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lundi 4 août 2025

Le Petit Théâtre des opérations - tome 05: Faits d'armes impensables mais bien réels…

Cette approche simplissime va lui permettre de passer au-delà de la barrière culturelle.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas d’avoir lu les tomes précédents, mais ce serait dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Julien Hervieux pour le scénario, Monsieur le Chien (avec une faute de frappe volontaire sur la couverture, Monsieur le Chon) pour les dessins, et Albertine Ralenti pour les couleurs. Il se présente comme les tomes précédents : un découpage en chapitres allant de cinq à sept pages, une page de texte avec une photographie en fin de chaque chapitre, et quatre anecdotes intercalaires également sous forme de bande dessinée. Par opposition au tome précédent, ces sept chapitres sont tous consacrés à la même personne, pour raconter des phases de sa vie : Adrian Carton de Wiart (1880-1963), officier de l’armée britannique.


Le cinq mai 1880, à Bruxelles, Léon Constant Ghislain Carton de Wiart (1854–1915) félicite son épouse Ernestine Wenzig (1860-1943) alitée, qui tient dans ses bras son nouveau-né Adrian. En 1886, après le décès de sa femme, le père d’Adrian s’installe en Égypte, où il commerce avec les Britanniques. Il explique à son jeune fils que ce dernier reprendra un jour les affaires du père, et pour cela il devra maîtriser aussi bien le français que l’anglais et l’arabe. Adrian apprend aussi tout ce que doit maîtriser un gentleman : le tir sportif, l’équitation au pied des pyramides, la résistance aux maladies de l’époque. Il réussit ainsi à survivre par deux fois au choléra. La nouvelle épouse de son père décide d’en profiter pour lui apprendre à nager en le jetant à la mer. Il s’en tire encore. En 1889, Adrian est envoyé étudier en Angleterre. Ses petits camarades l’accueillent de manière sportive, et ils le regrettent incontinent, étant obligés d’en appeler aux surveillants, pour les sauver de lui. Adrian adore l’Angleterre, et la baston, surtout la baston, un peu trop d’ailleurs. En voyant une affiche de recrutement pour l’armée de l’empire, il sait désormais ce qu’il veut faire : la guerre. Et c’est ainsi qu’en 1891, Adrian quitte l’école, en faisant le mur.



Adrian Carton de Wiart se rend au bureau du recruteur militaire. Il falsifie ses papiers pour pouvoir attester qu’il est bien anglais, et âgé de plus de vingt-cinq ans. Oui, ça passe. Il en profite même pour passer le test de vue à la place d’un autre volontaire. Et oui, c’est repassé. Adrian est envoyé combattre les Boers en Afrique du Sud. Après un voyage en bateau qui lui semble interminable, il se retrouve enfin sur le terrain. Fougueux ; il s’élance pour traverser un fleuve et il se fait tirer dessus. Ses compagnons le tirent de là, et Adrian blessé au ventre et à l’aine est renvoyé en Angleterre. Alors qu’il est sur son lit d’hôpital, son père le sermonne, espérant qu’il a appris la leçon. Adrian lui répond que oui : c’est que la prochaine fois, il nage plus vite pour aller leur péter la tronche. Une fois rétabli, Adrian se rengage dans l’armée, cette fois sous son vrai nom. Il parvient à obtenir sa première promotion : il est nommé caporal. Il réussit l’exploit d’être dégradé le même jour, pour avoir menacé un supérieur. Peu lui en chaut, s’il a pu le faire, il le refera. Il est têtu, il y parvient et progresse vite. Il est bientôt nommé lieutenant.


En marge de la série Le petit théâtre des opérations, le scénariste a également consacré une bande dessinée à Albert Roch (2024), l’un des plus grands héros de la Première Guerre mondiale, dessiné par Éric Stalner. Ici, il choisit un autre militaire à la carrière extraordinaire, tout en le réintégrant dans la série, avec le dessinateur habituel. Il reprend également le découpage en chapitre, ici au nombre de sept, la page de texte en fin de chaque chapitre, et quatre intermèdes. Dans ces derniers, les auteurs se mettent en scène : le scénariste en homme du monde distingué, et le dessinateur en individu mal dégrossi, littéralement à la botte de l’auteur, quémandant son savoir et ses bons mots, ainsi qu’une forme de reconnaissance, l’autre se montrant hautain et méprisant. Le ton est la taquinerie et la carricature teintée d’un cynisme de bon aloi que ce soit pour évoquer la comtesse Carton de Wiart, une cousine d’Adrian, resté à Bruxelles en 1914, la fois où Adrian a accepté d’être témoin d’un duel, la forme que prenaient les superstitions d’Adrian, et la fois où il a défié un Polonais en duel. En huit ou neuf cases, l’anecdote est narrée avec un ton à la raillerie plus respectueuse que moqueuse, aux dessins efficaces et sans fioriture portant eux aussi leur part de dérision déférente.



Alors, oui, les deux auteurs ont conservé toute leur verve humoristique, aussi visuelle que dans les remarques en passant. Tout commence dès l’illustration de couverture avec ce manchot ayant passé un gant de boxe aux couleurs de la Belgique à la main droite, alors que la gauche pendouille inutile là où devrait se trouver la main gauche aux couleurs de la Grande Bretagne, puis le lecteur prend progressivement conscience des six ennemis sévèrement maravés, un seul ayant conservé sa dignité, le Chinois. Dès la première page du premier chapitre, le lecteur sourit devant l’exagération graphique : la nouvelle épouse du père qui botte l’arrière-train du jeune Adrian qui tombe ainsi à l’eau depuis le haut d’une falaise, alors que le texte évoque qu’elle lui apprend à nager en le jetant à la mer. Les auteurs usent régulièrement de ce procédé d’exagération visuelle, accompagnée par un texte sarcastique : le nouveau-né Adrian porte déjà la moustache, la comtesse Carton de Wiart porte également la moustache, l’aide de camp suit Adrian partout en portant une couverture rose à fleurs jaunes, dans son assiette à dîner à la table du roi d’Angleterre se trouve un petit monstre plein de tentacules (alors qu’une notre dans la marge reproduit les propos de ce mini Nyarlathotep, en version originale), les réactions des personnes présentes quand Adrian surgit tout à coup dans une pièce alors qu’ils évoquaient sa mort assurée, etc. Le dessinateur s’amuse comme à son habitude à glisser une incongruité visuelle de ci de là : le message Remember the fifth of november sur l’affiche d’un opticien, le sigle des Cigares du pharaon sur une pierre dans le désert, des dés en peluche accrochés au poste de pilotage d’un avion militaire, un petit canard en plastique flottant sur la mer au milieu du naufrage d’un avion, etc.


Le scénariste s’amuse bien également avec différents gags, dont ceux récurrents comme Adrian surprenant jusqu’à l’effroi des personnes qui le croyaient morts, ou la menace de gouter de ses coups de badine si on lui désobéit. Il prend un malin plaisir à faire mettre en scène le nombre incalculable de fois où l’avion qui le transporte s’écrase, malgré toute l’insistance qu’a pu mettre Adrian à ce qu’il soit vérifié sous toutes les coutures avant le décollage. Évidemment, les auteurs jouent sur le caractère de ce militaire : le nombre incroyable de blessures, la façon dont il perd son bras, son regard d’une dureté implacable, sa prestance qui provoque l’effroi chez les individus animés de mauvaises intentions à son encontre, sa résistance surhumaine, sa volonté inébranlable. Le lecteur ressent une forme d’admiration inconditionnelle vis-à-vis de cet homme hors du commun, tempérée par cet humour proche de la dérision qui contrebalance le caractère formidable de ses exploits, au point qu’Adrian soit qualifié d’intuable. Ainsi le lecteur conserve le sourire aux lèvres tout du long de ces épreuves endurées avec un stoïcisme exemplaire.



À l’évidence, le ton persifleur de la narration introduit une forme de dissonance par rapport au thème de l’ouvrage : des actes de guerre. Il peut paraître difficile, voire saugrenu, de concilier des missions périlleuses et des hauts faits improbables, avec ce militaire au comportement de personnage de dessin animé. Pourtant, les cartouches de texte rappellent régulièrement que tout est vrai, ce dont le lecteur ne doute pas, car le scénariste évoque les mémoires du général Adrian Carton de Wiart, ainsi que les archives militaires documentant ses missions. Dans le même temps, il semble impossible d’un point de vue statistique que cet homme ait survécu, d’un point de vue biologique non plus. Un homme à la constitution physique d’une résistance sans égale, avec un goût pour le combat et la guerre confinant à la témérité inconsciente, à la chance insolente. Cela peut se percevoir comme une forme d’humilité narrative, et parfois comme une limite car en semblant tout raconter à la légère, les compétences réelles de De Wiart s’en trouvent occultées. Pourtant…


Régulièrement le lecteur reprend sa lucidité, ne serait-ce que le temps de tourner la page. Il garde conscience qu’il lit une biographie, non pas romancée, mais orientée dans sa présentation, se focalisant sur des morceaux choisis. D’un autre côté ces événements semblent parfois trop gros pour être possibles, par exemple le roi qualifiant Adrian de Britannique comme on en fait plus, et le Belge le détrompant sur sa nationalité. Ou bien les Italiens incapables d’identifier un individu borgne et manchot en cavale (et pourtant tout est vrai). Il a sous les yeux également le fait qu’il s’agit de temps de guerre, durant lesquels des inconnus s’affrontent arme à la main et s’entretuent. Les auteurs réussissent l’exploit de mettre en scène les hauts faits d’un militaire sans jamais glorifier la guerre ou les combats, ou même Adrian Carton de Wiart, ce qui est très singulier. Le lecteur ne peut qu’admirer le courage de cet homme doté d’une confiance en lui hors de proportion, et en même temps complètement justifiée. Pas un instant ne lui vient l’idée de le considérer comme un patriote extrémiste ou un individu forcené avec un goût maladif pour la violence confinant à la pathologie. Juste un homme qui accomplit son devoir pour sa patrie d’adoption, avec la chance d’aimer son travail.


Pas facile de raconter les exploits d’un militaire de carrière, quand celle-ci revêt un caractère si extraordinaire qu’elle en perd toute plausibilité. Une fois encore ce duo d’auteurs relève ce défi, réalisent un album drôle et enjoué, tout en racontant des périls angoissants et des souffrances qui terrasseraient n’importe qui d’autre. La narration visuelle semble simpliste et caricaturale, et elle se révèle claire, parlante et drôle. Quelles que soient ses convictions en matière de guerre et d’armée, le lecteur en ressort avec une admiration sans borne pour cet homme, et avec le sourire. Paradoxal et cohérent.



jeudi 5 mai 2022

Innovation 67

Je ne suis pas un vase en cristal Val Saint-Lambert.


Ce tome fait suite à Léopoldville 60 (paru en 2019) pour la chronologie de l'héroïne, et à Bruxelles 43 (2020) pour la chronologie de la parution des albums. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Patrick Weber pour le scénario, Baudouin Deville pour les dessins et l'encrage, Bérengère Marquebreucq pour la mise en lumière, c’est-à-dire la même équipe que celle des trois autres albums de la série.


1967, Ardenne belge par un bel après-midi de printemps, une Simca 1000 fonce à toute allure sur la route traversant la forêt. Elle franchit un Stop sans marquer l'arrêt et elle est alors prise en chasse par une voiture de police avec gyrophare en fonctionnement. Le conducteur de la Simca accélère, mais négocie mal un virage et la voiture termine sa course contre un arbre, puis prend feu, les deux personnes à bord périssant dans l'incendie. Les deux policiers s'arrêtent et descendent de voiture : ils soupçonnent qu'il n'y avait pas que de l'essence dans cette voiture. À Paris sur les grands boulevards, à l'intérieur des célèbres magasins des Galeries Lafayette, Monique est en train de conseiller une cliente sur la couleur d'un ensemble, quand elle entend qu'on l'appelle. Il s'agit de sa copine Kathleen Van Overstraeten qui est en train de faire des emplettes. Elles conviennent de se retrouver à onze heures pour la pause de Monique. En train de déguster son café, cette dernière explique qu'elle a effectivement un peu disparu. Après le Congo, tout a été compliqué : ses parents ont mal vécu leur retour en Belgique et sa mère a même traversé une profonde dépression. De son côté, elle se sentait mal aussi et elle voulait démarrer une nouvelle vie. Alors elle a décidé de tenter sa chance à Paris, aussi pour retrouver Célestin.



De son côté, Kathleen raconte qu'après le Congo et le pont aérien de rapatriement, elle a donné de nombreuses interviews et écrit quelques articles. Elle s'est prise au jeu : elle a repris ses études et passé l'examen, ce qui lui a permis de devenir une journaliste de radio de la Radio-Télévision belge. Elle est venue à Paris pour l'interview de madame Claude Pompidou, la femme du premier ministre. Monique l'invite à sortir dans un club à Saint Germain-des-Prés. Le soir, elles s'y rendent en taxi en passant par la place de la Concorde et les Champs Élysées. Elles dansent sur la piste au son d'un groupe de jazz, tout en dégustant un Martini dry. Monique annonce à son ami qu'elle va revenir en Belgique, pour se rapprocher de ses parents qui commencent à vieillir. Kathleen lui confirme que sa mère travaille toujours au grand magasin de Bruxelles l'Innovation, qu'elle pourrait même travailler jusqu'à septante-huit ans. Un client au bar l'entend, se moque de sa manière de dire soixante-dix-huit. Un autre intervient pour le remettre à sa place. Le ton monte et l'individu alcoolisé se retrouve à terre après avoir reçu un coup de poing. Le défenseur se présente : il s'appelle Tom et est un pilote d'essai pour des marques d'automobiles, ou des propriétaires de belles mécaniques. Ils partagent un verre, puis les deux femmes rentrent chez elles en taxi. Le lendemain matin, Kathleen croise Tom à la gare du Nord.


Le principe de la série réside dans la reconstitution historique d'une phase marquante de l'Histoire de la Belgique : l'Occupation en 1943, l'Exposition Universelle de 1958, l'évacuation de Léopoldville à l'occasion de l'indépendance du Congo belge en 1960. Ce nouveau tome reconstitue le drame du plus grand incendie en temps de paix en Belgique, ayant causé la mort de 251 personnes, et ayant fait 62 blessés. Le bâtiment avait été conçu par Victor Horta (1861-1947), célèbre architecte, un des principaux acteurs de l'Art nouveau en Belgique. Le roi Baudouin s'était rendu sur place l'après-midi même, ainsi que Lucien Cooremans, le bourgmestre de la ville, et le premier ministre Paul Vanden Boeynants. L'incendie a été couvert par le premier reportage de la RTBF en direct, et par un direct radio de quatorze heures, respectivement par Luc Beyer (1933-2018) et René Thierry (1932-2012). À la suite de ce drame, le gouvernement belge a décrété une journée de deuil national, et a conçu et promulgué de nouvelles lois en matière de sécurité incendie. Cet ouvrage se termine avec un dossier de neuf pages, illustré par des photographies : une petite histoire des grands magasins en Europe et en Belgique (une révolution du commerce), des temples du commerce à travers le monde (la date de l'ouverture des premiers grands magasins en France, Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie, aux États-Unis), la conception et la construction du bâtiment de l'Innovation conçu par Horta, les faits de la catastrophe nationale, un entretien avec un psychologue expliquant qu'il rencontre aujourd'hui encore des gens marqués physiquement par l'incendie de l'Innovation.



Dès la première page, le lecteur sait dans quel genre de bande dessinée il s'aventure : de type ligne claire, avec une attention particulière portée à la reconstitution historique rigoureuse. Enfin, pas tout à fait la ligne claire historique car la mise en couleurs n'est pas faite à base d'aplats de couleurs unies, sans dégradé. D'ailleurs, le travail de Bérengère Marquebreucq n'est pas qualifié de mise en couleurs, mais de mise en lumière. Elle met à profit le potentiel quasi infini de l'infographie pour réaliser un rendu apparaissant comme très réaliste, tout en conservant une lisibilité maximale à chaque case. Elle se charge de figurer les ombres portées par des teintes plus foncées, de rehausser le relief de chaque surface en jouant sur les nuances d'une couleur, d'installer une ambiance lumineuse par séquence, en extérieur ou en intérieur, en fonction de l'heure du jour, de la nature de l'éclairage naturel ou artificiel. Elle ajoute des motifs imprimés, sous forme de trame, comme le motif de la moquette au sol dans le grand magasin, le capitonnage du comptoir dans la boîte de jazz, le motif d'un papier peint, les confettis tombant lors de la parade des majorettes, le motif d'un chemisier de Monique ou de celui de Jane Fonda, et bien sûr les effets spéciaux pour les flammes de l’incendie. Il est impressionnant que cette mise en couleurs riche et sophistiquée n'écrase pas les traits encrés, mais les complète.


Le scénariste mêle donc l'histoire personnelle de son héroïne à l'incendie de l'Innovation, avec une intrigue de type thriller. Il s'appuie beaucoup sur les dessins pour donner à voir l'époque et les lieux. Le lecteur commence par remarquer les modèles de voiture : Simca 1000, Ford Mustang, DS, les camions, les véhicules de pompier, etc. Il ouvre grand les yeux lors de la virée à Paris : la place de la Concorde, les Champs Élysées. Puis à Bruxelles : boulevard Anspach et la Bourse, la Grand-Place (avec du stationnement), le palais du centenaire, le château où vivent le roi Baudouin et la reine Fabiola, maison de la radio, cathédrale Saint Michel et Gudule. C'est un vrai plaisir que de se projeter dans ces lieux si bien reconstitués, auprès de ces personnages aux tenues d'époque, et à l'intérieur du grand magasin l'Innovation où l'artiste dessine des cases d'après les images d'archives, insérées dans sa narration séquentielle, avec ses personnages, et des moments pour lesquels il n'existe pas de documents historiques, comme le repas dans le self-service, les secrétaires en train de travailler dans les bureaux administratifs de l'établissement, les vendeuses avec les clientes, etc.



En termes de reconstitution historique, le scénariste évoque à plusieurs reprises la place de la femme dans la société de l'époque et son émancipation progressive. Kathleen Van Overstraeten n'est pas mariée et elle fréquente des hommes, un à la fois quand même. Elle travaille et mène une vie indépendante, envoyant promener l'inspecteur Stan Stout et son comportement paternaliste, ou encore les dragueurs lui rappelant que la place de la femme est aux fourneaux. D'un côté, ces remarques arrivent assez appuyées ; de l'autre, Kathleen croise d'autres femmes indépendantes qui travaillent et qui ont également pu fonder un foyer comme sa propre mère. Ce qui peut passer pour un artifice par moment s'appuie sur de solides fondations car les principaux personnages sont des femmes, sans complaisance, ni hypocrisie protectrice. Le lecteur perçoit des caractères différents pour chaque personnage, par leurs actions et leurs paroles, sans que le scénariste n'ait besoin de recourir à des bulles de pensée. Kathleen est bien le personnage principal, sans être un personnage d'action, sans courir au-devant de chaque danger, sans mettre fin à des situations périlleuses par la force de ses poings. La narration reste dans une veine naturaliste, s'en tenant (presque) aux faits historiques, et Kathleen ne met pas fin à l'incendie, tout en évacuant miraculeusement les unes et les autres.


Pour autant, le récit ne s'apparente pas à un reportage : il est bien question de la vie de Kathleen au travers de son passage à Paris, d'une amourette, de sa relation avec sa mère, avec sa copine Monique, de sa carrière de journaliste. Weber y entremêle une intrigue de type roman, avec un groupuscule d'extrémistes anti-impérialisme américain. Le lecteur le constate avec la course-poursuite en voiture de la scène d'ouverture, et dans le choix du scénariste de retenir la thèse de l'attentat pour l'origine de l'incendie. D'un côté, cette hypothèse n'a pas été prouvée au cours des trois années d'enquête pénale ; de l'autre, le lecteur peut y voir le choix d’une dynamique romanesque et une opportunité pour évoquer une autre facette de la société belge de l'époque.


La couverture promet une bande dessinée de type franco-belge traditionnelle, dans le registre Ligne Claire, et c'est exactement ça, avec des caractéristiques plus personnelles. La mise en couleur s'éloigne du dogme Ligne Claire pour une mise en lumière très sophistiquée qui vient compléter les traits encrés sans les supplanter. La reconstitution historique présente la même minutie que celle de Jacques Martin, avec une rigueur remarquable, et un clin d'œil à un autre bédéiste historique apparaissant sur la couverture. Le récit mêle le personnage récurrent, sa vie personnelle et la tragédie historique de l'incendie de l'Innovation, avec un fil narratif romanesque pour une lecture très agréable.



dimanche 29 avril 2018

Les aventures de Scott Leblanc, Tome 4 : Échec au roi des Belges

Quels négligents, laisser un si beau plancher dans cet état.

Ce tome fait suite à Terreur sur Saigon qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. Il est initialement paru en 2016, avec un scénario de Philippe Geluck & Devig, des dessins et un encrage de Devig (Christophe de Viguerie), avec une mise en couleurs de Camille Paganotto.

Au Sud de Bruxelles, à la lisière de la forêt de Soignes et du bois de la Cambre, se tient une réunion clandestine dans une maison. Un individu indique à l'assistance que le moment est venu de lancer l'opération Reconquista, le lendemain, pour renverser le pouvoir en place. Le lendemain, Scott Leblanc discute avec le journaliste Vincent Vandeneuvel, journaliste à l'agence Belga, sur sa future interview avec le roi Baudouin. Le jour même, Scott Leblanc visite une animalerie à Bruxelles. Il y est assommé par derrière et enlevé. Le lendemain, sans nouvelle de son fils, madame Leblanc (sa mère) vient trouver le professeur Dimitri Moleskine chez lui, dans sa maison en banlieue de Paris.

Dimitri Moleskine se laisse convaincre d'accompagner madame Leblanc à Bruxelles pour retrouver son fils qui ne lui donne plus signe de vie. Ils prennent le train pour se rendre en Belgique, et madame Leblanc s'endort attablée au wagon-bar, en face de Moleskine, après avoir consommé un peu trop de vin. Arrivés à Bruxelles, ils descendent au même hôtel que Scott. Ce dernier reprend connaissance dans une pièce qu'il ne connaît pas, face à ses geôliers. L'un d'eux (monsieur Van Blam) lui explique qu'ils ont l'intention d'utiliser son accréditation et ses papiers d'identité pour approcher le roi Baudouin et le remplacer par Henri, un homme à eux qui est son sosie. Après cette explication, il est placé, toujours ligoté, dans le coffre d'une voiture et emmené dans une maison éloignée de Bruxelles. De leur côté, Dimitri Moleskine et madame Leblanc s'apprêtent à se rendre à l'animalerie.


Depuis le premier tome, le lecteur a bien compris que les auteurs souhaitent avant tout rendre hommage aux classiques de la bande dessinée franco-belge que sont les albums de Tintin et dans une moindre mesure ceux de Blake & Mortimer. En découvrant cette quatrième aventure de Scott Leblanc et Dimitri Moleskine, il se dit que la participation du roi des belges semble comme un clin d'œil à Le sceptre d'Ottokar, les références géopolitiques en moins et sans la disparition du fameux sceptre. Arrivé à la page 18, il observe également que les auteurs effectuent un hommage appuyé aux tics narratifs d'Edgar Félix Pierre Jacobs. En particulier, il ne peut interpréter cette page, que comme une taquinerie respectueuse. Elle comprend 9 cases, chacune comportant un encadré de texte en en-tête, décrivant très exactement ce que montre le dessin de la case. Cette page pousse à son paroxysme cette forme de répétition narrative entre texte et dessin, même s'il est possible de trouver de ci de là d'autres occurrences, dans quelques pages. Pour le coup, le lecteur appréciera ou non cette utilisation d'une technique narrative lourde et redondante abandonnée depuis.

Tout au long de l'album, le lecteur peut également repérer les clins d'œil visuels à Edgar P. Jacobs et à Hergé. Il se régale donc avec l'investissement du dessinateur dans les décors, à commencer par les différents lieux urbains ou non : les façades des immeubles de Bruxelles, la maison en lointaine banlieue du professeur Dimitri avec sa belle terrasse et ses buissons bien taillés, le parvis de la Gare du Nord à Paris, le grand escalier du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, la Porte de Hal (vestige de la seconde enceinte médiévale de de Bruxelles), l'avenue Franklin Roosevelt à Bruxelles, ou encore la maison isolée à la lisière de la forêt de Soignes et du bois de la Cambre. Il remarque les petits traits ondulés qui marquent la délimitation entre les briques, typiques d'E.P. Jacobs. La scène finale se déroule dans un laboratoire souterrain, également très évocateur de décors semblables dans les albums de Blake et Mortimer.


En commençant une nouvelle aventure de Scott Leblanc, le lecteur sait bien qu'elle respectera le principe que tout est bien qui finit bien, et que les personnages principaux ne risquent pas grand-chose, si ce n'est d'attraper des mauvais coups bien vite oubliés car ne laissant pas de séquelles. Le plaisir de la lecture ne réside donc pas dans le suspense, mais dans les rebondissements de l'intrigue. Philippe Geluck s'amuse avec cette histoire d'enlèvement du roi Baudouin qui est bien vite retrouvé et qui va se faire passer pour son usurpateur. Cela crée une mise en abîme amusante, car il craint d'être démasqué, alors qu'Henri (celui qui joue son rôle) éprouve une grande confiance dans sa capacité à donner le change. Le scénariste a conçu une intrigue bien ficelée, en s'appuyant sur un mouvement nationaliste ayant réellement existé, et sur l'avantage acquis par une mission d'espionnage au sein du siège de l'Otan à Évère. Il appartient alors aux héros de mener l'enquête, de prendre des risques, et de se montrer les plus malins, le recours à la violence restant une solution de dernier recours, utilisée très rarement (à 2 ou 3 reprises).

Le lecteur prend donc plaisir à se projeter dans ces environnements minutieusement décrits, auprès de personnages pas si manichéens. Il y a bel et bien une dimension touristique à découvrir une demi-douzaine d'endroits dans Bruxelles et ses environs, avec des descriptions à l'authenticité assurée par le travail de recherche du dessinateur. Devig respecte les caractéristiques graphiques de la ligne claire, avec des visages de personnage simplifiés, mais expressifs, et des traits de contours uniformes. Il a conservé l'utilisation d'un trait un peu plus épais pour les contours des personnages afin qu'ils ressortent mieux par rapports aux arrière-plans, de manière très discrète. Il veille à donner des tenues vestimentaires différenciées à chaque personnage, en cohérence avec celles de l'époque, ce qui fait qu'elles s'avèrent très formelles. Les personnages interagissent avec les décors dans chaque case, se déplaçant ou se positionnant en cohérence avec la géométrie du lieu, les meubles, les accessoires, ou les obstacles. Le lecteur n'éprouve jamais l'impression de voir des acteurs évoluer sur une scène de théâtre vide.


Philippe Geluck et Devig mettent en scène les éléments récurrents du récit. Le lecteur découvre un nouvel animal familier pour Scott Leblanc, une souris qu'il appelle Biscotte, et il sait d'avance qu'elle connaîtra un sort funeste et grotesque. Comme dans les précédents albums, ce gag récurrent apparaît poussif, une cruauté émoussée, manquant de potentiel comique. Les personnages récurrents sont bien présents, y compris la mère de Scott Leblanc (dont le prénom n'est pas révélé) et même Vincent Vadeneuvel, journaliste à l'agence Belga. Le scénariste continue de s'amuser aux dépends de Scott Leblanc, toujours aussi benêt. Il a conservé sa passion pour les animaux apprivoisés en tout genre, et c'est d'ailleurs ce qui permet à ses ravisseurs de l'appâter. Il n'a aucune prédisposition pour la violence ou l'action, ce qui fait qu'il n'arrive pas à assommer un des ravisseurs. Après avoir été délivré, le professeur Moleskine l'embarque dans la mission pour sauver le roi, au travers de plusieurs péripéties, et Leblanc geint de s'être foulé la cheville, alors que les autres continuent à avancer vaillamment. Le lecteur peut éprouver de la compassion pour ce jeune homme entraîné dans des aventures à son corps défendant. Il peut sourire du décalage de Scott Leblanc, avec le caractère intrépide de Tintin, mais il ne peut s'empêcher de le trouver bien falot.

Du coup le lecteur s'attache plus à Dimitri Moleskine, individu souvent acerbe, avec un brin de cynisme qui lui permet d'envisager la situation de manière plus pragmatique et de prendre les décisions qui s'imposent. Les auteurs n'en font pas pour autant un héros d'aventure classique, ou un agent spécial rompu au combat. Il fume d'un bout à l'autre de l'album de manière normale au regard de l'époque, et chambre madame Leblanc d'un ton condescendant. Geluck a donc choisi d'intégrer ce personnage féminin, transformant le tandem Leblanc / Moleskine en une forme de trio non-conventionnel, puisque madame Leblanc incarne la mère de famille, pas très futée non plus. Moleskine s'en donne à cœur joie avec les remarques phallocrates, sous-entendant une vision du monde dans laquelle la place de la femme est au foyer, du fait de son intelligence limitée. Ils dressent le portrait d'une femme, entre mère attentionnée et très protectrice, un peu nunuche, mais aussi avec quelques ressources insoupçonnables. D'un côté, elle apparaît comme peu futée du fait de ses remarques naïves, et incapable de gérer sa consommation d'alcool (même si elle n'a pas le droit au réconfort d'un guignolet dans cet album). D'un autre côté, sans elle, le professeur Moleskine n'aurait pas pu mener à bien son enquête, sans une de ses compétences inattendues. À l'évidence, les auteurs ne font pas preuve de féminisme, mais ils évitent la misogynie primaire en montrant que madame Leblanc est autonome, qu'elle dispose de compétences, et qu'elle a su élever son fils, bien que son mari l'ait lâchement abandonnée. Il finit par transparaître comme une forme de tendresse un peu vache vis-à-vis de ce personnage.


Décidément, il n'est pas facile de s'enthousiasmer pour cette série. Philippe Geluck & Devig réalisent un impressionnant hommage à Hergé & Edgar P. Jacobs, avec une maîtrise de la ligne claire. Leurs protagonistes ont assez de personnalité pour éviter le plagiat, ou l'ersatz, et les dessins sont d'une grande qualité. Mais l'intrigue et l'humour ont du mal à convaincre, la première par son classicisme, le second par son manque de mordant.