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mardi 25 juin 2024

La vengeance

Là-haut, la neige a déjà commencé à tomber.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par David Wautier pour le scénario, les dessins, les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix pages de bande dessinée.


Wyoming, avril 1876. Dans une petite ferme à l’écart de tout, le père Hatton s’apprête à partir avec sa carriole, pour se rendre en ville. Il est accompagné par sa grande fille Anna. Sur le porche, le jeune garçon Tom demande s’il peut venir avec eux. Le père estime qu’il risque de s’embêter pendant que sa sœur essaiera sa robe. Mary Hatton, la mère, suggère qu’ils l’emmènent car ça fera une sortie à l’enfant. Elle ajoute que, s’il trouve un livre qui lui plaît, il pourra l’acheter. Le père accepte, l’enfant serre sa mère dans les bras pour la remercier. Le père et ses deux enfants s’éloignent tranquillement dans la carriole, Tom agitant la main en signe d’au revoir, la mère les observant depuis le porche. Quelques temps plus tard, un groupe de trois hommes à cheval approche de la ferme. Le meneur fait observer aux autres la présence du ranch. Un des compagnons propose d’y aller, Jim Pickford ne le sent pas trop. Les deux autres font observer qu’ils ont faim : Pickford décide d’y aller.



Montana, novembre 1876. Dans les montagnes enneigés, Hatton et ses deux enfants progressent à cheval dans le froid. Le père demande à sa fille Anna ce qu’il reste comme nourriture. Elle répond : deux tranches de lard et un peu d’avoine. Il indique qu’il essaiera de chasser s’il le faut. Tom demande s’ils s’arrêtent bientôt, mais ils doivent encore avancer. Ils parviennent devant une rivière gelée : le père fait observer que la glace a l’air solide, et il décide qu’ils vont traverser ici. Ils s’engagent en file indienne pour rejoindre l’autre rive. La glace commence à se fendiller sous les sabots du cheval de Tom, qui est en dernière position. Le père et Anna ont rejoint la rive. Hatton ordonne à son fils de bien rester accroché au cheval. Ce dernier effectue des soubresauts pour reprendre pied sur des parties gelées encore intactes : il parvient à gagner l’autre rive. Le père prend son fils dans les bras pour le réconforter, le rassérénant pour qu’il retrouve son calme. Il prend la décision de s’arrêter pour aujourd’hui. Il fait un feu à l’abri des pins, et à la nuit tombée il regarde ses enfants dormir paisiblement. Quelques semaines auparavant, Hatton se tient devant le shérif, dans son bureau. Celui-ci lui montre une affiche, un avis de recherche pour Jim Pickford, mort ou vif. Le jour du drame, le vieux Bedler l’a vu passer avec sa bande, à proximité du ranch. Hatton lui demande de les attraper et de les pendre : il veut les voir crever, ces ordures, de ses propres yeux. Le shérif lui présente ses excuses : il va le décevoir, car cela est tout à fait irréalisable. Il est seul, voilà des mois qu’il attend des renforts, il est impensable qu’il quitte la ville. Il sait ce que Hatton ressent, la haine qui monte en lui, le désir de vengeance. Il continue : mais ça finira par passer, tout finit par passer, et puis les gens comme eux tombent toujours… tôt ou tard.


Un titre succinct et explicite, à l’image de l’histoire. La scène d’ouverture ne laisse aucun doute sur ce qu’il va advenir : la couverture annonce un périple de trois personnes que le lecteur identifie immédiatement comme étant le père avec ses deux enfants. Les premières pages les montrent quittant la mère de famille, et trois brigands arrivant devant cette ferme isolée. L’imagination du lecteur fait le reste : la suite logique s’impose, horrible, sans avoir besoin d’être racontée. Le lecteur a fait des suppositions : le massacre de la mère, un mari qui décide de partir la venger, emmenant ses deux enfants avec lui, obnubilé par le châtiment qu’il souhaite dispenser lui-même, par manque d’une intervention policière. Tom et Anna n’ont pas d’autre choix que de suivre leur père, avec une endurance physique moindre pour supporter le froid, pour tenir le choc lors de longues chevauchées, sans son expérience. La scène dans le bureau du shérif confirme la simplicité de l’intrigue : un banal manque de personnel, et les criminels ne seront pas inquiétés. Aussi Hatton n’a d’autre exutoire que de se faire justice lui-même. La poursuite semble avoir atteint un stade décisif : le trio familial est sur les traces des trois coupables, dans une zone sauvage, une montagne enneigée, un beau décor qui recèle des dangers, comme celui de la glace. L’intrigue semble basique : la vengeance s’accomplira-t-elle et comment ? Du sang sur la neige, d’autres vies brisées, peut-être un sursaut moral ?



Le lecteur part donc pour un western sous forme d’une poursuite dans une zone sauvage. Il commence par absorber les rayons du soleil du Wyoming, une douce chaleur. Les traits de contour sont délicats, presque fragiles, un peu secs et irréguliers, un degré de simplification dans les visages, une précision discrète dans la carriole et la maison. Une apparence qui semble minimaliste dans un premier temps pour le désert, en fait une complémentarité entre les petits traits secs pour la maigre végétation et la mise en couleurs évoquant l’aquarelle, évoquant les nuances de couleurs apportées par le soleil, le relief, les ombres portées chétives, pour un rendu global très immersif. Puis vient le périple dans la neige en novembre. Le mode de dessin reste similaire : des traits secs à l’apparence parfois esquissée, une mise en couleurs évoquant l’aquarelle apportant relief, texture et luminosité. En page dix, un dessin en pleine page : le petit groupe du père et de ses enfants à quelques dizaines de mètres de distance du lecteur sur la berge de gauche, une largeur de deux ou trois mètres du fleuve libre de glace et une grande étendue recouverte de neige ne permettant d’apprécier la distance à laquelle se trouve la berge de droite, un beau ciel bleu, une ligne de pins dans le lointain et une chaîne de montagne à l’horizon. Les deux tiers du récit se déroulent dans cette région montagneuse enneigée : chaque endroit présente des caractéristiques qui le distinguent d’un autre, que ce soit par le relief, la végétation ou la luminosité, et les conditions climatiques.


L’artiste rend compte de la diversité des zones traversées, des plaines et des pentes, des cavernes et des gorges, de l’épaisseur de la couche de neige sur le sol, sur les branches, sur les rochers. Ces informations visuelles se trouvent tout naturellement réparties dans les cases, dans les pages, intégrées organiquement dans le fil de la narration, au point que le lecteur puisse ne pas en avoir conscience. L’affrontement passe par une phase de combat à main nue dans une rivière peu profonde, un décor magnifique par la pureté de l’eau, le naturel du lit du cours d’eau, la belle luminosité d’un ciel sans nuage, l’air pur. Le lecteur peut ressentir le froid sec, le calme et le silence loin de toute agitation humaine, parfois le froid mordant lors de la tempête de neige. Bien équipé, il effectuerait volontiers une randonnée à ski ou à raquette, ou encore à cheval. Dans le même temps, il voit comment les conditions climatiques affectent le père et ses enfants, comment ces deux derniers sont éprouvés par le froid et le vent. Par comparaison, le père et les trois criminels font montre d’expérience, endurant le froid sans avoir l’air d’en souffrir. Ils se déplacent naturellement, comme des personnes habituées à ce genre d’environnement.



Dans ces paysages naturels, l’intrigue se déroule linéairement : le père Hatton (son prénom n’est jamais prononcé), avec ses deux enfants, mènent une traque contre le trio de tueurs ayant assassiné son épouse Mary, jusqu’à les rattraper et à la confrontation inéluctable, promise par le titre. La scène d’introduction montre la séparation, le lecteur ayant conscience qu’elle est définitive, les personnages ne le sachant pas. Trois scènes supplémentaires de deux pages reviennent sur l’impossibilité pour le shérif de poursuivre les criminels, sur l’arrivée des époux devant leur terrain encore nu, avec le projet de construction de leur ranch, la dernière montrant le début de l’agression de Mary Hatton. Puis une poignée de cases éparses intercalées dans le déroulement du duel final sur la suite de l’agression. Au premier degré, l’histoire se lit rapidement, de par sa simplicité, des séquences sans beaucoup de texte. Jusqu’au dénouement, qui peut surprendre par son immoralité. Dans le même temps, certaines juxtapositions suscitent des contrastes ou des oppositions inattendues.


Voilà un père aimant, qui est attentif aux besoins de ses enfants, et qui dans le même temps leur fait courir des risques inconsidérés car sa vengeance passe avant toute autre considération. À l’opposé d’un récit ou d’un conte moral, il ne se produit pas de prise de conscience chez le père que sa vengeance ne le contentera jamais, ou que ses enfants risquent d’y laisser leur vie à leur tour, que ce soit la glace qui cède sous les sabots du cheval de Tom, puis Tom perdu dans une tempête de neige, et Anna prise en otage par Jim Pickford. Rien n’atteint Hatton, rien n’initie un début de remise en question. Le lecteur rapproche ce comportement du conseil du shérif, issu de sa longue expérience, en parlant des criminels : Les gens comme eux tombent toujours, tôt ou tard. L’auteur pousse ce constat un peu plus loin quant à l’occasion d’un bivouac à la belle étoile, Jim Pickford s’adresse à ses deux acolytes leur confiant que des fois il croirait presque en l’existence de Dieu, une confidence sous-entendant qu’une possibilité de remise en question existe en lui. La vengeance aboutit à une confrontation jusqu’à ce que mort s’en suive, avec une conclusion immorale, provoquant une prise de position du lecteur, pour ou contre ce principe de vengeance, le bousculant dans ses propres convictions. Les cases d’agression de Mary viennent en contrepoint du fil narratif lors de l’affrontement final, rapprochant et confrontant une forme de violence avec une autre.


Un récit dans lequel le créateur se fait à l’évidence plaisir. Il montre les espaces naturels du Montana avec une simplicité et une sensibilité épatantes, le lecteur ayant l’impression d’accompagner Hatton et ses enfants dans leur chevauchée, à la poursuite des assassins de la mère de famille. Il raconte une histoire de vengeance simple et tranchée, jusqu’à son terme, sans jouer sur les hommages aux classiques du Western, plutôt en en donnant sa version personnelle, ce qui fait tout l’intérêt du récit. Le lecteur se trouve en position de témoin privilégié, prenant partie ce qui remet en cause ses principes, ce qui le conduit à remettre en question ses certitudes. Troublant.



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