mardi 29 octobre 2024

Truman Capote: Retour à Garden City

De toute façon, c’est un livre tellement douloureux que personne n’aura le courage de le lire.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre qui ne nécessite pas de connaître les circonstances des meurtres de la famille Clutter, ni des éléments biographiques de la vie de Truman Capote. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Xavier Betaucourt pour le scénario et par Nadar (Pep Domingo) pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-six pages de bande dessinée. Il se termine avec une bibliographie sélective d’ouvrages et de films utilisés comme références par les auteurs, une bibliographie de Truman Capote, et une bibliographie de chacun des deux auteurs.


La nuit, à un passage à niveau, la barrière se relève, et l’automobile peut pénétrer dans la propriété de H.W. Clutter. Le conducteur arrête le véhicule et éteint les phares. Il se tourne vers le passager et lui demande : Alors ? L’autre répond qu’ils doivent partir, avant qu’il ne soit trop tard. En mars 1967, une voiture pénètre dans la petite ville de Holcomb au Kansas. Il s’agit de deux journalistes de Life Magazine ; ils viennent pour couvrir le tournage du film tiré du roman de Sang-froid. Devant la maison des Clutter, Truman Capote est en train de répondre à quelques questions de journalistes : il explique qu’il a absolument voulu Richard Brooks comme réalisateur car lui seul était capable d’imposer le noir et blanc et des comédiens inconnus aux producteurs. Il continue : les studios voulaient Steve McQueen et Paul Newman pour tenir les rôles de Dick et Perry. Lui, le réalisateur, voulait des comédiens qui ressemblent aux personnages réels, et il a eu diablement raison. Capote continue encore : Pareil pour la maison, Richard Brooks voulait tourner sur les vrais lieux du drame, ici, au palais de justice, dans le magasin où ils ont acheté la corde. Il se tourne vers le réalisateur pour savoir s’il peut emmener les journalistes dans la maison. Brooks lui demande de faire vite : ils ont une scène à tourner et la lumière commence à baisser. L’écrivain emmène la petite troupe à l’intérieur en indiquant qu’il va montrer où ils ont égorgé Mr Cutter et assassiné le rester de la famille, tout est resté en l’état.



Le soir, Truman Capote est en train de savourer un whisky, seul au comptoir. Il est rejoint par Richard Brooks. Ce dernier lui demande de faire partir les journalistes, sa popularité le dérange, il ne peut pas tourner avec toute cette troupe dans les pattes. Capote accepte : ils seront partis demain, sauf le journaliste de Life, car il veut faire un long article sur lui. Bill Jensen du Weekly Magazine s’impose dans leur conversation en leur ordonnant de partir : les habitants ne veulent pas des gens d’Hollywood ici ! Il continue : ils vont attirer des indésirables et ça sera la pagaille dans tout le comté de Finney. Le serveur vient le prendre par l’épaule pour le calmer et l’éloigner. Capote explique à Brooks de qui il s’agit, la scène correspondante à leur rencontre initiale est tournée le lendemain. Le journaliste de Life Magazine comprend qu’un des deux acteurs joue le rôle de l’écrivain et il s’en étonne auprès de Capote car ce dernier ne figure pas dans son roman. Il répond que c’est un choix de Richard, et que ça ne s’est pas passé aussi bien que ça en réalité.


En fonction de sa connaissance du sujet, le lecteur peut aborder sa lecture en candide, en ayant vaguement à l‘esprit que Truman Capote (1924-1984) est un écrivain célèbre et qu’il a écrit un livre sur un meurtre, ou alors en ayant une idée plus précise sur le sujet, peut-être en ayant vu le film de 1967 réalisé par Richard Brooks (1912-1992), ou en ayant lu le livre De sang-froid (1966). Il comprend vite que tout part des meurtres de la famille Clutter : le père Herbert William (48 ans), la mère Bonnie Mae (45 ans), la fille Nancy Mae (16 ans) et le fils Kenyon Neal (15 ans) dans leur demeure le 15 novembre 1959. Le récit commence par deux pages en noir & blanc : le lecteur comprend qu’il s’agit d’une scène du film de 1967, adaptant le livre. Il y a ainsi sept séquences en noir & blanc reprenant une scène du film, cinq de deux pages, une de quatre pages, et une d’une page. Leur fonction est double : servir de reconstitution d’une partie des faits dont les meurtres, et attirer l’attention sur le fait qu’il s’agit d’une fiction, c’est-à-dire que ce n’est pas un reportage en temps réel et que les faits véridiques diffèrent forcément. Le journaliste de Life Magazine fait d’ailleurs observer que le réalisateur a effectué un travail d’adaptation du livre, en y apportant des modifications. Cela induit dans l’esprit du lecteur que le livre lui-même, aussi minutieux que Capote se soit montré, diffère fatalement de la réalité sur certains points.



Pour rendre compte des enjeux, les auteurs ont choisi une structure mêlant plusieurs lignes temporelles : quelques extraits du film (une partie des scènes en train d’être tournées ce qui permet un commentaire à chaud de Capote), le retour de Truman Capote à Holcomb pendant le tournage, le retour de Capote à Golden City à deux reprises, ses visites au détenu Perry Smith, l’ordre chronologique prenant le dessus vers la moitié du récit. Le lecteur voit qu’ils ont effectué un travail de recherche conséquent, avec une narration sophistiquée qui charrie de nombreuses informations, tout en étant facile et légère. Le récit parvient à donner tous les éléments nécessaires à la compréhension : déroulé du meurtre, phases successives du procès et des appels, travail d’écriture de Truman Capote pendant six ans, sa vie personnelle avec son conjoint Jack Dunphy (1914-1992), des aperçus des réactions du grand public et des habitants de Golden City. Deux scènes montrent un aperçu de la vie mondaine de l’auteur et il croise Andy Warhol (1928-1987) dans une boîte de nuit, Norman Mailer (1923-2007) dans une soirée mondaine, et il est régulièrement accompagné par son amie Nelle Harper Lee (1926-2016) autrice de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur (1960, To kill a mockingbird).


La narration visuelle participe à plein à la reconstitution historique. Le lecteur est immédiatement séduit par son apparence un peu ronde, par le sourire de Truman Capote, par les aplats de noir qui donnent du poids à chaque case, par l’élégance de l’alliance entre les traits encrés et les éléments en couleur directe. Il est visible que l’artiste prend un grand plaisir à réaliser les séquences de film, dix-sept pages au total : un noir & blanc avec un fort contraste dans un style film noir, et une mise en scène accentuant la dimension dramatique. Ces séquences rendent les autres plus réalistes par contraste. L’artiste impressionne également par la qualité de la reconstitution historique : les modèles de voitures, les tenues vestimentaires, les ameublements. Le lecteur prend le temps à plusieurs reprises de savourer un lieu, une atmosphère : l’attroupement devant la demeure de feu la famille Clutter sous une douce lumière jaune orangé, la cuisine années 1950 avec ses rares appareils électroménagers massifs, la pièce du palais de justice encombrée par les journalistes, la boite de nuit bondée dans sa lumière artificielle rose, la magnifique terrasse ombragée de la villa louée par Capote & Dunphy à Palamós, au Costa Brava en Espagne, le hall feutré d’un hôtel de luxe à Londres avec son tapis moelleux, une vue du ciel générale de la station de ski de Verbier en Suisse dans une lumière hivernale, une promenade automnale dans un bois, les couloirs grisâtres sinistres de la prison où est détenu Perry Smith, etc.



Le jeu des acteurs apparaît d’une grande justesse et transmet de nombreuses informations. L’hostilité d’une partie de la population de Golden City envers Truman Capote, l’attitude très professionnelle et efficace du réalisateur, l’admiration émerveillée de madame Dewey (l’épouse de l’inspecteur chargé de l’enquête) alors qu’elle reçoit la célébrité qu’est Capote à dîner chez elle, le regard mi amusé mi blasé de Nelle Harper Lee en l’observant, la mine résignée et fataliste de Perry Smith, les mimiques désapprobatrices de Jack Dunphy quant à certaines des relations sociales de son amant le contraste entre le sourire de Capote en public et son épuisement grandissant au fil des mois et des années qu’il consacre à son roman, allant jusqu’à une détresse angoissée. Le lecteur perçoit ainsi la dissonance émotionnelle qui s’établit entre son paraître et ses ressentis. C’est un peu décontenançant de prime abord car le récit est présenté avec Truman Capote au centre, le lecteur s’associant à ses efforts pour écrire ce roman, pour attester du fait qu’il veut faire ce livre pour que Smith et Hickock ne soient pas juste perçu comme des monstres, comme il le dit au premier. Ce décalage induit une prise de recul chez le lecteur qui réfléchit à ce qui se joue, et qui relève d’autres éléments, des remarques et des réactions au projet de l’écrivain.


Le journaliste local prend Truman à partie : il s’étonne que l’écrivain souhaite réaliser un roman sur un sujet aussi misérable, il lui dit clairement que les habitants n’ont pas besoin d’un écrivain de New York, qu’ils veulent juste oublier cette horreur. Une fois le roman paru, la postière Myrtle Clare s’en prend à lui en réfutant le fait qu’elle parle comme il la décrit, qu’elle ait vraiment tenu certains propos. Capote nourrit son roman pour partie de la relation privilégiée, de nature amicale, qu’il développe avec Perry Smith, à qui il rend régulièrement visite dans sa cellule. Les auteurs mettent en scène plusieurs facettes de cette relation, celles-ci finissant par orienter le comportement de Capote dans une certaine direction, établissant ainsi le point de vue des auteurs. Le lecteur constate que l’écrivain envisage les différents acteurs de la tragédie, y compris les habitants, comme de la matière pour son roman, une forme de vampirisme, celle de l’écrivain réalisant une œuvre sur le réel. Or il écrit sur un massacre ignoble, mettant, de ce point de vue, ainsi à profit la tragédie pour son œuvre. Sa relation avec Perry Smith se teinte également d’ambigüité. Truman détecte l’orientation homosexuelle de ce jeune homme, identique à la sienne. Il apprend que leur jeunesse présente des similitudes, issus d’une famille pauvre, n’ayant pas reçu d’amour de leur mère. D’une certaine manière, Perry Smith est le criminel que Capote aurait pu devenir s’il n’avait pas respecté la loi. La relation prend une dimension malsaine quand Smith comprend que leurs discussions servent également à alimenter l’écriture du roman, et plus dur encore quand Capote en vient à redouter les nouveaux appels, décalant ainsi la date de l’exécution capitale, et, par voie de conséquence, l’achèvement de son roman. Après la parution, un journaliste n’hésitera pas à lui faire observer que l’écrivain aurait pu engager un meilleur avocat à ses frais, pour la défense des deux accusés.


Le lecteur a peut-être été attiré par l’envie d’en savoir plus sur Truman Capote, sur le processus d’écriture de son œuvre la plus célèbre. Il apprécie immédiatement la qualité de la narration visuelle : agréable à l’œil, constituant une solide reconstitution historique, faisant apparaître les états d’esprit des personnages, avec une direction d’acteurs remarquable. Dans un premier temps, le récit semble rester au niveau d’une simple reconstitution factuelle, rehaussé par un réarrangement chronologique qui sert à faire ressortir des rapprochements, des liens. Petit à petit, le regard du lecteur change sur Truman Capote, entre écrivain totalement investi dans son art, et simple être humain s’étant adapté à ses névroses, confronté à une horreur ayant des résonances intimes.



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