l'imposture a été démontré et prouvé très rapidement, mais qui continue d'être utilisé comme la preuve d'un complot, en dépit de toutes les démystifications opérées par des autorités reconnues. Il établit ainsi, avec un exemple facilement vérifiable par le lecteur, que chaque individu est plus enclin à croire le sensationnel que de se plier à l'effort d'un raisonnement prosaïque et rationnel. L'exemple des Protocoles des sages de Sion est confondant dans sa simplicité, car il met à nu le mécanisme de crédulité, y compris dans son paradoxe ultime. Finalement si autant de personnes s'attachent à discréditer ce livre, c'est bien qu'il doit y avoir quelque chose, sur l'air de Il n'y a pas de fumée sans feu. Will Eisner y avait consacré une bande dessinée qui retrace à la fois le processus de rédaction des Protocoles, l'instrumentalisation de l'ouvrage et les différentes entreprises de rétablissement de la vérité : Le complot: Histoire secrète des protocoles des sages de Sion (2005).
Chaque tome de la petite bédéthèque des savoirs étant différent, le lecteur ne sait pas trop ce qui l'attend. Gérard Bronner est un professeur universitaire de sociologie, auteur entre autres de La démocratie des crédules (2013) ; sa légitimité à écrire un tel ouvrage est fondée. Il a choisi de donner du rythme à son exposé, sous la forme narrative d'un adolescent dialoguant avec un pote, ce qui le rend plus vivant. Dès la première page, le lecteur constate que la collaboration entre auteur et artiste a dû être assez interactive car il découvre une forme de bande dessinée traditionnelle, plutôt qu'un cours magistral auquel le dessinateur aurait tenté de donner une forme illustrée. Krassinsky est l'auteur, entre autres, de Cœurs boudinés - Une poignée d'amour et de Le crépuscule des idiots (2016). Il dessine dans un registre descriptif, avec un bon niveau de détails. Il détoure les personnages avec un trait fin assez souple, et il caricature un peu leur visage pour leur donner plus de vie. Le lecteur ressent une forte empathie pour Achille au regard blasé de circonstance, exprimant une forme de suffisance pour la bêtise de son entourage, en adolescent à qui on ne la fait pas et qui sait voir plus loin que le bout de son nez et mieux que les adultes. Jean a une coiffure en pétard, avec un visage un peu moins expressif, mais souvent souriant.
Krassinsky met en œuvre ses talents de metteur en scène, variant les plans de prise de vue d'une séquence à l'autre évitant les enfilades de cases avec uniquement des têtes en train de parler. La coordination entre scénariste et artiste apparaît à chaque page, car toutes les séquences ont été pensées sur le plan visuel pour que les images ne soient pas cantonnées à juste montrer ce que dit déjà le texte. Il y a donc les exemples évoqués par Achille et Jean qui sont montrés, ainsi que les interactions des personnages avec leur environnement immédiat et entre eux. L'artiste a choisi l'aquarelle pour la mise en couleurs de ses planches, ce qui apporte de la consistance aux décors, des variations d'ambiance lumineuse et de la texture aux différentes matières. La combinaison des traits encrés avec l'aquarelle confère de la substance aux différents environnements montrés et fait ressortir les personnages car ils apparaissent plus vivants et plus précisément détourés sur un fonds plus prosaïque. Tout du long de cet ouvrage, le lecteur lit une vraie bande dessinée réalisé par un artiste maîtrisant les techniques spécifiques de ce média.
Gérard Bronner a donc choisi de mettre en scène un adolescent certain de ses convictions, face à un autre plus posé. Il ne se moque pas d'Achille et fait de sa volonté de connaître la vérité, la dynamique de la conversation, mettant à profit son honnêteté intellectuelle, sa capacité à se remettre en question. Le lecteur imagine bien que le choix d'un personnage adolescent correspond à l'étude de marché de l'éditeur, mais cela ne constitue pas un frein de lecture pour un adulte qui peut s'identifier sans difficulté à la volonté d'Achille d'aller au fond des choses, de confronter ses certitudes à une autre façon de penser. Jean assume donc le rôle de sachant exposant progressivement les obstacles à la pensée rationnelle. L'auteur fait œuvre de vulgarisation, donc il ne s'agit pas d'un exposé académique ou d'une présentation exhaustive de tous les domaines de la zététique. L'auteur introduit progressivement différentes notions, en commençant par les constats les plus basiques sur les limitations cognitives que sont la perception de l'espace par nos sens, et du temps par notre entendement. Puis il évoque les limites découlant de notre cadre culturel, et enfin les limites cognitives, à savoir la capacité de raisonnement et d'abstraction. Il établit donc de manière patente que l'individu ne peut pas se fier à son cerveau, que tout est question d'interprétation. Le lecteur apprécie la pertinence des mises en situation pour établir chacun de ces points, très concrètes que ce soit une illusion d'optique sur les niveaux de gris sur un échiquier, ou la couleur des rétroviseurs de la voiture des assassins de Charlie Hebdo.
Progressivement, Gérard Bronner évoque d'autres biais cognitifs comme le ratio disproportionné coût/bénéfice pour le cerveau, la négligence de régression vers la moyenne, les prophéties auto-réalisatrices, la confusion entre corrélation et causalité, la négligence de la taille de l'échantillon, le rôle de la croyance comme béquille cognitive, et l'incidence de la certitude de la mort sur le mode de fonctionnement du cerveau. Son exposé n'est pas exhaustif et il le précise lorsque Jean indique qu'il existe plus de 150 biais cognitifs. Ce même personnage indique également qu'il n'est pas toujours possible d'appliquer un raisonnement critique à toutes les situations de la vie, en particulier quand il faut prendre une décision rapide, et que le volume d'information est impossible à gérer ce qui provoque une explosion combinatoires de possibilité.
Ce vingt-quatrième tome de la bédéthèque des savoirs est une grande réussite de vulgarisation, Kassinsky réussissant à réaliser une vraie bande dessinée utilisant les spécificités narratives de ce média, et Gérard Bronner emmenant son lecteur sur le chemin de la zététique, de manière claire et simple avec des exemples parlants, sans tenter de lui faire croire que la simple lecture de ce tome lui aura tout appris.
Si tu vas là-bas, toi aussi tu vas être fou ?
Ce tome contient un reportage complet par lui-même et indépendant de tout autre. Il s'agit d'une bande dessinée de 108 pages, parue pour la première fois en 2018, écrite par Aurélien Ducoudray, dessinée et mise en couleurs par Jeff Pourquié. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page rédigée par Denys Robiliard (ancien député, et rapporteur sur de la mission sur la santé mentale et l'avenir de la psychiatrie), puis une autre page rédigée par le docteur Jean-Louis Place (médecin directeur de la clinique psychiatrique de La Chesnaie).
Un dessin d'enfant représente un père et son fils autour d'une table en bois dans le jardin, avec le chat non loin. Aurélien (Ducoudray) explique à son fils qu'il repart pendant une semaine avec tonton Jeff (Pourquié) à Blois dans une grande maison pour les fous. Le garçon demande à son père si c'est parce qu'il est fou. Aurélien répond que non, qu'il va faire une bande dessinée sur des gens qui, à un moment dans leur vie, ont eu un petit quelque chose qui s'est cassé dans leur tête. Le garçon s'inquiète de savoir si son père va devenir fou en allant là-bas. Jeff & Aurélien se rendent en voiture à La Chesnaie, s'inquiétant de savoir si le GPS est bien à jour tellement ils sont dans la cambrousse. Pendant qu'Aurélien conduit, Jeff lui fait un bref rappel de la création de l'établissement de La Chesnaie, de son mode de fonctionnement, sur la psychothérapie institutionnelle rompant avec les pratiques asilaires antérieures, tout ça tiré de wikipedia.
Arrivés à destination, Jeff et Aurélien découvrent des bâtiments en bois, et entendent le son d'une chanson des Rolling Stones. Ils entrent dans ce qui ressemble à un bar et se font servir un café et un Coca. Plusieurs personnes leur adressent la parole de manière tout à fait normale. Une femme leur demande qui ils sont et les invite à la suivre pour une réunion afin de préparer l'apéritif du dimanche midi. Au bout des quelques échanges, une autre femme finit par leur demander qui ils sont et les dirigent vers Cathy, la secrétaire du Club. Une fois installés autour d'une table, Cathy énonce l'ordre du jour : les Olympiades, la fête interclubs, l'installation d'une borne internet pour le cyberespace, l'achat d'un barbecue ou d'une plancha, la mise aux normes des cuves à gaz et la demande de location pour l'un des appartements extérieurs à la Clinique, une demande de service civique et la réserve parlementaire du député. Elle leur explique qu'ils assistent à une réunion du Club, c’est-à-dire l'association Loi de 1901 qui sert d'interface entre l'intérieur (le monde de la clinique) et le monde extérieur, le public. Elle leur remet un flyer avec le programme des animations de la semaine. Une fois la réunion terminée, elle les emmène dans la salle à manger.
Dans la première introduction, Denys Robiliard rappelle qu'une personne sur 4 est susceptible de développer une maladie mentale au cours de sa vie, et que cette bande dessinée a le mérite d'exister pour aider à faire connaître la maladie mentale, et pour présenter un établissement relevant de la psychothérapie institutionnelle. Dans la deuxième introduction, le docteur Jean-Louis Place attire l'attention du lecteur sur la particularité d'une institution sans mur d'enceinte. En y ajoutant la scène d'introduction, le lecteur a bien compris le projet de cette bande dessinée : un reportage dans l'établissement de la Chesnaie, par les 2 auteurs qui réalisent la bande dessinée. Ils se mettent en scène pour relater leur propre expérience de découverte de cet établissement, et en montrer des facettes de son fonctionnement, avec un regard de candide.
En fonction des séquences, Jeff Pourquié utilise un mode représentation variable. Pour la plus grande partie de l'ouvrage, les séquences mettent en scène les 2 auteurs se rendant d'un endroit à un autre, rencontrant des moniteurs, des médecins, des patients, des visiteurs. L'artiste réalise des dessins descriptifs, avec un bon niveau de détails. Il détoure les formes d'un trait irrégulier, comme s'il s'agissait de dessins réalisés sur le vif, sans phase de reprise ultérieure pour peaufiner es traits, les rendre plus assurés, sans lisser les contours. Ce type de représentation a pour effet de conserver une forme de spontanéité aux dessins, et d'induire la sensation que la réalité n'est perçue que de manière imparfaite par l'individu, que son cerveau sélectionne et interprète les informations que lui font parvenir ses sens, à commencer par celui de la vue. Certain objets sont donc représentés avec une forte simplification, par exemple un vague emballage pas régulier pour un paquet de clopes, ou 2 vagues traits pour le corps d'un stylo bille. Ce mode de représentation suffit amplement pour que le lecteur reconnaisse sans doute possible le modèle de chaise en plastique bon marché sur la terrasse. Il n'exclut pas pour autant un niveau de détails plus élevés quand la scène le nécessite, comme la disposition des bacs à vaisselle pour la plonge, l'aménagement de la pharmacie de l'établissement, ou encore une vue du ciel de la disposition des bâtiments.
Ce mode de représentation se marie bien avec des éléments visuels d'une autre nature, comme une exagération comique des postures dans une scène où les auteurs se retrouvent à courir, ou un glissement vers des images plus expressionnistes (par exemple page 86 sur la consommation de tabac). Jeff Pourquié réalise lui-même sa mise en couleurs, et il utilise majoritairement une seule teinte pour chaque séquence, variant d'une séquence à l'autre. Il réalise des mises en couleurs plus traditionnelles qui prennent alors une signification forte. La page d'ouverture commence avec ce qui semble être un dessin d'enfant colorié au feutre, mode de dessin qu'il reprend par la suite pour indiquer qu'il fait comme si ils avaient été réalisés par d'autres personnes que lui, en l'occurrence des patients dans un atelier BD. Il utilise également la couleur pour indiquer un état d'esprit, généralement celui d'un patient qui voit et interprète la réalité différemment d'une personne extérieure. Il fait ainsi preuve d'une délicatesse épatante, car la couleur indique une perception du monde avec plus de saveurs, sous-entendant que les patients ont une expérience de la vie plus riche que les individus qualifiés de sain d'esprit.
L'approche retenue par les 2 auteurs est de nature naturaliste : le lecteur les suit dans toutes les pages à de rares exceptions près. Il n'y a que 3 dessins en pleine page qui présentent des patients (certainement avec une apparence physique modifiée pour respecter le secret médical) : Manuel (34 ans), Marielle (27 ans), Édouard (54 ans). Pour chacun d'eux, l'artiste les représente, ainsi qu'une esquisse de quelques-unes de leur représentation mentale en arrière-plan, avec des phylactères ou des cellules de texte reproduisant leur parole. Avec un à-propos pince-sans-rire, Aurélien Ducoudray lit l'article wikipedia sur la Chesnaie, à Jeff Pourquié, pendant qu'ils font le trajet en voiture. Le lecteur s'informe ainsi en même temps des principales caractéristiques sur cette institution pratiquant la psychothérapie institutionnelle. Il y a ainsi 3 ou 4 passages au cours desquels les auteurs prennent une grande quantité d'information auprès d'un sachant, la dernière se produisant lorsqu'ils rencontrent Claude Jeangirard le créateur de la Chesnaie.
Le reste du temps, Ducoudray & Pourquié rencontrent des individus en train d'accomplir leur mission au sein de la Chesnaie, ou des patients, le plus souvent les 2 en même temps. Dans ces séquences, la quantité d'informations délivrée est plus faible, et l'enjeu est plus de côtoyer les résidents de la Chesnaie, pour ressentir cette expérience comme l'ont ressentie les auteurs. Ce parti pris narratif dédramatise la découverte de l'établissement, des patients, des moniteurs et des médecins, évite tout effet voyeuriste puisqu'il s'agit plus d'observer la démarche des auteurs que de regarder fixement les patients ou les soignants, et reste à l'écart de toute tentation sensationnaliste. Les auteurs réussissent plutôt bien à rendre compte de la particularité de cet établissement (l'absence de barrière ou de clôture pour enfermer, avec son corollaire la liberté de circulation), de la dynamique de la psychothérapie institutionnelle (l'intégration de l'institution au traitement), avec comme effet que les patients et les moniteurs ne portent pas de signe distinctif. Comme l'explique l'un des personnels : Du coup, il n'y a pas de différence visible entre les patients et les encadrants, ceux qu'on appelle dans notre jargon les moniteurs. Alors comme on ne sait pas qui est qui, eh bien ça force à se parler pour savoir. Et donc, ça crée du lien social ! Cette socialisation, c'est une des bases de la psychiatrie institutionnelle : créer une relation entre soignants et soignés, dans un lieu de soin qui est aussi un lieu de vie.
Le lecteur passe donc d'une scène à l'autre, sans savoir ce qui l'attend dans la suivante, mais tout en restant dans un registre très banal, sans basculer dans l'explication, l'exposé ou la crise. Au détour d'une page, il peut se retrouver dans une réunion où il est question de savoir comment s'est passée la sortie pêche du week-end précédent, à marcher aux côtés d'un personnage pendant tout une page muette, à cloper pendant toute une page, à découvrir le couchage sortant de l'ordinaire des 2 auteurs, à assister à la distribution des médicaments, à découvrir 2 pages où les arrière-plans sont constitués de produits de marque de la grande distribution, à écouter Christine parler de sa passion pour les livres de la série Bennett d'Anthony Burckeridge (1912-2004), à assister à une partie de Dessiner c'est gagné. Les auteurs savent se montrer gentiment facétieux de temps à autre, la pauvre patiente sourde, muette, trisomique, analphabète et qui ne déchiffre pas le langage des signes devant dessiner une représentation de Caliméro. En fonction de ses attentes, il est possible qu'il regrette que le récit n'aille pas plus à fond dans le fonctionnement de l'institution (d'où vient le budget ?), dans les séances de psychothérapies (il y en a une), ou encore dans les théories psychothérapeutiques à l'œuvre. Même si là encore, les 3 pages de discours de Claude Jeangirard répondent pour partie à ses attentes.
Cet ouvrage est d'un abord très facile, et de lecture très agréable car le lecteur a l'impression d'embarquer avec les auteurs et d'effectuer la découverte et l'acclimatation de la Chesnaie en même temps qu'eux, avec leur respect et leur attention. La narration visuelle est claire et vivante, et elle aussi très respectueuse de tous les individus rencontrés. Sur ce plan-là, l'ouvrage atteint son objectif de présenter une institution mettant en œuvre la psychothérapie institutionnelle, sans stigmatiser malades ou soignants, sans romantisme ou dramatisation artificiels, en rendant compte de l'originalité de l'établissement. La contrepartie de cette réussite est que le lecteur aurait bien aimé en découvrir plus qu'un tour d'horizon dressant un tableau par l'effet cumulatif de petites touches, peut-être sous la forme d'annexes plus académiques. Entre 4 et 5 étoiles en fonction des attentes du lecteur.
C'est un simple code Pig Pen.
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Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre initialement parue en 2009. Elle est l'œuvre de Christian de Metter qui en a écrit le scénario et réalisé les planches en peinture directe.
Le soir du 16 novembre 1959, Truman Capote se félicite d'être en retard pour son rendez-vous dans un bar de New York. Il y pénètre et s'assoie à une table, tout en constatant que son rendez-vous n'est pas encore arrivé, alors qu'il a une heure de retard. Un jeune homme attablé et qui l'a vu entrer se lève et se rend aux toilettes. Devant la glace au-dessus du lavabo, Norman Wells se demande comment il peut aborder Capote et s'il va réussir à en trouver le courage. Alors qu'il retourne dans la salle, il voit Capote héler une femme brune qui vient d'arriver, une certaine Zelda Zonk. Ils discutent de son retard, du sujet du prochain roman de Capote (un crime sordide), du fait qu'Audrey Hepburn ait été retenue pour le prochain film tiré d'un de ses romans plutôt qu'elle. Zelda boit plus que de raison et finit par s'écrouler sur la table. Norman Wells s'avance et propose ses services et sa voiture pour raccompagner Capote et Zelda à leur appartement. Capote accepte et s'endort à l'arrière alors que Norman essaye de lui parler de ses propres tentatives d'écrire un roman. Il les accompagne jusqu'à leur appartement où il les laisse cuver.
Le lendemain, Norman Wells est réveillé par le téléphone : son frère Paul l'appelle pour lui reprocher d'avoir oublié de souhaiter l'anniversaire de leur mère. Il ne croit pas Norman quand il lui dit qu'il a croisé Capote. Une fois habillé, Norman Wells descend de chez lui et monte dans sa voiture (qu'il a surnommée Martine), où il retrouve l'un des escarpins de Zelda Zonk. Il décide d'aller le rendre à sa propriétaire et éprouve une surprise sans borne quand Marilyn Monroe répond à son coup de sonnette. Celle-ci lui suggère d'entrer le temps qu'elle se change avec l'aide de sa camériste, n'éprouvant aucune gêne à se déshabiller devant lui. Sa camériste lui rappelle qu'elle est en retard pour son rendez-vous ; Marilyn accepte qu'il lui serve de chauffeur pour l'emmener. Norman la dépose à l'adresse indiquée, puis se rend finalement chez sa mère. Sur place, il se rend compte qu'elle ne le croira pas et lui parle de sa vie de tous les jours. Le lendemain il est appelé par un éditeur du journal qui veut savoir où en est son article, puis par Marilyn qui veut l'emmener en promenade.
Le lecteur ne peut qu'être intrigué par une couverture qui contient la promesse d'accompagner Marilyn Monroe de l'autre côté du miroir, le temps d'une histoire. Christian de Metter tient doublement sa promesse. D'une part, Marilyn Monroe est bien l'un des 2 personnages principaux du récit, et elle est présente pendant 90% de l'histoire. D'autre part, la couverture peinte n'est pas utilisée juste pour attirer l'œil du lecteur, puisque le créateur a réalisé l'intégralité de ses planches en peinture directe, à l'instar de la couverture. Il utilise sporadiquement des traits noirs ou gris tracés au pinceau, pour établir une ligne de séparation entre les formes. La majorité du temps il laisse le contraste et la différence s'établir uniquement par le biais des couleurs. Indépendamment du mode de dessin choisi, il réalise des images dans un registre descriptif, avec un degré de précision variant en fonction de la nature de la séquence et de ce qui est représenté. Bien sûr, l'attention du lecteur se porte également sur l'utilisation de la couleur, puisque chaque case est peinte. Il observe que l'artiste s'en tient la plupart du temps à une utilisation naturaliste, les couleurs rendant compte de la teinte réelle de ce qui est représenté. De Metter les utilise parfois pour installer une ambiance lumineuse : la grisaille de la neige alors que la tombée de la nuit progresse, la couleur verdâtre indéfinissable des murs de la cuisine de la grande demeure, la couleur rouge passion de la chambre où se sont couchés Marilyn et Norman, le blanc stérile de la chambre d'hôpital.
Bien évidemment, le lecteur espère une Marilyn Monroe ressemblante et rayonnante, dégageant le même magnétisme qu'à l'écran. C'est placer la barre un peu haut pour l'artiste, mais c'est aussi lui qui s'est fourré dans cette situation. De Metter a indiqué dans des interviews qu'il avait regardé les films et les photographies de la star pour être en mesure de retranscrire son apparence. Il a choisi de lui donner des cheveux blond platine, de faire apparaître son grain de beauté, et de lui conserver son sourire franc. Elle n'apparaît nue que le temps d'une seule case, avec une volonté de ne pas la transformer en objet, choix régulièrement réaffirmée par les déclarations et le comportement de Norman Wells. Il sait reproduire la forme de son visage, ses expressions, ainsi que certains gestes observés dans ses films. Le personnage de Marilyn apparaît donc comme un véritable individu, une personne avec ses caractéristiques gestuelles et psychologiques, et pas un fantasme à qui une actrice a donné vie dans des films. Sur ce plan, l'auteur tient ses promesses et donne la sensation au lecteur de côtoyer Norma Jeane Mortenson.
Christian de Metter réalise la majeure partie de ses cases à l'aquarelle. Afin de mieux capturer les émotions des personnages, il utilise régulièrement des traits noirs pour les yeux, les cils et les sourcils, plus rarement pour rehausser les narines. Ces 2 techniques se complémentent bien pour donner vie aux visages avec plus de précision. Du coup, ces mêmes visages apparaissent un peu frustes quand le dessinateur n'utilise pas de trait noir. Il opte pour un jeu d'acteur naturaliste, avec souvent des prises de vue en plan taille ou en plan poitrine, ce qui crée un bon niveau d'intimité avec les personnages. Au fil des séquences, l'artiste plante les différents décors : le bar, l'appartement de Truman Capote, l'appartement de Norman Wells, l'appartement de sa mère, les paysages lors de la balade en voiture, l'extérieur et l'intérieur de Mirror House, et enfin le diner dans lequel Marilyn et Norman s'arrête. Il adapte le degré descriptif en fonction de la scène : parfois de qualité quasi photographique (les motifs du papier peint dans l'appartement de la mère de Norman), le plus souvent sous l'angle d'esquisse des principales formes et lignes directrices. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut ressentir les fluctuations de niveau descriptif de différentes manières : accompagnant l'état d'esprit des personnages, ou les conséquences des limites de représentation de la technique de l'aquarelle, plus qu'une intention d'auteur.
Dans un premier temps, le lecteur se focalise sur l'histoire proprement dite : une rencontre improbable (mais pas impossible) entre un jeune auteur en mal d'inspiration et une star de renommée internationale, triomphant dans le film Certains l'aiment chaud (1959) qui ne met pas en évidence son intelligence. Il suit ce duo dans une escapade à la campagne, avec une maison à l'étrange réputation. Christian de Metter dépeint Norman Wells comme un jeune homme très respectueux de Marilyn, refusant de la voir comme un objet sexuel, s'en tenant à la personne, jusqu'à coucher dans le même lit qu'elle, sans la toucher. La nuit passée à Mirror House relève de la comédie dramatique, l'auteur jouant sur l'enquête menée à tâtons par Marilyn & Norman, mais avec une résolution amenée de manière assez paisible, sans jouer sur le spectaculaire ou la dramatisation. Le lecteur s'amuse à repérer les références et les sous-entendus, comme l'évocation des recherches faites par Truman Capote pour son prochain livre Les domaines hantés (1948), le roman Matthias Sandorf (1885) de Jules Verne, la chanson Go Down Moses, l'utilisation d'un code secret de Pig Pen.
S'il en reste à ce premier niveau de lecture, le lecteur en ressort avec une déception quant à une intrigue finalement cousue de fil de blanc. Dans le même temps, il garde en mémoire des passages étonnant, comme Marilyn se déshabillant sans pudeur devant Norman, le cerf mort devant la maison, la partie d'échec interrompue, ou encore Marilyn réconfortant un vieillard derrière une glace sans tain en se faisant passer pour la voix de Dieu. Il reste également étonné de l'absence de désir physique de Norman. Il referme l'ouvrage et voit l'image choisie pour figurer en quatrième de couverture : le portail métallique du domaine, avec son nom, à savoir Mirror House. L'histoire peut aussi se voir comme une façon de renvoyer l'image des personnages : l'absence de désir physique, 2 individus bourrus qui les accueillent à Mirror House, à la fois prévenants et indéchiffrables, l'innocence de la petite fille qui les incite à s'aventurer plus loin, le père qui a perdu son enfant. L'histoire comprend également une dimension psychanalytique, confrontant les personnages à leur relation avec leurs parents, mais aussi avec leur âme d'enfant. Vu sous cet angle, la nuit passée à Mirror House acquiert une autre signification, devient une révélation pour les personnages.
L'avis du lecteur dépend fortement de ce qu'il est venu chercher et de sa sensibilité pour une forme de conte jouant sur la mise en scène des non-dits et la représentation de l'inconscient. Christian de Metter tient sa promesse de mettre en scène Marilyn Monroe, avec une approche naturaliste et une volonté de montrer l'individu et pas la star ou le fantasme qu'elle incarne. L'intrigue se lit facilement avec des moments surprenants, mais ne prend son ampleur que sous réserve de se prêter au jeu de l'interprétation. La mise en images est effectuée sur la base d'aquarelle, avec une Marilyn ressemblante et une narration visuelle claire, à la consistance fluctuante, ce que le lecteur met ou non sur le compte de la nature des séquences.
Gallus, le même mot pour coq et gaulois…
Ce tome fait suite à Alix senator, Tome 2 : Le dernier pharaon (2013) et il conclut la trilogie commencée avec Alix senator 1 - Les aigles de sang (2012) qu'il faut avoir lu avant. Il est paru en 2014, écrit par Valérie Mangin, dessiné et mis en couleurs par Thierry Démarez, sous la direction artistique de Denis Bajram qui a également réalisé le logo et la maquette de la série.
En l'an 12 avant Jésus-Christ, à l'extérieur de Rome, dans le bois des Furies, les conspirateurs se sont réunis en portant leur masque de rapace et écoute le discours du premier augure (qui a retiré son masque). Il leur indique qu'ils doivent remplacer Auguste car il bafoue ce qui fait la grandeur de Rome, et qu'ils le remplacent par un homme pieux et respectueux des traditions, un vrai républicain. Il leur présente l'homme qui doit prendre la succession d'Auguste que tous acclament au nom de César. Ils jurent tous de tuer Auguste de manière solennelle, avant de se séparer.
À Rome, Auguste reçoit Barbarus, le préfet d'Égypte, en présence de sa femme Livie. Barbarus est en train de raconter des salades pour sauver sa peau, quand Auguste demande à Alix d'entrer pour en finir avec la mascarade. Alix Graccus explique comment il a pu réchapper de la destruction de la pyramide et regagner la civilisation. Le préfet est confondu et Auguste délivre sa sentence le concernant. Pendant ce temps-là, les soldats de l'empereur ont pénétré dans la demeure d'Alix. Le père de Khephren essaye de raisonner son fils qui refuse de l'écouter il est arrêté par les soldats et conduit à la prison pour être mis au secret. Ignorant de la situation, Alix accompagne Auguste et Livie sur la place devant le grand temple d'Apollon Palatin. Des prêtres accomplissent un rituel de sacrifice, en tuant un bœuf et en consultant ses entrailles, pendant qu'Auguste fait part de ses doutes à Alix quant à sa loyauté. Il évoque le sort de Césarion, et Livie évoque le fait qu'elle ait appartenu au parti de Marc Antoine avant d'épouser Auguste. Les entrailles du bœuf ayant livré leur augure, le grand prêtre vient le délivrer à Auguste.
Arrivé à ce troisième tome, l'horizon d'attente du lecteur est assez clair dans sa tête : une solide reconstitution historique dans laquelle il peut se projeter, la fin de l'intrigue de cette conjuration des rapaces, et quelques thèmes développés incidemment. Il apprécie de pouvoir retrouver la même équipe créatrice à l'identique des 2 premiers tomes. Valérie Mangin continue de faire en sorte que l'intrigue change régulièrement de lieu, à la fois pour maintenir un intérêt visuel à l'histoire, à la fois pour que l'artiste puisse faire ce qu'il réussit avec brio, à savoir offrir au lecteur des vues de Rome splendides. À nouveau, le lecteur peut admirer les rues de Rome en s'y promenant aux côtés des protagonistes, à la fois à l'occasion de vues du ciel méticuleuses. Thierry Démarez a à cœur de représenter avec exactitude les éléments urbains : les façades des bâtiments, leur architecture (y compris les colonnes), les toitures (il ne manque pas une seule tuile), les rues en en respectant l'urbanisme, la magnifique montée vers le temple d'Apollon Palatin avec ses escaliers et ses paliers monumentaux, la place devant les thermes, celle devant la Curie, etc. Non seulement l'artiste s'investit complètement pour une représentation exacte et réaliste, mais en plus il sait peupler ces lieux pour les rendre vivants.
Comme dans les tomes précédents, Thierry Démarez prend le même soin à représenter les différents intérieurs avec leur aménagement et leur ameublement : les appartements d'Auguste avec son carrelage magnifique, la cour intérieure de la demeure d'Alix avec ses vasques d'eau, la chambre de Khephren avec son lit, sa table basse et ses moulures, la curie avec ses sièges, les appartements de Julia alors qu'elle vient d'accoucher, et même la cellule bas de plafond de Titus. À nouveau, la mise en scène de l'artiste donne la sensation au lecteur que ces lieux sont vraiment habités et utilisés par des êtres vivants. Il ne s'agit pas d'une reconstitution académique et froide, mais de reportages sur des lieux vivants.
Pour la majorité, le lecteur retrouve des personnages déjà apparus dans les 2 premiers tomes. L'artiste n'a donc pas à en concevoir de nouveaux, et il utilise toujours une direction d'acteurs de type naturaliste. Le lecteur peut voir dans les postures d'Auguste et Livie, leur habitude d'exercer le pouvoir et de se placer dans une position d'autorité, par exemple quand ils reçoivent Barbarus en audience. Dans le même temps, il peut voir ce dernier perdre sa contenance au fur et à mesure de l'entretien, dans la manière dont il se tient, et dans les expressions qui passent sur son visage. Auguste et Livie conservent ce port de tête altier et cette posture très droite un peu guindée quand ils se rendent au temple d'Apollon Palatin. au travers du rendu visuel du comportement des personnages, le lecteur peut en inférer leur état d'esprit : la méfiance d'Auguste à l'encontre d'Alix, la défiance et le mépris des jeunes romains aux Thermes s'en prenant à Titus et Khephren, le mal être de Khephren se manifestant sous forme de provocation à l'égard d'Alix, l'inquiétude de Septima du fait de la fugue de Khephren, etc. Cette expressivité permet aussi à Démarez de jouer avec le lecteur lorsque que le visage d'un personnage reste à dessein indéchiffrable, par exemple celui d'Alix lors du massacre accompagnant la résolution de la conjuration.
De séquence en séquence, le lecteur apprécie également les talents de metteur en scène de Thierry Démarez. Il sait reproduire des angles de vue évoquant les aventures originelles d'Alix l'intrépide, par exemple le plan sur un cours d'eau, pris à partir des ruines d'une pyramide, en page 7. Il combine de manière élégante 2 actions qui se déroulent concomitamment à proximité, par exemple la juxtaposition de la progression d'Auguste, Livie et Alix sur les marches du temple d'Apollon Palatine, et le sacrifice du buffle pour y lire les augures. La gestion de prises de vue complexes apparaît également lors de la scène des thermes, avec un grand nombre de figurants, lors de la résolution de la conjuration, ainsi que lors des scènes de complot nocturnes. L'approche descriptive et précise des dessins rend d'ailleurs ces scènes un peu délicates car en les montrant de manière factuelle, elle fait ressortir le risque pour les conjurés d'être découverts par une patrouille, car s'ils ne se réunissent pas au grand jour, ils le font à découvert.
Tout comme Thierry Démarez, Valérie Mangin soigne sa reconstitution historique, sans non plus transformer son récit en cours magistral ou démonstratif. S'il y est sensible, le lecteur peut noter des détails qui étoffent le récit, sans prendre le pas dessus, sans se substituer à l'intrigue, comme la blessure à la jambe d'Auguste, le sacrifice des animaux pour y lire l'avenir, la source d'approvisionnement en blé de Rome, ou encore le jeu de mot sur Gallus. La conséquence de ce souci d'authenticité est que le lecteur connaît le dénouement de la conjuration avant même d'avoir ouvert ce tome, s'il s'est déjà intéressé à la vie d'Auguste. Cela ne l'empêche pas de se plonger dans sa lecture avec la curiosité de découvrir les rebondissements dans la mise en œuvre de la conjuration, et de se lancer en conjecture sur l'identité de son organisateur. La scénariste continue d'opter pour un développement naturaliste, parfois déconcertant, où les conjurés ne sont pas individualisés ou personnalisés. Elle ne leur applique pas de vernis romantique, c'est juste un groupe d'individus normaux qui font progresser leur cause une action à la fois. Il n'y a finalement que le décorum des masques et des robes qui les rend mystérieux. Pour un lecteur habitué aux récits d'aventure cette approche narrative peut s'avérer déconcertante car il n'y a pas de réel suspense : le sort d'Auguste est connu par avance, Alix survivra forcément à cette conjuration pour revenir dans le tome suivant. L'auteure sait que le lecteur n'en est pas dupe et ne s'embarque pas dans un suspense de pacotille, déjà éventé. Le lecteur peut donc voir dans la mention d'Arbacès (ennemi récurrent d'Alix, apparu dans les albums 1 à 4, 22, 25, 30) un clin d'œil au lecteur sur l'exercice de style consistant à écrire les aventures d'un héros de fiction récurrent.
Dans le même temps, toujours comme dans les tomes précédents, le lecteur voit se dessiner plusieurs thèmes au fil des péripéties. La vie d'Alix, Titus et Khephren dépend des décisions des puissants, à commencer par celle d'Auguste, une illustration des conséquences des décisions des dirigeants sur la vie de leurs administrés, de la plèbe. Il voit aussi comment les gens sont prompts à se montrer plus agressifs quand les puissants retirent leur faveur à leurs protégés. Cela conduit à une expression de haine et de racisme à l'encontre de Titus et de Khephren, la disgrâce d'Alix favorisant l'agressivité violente contre des individus considérés comme des pièces rapportées au sein de la République. L'intrigue jette également la lumière sur la confusion entre les intérêts publics et les intérêts privés, la volonté d'un groupe de revenir à un ordre révolu jugé meilleur, nécessitant un chef de file pour pouvoir s'incarner aux yeux du public. Mangin montre également comment Khephren entre dans une phase d'opposition contre l'adulte qu'est Alix, évoquant une crise d'adolescence, la nécessité de tuer le père, sous-entendue par la référence à explicite à Œdipe Roi de Sophocle. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver cette mise en scène opportune au vu de l'âge du personnage, ou étrange pour une société dans laquelle la notion d'adolescence n'avait pas cours.
Ce troisième tome apporte toutes les réponses attendues par le lecteur concernant l'intrigue, et le transporte à nouveau en pleine Rome antique, avec un degré de consistance et de précision remarquable. Le lecteur retrouve la narration très particulière de la série, avec des personnages plus définis par leur position sociale que par leur profil psychologique, et une intrigue plus prenante dans ses mécanismes que dans sa résolution.
La mère des pyramides
Ce tome fait suite à Alix senator 1 - Les aigles de sang (2012) qu'il faut avoir lu avant. Il est paru en 2013, écrit par Valérie Mangin, dessiné et mis en couleurs par Thierry Démarez, sous la direction artistique de Denis Bajram qui a également réalisé le logo et la maquette de la série.
En 12 avant JC, Auguste fait face à l'assemblée du sénat dont le porte-parole lui reproche d'avoir missionné le sénateur Alix Graccus pour un voyage en Égypte, alors qu'eux ont l'interdiction d'y aller. Auguste répond avec rouerie qu'il faut qu'ils choisissent entre trouver inadmissible qu'Alix soit au sénat, ou qu'il soit en Égypte. Sur le navire, Alix Graccus, Titus et Khephren voient le phare d'Alexandrie se profiler à l'horizon alors qu'ils évoquent les motifs de leur mission, et le fait qu'Alix aurait préféré ne pas emmener les 2 jeunes gens, même si lui-même parcourait déjà le monde à leur âge. Dans le dans la demeure d'Auguste au Palatin, Livie (son épouse) est en train de se faire dire l'avenir par une vieille femme qui lit dans les entrailles d'un oiseau. Auguste arrive en pleine séance, et exige le départ de la diseuse de bonne aventure séance tenante. Après son départ, les époux évoquent la mission d'Alix Graccus, ainsi que le comportement et les motivations de Quintus Rufus.
Débarqués à Alexandrie, Alix, Khephren et Titus sont interpellés par Heb, fils de Djoser, envoyé par le préfet Barbarus pour les accueillir. Ils sont observés de loin par Anteb, le dresseur de faucon balafré du général Rufus. Le soir-même, les voyageurs se régalent au cours du festin organisé par le préfet. Khephren éprouve des difficultés à détacher ses yeux des jeunes femmes qui apportent les mets et les servent sur leur couche. Néanmoins, il prend la mouche quand Barbarus évoque le bon vieux temps de Marc Antoine, car cela n'évoque pour lui que la mort de son père Enak et de sa mère, une servante de Cléopâtre. Au petit matin, Khephren et Titus dorment dans leur appartement, Heb ayant veillé sur eux en dormant sur une chaise. Alix dit au revoir à Ptathmose le maître de la grande bibliothèque qui était également présent au banquet. Alors qu'ils sont encore dans la cour de la demeure du préfet, Alix et son serviteur sont attaqués par une nuée de faucons. Ils arrivent à les chasser avec les torches encore allumées. Le préfet Barbarus prend acte de cette attaque inadmissible et décrète que, pour leur sécurité, ses invités doivent regagner Rome le plus rapidement possible. Khephren réussit à le convaincre de lui accorder le temps d'aller se recueillir sur la tombe de son père, mais ils seront escortés par la garde personnelle du préfet.
C'est tout naturellement que le lecteur revient pour le deuxième tome, afin de découvrir la suite de l'intrigue du premier. Alix et ses deux jeunes compagnons doivent retrouver le général Rufus qui a fomenté un complot pour renverser Caius Octavius, couronné Auguste. La scénariste débarque donc son trio de personnages dans un nouvel environnement, de l'autre côté de la mer Méditerranée, les mettant en présence d'autres individus. Le lecteur comprend qu'Alix, Khephren et Titus se retrouvent au milieu d'un complot à l'objectif peu clair, avec des personnes en face d'eux qui leur en disent le moins possible, et qui font tout pour détourner leur attention. En outre, elle montre clairement que le général Rufus a laissé un homme à Alexandrie (Anteb) pour pouvoir être informé de l'arrivée de ses poursuivants, et anticiper les actions à mettre en œuvre. Le moteur du récit réside donc dans cette enquête sur le complot, sous forme de tâtonnement, pour s'extraire des tentatives de manipulation des uns et des autres, et pour accomplir leur mission. Du coup, tout le monde devient un suspect, à commencer par les nouveaux personnages. Il apparaît vite que le guide providentiel (Heb) cache son allégeance réelle.
Le lecteur avait refermé le premier tome, un peu décontenancé par le déroulement naturaliste de l'intrigue, s'abstenant de tirer parti du potentiel de dramatisation des situations. Il retrouve la même forme narrative dans ce deuxième tome. La scénariste propose une trame linéaire, plaçant le lecteur aux côtés d'Alix qui apparaît dans toutes les pages sauf 3. Ce parti pris a pour effet paradoxal de diminuer le niveau d'empathie généré par les personnages. Alix Graccus reste un héros assez générique dans son comportement, moins enclin à l'action que dans sa série initiale du fait de son âge plus important, comprenant mieux les tenants et les aboutissants des situations du fait d'une capacité de prise de recul accrue, mais finalement assez peu impliqué émotionnellement, au-delà de réactions très basiques comme son inquiétude pour les 2 adolescents, son courage face aux situations de danger, ou sa colère face aux menteurs et aux assassins. Le lecteur peut ressentir comme une forme de détachement émotionnel par rapport aux événements du fait des réactions très mesurées des personnages, par exemple quand ils en apprennent plus sur le sort d'Enak. Cette sensation se retrouve également dans la dernière partie du récit quand le général Quintus Maximus Rufus et quelques autres personnages se lancent dans un grand déballage explicatif. Tout autant que dans le premier tome, le personnage principal se contente souvent de réagir aux circonstances, sans être en mesure d'anticiper grand-chose, avec une capacité très limitée pour influer sur le déroulement des événements.
Dans le même temps, le lecteur se retrouve happé dans la Rome antique dès la première page, par le truchement des dessins minutieux et descriptifs de Thierry Démarez. À l'instar du premier tome, l'artiste s'investit totalement dans la reconstitution historique pour offrir un plaisir touristique intense au lecteur. Dès la première page, le lecteur a droit à une magnifique vue de dessus du quartier de la Curie, lui permettant de sa faire une idée (ou d'admirer) l'urbanisme de la ville. Parmi les vues d'ensemble, il observe la magnifique terrasse du préfet Barbarus alors que la nuit achève de tomber en enviant Alix de pouvoir profiter d'un festin dans un cadre aussi somptueux. Au fur et à mesure de sa lecture, il prend conscience qu'il ralentit le rythme pour pouvoir contempler l'alignement de colonnes égyptiennes, la vue d'ensemble de la ville depuis le phare d'Alexandrie (page 17), la vue du ciel du complexe formant la bibliothèque d'Alexandrie (page 21), la vue du Nil avec un jeune homme sur une petite embarcation en roseau (page 30), l'allée bordée de statues de créatures mythologiques (page 33), et bien sûr la découverte de la mère des pyramides (pages 34 & 35).
La qualité des dessins n'est pas circonscrite aux vues d'ensemble. Le lecteur éprouve le même plaisir à satisfaire sa curiosité en regardant l'intérieur de la Curie, les appartements privés de Lidie, la salle de réception officielle du préfet Barbarus (avec ses magnifiques décorations murales, la cabine d'Alix, Khephren et Titus sur le navire, etc. Le lecteur tombe donc complètement sous le charme de la reconstitution historique, éprouvant un grand plaisir à se dire qu'il peut se projeter dans cette reconstitution en toute confiance. Cela a pour effet secondaire de quasiment faire passer les personnages au second plan. Thierry Démarez utilise la même approche graphique pour la représentation des personnages, à savoir descriptive et réaliste sans chercher à les faire ressortir par rapport à leur environnement. Ses personnages s'apparentent donc à des acteurs avec une morphologie normale, adoptant un jeu naturaliste, sans exagération dans les postures ou dans les mouvements. Il n'y a finalement que la position de pouvoir qui bénéficie d'une mise en scène, pour que le commun des mortels soit impressionné par les attributs du pouvoir d'Auguste ou de Barbarus. Du fait de ce parti pris dans la mise en scène, les personnages apparaissent comme totalement intégrés dans leur environnement, au point que l'environnement prime régulièrement sur eux ou sur l'action. Le lecteur prend conscience qu'il goûte autant les moments spectaculaires que le déroulement de l'intrigue et ses révélations, attendant avec plus d'impatience les nouveaux sites que les rebondissements.
Effectivement, Valérie Mangin a construit une histoire qui permet à Thierry Démarez de déployer toutes ses capacités pour assurer le spectacle de la reconstitution historique et des paysages à couper le souffle. En outre en fonction de ses connaissances ou s'il va visiter le site dédié à la série, le lecteur peut se faire une idée de la qualité du travail de reconstitution et du travail de recherche réalisé, que ce soit pour la forme de la Curie, l'interdiction faite aux sénateurs d'aller en Égypte, la réalité historique de l'existence du préfet Publius Rubrius Barbarus, l'alignement des pyramides sur le plateau de Gizeh, l'existence de pyramides à degré ou du zoo de la bibliothèque d'Alexandrie. L'auteure intègre donc parfaitement son intrigue dans les connaissances historiques disponibles sur l'époque, pour proposer une aventure où les personnages jouent à arme égale avec leur environnement. Au fil des pérégrinations d'Alix Graccus et de ses compagnons dans ce tome, elle met en scène l'exercice du pouvoir, par Auguste soucieux de conserver sa suprématie militaire, par le préfet Barbarus qui profite de son éloignement du siège du pouvoir, par le général Quintus Maximus Rufus qui dispose d'un atout dissimulé. Les tribulations des personnages deviennent alors assujetties à l'exercice de ces autorités, à leur machination pour la conserver ou pour l'acquérir. Finalement cet enjeu écrase les autres présents au sein de l'intrigue, y compris le sort d'Enak.
Au sortir de ce tome, le ressenti du lecteur dépend fortement de son horizon d'attente. S'il est venu pour une aventure avec une forme classique pour un héros mâle, il risque d'éprouver une forme de frustration devant la description trop factuelle de hauts faits montrés de manière très prosaïque. S'il est venu pour une intrigue sous forme de thriller, il risque d'être déstabilisé par une narration qui ne dramatise pas les révélations, qui ne surjoue pas la dimension psychologique ou émotionnelle de leur impact sur les protagonistes. S'il est venu pour une reconstitution historique de qualité, il est possible qu'il soit décontenancé par une mise en scène très prosaïque qui ne met pas en avant chaque élément d'époque en avant, se privant d'un effet pédagogique, mais évitant par là-même une forme d'autocongratulation. Au fil des pages, il est saisi par la beauté de plusieurs paysages naturels et de constructions humaines. Il prend conscience qu'il s'est totalement immergé dans l'environnement de la Rome Antique et qu'il bénéficie d'un tourisme de très haute qualité en s'attachant aux pas d'Alix Graccus. En outre, le déroulement de l'intrigue intègre naturellement chaque endroit comme découlant organiquement du récit, et le complot s'avère bien construit. 5 étoiles pour un récit qui demande pour certains lecteurs un effort d'adaptation à une forme qui s'écarte des conventions narratives en vigueur pour ce genre.