On n’arrête pas un mystère, votre excellence.
Ce tome fait suite à Djinn - Tome 3 - Le Tatouage (2003) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également le dernier tome du cycle ottoman, composé des quatre premiers albums. Sa parution originale date de 2004. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Mirallès pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant les particularités de l’écoulement du temps dans la série, ainsi que l’exil de Abdülhamid II déposé par les Jeunes Turcs et leur tentative pour récupérer les avoirs qu’Abdhülhamid détient dans différentes banques, pour finir avec le sort probable des oiseaux relâchés et des femmes libérées, certainement très différent de ce qu’il a préféré pour son récit.
Dans les années 1950, en plein désert, un groupe de trois véhicules tout-terrain à quatre roues motrices avance à vive allure. Passagère dans l’un d’eux, Kim Nelson réfléchit : elle est à la recherche d’un trésor. Ou d’une folie. Car c’est une folie de croire que le passé peut répondre aux questions du présent. Mais cette folie, elle veut l’assumer. Il y a des années de cela, une autre caravane s’était enfoncée dans le désert, à la poursuite du même mirage. Une djinn y participait et c’était sa grand-mère. Elle en est revenue, elle… Mais les autres ? … C’était en 1912. Dans l’ambassade d’Angleterre à Istanbul, L’ambassadeur sir Hawkings descend au sous-sol pour essayer de poser des questions au soldat allemand rescapé de l’expédition de Von Henzig, visant à s’approprier le trésor du sultan Murati. L’homme est désemparé tenant un discours décousu dans lequel il est question de là où ça siffle, là où ça rampe, d’une femme si belle dans ses voiles qui dansaient et qui était un démon, Jade… Toujours dans la voiture, Kim Nelson repense à sa grand-mère qui était belle et que l’on qualifiait de démon. Elle se souvient que les autres lui disent qu’elle a changé. Elle se souvient de sa dernière discussion avec Dame Fazila du massage prodigué par Muslim sur son corps nu, devant toutes les autres filles de l’établissement également nues. Le mot Jade était apparu au creux de ses reins, comme un tatouage au henné. Les autres femmes s’étaient écartées, effrayées.
C’est à ce moment que Amin Doman entre dans ce grand hammam et qu’il souligne que Kim Nelson dispose maintenant du pouvoir d’être riche. Elle n’aura qu’un mot à dire, une formule à prononcer, et la grande porte va s’ouvrir, celle du temple qui contient le trésor. Il ne reste plus qu’à fixer la date du départ. Ibram Malek lui fait sèchement observer qu’il faut de l’argent pour monter une telle expédition. Doman reconnaît que c’est vrai et qu’il est irrémédiablement ruiné, un état qui ne lui convient guère, en fait. Dame Fazila intervient dans la discussion : elle financera le matériel dont ils ont besoin, contre cinq pourcents de tout ce qu’ils trouveront. Kim précise que ce sera pris sur la part de Doman. Fazila ajoute une autre condition : Doman doit lui livrer Kémal, car il a battu une de ses courtisanes, il doit payer. Domal n’hésite pas un instant : il accepte. Un groupe d’une vingtaine de courtisanes nues armées de verges marchent sur Kémal et se vengent, Ziria en tête.
Fin du premier cycle, c’est-à-dire la promesse de la résolution des principaux conflits de l’intrigue. Le lecteur garde à l’esprit que le scénariste se sert des faits historiques comme d’une toile de fonds dont il s’autorise à modifier des détails et même des faits pour servir son récit, car il ne s’agit pas d’une bande dessinée de nature historique, mais d’un conte proposant sa propre interprétation de la créature malfaisante appelée Djinn. Pour autant, il prend soin dans son introduction d’évoquer la passation de pouvoir qui s’est opérée en Turquie. Il écrit : Le 28 avril 1909, le sultan calife Abdülhamid II quitte son palais de Yildiz pour la gare de Sirkeci où un train spécial l’attend qui le conduira en Salonique. Il continue : C’est l’exil, la fin d’un règne, d’une certaine idée de l’empire. Il sera remplacé sur le trône par son frère cadet, Mehmed V Resad. Dans ce même paragraphe, il évoque l’arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs, et leur tentative pour récupérer les avoirs qu’Abdhülhamid détient à la Deutsche Bank, la Banque Ottomane, et le Crédit Lyonnais, puis la Sublime Porte (porte d'honneur monumentale du grand vizir à Constantinople), jusqu’à l’Armistice, et le décès du sultan déchu le dix février 1918. Le lecteur dispose ainsi des éléments historiques lui permettant d’apprécier le décalage avec les événements de la bande dessinée : le sultan (fictif) Murati abdique en 1912, au lieu de 1909. Ainsi il est bien question de son abdication et de son trésor, mais réappropriés et réaménagés dans une œuvre de fiction, dont le centre intérêt se trouve dans ses personnages fictifs, et le symbole de la djinn.
Certes le lecteur souhaite connaitre le dénouement du récit, l’issue de la double chasse au trésor (en passant, il se rend compte qu’il s’agit du même trésor à quarante années d’intervalle), tout en sachant déjà que Miranda Nelson et sa petite-fille Kim ont triomphé de l’épreuve la plus redoutable et la plus exigeante. Avant, il entame sa lecture en savourant par anticipation le plaisir de pouvoir se projeter dans cette Turquie aux contours fantasmés, à la fois par sa sensualité (ce lieu évocateur du harem), à la fois par la possibilité du surnaturel. Il se trouve transporté dans cet ailleurs dès la première page, avec cette grande étendue désertique au relief chahuté par les formations rocheuses, en contraste total avec la belle bâtisse de forme rectangulaire, ses beaux escaliers en extérieur et ses arbres et arbustes bien taillés, modelés par la main de l’homme. De page en page, le lecteur prend le temps d’observer chaque lieu, le détail des aménagements naturels ou construits, et l’ambiance lumineuse : le grand salon de l’ambassade et ses rideaux dorés, l’infirmerie en sous-sol et son mobilier froid et métallique, le hammam de Dame Fazila et son air saturé d’humidité, les magnifiques dorures de la grande salle du palais du sultan, l’émouvant envol des oiseaux au-dessus du toits des bâtiments du palais dans une vue en plongée, la chaleur sèche de la tempête de sable, la caverne irréelle baignée de rouge en souterrain telle une antichambre de l’enfer, la nuit tombante sur le désert le nimbant d’un bleu céleste, une dernière déambulation sous les hautes voûtes du souk, une vue en hauteur sous la coupole de la mosquée bleue. Autant de lieux rendus enchanteurs et uniques.
La collaboration entre le scénariste et l’artiste se voit à chaque page, avec des moments mémorables, à la fois grâce à la situation imaginée par Dufaux, et par la mise en scène de Mirallès. Le lecteur se souviendra longtemps de ce groupe de femmes nues avec des variations de morphologie (ce n’est pas un groupe de modèles féminins avec toutes la même silhouette) marchant droit vers lui, armées de cravache. Comme dans les tomes précédents, la nudité reste présente, uniquement mise en œuvre quand elle est indissociable de la séquence, ce qui se produit deux fois, la première dans le hammam, la seconde lors d’une partie de jambes en l’air à trois. Le lecteur n’est pas près d’oublier cette page avec deux cases de la largeur de la page, la première correspondant à l’envol des oiseaux libérés, la seconde au regroupement de toutes les femmes du harem (il n’aurait pas imaginé qu’elles étaient aussi nombreuses). Puis vient le moment de pénétrer dans le temple qui abrite le trésor, ce qui se passe en deux phases. Dans la première l’artiste montre une tempête de sable, sous l’effet du simoun, pendant six pages. L’effet de sable voletant est réalisé en couleur directe, produisant une sensation étouffante. Les aventuriers finissent par découvrir une mince fente dans la très haute paroi rocheuse, dans laquelle ils pénètrent, le tout-terrain paraissant minuscule… et le lecteur supposant comme une connotation sexuelle sciemment mise en scène.
Les aventuriers parviennent enfin à la salle du trésor, qui elle aussi présente une forme très particulière, ou plutôt qui dégage une ambiance très marquée, dans des tons rouge orange, un phénomène vraisemblablement surnaturel très troublant. Le scénariste a joué cartes sur table dans son introduction : Le temps ne cesse de se contracter et de se dilater dans Djinn. Alors qu’elle pénètre dans la première enceinte en tout-terrain, Kim Nelson observe les ossements de la précédente expédition, jonchant le sable… et quarante ans plutôt Jade éprouve la sensation d’entendre un bruit de moteur en traversant la même zone. Une séquence des années 1950 se transforme en séquence de 1912 sur une même page. Alors que Kim Nelson, Ibram Malek et Amin Doman se tiennent devant le gardien du trésor très inattendu, le lecteur peut s’interroger sur la mise en scène. Il peut la percevoir comme une forme d’hallucination collective, Malek faisant référence à un gaz hallucinogène. Dans le même temps, la réalité concrète du trésor fait sens, ainsi que son évolution d’une époque à la suivante.
En tournant la dernière page de ce cycle, le lecteur prend un instant pour repenser aux deux héroïnes. La dernière séquence est consacrée à Kim Nelson : elle apparaît alors comme le personnage principal. Elle avait décidé de ce voyage en Turquie, avec un objectif très personnel et très concret. Elle a fait le choix conscient d’un apprentissage impliquant des compétences sexuelles. Sa détermination lui a permis d’aller jusqu’au bout, pour atteindre le but qu’elle s’était fixé, en refusant d’être une victime ou de se résigner à subir, en réalisant cet apprentissage à la fois en respectant les points de passage obligés (en particulier la nudité publique et des relations sexuelles avec des partenaires non choisis), à la fois en l’accomplissant en restant maître de ses pensées, en développant l’état d’esprit lui permettant de le considérer comme des pratiques professionnelles ou des techniques à maîtriser, tout en conservant sa personnalité intègre… et en en sortant forcément transformée. À comparer son comportement en début de récit et en fin, elle est devenue plus autonome, plus confiante en elle en ayant réussi à se dépasser, libérée des injonctions implicites de la société, d’une certaine manière révélée à elle-même, et émancipée. L’autre personnage principal apparaît comme étant Jade, qui est elle-même passée par les mêmes étapes que Kim Nelson avant le début du récit, et qui triomphe d’épreuves d’une nature différente, pour elle aussi passer à une autre phase de sa vie, avec également un degré d’émancipation plus élevé. À côté d’elles, les personnages masculins deviennent secondaires, au mieux un peu fades, au pire veules, mesquins et pitoyables.
Fin du premier cycle : le scénariste tient les promesses implicites, de faire aboutir son intrigue principale, avec des résolutions consistantes. Sa complicité avec l’artiste éclate à chaque page, avec des pages mémorables. La narration visuelle a gagné en confiance, en originalité, en saveurs, avec quelques touches malicieuses. Les auteurs sont partis du cliché qu’est le harem à une sauce orientalisante à l’européenne, pour construire un récit riche et surprenant, dans lequel deux femmes surmontent des épreuves terrifiantes, aussi bien physiques que mentales, et en sortent vainqueuses, en ayant conservé leur intégrité personnelle.
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