Quaerens quem devoret.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été entièrement réalisé par Yslaire (Bernard Islaire) : scénario, dessins, couleurs, lettrage. Ce créateur est également l’auteur de la série Sambre, XXe ciel.com. L’ouvrage se termine avec une biographie de quatre pages du poète.
Jeanne Duval en démone avec des ailes côtoie les gargouilles de Notre Dame. Charles Baudelaire avec des ailes d’albatros s’élance dans le vide depuis une haute tour de la cathédrale. Elle s’élance dans le vide à sa suite, sous le regard de pierre des gargouilles. Il ouvre les yeux, dans son lit, avec elle nue à ses côtés, sous le regard d’un chat noir juché sur l’armoire. Elle allume une cigarette en lui demandant s’il se souvient de combien de bouteilles il lui a fait boire. Il commence à lui lire un poème écrit pour elle : le soir, l’âme du vin chante dans le Bordeaux. Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure, des souvenirs dormant dans cette chevelure, je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir. La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, tout un monde lointain, absent, presque défunt, vit dans tes profondeurs, forêt aromatique. Pendant ce temps-là, elle se trémousse devant lui, dans le plus simple appareil, et elle commence à se caresser. Elle lui met son doigt mouillé par ses sécrétions, dans la bouche, puis le chevauche, toujours sous le regard du chat impassible.
Paris le trente-et-un août 1867, les amis en deuil sont rassemblés devant le cercueil qui a été mis en terre. Jeanne se tient un peu à l’écart, en s’appuyant sur une béquille. Caroline Aupick est raccompagnée chez elle par monsieur Charles Asselineau. Elle se plaint à lui de la présence de Jeanne qui, encore dans sa dernière lettre en avril 1866, demandait à son fils, une somme d’argent immédiatement, alors qu’il était dans de si grands embarras et malade à Bruxelles. Et maintenant elle lui demande un héritage. Une fois son invité parti, elle s’installe à son bureau et sort la longue lettre de Jeanne. Cette dernière indique qu’elle a été la muse immorale, damnée, du plus grand poète maudit. C’est elle, la belle ténébreuse, cette chère indolente, qui marche en cadence, belle d’abandon, comme un serpent qui danse… la fille des colonies, l’esclave créole, la mulâtresse, la Béatrice, la charogne, la triste beauté, la reine des cruelles, mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, sorcière au flanc d’ébène, enfant des noirs minuits… Celle qui noyait sa nudité voluptueusement, dans les baisers du satin et du linge, et, lente ou brusque, à chaque mouvement, montrait la grâce enfantine du singe. Elle vient de ces paysages lointains qui font rêver un enfant qui s’évade en pensée de ce Paris moderne et enfumé par la fumée noire des cheminées. Charles avait six ans quand son père est mort. Il demande à la servante Mariette où est son père. Elle répond que sa mère lui a déjà dit, qu’il est parti en voyage, tout là-haut au ciel, au Paradis. Charles a tant prié pour le salut de ce fantôme absent qu’il a fait de sa mère, sa seule divinité sur Terre.
Qu’il connaisse ou non le travail de ce créateur, le lecteur en identifie rapidement les spécificités. Pour commencer la narration est essentiellement menée par les phrases de la lettre de Jeanne Duval, qui courent en haut ou en bas des cases dans plus de la moitié des pages. Il s’agit donc d’une narration très écrite, entre remarques adressées à la mère du poète, et description de sa vie, de l’état de la relation entre lui et elle. En même temps, il s’agit également d’une narration très visuelle. Le tome s’ouvre avec une illustration en double page, présentant une silhouette féminine en danseuse avec l’or de ses bijoux ressortant sur sa peau noire de sa silhouette en ombre chinoise, un début de transformation en démon cornu, et la pauvre Charles, accablé avec les épaules tombantes, une plume dans la main droite et une feuille de papier dans la main gauche, avec ses ailes d’albatros. Puis vient la séquence onirique avec gargouilles et ange déchu depuis les cimes de Notre Dame, en trois dessins en pleine page. Au fil de l’album, le lecteur se délecte de dix-sept dessins en pleine page, deux en double page. Il lit vingt-six pages muettes, dépourvues de tout texte, même du récitatif constitué de la lettre écrite par Jeanne. Il apprécie la variété de ladite narration, pouvant aussi bien offrir une illustration extraordinaire, que des pages de bande dessinée classique à base de cases rectangulaires bien délimitées, disposées en bande.
Le lecteur succombe vite au charme des dessins, de la variété des techniques utilisées : dessin avec formes détourées et encrés, et mise en couleurs, tracés plus libres, avec contours esquissés par plusieurs traits non effacés, rendu de type gravure pour illustration dans un journal du dix-neuvième siècle, bichromie et formes détourées au crayon, motif imprimé en fond de case comme du papier peint, facsimilé d’une toile de maître (Gustave Courbet), jeu avec les couleurs pour un effet impressionniste (par exemple le feuillage estival des arbres déjà un desséché dans la lumière mordorée du soleil), utilisation d’une couleur de type encre de seiche, puis contraste avec des cases en noir et gris foncé, bichromie en nuances de gris, collage de plusieurs images côte à côte, sans bordure de case, page composée en pyramide avec le premier plan en bas de la page, une image qui vient dominer ce premier plan au milieu de la page, encore une autre au-dessus à gauche, et une autre différente dans la partie supérieure droite, le tout fondu les unes dans les autres, mouvement montré dans une suite de cases, jeu entre la bichromie et un élément en couleur comme une fleur, variété des cadrages, etc. L’artiste use naturellement des possibilités offertes par le dessin, prise de vue, techniques de dessin, outils pour dessiner, avec une élégance et un à-propos extraordinaires, sans tomber dans une forme de prolifération démonstrative.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur se retrouve bouche béante, arrêté dans sa lecture, devant telle ou telle image. Par exemple, il peut rester à regarder le vol de la gargouille et de l’ange-albatros pour sa qualité gothique, être épaté par ce gros plan sur le sexe sombre de Jeanne avec une rose en guise de vulve, se sentir habité par ces pages où Jeanne écrit avec Charles tenant sa main avec la plume, et pour fond des lignes d’écriture cursive dans une bichromie pourpre extraordinaire transmettant l’inspiration de la muse dans un flux extatique, sourire devant le bleu très clair de la confiture verte (dawamesk) ressortant doucement sur la tonalité ocre des cases, partir dans les visions de Charles sous l’influence de ce produit psychotrope (Jeanne en démone, en panthère spectrale, etc.), se sentir mal devant le dessin de charogne d’un cheval, frémir devant l’animalité d’un des rapports sexuels du couple, etc. À l’opposé d’un artiste qui veut en mettre plein la vue, Yslaire choisit avec soin les techniques les mieux à même d’exprimer ce qu’il souhaite faire passer comme impression, comme sentiment, comme sensation, pour évoquer la manière dont le poète ressent le monde.
La narration visuelle constitue un voyage en lui-même, exprimant le ressenti et la sensibilité du poète plus que celui de sa muse. Par l’artifice de la lettre, l’auteur peut parcourir la vie de Charles Baudelaire (1821-1867) dans l’ordre chronologique. S’il connaît déjà la vie du poète, le lecteur y retrouve des éléments emblématiques comme sa syphilis, sa prise de laudanum, son caractère dispendieux, ses dettes l’obligeant à déménager très régulièrement, sa relation avec sa mère, son admiration pour les œuvres d’Eugène Delacroix (1798-1863) et en particulier son tableau La mort de Sardanapale peint en 1827, sa tentative de suicide d’un coup de couteau le trente juin 1845, son engagement politique en particulier lors de la troisième révolution de 1848, dite de Février, et sa participation aux Journées de Juin la même année, sa mise sous tutelle financière, sa relation avec Apollonie Sabatier, etc. Tous ces événements sont relatés par Jeanne même si elle n’était pas personnellement présente à chaque instant. Elle évoque également les relations du poète avec les autres artistes de l’époque : la bohème artistique avec Félix Tournachon (1820-1910, dit Nadar), Théodore de Banville (1823-1891), Ernest Prarond (1821-1909), Gérard de Nerval (1808-1855), mais aussi Gustave Courbet (1819-1877), Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), Théophile Gautier (1811-1872). Les traductions de Edgar Allan Poe (1809-1849) sont également évoquées, avec la présence à deux reprises d’un corbeau prononçant le mot Nevermore. Le lecteur qui découvre le poète dispose ainsi d’un aperçu un peu orienté de sa vie, tout en étant très solide et bien documenté. L’un comme l’autre peut également jouer à identifier les extraits de poème présents et à en retrouver le titre, ou à relever une référence, comme celle de la charogne, ou une remarque en passant (page 124) renvoyant à celle qui est si gaie.
Le choix de l’auteur est de présenter Charles Baudelaire, avec le regard de Jeanne Duval, au travers de leur relation. Il comble les manques par des propos qui ont été rapportés à sa compagne, ou ce qu’il lui a raconté. L’ouvrage permet de considérer cet homme comme un privilégié gâté, vivant de ses rentes, dépensant sans compter, imbu de sa personne en vivant comme un dandy, aimant les femmes, incapable de s’astreindre à une régularité dans le travail, égocentrique au possible. Néanmoins le lecteur ne le perçoit pas de cette manière dans sa lecture. Il assiste aux souffrances d’un individu devant prendre du laudanum pour éviter que sa maladie ne s’aggrave, comprend qu’il se traite également avec des pilules de mercure. Il voit un homme réellement amoureux d’une jeune femme (impossible de connaître son âge avec exactitude) qui exerce le métier de prostituée, et d’une origine considérée à l’époque comme inférieure, défendant les artistes qu’il estime, amateur de beau bizarre (page 79 : le beau est toujours bizarre), souffrant de sa maladie, de son mal-être, partagé entre l’horreur de la vie et l’extase de la vie. Pages 116 & 117, le lecteur est terrifié quand Jeanne Duval jette violemment l’encrier du poète et fracasse sa psyché, brisant ainsi l’image qu’il avait de lui dans son miroir, mais aussi son ego, jouant visuellement sur les deux sens du mot Psyché. Il sourit en page 124 quand Baudelaire déclare à Marie Daubrun que pour lui un bon portrait est une biographie dramatiste, c’est-à-dire exactement ce que Yslaire a réalisé pour raconter la vie du poète. Arrivé à la fin, le lecteur se dit qu’il aurait bien lu quelques pages de plus, sur des éléments pas forcément développés, comme son éloignement pour l’usage de produits psychotropes, mais il fallait faire des choix.
Il suffit au lecteur de feuilleter cette bande dessinée pour comprendre qu’il bénéficie d’une invitation au voyage avec des pages de toute beauté, variées et séduisantes. Il comprend rapidement que le bédéaste affiche un point de vue dans cette biographie, en mettant en avant Jeanne Duval, et surtout sa relation avec Baudelaire. Il plonge dans une reconstitution en forme de drame, très bien documentée, visuellement envoûtante, n’hésitant pas à choquer en montrant crûment une charogne aussi bien qu’un sexe de femme en gros plan teinté de sang, qu’un sexe d’homme qui se transforme en serpent, à montrer la dimension pathétique de cet homme qui souffre, à faire apparaître l’évolution de la relation entre Jeanne et Charles jusqu’à leurs violentes disputes. Il en ressort enchanté par les sensations et les émotions, étrangement réconforté d’avoir partagé les tourments de cet homme frère en humanité.