Ah, madame, tout Paris est dans votre sourire !…
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une histoire autour du peintre Gustave Courbet (1819-1877). Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Fabien Lacaf (1954-2019) pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, rédigé par Dimitri Joannidès, intitulé Le réaliste engagé, composé de sept parties intitulées : Un autodidacte ambitieux, Un esprit politique, Courbet le communard, Un succès fulgurant, Les petites cachettes de L’origine du monde, Un artiste devenu incontournable, L’exil et la mort.
Paris, octobre 1866. La ville est en pleine mutation. Le baron Haussmann perce la vieille cité moyenâgeuse… Il ouvre de larges avenues rectilignes et repousse les quartiers populaires sur les périphéries… Déjà, à l’époque dans ce milieu bouleversé, deux mondes se côtoient… Les plus pauvres et les plus riches. En bas, paysannes et paysans des provinces de France qui deviendront ouvrières et ouvriers pour le meilleur… voleurs et prostituées pour le pire !… Car la ville-lumière, comme la lampe attirant les papillons de nuit, séduit tout ce que le monde compte de génies de son époque… Peintres, écrivains et musiciens. Ville de plaisir et de folie, elle attire aussi les nouveaux riches, millionnaires étrangers en tout genre. Millionnaires, qui comme le chante Offenbach, viennent dépenser à Paris Tout ce que là-bas, ils ont volé. Ce soir, première de La vie parisienne, opéra bouffe de Messieurs Meilhac et Halévy sur la musique d’Offenbach. Sur la scène du Palais Royal, les interprètes jouent et chantent, dont cette réplique évoquant un individu brésilien, ayant de l’or et arrivant de Rio de Janeiro plus riche aujourd’hui que naguère. Les paroles continuent : il a gagné tant bien que mal des sommes folles et il vient à Paris pour qu’elle lui vole tout ce que là-bas il a volé. Dans les baignoires, les spectateurs observent aussi bien l’opéra bouffe, qu’ils détaillent les autres spectateurs et leurs tenues. Soudain, une femme âgée pousse un cri d’horreur.
Dans les couloirs, un juge qui était au spectacle, accueille la police. Ils se rendent dans une baignoire : devant eux, une femme à la robe relevée, sans sous-vêtement, les jambes écartées, assassinée, avec un voile vert lui recouvrant la tête. Le commissaire identifie la mise en scène : une reproduction macabre d’un tableau licencieux de M. Courbet. C’est L’origine du monde. Il l’a vu la semaine dernière : il était invité chez ce diplomate turc qui vient d’arriver à Paris. Grosse fortune, très porté sur le beau sexe ! Collectionneur, joueur, tout le portrait du Brésilien, il a promis de se ruiner en un an ou deux !… Bref, il les amène en petit comité dans sa salle de bain, et là !… Eh bien là, sur un mur en marbre rose, un rideau vert (il est musulman) qu’il tire après tout un mystère de salamalecs… et apparaît cette peinture incroyable… et scandaleuse ! Une femme de face, jambes ouvertes, chemise relevée jusqu’à la poitrine, le sexe offert à tout vent, sans artifice. Pas de visage, coupée comme à l’étal du boucher… Incroyable !
S’il a lu d’autres tomes de cette collection, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre en guise d’évocation de cet artiste : une biographie classique ou un récit tournant autour. Profitant de la latitude éditoriale, l’auteur opte pour une enquête policière sur une série de meurtres dont la mise en scène reprend celle du tableau L’origine du monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877). Ainsi le bédéiste raconte une histoire autour de ce chef-d’œuvre. Dans le même temps, l’enquête des inspecteurs Antoine Maréchal et Laroque les amènent à rencontrer et à interroger les personnes qui gravitent autour du grand peintre, et aussi ce dernier, tout en évoluant dans différents cercles de la société de l’époque, c’est-à-dire un véritable polar, observateur et révélateur de la société dans laquelle il se déroule. Dans la dernière page, se trouve une citation du peintre : L’origine du monde et surtout son modèle, pour être universels, doivent rester anonymes. De fait, l’enquête s’articule autour de la recherche de l’identité de la femme qui a posé pour Courbet, ce qui permettra d’en déduire l’identité du meurtrier et son mobile. Lors de la réalisation de la présente bande dessinée, plusieurs hypothèses avaient cours sur ladite identité. Les deux inspecteurs sont amenés à considérer chacune d’entre elles.
La lecture commence par une page impressionnante : une première case de la largeur de la page pour une vue du ciel de Paris où il est possible d’identifier l’obélisque de la place de la Concorde, la cathédrale Notre-Dame de Paris, le Panthéon, puis une deuxième case de la largeur de la page en vue plus rapprochée avec la passerelle des Arts en premier plan, une troisième case de la largeur de la page cette fois-ci au niveau de la rue avec le dos de Notre-Dame en arrière-plan, et enfin deux cases dans la rue à la suite d’un enfant crieur de journaux. L’artiste réalise des cases dans un registre réaliste et descriptif, avec un grand soin apporté aux détails, et une densité visuelle élevée. Le lecteur peut voir que la solidité de la reconstitution historique lui tient à cœur, que ce soient les costumes et les toilettes d’époque, les accessoires, les façades et les sites emblématiques de Paris, les différents lieux comme le Palais Royal, l’hôtel particulier du diplomate Khalil Chérif Pacha (1831-1879) et quelques-unes de ses œuvres d’art, l’atelier de Gustave Courbet, l’opéra Garnier en construction, les terrasses sous les arcades de la place Vosges, etc. Le lecteur observe de ci de là des détails de la vie parisienne qui peuvent s’avérer surprenant : les petits métiers des rues, la mise en scène (authentique) du tableau L’origine du monde dans la salle de bain de Khalil Bey, la circulation des fiacres, l’aménagement de l’atelier de photographie boulevard des Capucines, le numéro érotique de Cora Pearl, la déambulation d’un chevrier et de son troupeau d’une demi-douzaine de bêtes dans les rues, etc.
Le dessinateur est également mis à contribution pour mettre en scène des personnages connus. Il reproduit l’apparence de Gustave Courbet bien sûr, Charles Baudelaire (1821-1867), du critique d’art Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), du diplomate Khalil Chérif Pacha (1831-1879), du peintre James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), du photographe Gaspard-Félix Tournachon (1820-1910, Nadar), de l’écrivain Jules Verne (1828-1905) qui vient donner un exemplaire de De la Terre à la Lune (1865) à Nadar, et des différents modèles qui auraient pu poser pour le célèbre tableau. Qui plus est, l’artiste se montre un excellent conteur, ce qui constitue souvent un défi pour un roman policier. En effet les images ont tendance à montrer ce qu’il est plus facile de dissimuler quand il s’agit d’un roman. En auteur complet, Fabien Lacaf construit ses séquences de sorte qu’elles présentent toujours un intérêt visuel. Son investissement dans cette bande dessinée transparaît également au cours des scènes de dialogue : les personnages vaquent à leurs occupations pendant qu’ils parlent, et les décors sont représentés en arrière-plan. L’emploi du dispositif qui consiste à se focaliser sur les silhouettes ou les visages par une succession de champs et contrechamps avec un camaïeu pour fond reste l’exception, ce qui donne des discussions pleines d’entrain.
En page quarante-six, l’auteur inclut des facsimilés de journaux qui laissent entendre que les assassinats à la manière du tableau ont réellement eu lieu. Quoi qu’il en soit, le lecteur suit les deux inspecteurs et il fait ainsi la rencontre successivement de la bohémienne Flanelle, puis de l’irlandaise Joanna Hifferman (1843-1903) lorsque Courbet en évoque son souvenir avec Baudelaire, de Marie-Anne Detourbay, dite Mademoiselle Jeanne de Tourbey (1837-1908, maîtresse du prince Napoléon), de Cora Pearl (1836-1886, célèbre demi-mondaine, surnommée La grande horizontale), de Constance Quéniaux (1832-198, danseuse de l'opéra de Paris et courtisane). Les deux inspecteurs surprennent même Virginia Oldoïni (1837-1899, dite la Castiglione, maîtresse de Napoléon III) en pleine séance de pose coquine. L’ensemble des modèles pour L’origine du monde est ainsi présenté. L’enjeu du récit ne réside pas dans la découverte de l’identité du tueur ou de ses motivations puisqu’elles sont révélées dans une scène au deux-tiers du récit. Il s’agit bien de dépeindre une époque, et les réactions suscitées par le tableau. En passant ainsi en revue les différentes femmes ayant pu servir de modèle, le lecteur constate qu’elles appartiennent à des milieux sociaux très différents, renforçant ainsi le postulat d’universalité voulu par le peintre. Comme dans les autres tomes de cette collection, la lecture du dossier réalisé par Dimitri Joannidès apporte de nombreux éléments complémentaires intéressants sur différentes facettes du contexte, que ce soit l’ambition du peintre, sa conscience politique se traduisant par des sujets issus des classes populaires, sa participation à la Commune de Paris (1871), son exil, et le devenir son tableau L’origine du monde après avoir été vendu par Khalil Bey.
Les tomes de cette collection se suivent et ne se ressemblent pas, les auteurs bénéficiant d’une vraie liberté éditoriale pour aborder l’artiste sous l’angle qui les intéressent. Fabien Lacaf s’est pleinement investi dans la réalisation de cet album, à commencer par la narration visuelle d’une grande consistance, et la densité du récit. Il a été inspiré par une déclaration du peintre sur l’importance de l’anonymat de son modèle, ce qu’il met en scène dans un polar auscultant la société de l’époque sous cet angle. Pour la petite histoire, postérieurement à la parution de cet ouvrage, en 2018, l'écrivain Claude Schopp a trouvé une indication dans la correspondance d’Alexandre Dumas fils qui désignerait Constance Quéniaux comme le modèle.