Tout négoce demande une certaine variété.
Ce tome est le deuxième d'une série indépendante de toute autre, terminée, en 6 tomes. Il fait suite à Double masque, tome 1 : La Torpille (2004). Sa première parution date de 2005. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 45 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon (1769-1821).
La Malmaison, septembre 1802. Bonaparte reçoit quelques fidèles : Mme Louis Bonaparte, grosse de 7 mois, Mlle Duchesnois du théâtre français, Cambacérès qui digère mal et s'en étonne, Lebrun, Mlle Luçay, Jérémie Pott qui ne laissera aucune trace dans l'Histoire, d'autres, flatteurs ou compagnons sincères. On peut être les deux à la fois. Le premier consul, de bonne humeur, vient d'allouer une pension de 2400 francs à Bernardin de Saint Pierre, l'illustre auteur de Paul et Virginie. Sous leurs pieds s'agite une colonne de fourmis. Joséphine est la première à s'apercevoir de la présence envahissante des fourmis : tous les invités se lèvent et s'éloignent de la table. Un secrétaire s'approche de Bonaparte pour lui indiquer que monsieur Lecanet demande à le voir et qu'il paraît embarrassé. Il l'a déduit du fait que ses oreilles n'arrêtent pas de s'écarter de son crâne, signe qui ne trompe pas chez cet homme. Le citoyen consul se dirige vers sur son bureau tout en s'étonnant de la présence étrange des toutes ces fourmis qui semblent avoir surgi de nulle part. Dans le salon de réception, Lecanet se répète à lui-même qu'il doit se montrer ferme et annoncer brutalement la vérité : rien ne va plus. La Torpille est introuvable, et il lui faut plus d'hommes et plus d'argent.
Napoléon Bonaparte entre dans le grand salon, et Lecanet parle d'un ton servile bredouillant que tout va bien. Le premier consul se montre ferme dans ses questions et son interlocuteur répond qu'il n'a pas retrouvé La Torpille, ni le nécessaire de voyage, ni Opale, et qu'il n'a pas le moindre indice. Napoléon clôt l'entretien en faisant remarquer à son interlocuteur qu'il voit ses oreilles bouger sous ses cheveux. L'Écureuil se tient dans le bureau de Joseph Fouché et effectue, elle aussi, son rapport : Amédée, l'homme à qui il a loué les services d'Opale, pourrait devenir dangereux, si jamais il est attrapé par les hommes de Bonaparte qui sont sur ses talons. Fouché confirme qu'il ne doit pas parler, ordonnant son assassinat à mots couverts. Ledit Amédée vient relever les compteurs auprès de d'une de ses gagneuses qui se plaint qu'un client l'a jetée dehors et qu'il ne veut pas payer. Le souteneur monte dans la chambre et se fait attraper par un homme de Lecanet qui le tient en joue, pendant qu'Amédée l'interroge. Ils décident de l'emmener en voiture à cheval pour l'interroger.
Le lecteur anticipe le plaisir de se replonger dans cette intrigue bien troussée, fonctionnant sur la double dynamique d'une enquête pour retrouver un objet dérobé, et d'une course-poursuite diffuse pour coincer le voleur. Le premier plaisir immédiat est celui de s'immerger dans le Paris, et un peu alentours, de cette époque. Ça commence avec la reproduction impeccable du château de la Malmaison. Ça continue avec la façade de l'hôtel particulier de Fouché, les rues en terre d'un quartier populaire et malfamé de Paris, les allées des jardins des Tuileries, les arcades du Palais Royal, un port le long de la Seine. Les intérieurs sont décrits avec tout autant d'investissement de la part de l'artiste : la décoration et le riche ameublement du salon de La Malmaison, les meubles en bois fonctionnels du bureau de Fouché, l'ameublement sommaire et bon marché de la chambre de l'hôtel de passe, la chambre mansardée de Kitty, une autre prostituée, le cabaret malfamé en sous-sol dont le seigneur des cloaques a fait son quartier général, la chambre de meilleure standing dans laquelle la Torpille (François) reçoit Kitty, la boutique du brocanteur avec tous ses objets. Il est facile de tenir pour acquis ou pour normal ce niveau de représentation, ce soin apporté à montrer chaque détail de chaque endroit. Le lecteur chevronné sait combien cela demande de temps à l'artiste de représenter tout ça, encore plus quand il est soumis à la contrainte de la véracité historique, que ce soit pour des lieux remarquables ou les sites classés comme le château de La Malmaison, ou que ce soit pour des meubles pour lesquels il faut aller chercher le menu détail jusqu'à la forme de la poignée pour ouvrir un tiroir. Pour le lecteur sensible à cette forme de reconstitution, ce tome est un véritable délice du début jusqu'à la fin.
La reconstitution historique ne concerne bien sûr pas uniquement les lieux, mais aussi les accessoires et les tenues vestimentaires. Le lecteur se repaît avec un véritable plaisir des toilettes de ces dames, leur prêtant encore plus d'attention quand le scénariste souligne en planche 28 que les prostituées portaient des robes fines, collantes, serrées entre les cuisses. Par souci d'égalité de traitement, il regarde également la tenue de Napoléon Bonaparte, son uniforme, et celle des autres hommes, tout aussi fidèles à la mode historique. Du coup, la narration visuelle donne la sensation d'un reportage réalisé en direct à l'époque. En outre, Martin Jamar met en œuvre une direction d'acteurs naturaliste : le lecteur peut voir de vrais adultes se comportant normalement en fonction des circonstances. Il est visible que l'artiste porte une affection particulière un peu plus prononcée à certains. Le manque d'assurance de Lecanet le rend très sympathique. À l'opposé, l'assurance froide de l'Écureuil (Camille) la rend inquiétante et malsaine. Il en va de même avec l'aplomb de la Fourmi avec son œil droit mort, la froideur avec laquelle il donne ses ordres, y compris pour faire torturer un individu, ou pour signer son arrêt de mort. François conserve son sourire en presque toute circonstance, le rendant charmant et séduisant. Le lecteur sent bien que Napoléon Bonaparte et Joseph Fouché sont deux hommes habitués à l'exercice du pouvoir, chacun donnant des ordres en fonction de son caractère. De la même manière que chaque environnement présente un caractère unique, chaque personnage est incarné, avec son apparence physique bien sûr, mais aussi son caractère qui transparaît dans ses postures, dans ses gestes.
Le lecteur reprend le fil de l'intrigue sans difficultés : plusieurs factions sont à la recherche du nécessaire de voyage de Napoléon qui lui a été dérobé par une charmante dame à la vertu toute relative. La nature de ce que renferme ce coffret n'est pas connue au début de ce tome, mais elle est révélée en dernière page. Le lecteur éprouve donc l'impression que ce tome forme un diptyque avec le premier, ou un chapitre complet. Il apprécie le divertissement apporté par le récit d'un scénariste qui maîtrise les conventions du genre : intrigues dans les couloirs du pouvoir, guet-apens dans des chambres malfamées, éliminations des gêneurs de sang-froid, femmes de mauvaise vie, truands sans foi ni loi, bas-fonds infestés de rats, la réalité de la vie sociale derrière les apparences (en particulier avec les différentes catégories de prostituées). Le récit se nourrit de ces conventions de genre pour un divertissement de qualité, avec une intrigue originale. L'Écureuil est un personnage des plus atypiques, un assassin sans état d'âme, une femme n'hésitant pas à entraver un homme sur un lit, et à envisager de le violer. Les auteurs ne se contentent pas d'une situation renversant les clichés homme/femme : l'Écureuil a acquis une réelle épaisseur dans les scènes précédentes, et la situation découle de manière organique de sa personnalité, de ses compétences, de son emploi par Fouché, et de la mission qu'il lui a confiée.
D'une certaine manière, voilà le lecteur confortablement installé dans un récit de genre, une enquête dans un environnement historique, avec une narration visuelle d'une rare qualité, et quelques surprises en cours de route. Puis, Jean Dufaux fait jouer un artifice narratif en total décalage avec cette impression de naturalisme, à plusieurs reprises. Dès la première intervention de Fer-Blanc en page 22, le lecteur se sent partagé entre une réaction de tromperie, et une interrogation sur la nature de cet artifice. Dans cette planche, Fer-Blanc, un individu transportant un monceau de casseroles sur son dos, une sorte de colporteur à pied, indique à Lecanet comment trouver une piste, conseil qui sort de nulle part et qui débloque l'intrigue. Peu après le même Fer-Blanc récupère le nécessaire à voyage tant convoité, sans aucun effort, en se trouvant fort opportunément au bon endroit au bon moment avec une connaissance inexplicable des faits. Le lecteur peut tout à fait rejeter en bloc ce dispositif artificiel, estimer que le scénariste se moque de lui en résolvant des situations de son intrigue de manière aussi désinvolte. À la limite, il est possible de voir en Fer-Blanc, le scénariste lui-même qui indique quoi faire à ses personnages pour faire avancer l'intrigue. Il peut aussi l'accepter comme un élément surnaturel, l'intervention arbitraire du destin (ou du scénariste). Dans ce cas-là, la logique interne du récit est remise en question : pour conserver une cohérence d'intention, le lecteur doit accepter que ces interventions trop opportunes signifient que pour l'auteur l'intrigue n'est qu'un prétexte, aussi bien troussée soit-elle, et que l'intérêt du récit réside ailleurs. Pourquoi pas ? Cela ne peut pas satisfaire un lecteur cartésien qui vient pour une histoire qui tient la route. Il faut prendre sur soi pour accepter cette fantaisie de l'auteur, imprévisible au regard du premier tome (même si Fer-Blanc y faisait une brève apparition), inexplicable si l'on continue à prendre l'histoire au premier degré.
Ce deuxième confirme l'incroyable qualité de la narration visuelle de Martin Jamar, déjà de très haut niveau dans la série des voleurs d'Empires, ayant encore franchi plusieurs paliers dans cette nouvelle série. Les personnages et les lieux disposent d'une personnalité d'un rare naturel et d'une rare épaisseur. L'intrigue s'avère habile et captivante… jusqu'à ce que le scénariste donne l'impression de la saborder, au profit d'on ne sait pas quoi. En fonction de ses attentes, le lecteur peut trouver à juste titre ces résolutions inadmissibles et insultantes, ou bien les prendre en l'état sans chercher à comprendre, et à continuer à apprécier cette immersion dans cette époque, sans aucune certitude que le scénariste éclaircira ou justifiera son choix.