Puisqu’il s’agit de hâter l’avènement de la civilisation magique en liquidant les concepts rationnels de l’ancienne société…
Ce tome est le second d’une trilogie portant le titre de : Le cœur couronné. Il fait suite à La folle du Sacré-Cœur (1992) et à Le piège de l’irrationnel (1993) qu’il faut avoir lu avant pour comprendre l’histoire. Son édition originale date de 1998. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Mœbius pour les dessins, avec des couleurs réalisées par Scarlet Smulkowski. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Deux copines, Chantal et Patsy, se hâtent vers la Sorbonne pour participer au recueil de souvenirs sur Alain Mangel, captés par un reporter télé. En marchant trop vite, Patsy perd une de ses baskets. Elle s’arrête pour se rechausser, Chantal s’allume une cigarette, et elle se rend compte que son chien Emmanuel Kant fait sa crotte sur le trottoir. Elle explique à sa copine qu’elle n’a pas pu le purger à cause de ses hémorroïdes. Rechaussée, Patsy part en avant pour aller leur en révéler de belles sur Mangel, ils vont en frémir devant leur télé. Elle arrive et essaye de se frayer un chemin parmi les curieux, pendant que le journaliste résume que voilà déjà deux mois que le professeur Mangel, distingué professeur et membre éminent de cette université, est tombé aux mains des narco-trafiquants colombiens. Il continue : La France entière s’angoisse au sujet de ce rapt incroyable, on craint le pire ! Il explique que l’émission va maintenant passer à un portrait de ce malheureux spécialiste de Heidegger, en interviewant ses proches, quelques-uns de ses élèves, un collègue, et pour commencer madame Myra Atasembé, son ex-épouse. Celle-ci commence : Il n’y a strictement rien à dire sur Alain Mangel, les philosophes n’ont rien d’êtres humains, ce sont des géants mentaux et des nains émotionnels. Elle continue : Elle a vécu vingt-cinq ans avec lui sans jamais trouver la moindre trace d’humanité, à part une pyramide d’idées coiffant un corps exsangue infoutu de la féconder.
Myra Atasembé poursuit sa diatribe : Les meubles d’Alain Mangel, qu’elle a récupérés lors du divorce, en disent peut-être plus long sur son compte, ils sont chez elle avec ses livres et ses toiles préférés. Pour la modique somme de vingt francs, les spectateurs sont conviés à venir les visiter. Le journaliste l’interrompt et donne la parole à Patsy qui ne sait qu’émettre des petits cris aigus. Dans une grande clairière située au beau milieu de la jungle colombienne, Alain Mangel, allongé sur un drap de plage, est en train de faire l’amour avec Elizabeth enceinte de lui, pendant l’avatar de ses pulsions refoulées s’expose nu au soleil, en s’extasiant sur le lieu : quel Paradis. Il estime que c’est la première fois qu’il n’existe aucune différence entre lui et Mangel, ce dernier en l’acceptant enfin consent à jouir de l’existence. Le philosophe parle à haute voix : toute sa vie, il a cru que Proust avait raison lorsqu’il affirmait que l’amour met à nu. Le désespoir de l’incommunicabilité, à présent il se trouve grotesque. Tout est mystère, rien n’est absence. L’ectoplasme continue : il faut se garder de confondre cœur et sexe. La seule chose vraie qui vaille d’être aimée est la liberté.
Mais que peut-il encore bien arriver à ce pauvre professeur universitaire de philosophie ? Ah oui ! Sa compagne doit accoucher du prochain messie, si son père arrive à survivre au fait d’avoir été enlevé par des narco-trafiquants. Les auteurs poursuivent dans la droite lignée des aventures rocambolesques précédentes, baignant dans l’exagération, flirtant avec l’absurde. Le lecteur retrouve donc la dimension aventures d’action avec dès la quatrième planche une attaque de chasseurs bombardiers de l’AIAS (Armée Internationale Anti-Stupéfiants) pour accomplir à tout prix une mission sacrée : anéantir le nid de narco-trafiquants malfaisants en Colombie. S’en suit une fuite en Jeep, avec Elizabeth et Alain nus à l’arrière, conduits par eux trafiquants en treillis militaire. Également au programme : une marche dans la jungle en suivant un tatou, l’ascension d’un pic rocheux sur d’étroites marches taillées à même la roche, un guépard (semi) apprivoisé, un déplacement de liane en liane, une grande réception (mais pas un banquet) pour honorer le retour à Paris, avec même un entartage. Entremêlé à ces péripéties, le lecteur retrouve également la dimension religieuse : l’aboutissement de la gestation d’un (potentiel) nouveau messie, l’avènement de Jesusa, le christ androgyne, une variation sur la cène, et même deux authentiques résurrections, chacune d’un genre différent.
Dans la postface de l’édition intégrale, Philippe Peter explicite le contexte de la réalisation de ce dernier tome de la trilogie. Il attire l’attention sur le fait qu’il s’est écoulé cinq ans entre le tome deux et le trois, et que pour se motiver, l’artiste a puisé son inspiration dans sa découverte des mangas, accessibles à l’époque. Il développe son propos en expliquant que Mœbius a retenu l’efficacité des cases, tout en transposant cette approche dans un format d’album européen. Il relève en particulier la différence de taille flagrante entre les cases de ce tome, et celles des tomes précédents. En effet, le lecteur dénombre environ une douzaine de cases par page. Il fait également l’expérience de phylactères plus nombreux, et plus bavards, non pas dans le sens où ils sont plus copieux, mais où ils sont en grande quantité, s’approchant plus d’échanges de banalités que d’exposés philosophiques ou de déclarations construites. Cela donne un goût plus commun aux personnages, leur comportement ordinaire les rapprochant du lecteur, voire ce dernier les considérant avec un soupçon de supériorité. Les dimensions plus petites des cases n’enlèvent rien à la clarté de chaque dessin, à la concision de l’expression visuelle, sans jamais s’apparenter à de l’économie. En fonction de son état d’esprit, le lecteur peut être plus sensible aux moments énormes : des champs de cocaïne en train de brûler sous l’effet de l’explosion d’un missile tiré par un chasseur, des guérilléros s’agenouillant devant le Christ-Marie, un banquet disposé comme une variation de la cène une vieille indienne élevant un lézard sous le soleil pour faire miroiter ses rayons sur les écailles, un serpent s’enroulant autour des épaules d’un homme tétanisé par la peur, un aigle fondant des cieux sur un rat, une veillée mortuaire dans une grotte des entartages, etc.
D’une manière analogue, le lecteur peut également être sensible à la mise en scène, ou au jeu des acteurs, dans des séquences très ordinaires. Un chien en train de faire ses besoins sur le trottoir, un père tenant ses jeunes enfants dans les bras, deux jeunes filles gloussant comme de vraies dindes devant un micro, un vieil homme allongé sur un lit d’hôpital, un cinquantenaire très inquiet à l’idée de ce que l’on veut lui faire boire, un jeune garçon jouant avec une figurine de Spider-Man (et le scénariste ironisant sur sa préférence pour Silver Surfer, ce qui fait référence au comics réalisé par Mœbius avec Stan Lee), un groupe d’enfants jouant dans un parc, etc. Sans s’en rendre compte, le lecteur trouve chaque situation aussi plausible que vraisemblable, quelle que soit sa nature, même hautement improbable. Il ressent inconsciemment l’état d’esprit détendu de la narration, qui ne se prend pas au sérieux, une comédie pétillante, mettant en scène la lutte entre le rationnel et l’émotionnel.
Sans surprise de la part de deux créateurs expérimentés, ils parviennent à mener à bien leur intrigue, à aboutir à un dénouement satisfaisant, à la fois pour l’intrigue, à la fois pour les thématiques. Le lecteur découvre ainsi ce qu’il advient d’Alain Mangel (ou de Zacharie Mangelowsky) et Elizabeth, le terme de la grossesse de cette dernière, le destin peu commun de Rosaura. Il semble que Mouhamad / Joseph disparaisse en cours de route, ayant épuisé son utilité dans le récit. Le lecteur peut regretter que la vieille clocharde du Sacré-Cœur ne soit pas de retour avec son chien Anubis. Il s’amuse à voir que les philosophes ont cédé la place au mysticisme et aux pratiques chamaniques d’une vieille Indienne, même si le scénariste trouve l’occasion de mettre en scène un personnage tournant en dérision Alain Finkielkraut. Il intègre également un zeste de psychanalyse dans les relations entre Rosaura et son père, ou dans celles entre Alain Mangel et son propre fils.
En effet ce dernier tome est placé sous le signe de l‘avènement d’un prophète et peut-être d’un messie. Les auteurs mettent en scène à leur manière la naissance du prophète (toutefois il ne s’agit pas d’une immaculée conception), une résurrection, une variation sur la cène, autant d’éléments issus de la tradition catholique. Cependant, ils donnent la préférence, au travers des personnages principaux, à une expérience mystique, nourrie à la fois par des personnages littéralement illuminés par leur foi inébranlable, à la fois par des breuvages aux propriétés psychotropes, comme la décoction de Cipo (force, composante mâle) et de Mariri (lumière, composante femelle). Ainsi Alain Mangel traverse un processus de révélation qui le transforme sur le plan spirituel, et plus inattendu, sur le plan physique. Ainsi transfiguré, il ridiculise les valeurs de l’individu qu’il était, se livrant à un jeu de massacre dans l’institution de la Sorbonne. Le personnage principal éprouve la sensation de pouvoir ainsi accéder à une nouvelle normalité, dans laquelle l’émotionnel retrouve la place primordiale, passant ainsi à côté d’une évidence incarnée par son fils, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de normalité. Quand l’amour existe, le miracle apparaît.
Une conclusion en bonne et due forme pour une aventure hautement rocambolesque, aussi bien dans ses péripéties que dans son voyage spirituel. En surface, l’artiste change de registre avec des cases plus petites et plus nombreuses par page, tout en étant toujours aussi remarquables de clarté et de qualité narrative. Le scénariste persiste et signe dans ce voyage mêlant trafic de drogue en Colombie et voyage initiatique vers une résurrection. Le lecteur peut en sortir aussi bien amusé par une verve très cohérente, que troublé par cette remise en cause d’une société cartésienne, dans laquelle l’émotion vraie fait défaut. Quand l’amour existe, le miracle apparaît.


































