mercredi 30 octobre 2024

Bruce J. Hawker T05 Tout ou rien

À l’arme blanche, les gars ! La mort silencieuse !


Ce tome est le cinquième d’une heptalogie. Il fait suite à Bruce J. Hawker tome 4 Le puzzle (1987). Cet album a été réalisé par William Vance (1935-2018) pour le dessin, et par Petra Coria (1937-2024) pour les couleurs, avec André-Paul Duchâteau (1925-2020, créateur de la série Ric Hochet) au scénario. Il a été prépublié dans les numéros 629 à 639 du journal de Tintin au dernier trimestre 1987. La première édition en album date de 1988. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Dans les montagnes espagnoles proches de la côte, le brigand Teixido et sa petite troupe d’hommes avancent d’un bon train, à la poursuite des Anglais qui ont agi plus tôt qu’il ne l’avait prévu. En fait, ce sont les cris hystériques du commandant des hussards qui les ont réveillés et incité à se mettre en route sur le champ, afin que le chargement ne leur échappe pas. Teixido est assez content de lui : le chargement échappe aux soldats espagnols mais pas à eux, et ils vont réussir à atteindre le pont des Loups avant les Anglais, pour leur y tendre un piège. En effet cette formation rocheuse constitue un vrai coupe-gorge, et c’est là qu’ils vont les intercepter. Depuis les hauteurs, ils voient les Anglais arriver à l’extrémité du pont en contrebas. Un des chevaux des brigands hennit, et il est entendu par Bruce J. Hawker : leur présence est éventée. Mais avant que Teixido et ses hommes n’éperonnent leurs montures pour descendre la pente et fondre sur les Anglais, un tintement de clochette se fait entendre.



Un prêtre et un enfant de chœur allant apporter l’extrême onction se présentent de l’autre côté du pont, et avancent vers les Anglais. Ils indiquent qu’ils vont secourir un malade en danger de mort, les Anglais décide de les laisser passer. En fait il s’agit de deux hommes de Teixido qui dégainent les armes qu’ils tenaient cachées et qui ouvrent le feu. La riposte ne se fait pas attendre et ils sont abattus, mais deux Anglais sont morts. Bruce J. Hawker réagit en un clin d’œil : il pousse la charrette et la fait basculer dans le vide, où elle se retrouve dans les eaux du fleuve en contrebas. Les brigands donnent l’assaut sur le pont et tirent, un autre compagnon de Bruce J. Hawker meurt sous les balles. Hawker récupère son cheval et il prend la fuite avec Diana Summerville. Ils parviennent à s’enfuir, et Teixido décide de concentrer ses efforts sur la récupération du chargement de la charrette qui comprend la fameuse arme secrète des Anglais. Ils laissent donc filer les fuyards, et ils doivent maintenant descendre jusqu’au lit de la rivière. Ils doivent agir vite car cet idiot de commandant des hussards finira peut-être par comprendre ce qu’il s’est passé et par s’amener ici. Teixido laisse deux hommes avec un baril de poudre sur le chemin, et autres descendent avec lui. Bruce J. Hawker et Diana Summerville continuent de s’éloigner.


Alors qui va réussir à conserver le puzzle ? Mine de rien, le scénariste fraîchement arrivé dans le tome précédent a réussi avec ce McGuffin (personne ne connaît la nature de cette arme révolutionnaire, ni le lecteur, ni les personnages, et ce depuis le premier tome) à créer une puissante dynamique narrative, avec trois factions cherchant à s’approprier ces pièces. Ainsi les Anglais veulent récupérer leur bien (c’est même la perte de ce puzzle qui a mené le héros à la déchéance sociale), les brigands espagnols par pur intérêt (ils ne savent même pas à quoi ressemblent ces pièces détachées), et l’armée espagnole pour empêcher ainsi leurs ennemis d’avoir deux longueurs d’avance dans la course à l’armement. Dans cette course à l’échalote, les stratégies des uns sont mises à mal par l’intervention inopinée des autres, et les troisièmes à l’affut du moment opportun pour mettre la main sur ce truc si convoité. Le scénariste joue également sur le niveau d’informations des uns et des autres, et sur les conséquences d’une décision basée sur des informations obsolètes ou erronées. Ainsi, l’intrigue s’étoffe, dépassant la simple traque des brigands derrière les fuyards anglais. De plus, l’auteur met à profit le lieu où se déroule l’action : d’abord un paysage de montagne avec des pentes abruptes, un pont de pierre, un cours d’eau avec un fort courant, puis une plage, et enfin le retour en pleine mer, alors que quatre navires s’affrontent, pour se terminer par un abordage en règle, et un affrontement sans merci.



Le lecteur se rend compte qu’il attend avec gourmandise de retrouver la narration visuelle, à commencer par la représentation des paysages. Petra Coria va au-delà d’une mise en couleur de type naturaliste, avec de superbes effets impressionnistes. Dès la première page, elle établit une ambiance matinale dans la montagne par un dégradé de bleu, évoquant une légère brume généralisée, sans rapport direct avec la végétation ou la couleur des roches. Les personnages n’en ressortent que mieux au premier plan, cette luminosité faisant ressortir le caractère irréel de se retrouver dans un décor naturel calme et imposant, en risquant sa vie sous la menace d’autres êtres humains. Planches quatorze et quinze, la mise en couleurs produit un effet similaire : une plage noyée dans la brume, avec un sable tirant vers le gris, une mer d’un gris plus soutenu, avec un liseré de blanc pour l’écume, et un ciel également gros avec une zone blanche pour l’horizon au-dessus de l’eau, une sensation liquide enveloppante parfaitement adaptée. De même, le lecteur ressent l’ambiance nocturne générée par le violet minéral du ciel. Il constate en planche trente-cinq que le jour se lève avec un ciel ensoleillé pour une claire journée, qui éclaire doucement les scènes de carnage de la bataille navale, puis de l’abordage. Enfin, le récit revient aux montagnes, où la jaquette colorée de Teixido et d’un de ses sbires ressort sur le bleuté des pentes.


L’artiste est donc bien servi par le scénariste qui lui mitonne une intrigue avec une bonne sensibilité pour les moments visuels et l’action, avec un niveau de complexité certain. Le lecteur ralentit direct son rythme dès la troisième planche pour regarder le pont enjambant la rivière en contrebas, aux côtés des brigands espagnols. Cette case occupe les deux tiers inférieurs de la page : un rendu de type pointilliste pour une pente abrupte en arrière-plan, des rochers avec un contour encré de manière traditionnelle et un rendu très tactile de leur texture, en bas au centre, une troupe de cinq cavaliers. Le lecteur prend le temps de regarder ce tracé rectiligne qui correspond au pont, ainsi que d’identifier le cours d’eau. Impossible de résister à l’incongruité de ce prêtre en soutane noire avec un chapeau à très large bord, et devant lui l’enfant de chœur dans une robe rouge avec de la dentelle blanche. Comme dans le tome précédent, le dessinateur sait mettre à profit une case tout en hauteur pour la chute du chariot. Arrivés sur la plage, Bruce J. Hawker et Diana Summerville engagent leurs montures dans la mer pour s’éloigner des tireurs, avec un jeu d’écume remarquable autour des chevaux. Bien évidemment, le lecteur prend le temps de savourer les dessins des navires, la finesse des traits pour en représenter chaque détail du pont, des mâts, des voiles, des gréments, etc. Dans la dernière case de la planche trente-et-un, l’artiste revient à un mode pointilliste pour la côte vue depuis la mer, dans la brume nocturne et cinq petites formes en étoile pour évoquer le tir des canons. Alors que la course-poursuite s’engage en mer, le lecteur découvre une petite case, en vue du ciel à la verticale, avec le bleu de l’eau en fond et le schéma des quatre navires (le vaisseau espagnol et les trois Britanniques, le Glorious, le Lone et le Sarah) pour expliquer la tactique imaginée par les Anglais.



Le mode de dessin se montre tout aussi efficace pour la sécheresse et la rudesse des combats, et pour cette touche élégante qui apporte un élan romanesque aux principaux personnages, Bruce J. Hawker avec sa chevelure toujours aussi impeccable, et la magnifique Diana Summerville dont il a fait la connaissance dans le tome précédent. Dans la continuation de la série, le lecteur peut voir que la mort continue de frapper de manière définitive, dans une approche adulte : les individus abattus par une arme à feu, un brigand qui lâche prise en descendant la paroi verticale vers la rivière et qui s’écrase plusieurs mètres plus bas s’éclatant la tête sur un rocher, le capitaine espagnol avec le ventre transpercé par une épée, une sentinelle espagnole atteinte en plein cœur par un poignard lancé par un Anglais, etc. Le ton de ces aventures reste adulte, et les combats sont le plus souvent mortels. Hawker reste un héros bon teint et pur, tout en sachant se battre jusqu’à la mort si nécessaire. Le lecteur sent que les auteurs sont parfois tentés de faire un bouffon de Teixido, mais sans franchir la ligne : il reste un brigand prêt à tuer pour le profit, matois et rusé. Et puis, il y a Diana Summerville : les violences et traumatismes qu’elle a racontés à Hawker ne sont pas oubliés. Elle agit en conséquence, entre femme obligée de se conformer à quelques attentes sociales (par exemple obéir à Lund le commandant du navire, se mettre à l’abri lors des combats) et être humain à qui il ne reste que la vengeance pour obtenir une forme de justice. Un personnage remarquable.


André-Paul Duchâteau confirme qu’il s’est glissé dans le moule établi par les trois premiers tomes, et qu’il apporte une densité supérieure aux aventures de Bruce J. Hawker. Le tandem William Vance & Petra Coria fait des merveilles pour l’ambiance des scènes, la narration visuelle claire et dynamique, les éléments adultes sans être trop graphiques, le réalisme rehaussé d’une saveur impressionniste, et d’une discrète touche romanesque pour le héros. Les personnages continuent de courir après une mystérieuse arme secrète, leurs stratégies et leur avancée étant contrariées par les deux autres factions, avec une compréhension partielle de la situation. Une belle aventure pour les lecteurs de tout âge.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire