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mardi 30 novembre 2021

Le paradis perdu de John Milton

Comment supporter cette dette immense d'une reconnaissance éternelle ?

Ce tome est indépendant de tout autre et constitue une adaptation du poème épique Le Paradis Perdu (première version en 10 parties en 1667, deuxième version en 12 parties en 1674), de John Milton (1608-1674). Il a été réalisé par Pablo Auladell, et sa première édition date de 2015. La traduction de l'espagnol en français a été réalisée par Benoît Mitaine, en suivant la traduction de 1836, réalisée par François-René Chateaubriand (1768-1848). L'ouvrage commence avec un avant-propos de l'auteur expliquant la genèse de cette adaptation débutée en 2010, interrompue pendant deux ans, puis reprise pendant trois ans.


Dans l'obscurité, Satan dort contre une ange dans son lit. Le jour se lève sur la cité radieuse : Satan écarte le rideau et regarde par la fenêtre. Il aperçoit au loin l'archange majeur Michel debout sur un rempart et regardant dans le lointain. Michel tourne son regard perçant vers lui, puis il lève son épée vers le ciel alors que la pluie se met à tomber. Un chapeau avec un ruban chute dans les ténèbres, dans le gouffre des Tartares. Dans l'Enfer s'élève le panache d'un feu, et des oiseaux planent au-dessus d'un charnier. Des anges gisent semblant morts, des épées et des lances éparses à proximité d'eux. Le narrateur s'interroge : quelle cause poussa les premiers parents à se séparer de leur Créateur ? Qui les entraîna à cette honteuse révolte ? À transgresser leur unique interdit ? Dans les eaux noires du lac, une silhouette bouge et se redresse : le serpent, l'infernal serpent, Satan. Son orgueil l'avait précipité du ciel avec son armée d'anges rebelles. Jeté la tête en bas par le souverain Pouvoir, entouré de flammes, depuis la voute éthérée.



Satan se redresse et contemple l'environnement qui l'entoure. Il est tombé dans le gouffre dans fond de la perdition, dans des régions de chagrin où ni repos, ni espérance ne pourraient jamais habiter. Il découvre un autre corps entre deux eaux et le reconnaît : Belzébuth. Il lui fait prendre conscience de quelle hauteur, dans quel abîme ils sont tombés. Mais tout n'est pas perdu. Ni sa colère, ni sa puissance ne pourront jamais soumettre sa volonté et son courage. Satan ne demandera point grâce d'un genou suppliant, et il ne respectera point un pouvoir venu à douter de son empire, par la terreur de son bras. Belzébuth a repris conscience et l'interroge : et si leur vainqueur avait laissé entiers leur esprit et leur vigueur afin qu'ils puissent endurer la souffrance d'un éternel châtiment ? Satan fait quelques pas de côté et saisi une lance fichée dans l'eau. Il s'envole et survole l'étendue sous lui. Est-ce ici le séjour où ils devront changer contre le ciel ? Soit, plus loin de Lui ils seront, mieux ce sera. Qu'importe où il sera, s'il est toujours le même et ce qu'il doit être. Ici au moins, ils seront libres. Mieux vaut régner dans l'Enfer, que servir dans le Ciel. Mais abandonnera-t-il ses amis fidèles dans le lac de l'Oubli ? Satan prend sa lance, tue une bête, la décapite, couvre la tête de Belzébuth avec elle de l'animal. Les deux s'envolent vers un promontoire, et Satan s'adresse aux autres anges encore inanimés.


Voilà un projet ambitieux : transcrire en bande dessinée, le long poème épique de Milton. Dans sa traduction de 1836, Chateaubriand explicitait ses choix de traducteur pour conserver les qualités propres de l'œuvre, sans la trahir, malgré certaines de ses particularités la rendant parfois maladroite, parfois obscure. Dans son introduction, il rappelle entre autres que John Milton était aveugle quand il a composé son œuvre. Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit dans le Paradis perdu des interpolations qu’il n’a pas connues : c’est peut-être aller loin ; mais il est certain que la cécité du chantre d’Éden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poète composait la nuit ; quand il avait fait quelques vers, il sonnait ; sa fille ou sa femme descendait ; il dictait : ce premier jet, qu’il oubliait nécessairement bientôt après, restait à peu près tel qu’il était sorti de son génie. Le poème fut ainsi conduit à sa fin par inspirations et par dictées ; l’auteur ne put en revoir l’ensemble ni sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des répétitions de mots, des cacophonies qu’on n’aperçoit, et pour ainsi dire, qu’on n’entend qu’avec l’œil, en parcourant les épreuves. Milton isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, était obligé de faire tous les changements dans son esprit, et de relire son poème d’un bout à l’autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de souvenir ! et combien de fautes ont dû lui échapper ! Chateaubriand évoque également le fait que cette œuvre comprend des références culturelles évidentes au dix-septième siècle, mais déjà perdues au dix-neuvième siècle, rendant certains vers incompréhensibles.



En entamant cette bande dessinée, le lecteur a peut-être une idée déjà précise du récit ou de l'intrigue, du style du poète, ou pas du tout. Mais il doit avoir à l'esprit qu'il plonge dans une narration reposant sur des idées et des façons de penser qui datent du dix-septième siècle. Du point de vue de l'adaptation, Pablo Auladell a choisi les passages qu'il a retenus, et ceux qu'il a condensés ou laissés de côté. Le lecteur ne retrouve donc pas l'intégralité des douze livres de la seconde édition. De même, il a fait des choix esthétiques dans la manière de donner à voir ces êtres bibliques, la cité de Dieu, le Paradis, les anges, et les anges déchus. L'histoire est donc celle de la chute de Satan ange déchu et de ses légions, ainsi que celle d'Ève et Adam, vivants au jardin d'Éden. L'auteur se retrouve à représenter les anges, les démons, les chérubins, Dieu et le Diable. C'est un défi de parvenir à proposer une interprétation visuelle qui ne soit ni naïve, ni stéréotypée, ni emprunte de grandiloquence ridicule, ou de religiosité plus ou moins sincère. L'artiste a choisi de donner des silhouettes anthropomorphes à chacun de ces personnages, avec quelques exceptions pour les chérubins, ou lorsque l'Ennemi prend la forme du serpent dans le jardin d'Éden. Satan dispose d'un corps de haute taille, bien découplé, sans être musculeux, nu du début jusqu'à la fin, avec des attributs sexuels masculins. Il ne porte comme tout vêtement qu'un chapeau à rebord avec un ruban, ce qui permet de l'identifier à coup sûr. Il est doté d'une paire d'ailes. Son visage est souvent fermé, peu expressif. Les autres démons ont également une forme humanoïde, parfois un peu plus massive, seul Belzébuth ayant un visage vraiment différent.


La représentation des anges et de Dieu est tout aussi délicate. Le lecteur constate que leurs visages sont un peu plus différenciés pour l'archange Michel, Gabriel, Raphael et Abdiel. De manière inattendue, le dessinateur a choisi de leur donner un vêtement, une tunique, ou un chapeau, pour augmenter leur différenciation, par opposition à la multitude des anges déchus. Michel est celui qui fait la plus forte impression sur le lecteur avec son nez aquilin, et son regard bleuté perçant. Auladell a également effectué des choix pour le Très Haut : un individu d'une forte corpulence, quasiment pas de cou, et une tête un peu petite. Le lecteur n'en tire pas d'interprétation particulière, si ce n'est qu'il a effectivement fait les hommes à son image. Ève et Adam sont deux êtres humains normaux, vivant nus au Paradis, dépourvus de toute pilosité. Il apparaît quatre autres personnages fort surprenants, au physique un peu différent, la fille de Satan et le fils de cette dernière, ainsi que Chaos et Nuit. Les lieux ne sont pas très nombreux : l'Enfer, la citadelle de Dieu, le jardin d'Éden. Le premier est une zone désolée s'étendant à perte de vue, rocheuse avec des étendues d'eau noire. Le dessinateur met alors essentiellement en œuvre des nuances de gris, avec une touche de brun.



La citadelle céleste ressemble à un haut palais perché dans les nuages, avec une belle architecture que l'on retrouve également pour le mur de clôture du jardin d'Éden. Cet environnement est plus clair, avec des touches de bleu. À nouveau, le lecteur n'y voit pas de sens particulier, si ce n'est que l'artiste s'en est tenu à la vision de John Milton, et à celles qui existaient à son époque. Le jardin d'Éden est verdoyant dans une teinte un peu foncée et un peu terne. Il est visible que le couple d'humains y vit en toute sérénité. Les animaux et les végétaux ont une allure un peu fantastique et un peu naïve, attestant du fait que c'est un jardin mythologique. Au fil des séquences, le lecteur constate que l'auteur privilégie les mises en page sous la forme de deux cases de la largeur de la page, mais il peut passer en mode 3, 4 ou 6 cases par page quand la nature de la scène le nécessite. Le choix des couleurs sombre produit un effet ténébreux très palpable pour l'Enfer, et semble faire peser comme une contrainte invisible dans le jardin d'Éden et la cité céleste. Le lecteur peut l'interpréter comme la présence de Dieu, ou plutôt l'omniprésence de sa volonté en toute chose et en tout être. Régulièrement le lecteur est surpris par un visuel inattendu comme la tour construite autour de Satan, ou le regard scrutateur et perçant de l'archange Michel.


Même s'il connaît l'argument de l'œuvre, le lecteur se laisse emmener par cette visualisation de la chute de Lucifer, de la levée de son armée en Enfer, et de la tentation à laquelle il soumet Ève. En fonction de ses convictions religieuses, il peut soit confronter sa foi à cette représentation, tout en conservant à l'esprit qu'elle a été formulée à une autre époque, soit prendre le récit sur un plan mythologique. Il attend évidemment avec impatience la célèbre réplique : Mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le ciel. La scène s'avère intense et prenante. Il savoure le développement de Satan sur sa motivation : Moi qui m'élevais avec gloire […] jusqu'à ce que l'orgueil et l'ambition m'aient précipité dans l'abîme pour déclarer la guerre au roi du ciel ! Il m'avait créé dans un rang éminent. Être à son service n'avait rien de rude. Mais sa bonté n'a produit en moi que malice. Comment supporter cette dette immense d'une reconnaissance éternelle ? Payer et toujours payer, et toujours devoir.


Il est fort probable que le lecteur ait choisi de se lancer dans cette bande dessinée en toute connaissance de cause : l'adaptation d'un long poème épique dont il a déjà apprécié la lecture, ou qu'il souhaite découvrir sous une forme plus accessible. Pablo Auladell a réalisé un solide travail d'adaptation en restant fidèle à l'esprit de l'œuvre, tout en effectuant des choix, d'une part en mettant en avant certains passages et en en passant d’autres sous silence, ensuite en donnant à voir un monde où la volonté de Dieu est omniprésente. Le lecteur apprécie ainsi le récit pour l'intrigue, mais aussi pour la manière dont il fait s'incarner la vision de la foi chrétienne de John Milton.



mardi 23 novembre 2021

Visa Transit Volume 3

Il ne s'agit ni de conscience, ni de morale !


Ce tome est le troisième et dernier d'une série indépendante de toute autre, faisant suite à Visa Transit (Tome 2) (2020) qu'il faut avoir lu avant. La première édition date de 2021. Il est l'œuvre d'un auteur complet : Nicolas de Crécy, scénariste, dessinateur et coloriste. Il compte 140 pages de bande dessinée. Le tome se termine avec une carte de l'Europe tracée à la main montrant le voyage de Nicolas & Guy en 1988, ainsi que celui de Nicolas des années plus tard jusqu'en Biélorussie. Se trouve enfin une reproduction du certificat d'abandon du véhicule à la douane.


Le moteur de la moto au ralenti se fait doucement entendre. Henri Michaux, en costume cravate avec un casque rouge et or, se tient sur la moto et commence par évoquer la couleur de l'explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl. Puis la manière dont la réalité se mue en image. Comment travaille la mémoire ? Et il revient à ses deux chatons qui se trouvent présentement au-delà du Bosphore, dans le nord de l'Anatolie. C'est Guy qui se trouve au volant, et son cousin Nicolas sur le siège passager. Ils ressentent bien toutes les particularités de la route, comme s'ils la parcouraient à vélo. Ils s'approchent d'Ankara et Nicolas se souvient distinctement des murs blancs et des bougainvilliers. Encore qu'à la réflexion, il n'est pas si sûr que ces arbustes se soient trouvés à Ankara. Ils souffrent d'une chaleur accablante, en particulier leurs pieds bien enserrés dans des chaussures marche très résistantes. Ils traversent un quartier résidentiel à la recherche d'une maison en particulier.



Guy parvient à trouver la bonne adresse et se gare devant une grande demeure aux murs tout blanc. Une jeune fille en sort, dévalant l'escalier de la porte d'entrée, avec le claquement typique de ses nu-pieds. Pendant que les amoureux s'enlacent, Nicolas s'allume une clope. Le père de la demoiselle sort à son tour et les invite à entrer dans la maison. Il a du mal à croire qu'ils aient réussi à venir jusqu'ici avec cette voiture aussi décrépite, la rouille ayant bien commencé à ronger la carrosserie. Cette rouille produit des couleurs et des matières magnifiques qui n'ont rien à envier aux recherches picturales des grands noms du XXe siècle - Soulages, Dubuffet, Barcelõ. Pour Henri Michaux, la puissance esthétique de cette rouille lui rappelle ses expériences de désintégration sous mescaline : visuellement, c'est assez proche. Il faut d'ailleurs profiter de ce spectacle, car aujourd'hui les objets ne rouillent plus : ils n'en ont pas le temps. La désintégration, personne ne veut plus la voir. Guy et Nicolas profitent du confort pour se raser, se doucher, et laisser leurs chaussures exhaler leur fumet sur le rebord de la fenêtre. Le soir, à table ils racontent leur périple : en fait rien que de très modeste, à part les épisodes de la disparition de la station essence, de l'aide mécanique de la Vierge, et d'un certain nombre de nuits pourries.


Arrivé au troisième tome, le lecteur se fait une bonne idée de ce qui l'attend : la suite et fin du périple, quelques remémorations imprévisibles par association d'idées ou d'états d'esprit, et les remarques sentencieuses du spectre d'Henri Michaux. Il a entièrement raison, et dans le même temps, cela ne lui permet de savoir à l'avance comment l'auteur va en parler, ni quels thèmes il va continuer de creuser, aux dépends de quels autres. Les trois pages d'introduction permettent de remettre en tête du lecteur, la situation et le thème principal, celui du fonctionnement de la mémoire. D'un côté, la mise en scène pourrait être jugée paresseuse avec ce mouvement de caméra en travelling arrière à partir du sommet du casque de moto ; de l'autre côté, l'artiste déploie toute sa science de la couleur pour des fonds de case qui évoque un ciel doré, à l'unisson du sol de sable, d'extraordinaires camaïeux oscillant entre représentatif et expressionniste. Comment travaille la mémoire ? L'avatar d'Henri Michaux énonce clairement son rôle : il est la voix qui émane directement de l'avenir, une parole en contrepoint à la mémoire déformée qui s'exprime ici, un antidote à la fiction qui naît de l'interprétation erronée des faits.



Le lecteur se souvient alors d'avoir succombé à la séduction des couleurs dans les tomes précédents. Dès la page 9, le charme opère à plein : la vision de la route depuis le siège du conducteur, avec un ciel grand ouvert portant des traces de bleu et d'orange, les couleurs changeantes du feuillage des arbres en bord de route, leurs ombres mouvantes sur la chaussée. Tout du long de ces 140 pages, le lecteur ressent le fait qu'il ralentit inconsciemment sa lecture sous l'effet des couleurs d'une case : les fleurs du bougainvillier, les ondes de chaleur qui montent de la chaussée, la rouille qui transforme la carrosserie, le jeu d'ombre dans le village dans les arbres, l'effet de la lumière des phares, le gris bleuté de la neige, les éclairs de douleur, le bleu sans cesse changeant de la mer, etc. C'est un spectacle chromatique extraordinaire tout du long de l'ouvrage. Il faut encore citer la teinte orange qui prédomine tout du long pour les paysages de campagne de la Turquie, un véritable enchantement. Les deux cousins continuent de tracer la route, sans jamais s'arrêter longtemps, sans se livrer à du tourisme. Pour autant, leur regard porte sur les alentours, et l'artiste en fait profiter le lecteur qui ne se lasse pas de voir les ondulations de la campagne, les forêts, les plaines. De Crécy trouve un équilibre formidable entre le figuratif et l'impressionnisme, avec quelques touches expressionnistes discrètes de temps à autre.


L'artiste parvient à un même degré de sophistication élégante pour la représentation des personnages. De prime abord, les traits de contours pour représenter un individu produise un effet mal assuré : un peu tremblotant, pas toujours très précis pour les pieds ou pour les mains, sans volonté de faire joli pour les visages ou pour la texture des vêtements. Dans le même temps, les dessins s'avèrent être d'une grande précision dans le détail. Par exemple, quand Nicolas fait de l'alpinisme, le lecteur peut regarder son équipement, du piolet au sac à dos en passant par les crampons fixés sur les chaussures. Tout est là, représenté avec minutie. Il en va de même pour les personnages qui présentent tous un physique et un visage différents, une tenue vestimentaire en cohérence avec leur statut et leur occupation, et des expressions de visage parlantes et adultes. Le lecteur côtoie des individus uniques, ayant chaque une personnalité propre.



Au départ, le lecteur revient surtout pour découvrir la suite de l'histoire. Comment va se terminer le périple de Guy & Nicolas ? La voiture rendra-t-elle l'âme au beau milieu d'une route dans un endroit perdu ? Quelle sera leur destination finale ? Y aura-t-il de nouvelles péripéties ? L'auteur mène à bien ce voyage qui reste aussi banal qu'incroyable du fait de l'insouciance des deux jeunes gens qui semblent ne rien craindre. Cette composante du récit occupe environ la moitié des pages de l'ouvrage. L'autre moitié pourrait s'apparenter à des digressions, si ce n'est que l'auteur a annoncé dès la première page du premier tome que son œuvre a pour thème principal la mémoire. Comme dans les deux autres tomes, cette mémoire s'exerce aussi bien dans le passé de Nicolas avant 1988 qui est le temps présent du récit, qu'entre 1988 et maintenant. En outre, l'avatar d'Henri Michaux rappelle dès l'introduction que ces souvenirs sont sujets à caution. De fait, l'existence même de ce village dans les arbres (pages 23 à 26) est remise en question dès les pages suivantes. Peut-être ne s'agit-il que d'un souvenir sublimé d'une terrasse de café en hauteur, sur pilotis.


Le récit continue donc d'aller de l'avant avec la progression des cousins, mais aussi il revient sur des éléments déjà évoqués, comme le séjour dans une colonie de vacances religieuses, ou le séjour en Biélorussie. L'auteur continue ainsi à évoquer comment la mémoire ne se construit pas de manière linéaire, et comment les souvenirs ont tendance à s'entremêler pour finir par devenir quelque chose qui n'a jamais existé en l'état. Dans une séquence, il développe également comment certains moments, ou certaines émotions s'impriment plus durablement dans la mémoire quand ils sont associés à des expériences kinesthésiques plus fortes. Ce tome recèle également d'autres thématiques. Durant cette même séquence dans le village dans les arbres, les cousins prennent conscience des bruits délicats qui rassurent et qui apaisent. Tout comme ils sont sensibles à la musicalité de certains mots, la musicalité des petits bruits du quotidien était ici particulièrement délicieuse. Les petites sonorités diverses sont comme un décor invisible. En lisant ce passage, le lecteur comprend mieux l'insistance de l'auteur à rappeler le bruit de moteur de la Citroën Visa, ou encore celui du ralenti de la moto d'Henri Michaux, une autre composante kinesthésique qui vient alimenter le processus de mémoire. De manière plus inattendue, De Crécy va plus loin dans la notion d'insouciance de ces deux jeunes, en les mettant face à la mort et à l'arbitraire de ses circonstances, que ce soit la leur lors de la pratique de l'alpinisme, lors d'une virée en camping à la belle étoile avec la crainte d'un tueur au tournevis qui rode, ou celle des animaux finissant écrasés par le trafic sur la route. Ces deux dernières occurrences donnent lieu à des images d'une force dérangeantes : Nicolas allongé dans son sac de couchage à la merci d'un taureau, le sommet du crâne de Nicolas transpercé d'un coup de tournevis, les cadavres d'animaux suspendus à une corde tendue au-dessus de la route le sang s'égouttant sur les voitures qui passent.



À plusieurs reprises, le lecteur découvre ainsi des images déstabilisantes et bizarres, la moindre n'étant pas celle du crâne chauve d'un conducteur qui frotte sur le plafond de sa voiture, y déposant une auréole de gras qui va en s'élargissant au fil des années. D'un côté, c'est une anecdote grotesque et marquante ; de l'autre ça renvoie à la répugnance de Nicolas quant à l'altérité physique de l'autre, évoquée dans le tome 2. À chaque fois, l'esprit du lecteur saute le pas et oublie que ce personnage Nicolas n'est qu'un avatar de papier, pour le prendre pour argent comptant, et ne plus y voir que l'auteur lui-même. Cette confusion ou ce glissement deviennent encore plus prégnants quand il aborde la maladie dont il souffre, ses symptômes, les trois ans de consultation de spécialistes. Lors de ce passage, il évoque la souffrance, aggravée par le fait qu'elle ne se voit pas pour les autres, avec un dessin mémorable le montrant amoché pour faire apparaître des blessures à la mesure des douleurs qu'il éprouve, tout en évoquant les répercussions de cette souffrance sur son comportement, son état d'esprit, sa vie sociale. À l'évidence, ce sont les ressentis de l'auteur et pas celles d'un personnage imaginaire. Il en va de même dans le dernier chapitre qui aborde son apprentissage du dessin, le développement de son sens de l'observation s'accompagnant d'une phase de paranoïa (car les autres doivent aussi l'observer), le pouvoir que lui confère ce savoir-faire face aux adultes qui ne l'ont pas, mais aussi la prise de conscience des limites de cette liberté de représenter.


Ce troisième tome est aussi extraordinaire que les deux premiers, à la fois pour la narration visuelle aussi organique que sophistiquée, avec un travail de mémoire qui s'exprime par des dessins très construits tout en paraissant naturels. Le lecteur éprouve la satisfaction de savoir comme se termine le voyage des cousins, tout en constatant que la moitié de l'ouvrage est consacré à d'autres souvenirs, avec une mise en abîme sur la nature fabriquée de ces souvenirs qui ne peuvent être pris comme un reportage sur le vif, ou pour argent comptant. Une œuvre littéraire de très haute volée, à la fois un récit divertissant et une réflexion profonde sur la nature de l'être.



mardi 16 novembre 2021

Capricorne, tome 1 : L'Objet

Rien ne se répète !


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été publié pour la première fois en 1997. Il compte 46 planches de bande dessinée. Cette série est achevée et compte 20 tomes, publiés de 1997 à 2017, regroupés en 4 cycles : 5 tomes pour le premier, 4 dont un double pour le deuxième, 5 pour le troisième et 6 pour le quatrième. Le personnage principal était déjà apparu dans la série Rork du même auteur, en 8 albums de 1978 à 1993. La présente aventure se déroule avant l'apparition dans Rork. La série a été rééditée en une intégrale de 4 tomes, en noir & blanc, à commencer par Intégrale Capricorne - Tome 1.


Un individu dans une combinaison qui le couvre de la tête aux pieds, avec un casque et des lunettes fuit pour échapper à des poursuivants. Il monte à une longue échelle et parvient à franchir le sas et à le refermer. Les soldats sont pris d'effroi en découvrant ce qui les attend au sommet de l'échelle. Un homme seul avec un valisette à la main marche dans la neige de Central Park. Il s'approche de trois vieilles femmes assises autour d'un feu de bois sur lequel est posé un chaudron. Elles lui intiment de s'approcher pour se réchauffer, et prendre un bol de soupe. L'homme s'assoit et demande qui sont tous ces gens. Elles répondent : ce sont les déçus, les rejetés, les laissés-pour-compte de ces temps difficiles, ils nagent à contre-courant, ce sont les expatriés du Soleil et de la Lune, du ciel et de la lumière. Ils vivent dans les égouts et tous les autres passages creusés à travers les siècles par les hommes qui peuplaient des lieux avant. Elles lui indiquent que dorénavant il s'appelle Capricorne. Elles lui font tirer six cartes du destin et explicitent leur sens. Méfie-toi des trois ! Gare aux six carrés ! Tu es l'un, mais tu n'en es qu'un ! Un dieu mourra pour toi ! Rien ne se répète ! Leur élément ne l'est pas ! Elles s'en vont dans les égouts avec les autres laissés-pour-compte.



Capricorne se lève à son tour et reprend sa valisette, ainsi que le morceau de papier déposé à côté. Il sort du parc, se dirige vers une librairie et s'adresse à son propriétaire Byble pour lui demander son chemin. Celui-ci le fait entrer dans son magasin en lui indiquant que l'adresse qu'il chercher est assez loin à pied et qu'il va demander à son employé Astor de l'emmener à la station la plus proche. Par la vitrine, les trois hommes voient un dirigeable s'écraser dans le parc et s'embraser Monsieur Byble ne pouvant pas courir, Capricorne et Astor s'élancent. Il découvre le dirigeable posé sur le dos, et grimpent dans la cabine de pilotage : personne. Ils redescendent. Capricorne a cru percevoir quelque chose, mais non rien. Une fois en bas, un chat avec un collier s'approche d'Astor qui la prend dans ses bras, mais elle en saute aussitôt pour s'éloigner vers les arbres. Ils lui courent après et découvrent l'entrée d'un tunnel, peut-être une ancienne mine. Ils ressortent. La chatte s'est éloignée et s'est approchée d'une boîte brillante. Effrayée, elle s'en éloigne, alors qu'une chatte en tout point semblable, sauf pour son pelage uni et brillant, en sort. Capricorne et Astor sont de retour à la librairie et constatent qu'elle est la proie des flammes. Capricorne se précipite dans le magasin et en ressort avec monsieur Byble dans les bras. Les pompiers sont arrivés et une ambulance prend le brûlé en charge. Astor se lamente sur ses précieux livres incinérés.


La première page comporte neuf cases à la disposition originale : une première colonne avec 3 cases à lire de haut en bas, puis une mince case de la hauteur de la page, et enfin 3 bandes, 2 de 2 cases, et une n'en comportant qu'une seule. Un mystérieux individu (homme ou femme ?) à l'identité inconnue fuit des poursuivants, avec un paquet sous le bras, et leur échappe. À quoi cela correspond-il ? Quelles informations doit en retenir le lecteur ? Impossible à savoir avant de nombreuses pages, car le mystère est épais. Dans cette aventure, le lecteur va aller de mystère en mystère, tous intrigants. Qu'est-ce qui lie le fuyard de la planche 1, avec l'arrivée de Capricorne dans la planche 2 ? Quel est ce mystérieux Objet qui semble servir de McGuffin ? Comment va s'accomplir la prophétie des trois vieilles femmes qui ne sont pas les moires ? Qui est vraiment le peuple des égouts ? Quelle est l'histoire personnelle d'Astor ? Quels sont les objectifs de l'organisation appelée le Dispositif ? Quel est le lien qui unit Ash Grey et John Byble ? Comment l'inspecteur Azakof a survécu à une balle tirée en pleine poitrine ? Le lecteur a plongé dans une bande dessinée d'aventures opposant des méchants à des gentils, avec un héros clairement identifié (il donne son nom à la série) et deux autres personnages dont il fait la connaissance et qui vont devenir ses compagnons d'aventure.



Régulièrement, le lecteur est frappé par la composition d'une page qui sort de la structure classique en bandes. Il en est ainsi de la première planche avec la case de la hauteur de la page qui met en évidence la grande longueur de l'échelle à barreaux. La deuxième planche est composée sous la forme d'un dessine en pleine page, avec 5 cases en insert, les unes au-dessus des autres, montrant Capricorne faire son apparition, comme s'il sortait de la nuit pour apparaître par contraste sur le blanc de la neige. Planche 15, le dessinateur montre un affrontement physique avec une case sans bordure dans laquelle Capricorne et ses ennemis sont représentés dans 3 moments différents. Planche 19, il joue sur le motif des rectangles et de barreaux qui répondent aux rectangles des cases, et de la barre blanche séparant les cases. Il utilise régulièrement une case de la largeur de la page, souvent sans bordure avec un fond blanc sans décor pour couper la page en deux. Planche 40, le lecteur retrouve une case de la hauteur de la page avec une échelle à barreaux qui répond à celle de la planche 1. Andreas utilise à nouveau une case de la hauteur de la page pour mettre en avant la taille du gratte-ciel dont Capricorne devient propriétaire, au 701 Seventh Avenue, à New York. Il réalise régulièrement des planches muettes, sans phylactère ni cartouche de texte, pour les scènes d'action : elles sont au nombre de 7 dans cet album.


Le lecteur fait la connaissance de plusieurs personnages en ce début de série. Capricorne est un bel homme élancé, dans son costume noir, avec chemise blanche et une cravate noire également. Il a un nez aquilin et son visage est marqué de rides, ce qui lui donne un air de trentenaire, et peut-être de quadragénaire. Astor est un individu nettement plus petit, au moins d'une tête par rapport à Capricorne, également vêtu d'un costume et portant de grosses bésicles rondes, accessoire indispensable au rat de bibliothèque qu'il est. Ash Grey porte le pantalon dans la scène d'action et une jupe dans le civil. La forme de sa tête est assez singulière, très ronde. Le profil psychologique de ces trois personnages principaux n'est pas très étoffé. Capricorne est un homme d'action, doué au combat à main nue, et capable de percevoir un signe surnaturel pour une occurrence. On n'en apprend pas plus sur lui. Astor est défini comme étant passionné et amoureux des livres et puis ça s'arrête là. Par comparaison, on en apprend un peu plus sur Ash Grey par le biais de ses liens familiaux et de son métier, ainsi que par sa relation avec John Byble. L'intérêt du récit ne réside donc pas dans la personnalité des protagonistes.



Très vite, le lecteur se retrouve pris dans une intrigue qu'il subodore être de grande ampleur et dépassant le cadre de ce premier tome : c'est le cas. Les pages comptent régulièrement une dizaine de cases, et le scénariste ne décompresse pas son intrigue. Outre l'introduction des personnages, et la mise en place d'une partie des forces en présence, l'auteur développe la dynamique du récit : retrouver l'Objet, dans des aventures hautes couleurs. Dans ce récit presque compressé, le lecteur assiste à de nombreuses séquences de haut vol narratif : les vieilles femmes fixant le statut de Capricorne autour d'un feu dans la neige de Central Park, le crash du zeppelin, une course-poursuite entre une voiture et une moto empruntant le tunnel Holland ou le tunnel Lincoln, avec une belle page muette à l'exception d'un phylactère, la découverte de la bibliothèque dans l'immeuble du chef Cole, le déploiement des hommes en combinaison Hazmat, la découverte de la gigantesque installation secrète souterraine, le minuscule hydravion qui passe au-dessus de la Statue de la Liberté, etc. C'est une aventure échevelée, avec une structure rigoureuse, certains éléments se répondant à plusieurs pages d'intervalle, soit visuels, soit narratifs. Andreas manie les conventions du genre avec une grande maîtrise pour un récit divertissant et des plus intrigants.


En 1997, Andreas Martens a déjà une carrière d'une vingtaine d'années derrière lui. Il lance une série au long cours qu'il envisage à l'échelle d'une vingtaine de tomes et c'est bien ce qu'il adviendra. Le lecteur actuel sait donc qu'il va se lancer dans un long récit dont ce premier tome n'est que le début. Il découvre une intrigue qui capte tout de suite son attention, fonctionnant sur des mystères et des course-poursuites, avec des personnages peu développés, et une narration visuelle encore un peu corsetée, mais déjà personnelle. Arrivé à la fin de ce premier tome, il a hâte de découvrir la suite, un signe qui ne trompe pas sur la qualité de ce divertissement.

mardi 9 novembre 2021

La Folle histoire de la mondialisation

Une interdépendance étroite entre les économies


Il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation sur la mondialisation qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bensidoun (DEA d'économie mathématique et d'économétrie) & Sébastien Jean (doctorat d’économie) pour le scénario, Enzo pour les dessins et Sandrine Bonini & Élise Follin pour les couleurs. Les coscénaristes sont membres du CEPII : le Centre d’études prospectives et d'informations internationales, spécialisé dans la recherche et l'expertise en économie mondiale. Il comporte 234 pages en couleurs. L'ouvrage est structuré en trois partie, la première comprenant 6 chapitres, la seconde 5, et la troisième 8, avec un prologue, un épilogue et quatre pages explicitant les sources des chiffres et des informations.


Comment raconter la mondialisation en BD ? Le bédéaste Enzo se rend à un café où il a rendez-vous avec les deux économistes Isabelle et Sébastien. Ils s'interrogent sur la manière de traiter leur sujet, qu'ils estiment très abstrait. Enzo fait observer que la perte d'emploi qui accompagne une usine qui délocalise sa production à l'étranger, c'est très concret. Ils font le constat que la mondialisation englobe aussi bien la destruction d'emplois à certains endroits que la création dans d'autres, qu'il y a des gagnants et des perdants, que les consommateurs apprécient les prix bas mais que les salariés se sentent menacés. Enzo leur demande de définir la mondialisation d'un point de vue personnel.



Isabelle répond la première : ce qui est positif pour elle, c'est la possibilité, avec la mondialisation, d'avoir un plus grand accès à l'Ailleurs, à ce qui est différent, à ce qui est au départ étranger. En quelque sorte, la mondialisation est un vecteur d'altérité. C'est la possibilité d'avoir chez soi, avec soi, des choses que l'on ne pouvait, auparavant, avoir qu'à l'étranger. Malgré tout, ce n'était pas mal ce temps où il fallait se déplacer physiquement pour y accéder, mais l'avantage, c'est qu'avec la mondialisation, c'est disponible pour un plus grand nombre. C’est-à-dire aussi à ceux qui n'ont pas les moyens de se déplacer. Donc la mondialisation, c'est plus d'ouverture, pas seulement commerciale, financière, mais aussi plus d'ouverture à l'autre. Revers de la médaille, quand on se déplace, on retrouve, davantage aujourd'hui qu'hier, la même chose que chez soi. Pas facile de trouver encore de l'exotisme ! Donc plus de diversité chez soi, mais plus d'homogénéité globalement. Et la mondialisation telle qu'elle s'est développée jusqu'ici a eu pas mal d'effets négatifs. Elle a pesé sur l'emploi et sur les salaires des moins bien lotis dont on s'est peu préoccupé. Sans oublier que la finance, quand elle n'est pas suffisamment encadrée, porte en elle les germes de crises aux effets dévastateurs sur l'économie réelle. L'ouvrage se compose ensuite de trois grandes parties, la première sur l'état de la mondialisation au temps présent, la seconde sur son historique en deux temps, et la troisième répond aux questions polémiques.


Dès la couverture, le lecteur s'interroge sur la forme narrative que les auteurs vont adopter. C'est un véritable défi que de parler d'un sujet aussi abstrait en bande dessinée, de vulgariser des connaissances conceptuelles en images. S'il a lu plusieurs ouvrages de la collection La petite bédéthèque des savoirs (Le Lombard) ou d'autres du même genre, le lecteur connaît les possibilités de mise en scène. Ici, les auteurs ont choisi de se mettre en scène, s'interrogeant et se répondant, et aussi d'avoir des pages d'explications avec des illustrations, et d'autres mettant en scène une personnalité en train d'expliquer, soit en s'adressant à des interlocuteurs invisibles, soit en les mettant en scène dans une situation. Il se produit donc assez vite la sensation de découvrir un texte prérédigé sous la forme d'un exposé, avec un dessinateur qui fait de son mieux pour apporter des éléments visuels supplémentaires, parfois donnant l'impression d'être déconnectés du texte. Au fil des séquences, le lecteur peut voir les trois auteurs discuter ensemble dans un café, chez l'un des auteurs, ou régulièrement sur un fond uni dépourvu de tout arrière-plan. Cela apporte une forme d'animation à la discussion, même si parfois le lecteur se dit que tel propos pourrait être tenu par n'importe lequel des trois sans que cela ne change rien au déroulement de la discussion, comme si leur identité était interchangeable.



Dès la fin du prologue, le lecteur prend la mesure du savoir-faire de l'artiste avec un traveling arrière prenant de la hauteur sur le quartier de la ville où se trouve le bar, montrant une vue du ciel très soignée. Il a également pu apprécier le naturel des personnages, dans leur langage corporel et les expressions de leur visage. Le premier chapitre débute par une mise en situation : un monsieur qui frappe aux portes réalisant un sondage où les gens répondent à la question : qu'est-ce que vous évoque la mondialisation ? De séquence en séquence, le lecteur peut ainsi regarder une femme parcourant les rayons d'un supermarché avec son caddie, une vue éclatée d'une machine à laver, une chaîne de montage de voitures, le cheminement d'un container d'un poids-lourds à un navire, des pipelines, une ville industrielle dont l'usine a fermé, le Citarum pas très loin de Djakarta, la capitale indonésienne, l'un des fleuves les plus pollués au monde, et beaucoup d'autres choses encore. Ces images viennent illustrer l'exposé, parfois en reprenant ce qui dit la phrase qui les accompagne, parfois en suivant une idée parallèle pour montrer concrètement un élément (par exemple le parcours d'un container). Elles apportent une diversité visuelle, même si le lecteur s'aperçoit qu'à quelques reprises il a oublié de regarder les dessins, entièrement focalisé sur le texte qui est autosuffisant dans ces passages.


Dans la mesure où il s'agit d'un ouvrage avec une forte composante historique, l'artiste réalise également des reconstitutions d'époque : Paris au milieu du XIXe siècle, la traversée de l'Atlantique en bateau à vapeur, l'évolution des modèles de téléphones. Très régulièrement, il représente également des personnalités historiques des siècles passés ou des contemporains : Arnaud Montebourg, Serge Tehuruk (Alcatel), Stan Shih (Acer), Donald Trump, Xi Jinping, Édouard Philippe, Emmanuel Macron, Dominique Strauss-Kahn, Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Boris Johnson, Malcom McLean, Karl Polanyl, Robert Mundell, Pascal Lamy, Milton Friedman, Anton Brender, Paul Krugman, et encore de nombreux autres économistes. Le lecteur reconnaît aisément plusieurs d'entre eux, par exemple Mick Jagger, et constate que leur portrait est ressemblant, et que le dessinateur passe dans un mode plus réaliste et moins simplifié pour les représenter. Au fil de l'exposé, les auteurs utilisent également la richesse des possibilités visuelles pour des images parlantes, ce qui fait mettre en œuvre encore d'autres facettes du talent d'Enzo. Ces schémas et infographies sont de nature diverse : patron de chemise, détails des parties d'une chaussette, éclaté d'une machine à laver le linge, cartographie des chaînes de valeur d'un jean, courbe d'évolution du nombre d'automobiles produites en France en million de véhicules, plateau de Monopoly, histogrammes cumulés, chaîne de prise de risques des crédits accordés aux ménages américains, etc.



En commençant, le lecteur part avec l'a priori d'un ouvrage ardu, et d'une lecture lente pour pouvoir assimiler toutes les informations. Il constate que les auteurs ont effectué un impressionnant travail de structuration de leur propos en 3 parties, chacune comprenant des chapitres courts, et que le rythme de la lecture est assez soutenu. Cela traduit un gros travail de conceptualisation pour rendre un tel propos aussi accessible et facile à lire et à assimiler, en introduisant des termes techniques précis (par exemple le trilemme de Robert Mundell, ou les inoubliables zinzins = les investisseurs institutionnels). La progression de l'exposé est très claire : commencer par expliquer la mondialisation par des exemples, en particulier la confection d'un jean, puis raconter les deux phases de la mondialisation, et enfin répondre aux questions polémiques, en s'appuyant sur les deux parties précédentes. La mondialisation favorise-telle la croissance ? La mondialisation améliore-t-elle le pouvoir d'achat des Français ? La mondialisation fait-elle davantage de perdants que de gagnants ? Faut-il relocaliser la production ? Peut-on dompter la finance ? La mondialisation est-elle compatible avec l'environnement ? La mondialisation, terreau du populisme ? Faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ? Lors des deux premières parties, les auteurs adoptent un positionnement factuel parvenant à ordonner des événements et des prises de décisions pour faire apparaître les paramètres de la mondialisation et sa nature, ainsi que le degré auquel elle est parvenue, à l'échelle mondiale, sur la base d'exemple partant de la France. Dans la dernière partie, ils portent des jugements de valeurs, répondant de manière explicite à ces questions, sans parti pris politique, ou même économique. Pour reprendre leur formulation, la troisième saison de la mondialisation s'annonce toujours plus complexe, et pas forcément jouée d'avance, l'omni-libéralisme économique se heurtant encore à des obstacles, les États n'ayant pas totalement perdu leur pouvoir.


Le titre de l'ouvrage promet une présentation de l'histoire de la mondialisation, et un rapide feuilletage révèle ce qui ressemble à un exposé dense, richement illustré. Du point de vue BD, les auteurs n'ont pas réussi à échapper aux têtes qui parlent, et à l'impression de certains passages où le texte est livré clé en main, et bonne chance au dessinateur pour y accoler des visuels. Globalement, la lecture fait apparaître un ouvrage très soigneusement conçu, à la fois dans sa structure, et dans l'utilisation de la richesse visuelle que permet la bande dessinée. Les pages se tournent rapidement, les notions sont claires et faciles à assimiler, et les auteurs tiennent leurs promesses : retracer l'histoire de la mondialisation et faire un bilan sur ses aspects les plus polémiques, en creusant les questions plus loin d'une simple vulgarisation.




lundi 1 novembre 2021

Les fleurs de cimetière

Nous sommes le résultat non fini d'un processus venu du chaos.


Ce tome contient une histoire autobiographique, indépendante de tout autre, une connaissance très superficielle de l'auteur suffit pour l'apprécier. La première édition date de 2021. Il s'agit d'une bande dessinée de 280 pages en noir & blanc, avec quelques pages en couleurs, entièrement réalisées par Edmond Baudoin, auteur d'environ soixante-dix bandes dessinées. Il commence avec une copieuse introduction de deux pages en petits caractères, écrite par Nadia Vadori-Gauthier (Une minute de danse par jour) en novembre 2020. Elle commence par poser des questions. Quelle est la mesure de la durée d'une vie ? Celle d'un homme ? Celle d'un arbre ? Elle évoque la façon dont les vies qui ont façonné celle de l'auteur se superposent, comment les dessins sont composés de sensations, des voyages, des arbres, des corps. Le lecteur se laisse porter par les sujets évoqués et les questionnements, tout en se demandant à quoi peut bien ressembler la bande dessinée dont elle parle.


Quatre dessins représentant Edmond Baudoin sur la première page, quatre autres sur la seconde et encore deux sur la troisième, chacune le montrant à un âge différent : naissance en 1942, en 1950, en 1954, en 1958, en 1963, en 1972, en 1980, en 1998, en 2009 et en 2015. Sous les deux dernières, l'auteur indique que : Les mamans n'ont pas dans leur organisme toutes les calories nécessaires, les richesses essentielles pour parachever le cerveau de leur bébé. Pour cette raison, à l'instant de l'accouchement, nous ne sommes pas finis. C'est quand, la vraie naissance ? Puis il évoque une de ses premières bandes dessinées, parue en 1982, alors qu'il avait quarante ans. Il s'y représente enfant, adolescent, adulte et vieux. Enfant et adolescent, il l'avait été. Adulte, il l'était. Et il se projetait en vieillard. Ces personnages se côtoient sur la place d'un village, Villars-sur-Var. Nice est à cinquante kilomètres au sud.


Ce livre forme une photographie d'époque, et il a aujourd'hui une couleur sépia. Le temps est passé. Faire des photos, du cinéma, écrire, c'est enregistrer la mort à l'œuvre pour la regarder en face, lui opposer la vie. Au début de L'Œuvre, Émile Zola raconte la vie d'un jeune peintre arrivant de la province à Paris. Il va en haut de Montmartre, et se promet qu'un jour cette ville lui appartiendra, quelque chose comme ça. Zola s'était inspiré de Cézanne pour le jeune peintre. Quand comme lui, l'auteur est venu pour la première fois dans la capitale, il a fait le pèlerinage. En haut des marches, il a crié : tu sauras qui je suis. Mais Paris n'en avait cure. Les éditeurs aussi, ils lui répétaient de revenir plus tard. En 1978, au retour d'un de ses voyages infructueux, la honte de retrouver son amie avec un panier vide, le fit errer sur le port de Nice jusqu'à la nuit. Il y avait du vent, les filins métalliques fouettaient les mats, ses dents crissaient. Le froid l'a décidé à affronter Béatrice. Dans les escaliers, à chaque marche, il a donné un coup de poing dans le mur, en répétant qu'il défoncerait tout le monde. Il habitait au troisième.



En 2021, Edmond Baudoin est âgé de soixante-dix-neuf ans, sa carrière de bédéiste est longue d'une quarantaine d'années et riche de plus de soixante-dix albums. D'une certaine manière, cette bande dessinée constitue une autobiographie savamment recomposée. L'auteur évoque sa mère, son père, son frère avec qui il entretenait une amitié fusionnelle, plusieurs de ses relations amoureuses, ses enfants, et plus rapidement ses petits-enfants. L'artistes les représente avec un noir & blanc un peu sec, parfois un peu griffé, parfois avec des traits charbonneux. Il intègre également des photographies sur quelques pages, par exemple page 148. Il évoque ses cinq enfants, certains plus en détail que d'autres, ses neuf petits-enfants, et même ses deux arrière-petits-enfants, ainsi que les différentes mères, le temps qu'il a consacré à sa progéniture, parfois plusieurs années, plus souvent quelques moments épars. Il parle de son mode de vie, de ses voyages qui n'étaient pas très compatibles avec une présence durable auprès d'eux. Il parle du cancer de l'un d'eux, des études de marionnettiste d'un autre, confié, encore adolescent, à un homme de l'art. Il parle de ce qu'il leur a transmis de l'exemple qu'il leur a donné, mais aussi de tout ce que eux lui ont donné et apporté, comment l'individu qu'il est a été construit par eux.


L'auteur évoque également son rapport avec les femmes, les nombreuses femmes avec qui il a eu des relations, quelques fois des enfants. Il les dessine sous forme de portrait, ou en train de lui parler, ou même comme une allégorie du mystère de la femme qu'il a surnommée Aile (pour Elle) et qui lui parle, l'interroge, commente son travail. Il les a dessinées, régulièrement nues, essayant de rendre compte de la vie qui anime les corps, mais aussi du mystère insaisissable qui demeure. Quelques-unes de ces peintures sont incluses dans l'ouvrage. Il parle également de ce qu'elles lui ont apporté, du fait qu'elles aussi ont contribué à son développement, à sa construction, à sa personnalité. Il évoque la découverte de la danse contemporaine avec Béatrice, ce qui donnera lieu à une bande dessinée : Le corps collectif Danser l'invisible, en 2019. Le lecteur éprouve la sensation de suivre le vagabondage de l'esprit de l'auteur, au fil de ses remémorations, une idée ou une formulation ou un dessin le faisant partir dans une direction différente. Puis il expose une autre séquence de sa vie quand le lecteur tourne la page, sans lien logique explicite. Il assume le fait de faire œuvre de reconstruction de ses souvenirs, leur partialité. Son flux de pensée s'avère protéiforme et sa matérialisation est très visuelle. La graphie de l'écriture change régulièrement : manuscrite, de type machine à écrire, pattes de mouche, et parfois article de journal. De la même manière, le registre des dessins passe d'esquisse, à des peintures monochromes, jusqu'à des photographies, ou de véritables tableaux naïfs ou expressionnistes, et même des portraits de lui réalisé par des collègues ou des étudiants.



Le lecteur se retrouve embarqué dans les pensées de l'auteur, entre état de fugue et associations libres d'idées et d'émotions, et remarques ou réflexions bénéficiant d'une prise de recul. Baudoin se laisse aussi bien guider par le texte que par les images. Le lecteur peut parfois éprouver l'impression que le scénariste s'est demandé comment caser certains éléments de sa vie lui tenant à cœur, mais pas assez conséquents ou substantiels pour donner lieu à un ouvrage à part entière. C'est ainsi que de la page 34 à la page 117 (avec une ou deux interruptions), chaque page de droite (impaire) est constitué du dessin d'un arbre, différent à chaque fois, représenté en pleine page, dessiné quand l'auteur était professeur de dessin à l'université du Québec de 1999 à 2003. Ces natures mortes ont été réalisées à l'hiver, des dessins allant du descriptif précis à l'impressionnisme, visiblement un exercice de style de l'artiste, mais aussi une occupation dans laquelle il s'est beaucoup investi, qui a compté pour lui. Ces pages ont tout à fait leur place dans un ouvrage autobiographique, leur positionnement dans la narration induit que ces études font partie intégrante de l'individu au même titre que tout le reste. Cela participe donc à cette immersion non linéaire, à la forme si particulière, dans l'esprit de l'artiste.


La narration n'est pas présentée explicitement comme une autobiographie, et d'ailleurs elle est lacunaire et elle n'aborde pas toutes les dimensions de cette vie. L'auteur ne donne pas d'éléments sur des éléments matériels comme ses revenus, sa santé, ou son hygiène alimentaire. Il évoque partiellement son œuvre, citant plusieurs de ses ouvrages comme Passe le temps (1982), Couma acò (1991), Piero (1998), Le corps collectif (2019), sa participation au magazine Le canard sauvage dans les années 1970, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Viva la vida (2011) également avec Troubs, J'ai été sniper (2013), ou encore Le chemin de Saint Jean (2002) dont le présent ouvrage pourrait être la suite. Pour autant, il ne s'agit pas d'un ouvrage narcissique car il cite également de nombreux auteurs qui ont laissé une empreinte durable dans sa vie, qui l'ont construit comme Christian Boltanski, Leonard Cohen, Maria Rilke, Francisco Coloane, Aude Mermilliod (et sa BD Il fallait que je vous le dise, 2019), Nelson Mandela (1918-2013) amoureux, Craig Thompson (et sa BD Blankets, 2003), Pier Pasolini, Gilles Deleuze, Fernand Bouisset (1859-1925, auteur de l'affiche pour le chocolat Menier), ou encore Jean-Marc Troubs avec qui il a réalisé plusieurs albums, et tant d'autres.



Comme l'annonce Nadia Vadori-Gauthier dans la préface de l'ouvrage certaines thématiques courent tout le long de ce livre : les personnes qui ont nourri son être, ses relations avec les femmes, son besoin de dessiner, sa soif inextinguible de liberté, les morts de migrants chaque année, les violences faites aux enfants et aux femmes, le temps qui passe et les façons de rester en vie pour résister à la mort, les souvenirs, la danse, les voyages, etc. Alors qu'il pourrait craindre une série d'anecdotes plus ou moins originales, plus ou moins parlantes, le lecteur découvre une vie sortant de l'ordinaire, une forme de liberté à la fois égoïste et très généreuse pour les autres, ainsi qu'une sensibilité poétique unique donnant à comprendre une vision du monde solidaire. Enfin, la forme choisie et construite par l'auteur donne la sensation au lecteur de s'introduire dans son esprit, de partager la richesse de sa vie, de penser à sa manière : ce qui aurait pu s'apparenter à un assemblage hétéroclite de dessins épars et sans rapport forme la tapisserie de sa psyché.


En feuilletant l'ouvrage, le lecteur se demande s'il s'agit bien d'une bande dessinée, ou d'un livre illustré. À la lecture, il s'avère qu'il s'agit un peu des deux, une forme hybride et libre découlant directement du mode de penser de l'auteur, affranchi de tout dogmatisme académique sur son moyen d'expression. Le lecteur s'immerge dans sa vie, non pas par un récit chronologique et factuel, ni par une rêverie décousue, mais dans un riche flux de pensées, un partage d'une rare prodigalité, une expérience quasi fusionnelle avec l'auteur. Le lecteur ressent qu'Edmond Baudoin participe à sa construction, qu'il le nourrit en lui offrant sans compter les expériences uniques de toute une vie. Chef d'œuvre.