Ne tombe jamais amoureux d’une apparence.
Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 3 - Tome 1 - Tête noire (2015) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.
Brynia les avait convoqués. Et toutes les sorcières répondirent à son appel car elles devinaient qu’entre nuit et jour, une lueur nouvelle venait de naître, une lueur qui changeait certaines prédictions. Alors Brynia les mit en garde, reconnaissant qu’elle perdait de son influence à la cour du roi Brendam. Ses pouvoirs diminuaient, une force nouvelle se levait, une force contre laquelle elle serait bientôt incapable de résister. Une solution radicale s’imposait, qui demandait de rompre le pacte ancien afin de le ramener à la vie. Dans les ruines de ce château, à l’extrémité d’un promontoire, dans une ambiance lumineuse cramoisie, les sorcières poussent les hauts cris, s’opposant au projet de ramener Tête Noire à la vie, cette abomination. Parmi elle, une jeune prend la parole : elle estime que Brynia ne leur dit pas toute la vérité. Elle continue : plusieurs d’entre elles ont pu vérifier qu’un jeune chevalier vient de rejoindre la cour et que ce chevalier possède l’image sacrée, l’Inferno Flamina. Celui qui porte cette image sera leur guide, leur champion. Elle termine : peut-être que ce n’est pas à lui que Brynia songeait. Si c’est le cas, la jeune sorcière craint que l’ancienne n’aille au-devant de grandes déceptions.
Brynia et la jeune sorcière continuent de s’opposer. Finalement elle annonce son nom et elle explique que quand elle était enfant, sa mère, qui était laide et difforme la craignait déjà. Pour amadouer sa fille, la mère déposa au pied de son lit, un jouet merveilleux qu’avait créé pour elle l’enfant Pip, l’esprit malin des jeux et des divertissements. Un jouet dont elle s’empara aussitôt ! Un fitchell. Et le fitchell lui obéit. Elle en saisit un dans le feu et le déchaîne contre Brynia. Une enfant s’avance vers la jeune sorcière pour lui indiquer que Brynia a une sœur dont elles peuvent craindre la vengeance. Le temps passa. Et puis un matin, un grand cri de douleur éclata dans les parties secrètes, souterraines du château. On venait de trouver le corps de Brynia, la sorcière. La reine Jamaniel se rend dans la chambre de la sorcière qui a maintenant l’apparence d’un grand dragon. Elle demande à ce dernier qui a osé tuer Brynia. La sorcière répond qu’il s’agit de ses propres semblables, les sorcières. Elle explique que ces dernières ne veulent pas du fils de Jamaniel sur le trône. C’est l’autre, le bâtard qu’elles suivent, qu’elles espèrent placer sur le trône. C’est lui qui portera leurs couleurs, la marque, l’Inferno Flamina ! Il continue en lui demandant si elle est prête à prendre de grands risques pour que le roi se détourne de son fils illégitime et redonne sa préférence à Elgar.
Le lecteur entame ce deuxième tome du cycle et il se rend compte qu’il attend tout : la narration visuelle extraordinaire, l’intrigue à la fois pleine de convention du genre fantastique médiéval avec un roi et une reine à la fois originale dans les rapports de force mis en jeu et les personnages à la fois ballottés par des antagonismes séculaires à la fois désirant une vie propre. Et puis, il y a la mythologie de la série. Par la force des choses, le cycle portant leur nom, il sait qu’il va retrouver les sorcières, c’est-à-dire les Moriganes. À la réflexion, il n’en a pas tant vue que ça dans les deux autres cycles, et pas plus de deux à la fois. Voilà que dans la première scène, il assiste à une réunion de sorcières, un coven qui en réunit huit, et il y en a encore une autre, celle qui conseille la reine Jamaniel, étant sous sa forme de dragon. Le lecteur ne s’attend pas forcément à la présence d’un personnage majeur du cycle Les chevaliers du pardon : cela donne immédiatement une très grande profondeur à l’intrigue. Il se souvient du positionnement de ce personnage singulier par rapport au bien et au mal dans le cycle précédent, et il en est réduit à échafauder des conjectures quant à ses motivations dans le temps présent du récit, à essayer de concilier ses actions avec ce qu’elle deviendra par la suite. Enfin, il retrouve également avec grand plaisir un artefact apparu dans le cycle précédent : le fitchell, utilisé ici avec libéralité et une efficacité mortelle.
Une étrange silhouette qui sort de décombres rocheux ou en bois, au milieu de roches gravées de symboles : nul doute qu’il s’agit de Tête Noire, annoncé par le titre du premier tome du présent cycle, sur le plan visuel peut-être des excroissances crâniennes un peu trop spectaculaires, mais peut-être aussi qu’elles seront explicitées dans le récit. Il est en effet beaucoup question de cet individu mystérieux à la légende effrayante ; cependant il n’apparaît que tardivement dans le tome. Le lecteur peut donc laisser son apparence de côté, et savourer tout à loisir la beauté exquise des planches. Il est saisi par l’ambiance lumineuse très particulière de la scène d’ouverture : des teintes de rouge corail, rouge coquelicot, pourpre, rouille, Tomette, rehaussées par une lumière d’abord orangée, puis jaune venant du brasero autour duquel sont rassemblées les Moriganes, une ambiance surnaturelle mettant en valeur les pouvoirs des sorcières. La scène suivante est teintée de bleu-vert et de jaune : la première couleur assortie à la robe de Jamaniel, la seconde rappelant la lueur émanant des sorcières. Puis vient un vert plus clair pour l’herbe et les frondaisons, complémentant les teintes mordorées de la chevelure d’Oriane. Etc. De prime abord, la mise en couleur semble principalement naturaliste, avec une réflexion sophistiquée quant à la conception de chaque scène pour qu’elle bénéficie de sa propre palette. Inconsciemment, le lecteur se rend compte que plusieurs teintes se répondent d’une séquence à une autre, instaurant ainsi un lien thématique entre différents éléments, puis il perçoit que certains couleurs recèlent également une composante symbolique.
Le lecteur sait par avance qu’il va découvrir des visuels splendides, des compositions à couper le souffle par leur propriété quasi tactile, par la qualité tangible de ce qui est représenté. Il a conscience du niveau d’exigence que cela induit sur son horizon d’attente, et dans le même temps il a toute confiance que l’artiste dépassera ses espérances., et… Les planches le comblent. Il anticipe le plaisir de tourner chaque page pour faire une nouvelle découverte qui lui en mettra plein les yeux, ou plutôt qui lui laissera des souvenirs impérissables. Les arabesques crépitantes décrites lors de la première utilisation du fitchell, la forme de dragon de la sorcière qui emprunte élégamment à l’esthétique japonaise, le dallage hexagonale de la grande salle du château de dame Ceylan, les boucles d’oreille finement ouvragées de cette dernière, la manière dont Jamaniel s’essuie la commissure des lèvres après avoir vomi un flot de matière immonde sur Odrix, la forme torturée des arbres dans la forêt, la longue cape rouge du roi Elgar, la marmite sur le foyer au centre de la pièce unique de la cabane du passeur Irié, les énormes néréals évoluant juste sous la surface de l’eau, les vaguelettes autour des rochers émergeant de l’eau, la délicatesse du tressage du panier et les lanières en cuir pour le porter, etc. Chaque case a bénéficié d’un investissement méticuleux, chaque page porte la narration grâce à de savantes compositions, chaque lieu, chaque accessoire, chaque personnage présente une des détails lui donnant une identité propre et une matérialité telle que le lecteur pourrait le toucher. Un délice de lecture de bout en bout.
Totalement transporté par la narration visuelle, le lecteur retrouve les conventions d’un récit de type médiéval fantastique, tout en ayant conscience de l’originalité de l’intrigue, à la fois opposition du bien contre le mal, manigances pour écarter un héritier du trône, en faveur d’un tyran manipulé par sa mère, elle-même manipulée par une sorcière impitoyable la considérant comme un simple pion sur un échiquier. Le scénariste continue de jouer avec le principe du Yin et du Yang, c’est-à-dire la présence de l’un à l’intérieur de l’autre et réciproquement. Alors que les stéréotypes de ce genre voudraient que les camps du bien et du mal soient clairement identifiés dans une dichotomie nette, le lecteur se retrouve vite à douter. Il comprend facilement que Oriane et Vivien sont les héros, au sens positif du terme, et qu’ils sont pris dans un jeu de pouvoir qui les dépasse, entre les sorcières, le clan du roi Brendam, ou plutôt de son épouse Jamaniel, ou plutôt celui de cette Morigane ayant atteint le stade de dragon… Mais au sein même de chaque communauté différentes stratégies se confrontent, au point qu’une partie des sorcières mettent en œuvre la même que celle de Jamaniel et de son maître. La fin justifie les moyens : les unes comme les autres voient en la résurrection du terrible Tête Noire la possibilité de prendre le dessus sur l’autre camp, avec la conscience aigüe que cet individu échappera selon toute vraisemblance à leur contrôle et se montrera à nouveau impitoyable et sanguinaire. Les auteurs montrent avec clarté qu’il ne saurait être question de légitimité quand chacun ne défend que ses intérêts personnels alimentés par une soif de pouvoir, où les autres vivants deviennent des pions ou des dommages collatéraux dont la vie est dépourvue de valeur.
Béatrice Tillier et Jean Dufaux se montrent extraordinaires pour raconter une histoire de fantastique médiéval, mettant en œuvre toutes les conventions du genre, avec une élégance et une créativité hors pair. La narration visuelle immerge le lecteur dans un monde pleinement réalisé, enchanteur et inquiétant. L’intrique continue de développer la mythologie de la série, tout en jouant sur l’ambiguïté des moyens d’action des uns et des autres, pour ceux qui sont en position choisir. Magistral.